LIETTE MORAND PART au Brésil,
dans L’âme des marionnettes, pour étudier,
donne des nouvelles à sa famille. Après un certain temps, les lettres se font de plus
en plus rares et c’est le silence. Leandro Cajal, philosophe et écrivain,
ami de la famille, va à Rio de Janeiro pour une foire du livre. Ses amis lui demandent
d’enquêter pour savoir ce qui est arrivé à la jeune femme. Il discute avec un marionnettiste
étrange et un bandit notoire qui impose ses volontés dans les quartiers pauvres
de la grande ville de Rio. L’écrivain est secoué par ces rencontres et son travail de professeur
et d’intellectuel remis en question.
Sergio Kokis aime s’attarder
aux tares de certains personnages qui échappent à la norme. Il s’est aventuré
dans les palais des dictateurs, étudiant ces despotes qui s’emparent de leur
pays pour satisfaire une mégalomanie dangereuse. Les romans Saltimbanques et Kaléidoscope brisé restent actuels et pertinents.
Makarius questionne l’art, la vie et la mort. L’amour s’impose
dans Negäo et Doralis et bien
d’autres questions existentielles. L’écrivain a même osé convoquer Dieu pour
discuter de la marche du monde, du rôle de ce dernier dans la grande aventure du
vivant tout en buvant sec et faisant bombance dans Le maître de jeu.
DERNIÈRE
CHANCE
Liette, une fille de bonne famille, semble douée pour l’échec.
L’étude de l’art du marionnettiste est peut-être sa dernière chance. Une jeune
femme qui manque de maturité et est restée accrochée à son adolescence et ses
poupées.
Leandro Cajal, avec l’aide de son éditeur brésilien, rencontre le maître
qui a accueilli la Québécoise dans son école. Maître Guido Fagottini tient des
propos particuliers sur l’art de la représentation, l’expression, la vie
et le jeu. Finalement, il dresse un portrait plutôt étonnant de la jeune femme.
Elle pouvait passer des heures seule à l’atelier, à ranger les
marionnettes, à les nettoyer ou à rapiécer leurs costumes. À deux reprises, je
l’ai trouvée endormie par terre, entourée de poupées. J’ai alors eu la nette
impression, vu la position étrange de ses membres et de sa tête, qu’elle jouait
à être une marionnette, abandonnée parmi ses semblables. Était-elle endormie ou jouait-elle une sorte
de jeu pervers pour me montrer son désir de servitude ? Oui, de servitude, car
telle était sa véritable passion, comme je l’ai compris plus tard. (pp.120-121)
L’envie de devenir un objet que les autres manipulent comme ils l’entendent.
Un cas rare. Nous avons plutôt l’habitude de ceux qui cherchent le pouvoir et veulent
décider pour les autres.
Le professeur est confronté à des questions qui le tourmentent
depuis son enfance en poursuivant son enquête. Son père voulait qu’il
lui succède dans l’entreprise familiale. Il a étudié la philosophie et vit à
Montréal, loin du Mexique. Pour échapper à la famille, il a tout abandonné à sa
sœur et son beau-frère, un ami qui a refoulé ses désirs pour diriger les magasins
d’alimentation, spéculant pour augmenter une fortune déjà considérable, en plus
de se faufiler dans les coulisses du pouvoir politique.
MANIPULATION
En lisant le roman de Kokis, je me suis demandé si tout le monde n’était
pas manipulé par quelqu’un. Il y a ceux qui dictent les lois et les autres qui se
livrent aux puissants pour un salaire ou pour ne pas avoir à choisir comme
Liette.
À son âge, elle devait déjà savoir où elle mettait son nez. Mais
qui sait s’il ne l’a pas poussée à se soumettre par ses manœuvres de soumission
? Et qu’ensuite, quelque chose a mal tourné et l’a obligé à la chasser ? Il l’a
repoussée parce qu’elle s’était offerte pour devenir son esclave ? Je ne crois
pas ; ce vieux-là adore les créatures soumises. Il l’aurait plutôt gardée
pour lui, pour ses petits amusements privés. La poupée qu’il nous a montrée
était assez perverse, vous en conviendrez. Quand il l’a déballée, j’ai eu un
frisson comme devant un film d’horreur. J’ai déjà vu des images de macumba bien
obscènes, mais jamais quelque chose de cette nature-là. Et si la fille s’était
plutôt échappée pour ne pas avoir à subir d’autres humiliations, d’autres
sévices aussi ? (p.142)
Un questionnement pertinent à un moment où des hommes, de
véritables pantins, accèdent au pouvoir aux États-Unis. Comme si la marionnette
prenait sa revanche et décidait de dicter les règles et d’imposer ses caprices.
Sommes-nous tous devenus des arlequins qui expriment leurs humeurs sur les
réseaux sociaux en se croyant libres ?
Qui n’a pas fait de compromis devant un employeur qui décide des horaires
de vos jours et de l’organisation de votre vie. Il suffit de penser à nos
semaines réglées par des conventions collectives, les vacances à moment fixes,
nos loisirs et nos milieux de vie… pour ressentir des frissons. Liette n’est
peut-être pas la seule à avoir renoncé à tout pour n’être qu’un jouet dans les
mains des autres.
L’écrivain rencontre un couple d’homosexuels qui s’est amusé avec
la jeune femme dans certains jeux pendant un temps. Son côté androgyne
attire un peu tout le monde.
Une personne à qui on a volé l’âme ne fait pas grand-chose, elle
se limite à être là, en attendant qu’on s’occupe d’elle. Tout à fait comme une
marionnette abandonnée dans un coin. Et puis, elle n’est pas restée très
longtemps chez nous. Juste le temps de nous laisser briser de tristesse.
(p.174)
Leandro Cajal finit par retrouver la jeune femme chez le truand.
Elle vit dans l’ombre et s’anime quand un autre pose son regard sur elle.
Autrement, elle est une poupée qui attend, sans vie et sans expression.
Parfois nous jouions ensemble à des jeux de scène, en compagnie
de ses marionnettes préférées. J’étais comme ivre quand il me montrait des
poses en se servant de mon corps, comme s’il manipulait une poupée. Je devenais
toute molle… Tu sais, c’est bête à dire, mais c’était si bon que parfois je devenais
toute mouillée de plaisir et rouge de honte à cause de ce qui me passait par la
tête. Il me prenait toute entière dans ses mains et je ne me sentais plus
désemparée. Je me sentais devenir enfin l’artiste que j’aspirais à être. Ses
jeux étaient osés, parfois même ils me faisaient peur, mais je les trouvais
délicieux car ils m’ouvraient la porte de son art. Tout cela me donnait une
grande confiance, je me sentais aimée, remplie par les mystères qui se
dégageaient de lui. (p.232)
DEMANDE
Le tueur demande à Cajal d’écrire sa biographie. Une crapule fascinante
et trouble, le plus grand des manipulateurs, certainement. L’écrivain est tenté
par l’aventure parce que le travail serait fort lucratif. L’appât du gain peut
happer tout le monde. Et l’éditeur est prêt à tout pour avoir ce livre qui va
faire courir les foules.
Cajal laisse croire qu’il va faire le travail pour arracher la
jeune femme à ce milieu et la ramener à Montréal. L’expérience est douloureuse
et le philosophe prend conscience que la race humaine est peut-être pleine de clowns
qui finissent tous par plier sous les mains d’un maître.
Un roman étrange comme Sergio Kokis les aime. Les personnages
discutent beaucoup, tiennent des propos percutants même quand ils s’adonnent à
des passions peu recommandables, n’hésitent pas à tuer pour imposer leur volonté.
Le caïd rêve de devenir un héros, de séduire le public avec ses mémoires. C’est
peut-être là la vanité qui fait succomber bien des petites vedettes qui nous
abreuvent de leurs mémoires écrites par un autre.
Peut-être que chacun de nous se débat avec des fils qui s’emmêlent
et font trébucher. Peut-être que la liberté est la plus folle des illusions,
surtout dans un monde où l’on scrute vos désirs à la loupe pour satisfaire vos
goûts de parfait consommateur. Que reste-t-il quand on prend conscience que des
fils nous entourent et nous gardent dans un monde où il est impossible de
s’évader ? Ces propos deviennent affolants quand on commence à compter les liens
qui nous tiennent quand nous travaillons, voyageons, allons nous étendre sur une
plage dans le Sud pour échapper aux tentacules du froid et de la neige. Encore
une fois, Sergio Kokis nous abandonne avec nos questions, sans jamais nous
rassurer. J’aime particulièrement ça.
L’ÂME
DES MARIONNETTES de SERGIO
KOKIS est paru chez LÉVESQUE
Éditeur.
PROCHAINE
CHRONIQUE :
LA LIBERTÉ DES SAVANES de ROBERT LALONDE
paru chez BORÉAL ÉDITEUR.