STÉPHANE LARUE entraîne le lecteur dans
un milieu peu connu : la restauration et les cuisines où la surchauffe menace
de tout faire éclater. Une plongée dans un accélérateur de particules où des hommes
et des femmes se démènent pendant que les clients discutent à voix basse dans
la salle à manger, savourent leurs plats et dégustent un verre de vin. La
passion du jeu aussi qui hante le jeune plongeur et lui coupe le souffle, l’empêche
de penser. Et cette musique singulière qui pousse dans une troisième dimension.
Voyage au bout de l’enfer dans un Montréal que je ne connais pas.
Il est étudiant en
graphisme au cégep, aime dessiner depuis qu’il sait tenir un crayon. Il pense
en faire un métier. Pochettes de disques, illustrations, bandes dessinées, tout
peut arriver. Pourtant rien ne va comme il le souhaite. La passion du jeu le
happe. Il ne peut résister à une machine à sous. Tout son argent y passe. Il
s’isole, ment à tous, vole sa blonde, s’endette et se retrouve à squatter chez
un ami, incapable de payer son loyer. Il est aspiré par cette obsession,
espérant gagner le jack pot et refaire surface. J’ai un frère qui a connu cette
fièvre. Il prétendait déjouer la machine et ressentir une vibration quand elle
allait cracher. Il tremblait comme un alcoolique en manque en s’approchant des
machines. Après des gains fort impressionnants, il a tout perdu jusqu’à la
faillite.
Notre héros accepte
un emploi de plongeur à La Trattoria
où les clients affluent soir après soir. Les cuisiniers se débattent dans un
véritable sauna pour servir tout le monde. Tous tourbillonnent dans une
cacophonie assourdissante.
Le jeune homme découvre
un monde étrange où l’on hésite entre le réel et l’extravagance, un tourbillon qui
les laisse au seuil de l’extase et de l’épuisement.
MONDE
Stéphane Larue envoûte
dès les premières pages de ce roman imposant qui détonne. Le lecteur, qui n’en
a plus que pour le fragment, le bref, le court, doit s’éloigner. L’écrivain
nous pousse dans une fresque de plus de 500 pages denses, fortes et
étourdissantes. Un univers sonore, olfactif, visuel et englobant. J’aime la
musique, mais pas celle qu’écoute le narrateur, celle qui l’accompagne dans ses
journées comme un martèlement qui frappe en pleine poitrine. Comme s’il avait
besoin de cette dose d’adrénaline pour tenir debout. Il connaît tous les
groupes de cette musique rythmée à grands coups de marteau, assiste à tous les
concerts et se nourrit de ce monde trash. Voilà pour l’ambiance. Véritable
initiation pour le néophyte que je suis.
Il y a surtout la
cuisine de La Trattoria où l’on court
pour servir des clients qui s’amusent aux portes de l’enfer. Larue nous permet
de nous faufiler dans le ventre de la bête. Restes de nourritures, graisses,
saleté, odeurs fétides, vapeurs, sueurs collent aux travailleurs qui dansent
une frénésie incontrôlable pour dompter le monstre qui s’empiffre dans les
intestins du restaurant.
L’amoncellement
de nourriture gâchée ressemblait aux entrailles d’une bête à la chair luisante
et chiffonnée. Une odeur de désinfectant mêlée à une autre, que je n’arrivais
pas à identifier, grasse et fétide, emplissait mes narines. Une hotte moins
imposante que celle de la cuisine aspirait bruyamment l’air trop humide qui
avait entamé depuis longtemps le plâtre du plafond. (p.56)
Chaque fois que
notre plongeur met les pieds dans le restaurant, il fait face à une montagne d’assiettes,
de poêlons, de tasses, de déchets de nourriture qui s’accumulent et menacent de
l’écraser. Tous crient, hurlent, tournent frénétiquement dans une chorégraphie
démente devant les plaques chauffantes et les fours. De véritables démons qui jonglent
avec le feu pour nourrir les belles dames et les hommes chics qui sourient dans
la lumière tamisée.
Bébert, un
cuisinier, le mentor du plongeur, ne donne pas sa place et hurle, jure,
bouscule tout le monde et impose un rythme effréné. Ça recommence chaque soir, à
chaque quart de travail jusqu’à épuisement, jusqu’à la bière libératrice qu’ils
avalent en tremblant, la tête vide. Il faut combattre la bête, la dompter quand
elle rugit et charge. Tous doivent suivre un rythme infernal pour s’en sortir.
Il y a bien quelques tires au flanc qui trouvent le moyen de profiter des
autres, mais ils ne perdent rien pour attendre. L’équipe se donne à fond pour
arriver à servir les clients et passer à travers une tâche quasi insurmontable.
L’espace de la
cuisine était tout juste assez grand pour que deux personnes y manoeuvrent à
l’aise ; avec Bébert on était rendus six, tous en mouvement dans une mêlée
étourdissante. Je me suis mis à suer abondamment, d’un coup, deux rigoles m’ont
coulé le long des flancs. Les cuisiniers en pleine action me contournaient et
me frôlaient sans me regarder. C’était comme essayer de comprendre une
engueulade dans une langue inconnue. En se faufilant, Bébert a déposé les
poêlons sous une étagère en stainless, où des salades attendaient d’être
ramassées. (p.71)
Un enfer où chacun
doit lutter pour sa survie et un peu d’espace. Ce travail fou comble notre
joueur d’une certaine façon. Il oublie ses problèmes pour se perdre dans des
gestes répétitifs, des efforts qui le laissent pantelant quand le restaurant se
vide. Pas étonnant que tous ressentent le besoin de prolonger la soirée dans
des bars où les maîtres de la nuit se déplacent derrière des ombres
inquiétantes.
MONDE PARALLÈLE
Notre graphiste
découvre un monde parallèle qui se nourrit de drogues et d’alcool forts. Il
suit ses compagnons et découvre des endroits où des vendeurs de stupéfiants
imposent leur loi. L’envers du Montréal touristique, des grandes fêtes, des
festivals, d’un anniversaire que l’on veut grandiose. Celui du fond de la nuit,
des bars tonitruants, des barmans, des serveuses, des prostituées qui racolent
un client en oscillant sur des souliers aux talons démesurés.
Stéphane Larue ne
vous laisse aucun répit. Je me suis senti devenir frénétique avec cette
écriture précise et envoûtante. Quel monde intense ! Ses personnages carburent
à cent à l’heure, poussent leur résistance à la limite. Tous se sentent vivre
quand ils sont à la frontière du délire et de la frénésie. Tous fascinent le
jeune plongeur qui dissimule mal sa passion pour le jeu. Tous ont un côté caché
que l’on découvre peu à peu, des vies
parallèles dont ils ne parlent presque jamais.
Nick est revenu
avec les shooters. Il les a distribués, nous en offrant deux chacun. On les a
sifflés en criant comme des possédés. Ils ont eu sur moi l’effet d’une droite à
la mâchoire. Le début de fièvre s’est dissipé, le signal a disparu. J’étais
devenu assez mou pour être hors d’état de nuire. On était loin des brosses de
mon adolescence ou de celles en feu de paille du cégep. J’avais de la misère à
m’adapter à la soif de mes nouveaux collègues, à leur descente effrénée. Bonnie
avait rapproché sa chaise de celle de Bébert, qui se moquait de Renaud à
demi-mot. Elle lui touchait l’épaule ou la cuisse. L’alcool, qu’il avalait à
grandes lampées, ne semblait pas l’affecter, hormis peut-être qu’il colorait
ses joues de rouge. (p.213)
Survivre est tout
un exploit dans ce milieu. Bébert est inépuisable tout comme Bonnie qui carbure
à la musique du plongeur et aux substances. Ils vivent quand ils ne sont plus
que des corps qui s’emballent et qu’ils atteignent une forme d’extase.
JEU
Stéphane Larue décrit
un monde où le rythme emporte dans une transe, une autre dimension, surtout quand
on se retrouve dans une salle surchauffée où tout le monde se bouscule, saute,
danse jusqu’à l’hallucination.
Les lumières de
la salle ont baissé jusqu’au noir. Les cris de la foule ont fusé, encore plus
aigus. On a enfin entendu les premiers accords de « Holy Wars » dans les
amplis. Ça sonnait cent fois plus fort
que les guitares de Static-X, c’était comme un séisme, un volcan vomissant
mille tondeuses rugissantes. Le drum a enchaîné. Je l’ai senti dans ma cage
thoracique comme si on me martelait de coups de poing. Des explosions
pyrotechniques nous ont brûlé les rétines, puis la basse et la deuxième guitare
ont embrayé. L’onde de choc a fouetté la foule déjà gonflée à bloc, qui s’est
ruée dans le mosh pit comme une marée d’Orques dans le gouffre de Helm. (p.351)
Et cette passion
du jeu qui fait tout oublier. Quand le narrateur s’arrête devant une machine, il
est magnétisé. Il n’arrive plus à se raisonner, emporté par une fièvre qu’il ne
peut calmer que par les couleurs vives qui tournent. Tout son argent est avalé.
Il s’enfonce. Il le sait, il n’y a jamais de gagnants dans ce jeu.
Je me suis posté
devant la machine sans enlever mon manteau ni prendre le temps de m’asseoir sur
le tabouret. J’ai glissé un billet de vingt dans la fente. Je fondais sous mes
vêtements. J’ai choisi Cloches en folie.
Les premières donnes, j’ai joué en
misant gros, mais je n’ai fait que des petits gains. Le tic-tac électronique
des crédits qui fluctuaient m’engourdissait jusqu’au bout des doigts. Ça
faisait du bien. Ça bourdonnait dans ma tête. Je lévitais à cinq pouces du sol.
En moins de vingt minutes, j’ai brûlé presque cent dollars. Toujours aucun
gain, mais perdre ne me faisait rien. C’est jouer qui comptait. C’est de ça que
j’avais besoin. (p.385)
Un roman remarquable,
comme il ne s’en fait plus. Un souci du détail, des descriptions qui
étourdissent dans une époque où l’on a tendance à tout escamoter. Je me suis
laissé aspiré par ces remous, ces tourbillons qui laissent en apnée. L’impression
de marcher dans une jungle, dans un monde effervescent qui coupe le souffle et
vous fait perdre tous vos repères. Le type d’euphorie que je ressentais en
courant des marathons, ces moments où je me sentais invulnérable et capable de faire
le tour de la Terre.
Stéphane Larue propose
une véritable aventure de lecture. J’en suis ressorti épuisé, vidé de toutes
mes énergies, dépendant de cette écriture qui vous attire dans des méandres qui
se multiplient à l’infini. Larue est un magicien qui décrit un monde époustouflant.
Les personnages, malgré leurs excès, leurs étranges comportements, sont fascinants.
Je me suis retrouvé avec des envies de venir en aide au narrateur, de vouloir
le retenir quand il s’aventure au casino. J’ai partagé ses passions, ses moments
de frénésie, ses peurs et ses euphories qui le poussent hors de la réalité. Je
voulais lui tenir la main, l’éloigner des machines, mais il m’a bien possédé.
Un roman rare qui
vous frappe comme un météorite. Pas étonnant qu’il ait remporté le Prix des
Libraires. À lire absolument, d’un bout à l’autre même si vous risquez la dépendance avec cette écriture précise, envoûtante comme une musique de Philippe Glass.
LE PLONGEUR de STÉPHANE LARUE, roman paru au QUARTANIER.
PROCHAINE CHRONIQUE : BERCER
LE LOUP de RACHEL LECLERC.