est parue dans Lettres québécoises,
numéro 159.
Un écrivain se dresse sur ses lectures et les phrases de
ceux qui le précèdent. Les premiers livres de l’enfance permettent d’oublier
une certaine réalité qui rend souvent la vie difficile. Et plus tard, une œuvre
vous pousse dans un rêve, le monde imaginé dans une première phrase lancée sur un
bout de papier. Cet écrivain devient le maître qui vous accompagne, auquel vous
reviendrez souvent pour vous ressourcer. Un peu comme les lieux de l’enfance
que l’on retrouve avec un pincement au cœur, une fébrilité qui ne diminue guère
avec le temps.
Pierre Caron lisait
pour oublier Trois-Saumons quand il était enfant, combattre l’ennui, la maladie
et s’inventer des villages de l’autre côté du fleuve qu’il arpentait dans sa
tête. Un monde autre, un monde qui permettait d’oublier sa vie terne,
d’imaginer qu’il pouvait vivre autrement. Un chanceux en somme qui pouvait naviguer
dans la bibliothèque que sa mère avait héritée d’Olivar Asselin.
Je suis né dans
les livres et je suis ce que j’ai lu. La lecture a forgé mon caractère et a
composé ma personnalité intérieure, celle qui dicte à l’autre. Elle fut le
principe créateur de mon existence. Ce ne sont pas tant les différents
événements de ma vie qui ont marqué cette dernière mais bel et bien ceux des
personnages des livres que j’ai lus, car ceux-ci ont pleinement participé à la
nécessité de devenir ce que je suis. (p.37)
Les livres
n’existaient pas chez nous et jamais je n’ai vu mon père ou ma mère lire.
Encore moins mes frères. Mes premiers volumes furent ceux que j’ai ramenés de
l’école Numéro Neuf. Monsieur l’Inspecteur donnait des livres à l’époque aux
écoliers qui faisaient des efforts. J’ai encore ce roman, le premier, une histoire publiée chez
Beauchemin en 1954. Le nom des auteurs n’avait pas d’importance alors. Je ne
savais pas qui était Maxine, si c’était un homme ou une femme… Fanfan d’Estrées. Je regarde le livre à
la couverture orange et certaines images reviennent. Je sais maintenant. Maxine
est le nom de plume de Caroline-Alexandra Bouchette, la fille d’un des
patriotes de 1837 qui a dû s’exiler aux Bermudes. Elle a épousé un avocat qui
est décédé peu après son mariage, a étudié à la Sorbonne et décidé d’écrire
pour les jeunes. Elle voulait faire aimer et connaître notre histoire et a
signé une trentaine de romans, a publié en France et vu au moins l’un de ses
ouvrages traduits en anglais. Ce fut longtemps le seul livre de ma bibliothèque
et j’ai dû le relire des dizaines de fois. La littérature jeunesse ne date pas
de maintenant. Madame Bouchette est décédée en 1957 et elle aura marqué ma vie.
LETTRE
Pierre Caron travaillait à la Baie James, sur les grands chantiers
et lisait Georges Simenon, traînant ses romans partout. Cet écrivain lui permettait
de voir autrement sa réalité. Ses compagnons de travail apparaissaient sous un
nouveau jour et ses lectures lui apprenaient à « voir » le monde autour de lui.
Il ose, après bien des hésitations, je le comprends, écrire au père de Maigret.
Une lettre comme une bouteille jetée à la mer, comme un cri venu du bout du
monde.
Quelques semaines plus tard, une enveloppe arrive et va transformer
sa vie.
La lettre de Simenon me faisait dégringoler dans la réalité. Telle
une stridence à couper le souffle, elle m’imposait de façon aiguë une constatation
qui tranchait dans mes réflexions approximatives, spéculatives,
analytiques : la feuille était réellement entre mes mains et les mots qui
la couvraient m’étaient adressés. (p.24)
Commence alors une correspondance entre un jeune homme qui rêve d’écrire
et l’écrivain le plus lu de son époque. Il faut de l’audace pour écrire à une
célébrité et une certaine naïveté. Jamais cette idée ne m’est venue. J’étais
peut-être trop timide pour écrire à Henry Miller ou Marie-Claire Blais.
J’aurais aimé envoyer une missive à Léon Tolstoï, mais il y avait la langue
russe comme une montagne infranchissable et sa mort bien avant ma naissance. Il
faut un grand désir d’écriture, une envie de basculer dans un autre monde pour oser
un geste semblable. Que se serait-il passé si j’avais envoyé une lettre à
Gabriel Garcia Marquez en 1970 pour lui dire que Cent ans de solitude bouleversait ma façon de voir les mots, que je
voulais l’imiter et qu’il devenait mon maître qu’il le veuille ou non ? Comment
j’aurais réagi s’il m’avait répondu et encouragé à publier Le violoneux en me suggérant des corrections ?
AMITIÉS
Pierre Caron devient notaire et il ose envoyer un premier manuscrit.
Il a hésité longtemps ! Est-ce que cela peut se faire, expédier un manuscrit à
l’écrivain le plus lu de son époque, à une vedette qui manque de temps pour
tout ? Il faut être un peu téméraire pour oser. Ce serait comme envoyer un
premier manuscrit à Ken Follet maintenant. Simenon répond et l’encourage à
continuer. Il devient son mentor.
Ce qui m’a étonné, c’est que l’écrivain ne cesse de traiter Pierre
Caron en égal, de le qualifier d’écrivain même s’il n’a pas encore publié. C’est
déjà une consécration, une chance inouïe pour un jeune qui hésite sur ses premiers
paragraphes.
Pierre Caron effectuera de véritables pèlerinages en France et en
Belgique pour respirer dans les lieux où se situe l’action des romans de son idole,
mieux comprendre sa façon d’écrire, sentir peut-être dans tout son corps comment
Simenon joue avec le réel. Paris, Liège et la Suisse. Il rencontre son maître, vit
des moments particulièrement chaleureux, se sent respecté, apprécié et traité en
égal.
Je le vis d’abord de dos, la tête un peu penchée, les coudes
détachés du corps, dans l’attitude de quelqu’un qui s’affaire avec les mains à
quelque chose qui lui résiste ou, tout au moins, qui requiert toute son
attention. Puis, au moment où une bouffée de fumée s’échappait au-dessus de
lui, il se retourne, une pipe au poing. (p.210)
Georges Simenon prend de l’âge et vit des moments difficiles. Le
suicide de sa fille le bouleverse et il a du mal à s’en remettre. Sa santé
connaît des ratés. Il meurt à 86 ans après avoir écrit plus de 400 ouvrages,
vendu un milliard quatre cents millions de livres.
Pierre Caron est en deuil et il sait qu’un phare vient de
s’éteindre, qu’un trou immense vient de se creuser dans sa vie. Le guide qui l’a
accompagné et encouragé à aller vers ses propres fictions, à se détacher de ses
Maigret pour voler de ses propres ailes, n’est plus. Et il y a ces rencontres
uniques, trop brèves, ces échanges épistolaires qui deviennent des documents
précieux. Parce que Caron ne serait pas devenu l’écrivain qu’il est maintenant s’il
n’avait pas écrit une lettre qui devait tout changer alors qu’il travaillait
dans le Nord québécois. Comme si Simenon lui avait donné la permission de
traverser le grand fleuve de son enfance pour inventer un monde à sa mesure.
AMITIÉ
Un récit bien senti qui permet d’apprécier une œuvre immense et l’humanisme
d’un écrivain célèbre. Un texte qui dévoile les sources de l’écriture et de
l’amitié qui unit deux hommes tellement différents. Une réflexion sur l’art
d’écrire, une œuvre qui a marqué le siècle, une façon de raconter son aventure
dans les pays des mots. Peut-être aussi une manière de combler la grande perte que
fut la mort de Georges Simenon. Un récit où Pierre Caron se livre en toute
simplicité et une franchise remarquable. Toujours juste, étonnant et bien mené.
De quoi faire rêver et lire encore en encore. Le récit de Pierre Caron est une
formidable manière d’aborder l’œuvre inextricable de Georges Simenon. Il m’a
donné envie de le lire, moi qui ne suis guère attiré par le genre policier. Je vais
m’y mettre un de ces jours.
Pierre Caron, Ma singulière amitié avec Simenon,
Montréal, Éditions Recto Verso, 2015, 280 pages, 19,95 $.