VÉRITABLE TROU NOIR qui aspire le lecteur que ce dithyrambe beublique de Victor-Lévy
Beaulieu. Plus d’un mois à lire plusieurs heures par jour, à en rêver la nuit, n’arrivant
pas à me détacher de l’univers de Nietzsche et de celui maintes fois visité de
l’écrivain des Trois-Pistoles. Beaulieu plonge dans la parole extravagante de
Nietzsche et cette époque où Richard Wagner ébranlait les colonnes du temple de
la musique. Un livre qui échappe à tout ce que nous avons l’habitude de lire.
J’en suis revenu épuisé, comme à l’époque où je courrais le marathon. Après l’épreuve,
j’en avais pour des jours à vivre la douleur dans tous les muscles de mon
corps. Une expérience de lecture extrême.
Victor-Lévy
Beaulieu étourdissait en 2006 avec son remarquable livre sur James Joyce où il
établissait un parallèle entre sa démarche d’écrivain, le Québec et l’Irlande. Joyce
a su témoigner dans son œuvre des hésitations, des combats et des luttes de son
pays qui a dû faire face à la famine, aux guerres civiles et de nombreux affrontements
pour garder son identité face à l’Angleterre. Des guerres de religion aussi qui
ont coupé le pays en deux.
Cette fois, Victor-Lévy
Beaulieu s’aventure du côté de Friedrich Nietzsche, son œuvre foisonnante qui ébranle
la pensée occidentale et aspire à inventer l’homme nouveau, le surhomme qui fera passer à une étape autre
de la vie humaine. On a beaucoup fabulé sur cette notion et il faut lire attentivement
cette fresque pour comprendre de quoi il retourne. Je sais que ce penseur et
poète a accompagné l’écrivain des Trois-Pistoles pendant toute sa vie. Il
suffit de voir l’importance qu’il lui donne dans son œuvre, particulièrement
dans ses téléromans L’Héritage et Bouscotte.
ILLUMINATION
Les écrivains connaissent
tous une rencontre marquante. Un livre change tout, ébranle toutes les
certitudes. Il y a un avant et un après. Victor-Lévy Beaulieu entrait à peine en
écriture quand Nietzsche est apparu dans sa vie. Il ne cessera d’y revenir, de le
relire, de s’égarer dans les commentaires qui se sont multipliés au cours des
années. Une vie suffit-elle pour explorer une œuvre comme celle de Friedrich
Nietzsche ?
Mes
éblouissements furent moins spectaculaires. Jean Giono d’abord et Gabriel
Garcia Marquez. Après, il y a eu William Faulkner et Gunther Grass. Tout comme Victor-Lévy
Beaulieu, j’ai connu des arrêts du côté d’Herman Melville, Victor Hugo, James Joyce,
Jack Kerouac et John Steinbeck. Les Québécois se sont présentés plus tard.
Un mois de
réclusion, une « retraite fermée » comme on disait dans mon enfance avec cet ouvrage
qui exige d’autres habitudes de lecture. Il faut pouvoir l’aborder comme un
livre sacré, debout devant un lutrin, pour le plaisir de s’attarder, de jongler
et chercher en soi. Il faut souvent aller et revenir pour saisir la « substantique
moelle » de l’écriture de Nietzsche et de Beaulieu. « Ce livre sans cesse médité » pour paraphraser Rimbaud devient une œuvre
sans fin ni commencement.
INVERSION
On le sait, l’auteur
de Monsieur Melville a inventé un
personnage après la rencontre d’une jeune innue, je crois, même s’il affirme
qu’elle était d’origine huronne. Elle étudiait au cégep de Chicoutimi. Il en a
fait sa muse, son fantasme, celle qui se tient tout près de son épaule et qui
lit le texte sur les grandes feuilles de notaire. Celle qui fait vivre le texte
par son regard, sa présence et son souffle. La Samek que j’ai croisée jouait un
peu de la guitare et chantait. Elle est devenue Samm dans l’œuvre foisonnante
de Beaulieu et n’aimait pas Les Totems rouges de Chicoutimi.
L’écrivain
délaisse la grande table de pommier et le stylo à l’encre bleue pour se tourner
vers la lectrice. L’écrivain vieillissant raconte à celle qui l’a accompagné
dans tous les chemins de l’écriture. Il devient lecteur de sa propre vie et de
celle de Nietzsche qu’il traque de toutes les manières possible, fouillant dans
ses œuvres, ses commentateurs, sa correspondance et la vie de ses proches.
Voici le livre des
révélations, le livre qui touche les fondements de l’oeuvre de Beaulieu et
celle du philosophe qui a pourfendu le catholicisme avec une rare justesse pour
rêver l’utopie, une société où les frontières seraient abolies et où les
langues fusionneraient. Un Babel inversé, une gifle à ce Dieu qui divise pour
mieux régner. Ce rêve a hanté les despotes, les conquérants comme les
philosophes. La pire des catastrophes bien sûr. L’humanité perdrait sa diversité
et son originalité. On ne peut que constater l’assèchement de la pensée depuis
que les Étasuniens ont imposé une culture jetable et éphémère. La monoculture tue
les sols tout autant que la pensée.
BIBLE
Victor-Lévy
Beaulieu emprunte la forme de la Bible avec ses divisions, ses formulations
pour revenir sur sa vie, ses livres, la famille, sa mère et son père et ceux
qui habitent l’œuvre de cet écrivain incomparable. Tout cela en suivant le
parcours de Nietzsche qui est habité par un désir et une ambition à nulle autre
pareille. Cet impulsif, orphelin de père très tôt, restera marqué par ce pasteur
qui l’a entraîné dans la nature et fait de lui un marcheur, un Jean-Jacques
Rousseau d’un autre genre. Un jeune homme qui finit par se brouiller avec tout
le monde. Comment peut-il en être autrement quand on est convaincu de son
génie, qu’on ne tolère pas la contradiction ou la remise en question de ses
énoncés.
Il traverse aussi
une crise religieuse - peut-on croire en Dieu, à l’Église et à ses pompes quand
on est un homme de science ? La réponse de ses professeurs est évidemment
affirmative, mais elle soulève dans l’esprit de Nietzsche une autre question
fondamentale : ses maîtres sont-ils vraiment des hommes de science ? Parce
qu’il est incapable de résoudre ce qui reste un mystère pour lui, Nietzsche
devient un élève insupportable : il boit de plus en plus, ce qui le rend
d’autant plus belliqueux, aussi bien auprès de ses maîtres que de ses
collègues. L’un d’eux ayant osé le critiquer publiquement, Nietzsche le
provoque en duel, rien de moins ! (p.187)
Il entretiendra
une véritable guerre avec sa mère Franziska et restera fidèle à sa sœur Lisbeth
toute sa vie. L’unique femme, celle qu’il peut dominer.
RETOUR
Victor-Lévy
Beaulieu ramène les personnages de son dernier roman Antiterre où il rêve une communauté faite de partage, de travail,
d’amitiés et d’amour. Un lieu rêvé où des réfugiés venus d’Afrique et
d’ailleurs se donnent une chance de vie et de survie. Calixthe, la femme mère de
la dernière utopie, règne sans partage avec l’écrivain sur ce Nouveau Monde. Une
sorte de patriarche qui dirige son peuple, garde ses distances, préférant
souvent les contacts avec les bêtes. Particulièrement avec le bouc Will
Shakespeare qui s’en va doucement vers la mort, revigoré par des injections
intraveineuses, le temps d’engendrer la descendance. Une manière de rêver le pays
dans ce pays qui n’est toujours pas un
pays, une façon de conquérir son autonomie et l’indépendance. Une agora où
la raison domine l’ambition et la recherche du pouvoir. Très à propos en ces
temps pluvieux d’élections fédérales.
Beaulieu passe beaucoup
de temps à rêver dans le mausolée où reposent ses ancêtres. Parce que
l’écriture pour Nietzsche est avant tout un rêve, une projection qui permet
d’échapper aux affres du quotidien. Là, recroquevillé sur les os de ses géniteurs,
le dernier de la lignée en quelque sorte, il ne voit guère ses filles sauvages,
peut rêver tout son soûl, s’égarer dans la mythologie allemande, bondir dans le
chariot du dieu Thor pour marteler le monde avec son gros marteau de sa main
gauche.
Quel plaisir c’est
celui de voir Will Shakespeare accompagner les moutons, les petits chevaux et
l’ânesse dans les champs et les bois. Il s’y trouve si bien qu’il en oublie
parfois que j’existe, surtout quand je lis dans le mausolée sur les ossements
de mes ancêtres, puis que je m’y endors, à poings fermés, comme le dit l’adage,
de sorte que j’oublie où, dans l’espace-temps, je voyage - cette constellation
du Chien sans doute, car seuls leurs aboiements franchissent l’enclume et le
marteau de mon oreille. (p.312)
Abolir le temps
et l’espace, voyager dans l’œuvre du philosophe, le suivre en Suisse où il
vivra et en Italie où il ira se ressourcer. Parce que Nietzsche a toujours été
fragile et sa santé n’a cessé de lui causer des problèmes. Une myopie de plus
en plus forte, des maux de tête et des nausées qui l’accompagnent partout,
surtout quand il doit vivre des événements qui le contredisent. Et la drogue
qui lui permet d’écrire des heures et des heures dans une belle euphorie, d’oublier
le monde pour mieux admonester les humains et les éveiller à la conscience.
ÉTERNEL RETOUR
On le sait,
Nietzsche a beaucoup parlé du cercle. La vie étant une longue courbe qui se
déploie et qui revient à son point de départ. Alors tout recommence. Une pensée
qui n’est pas étrangère au bouddhisme. Une grande roue qui emporte l’humain
dans le recommencement et la répétition. Un cercle qu’il faut briser pour
atteindre une autre dimension. Nietzsche y parviendra par la volonté de
puissance, en devenant le surhomme, l’homme de la suprême intelligence, des
désirs et de la conscience élargie.
Pour illustrer
cet éternel recommencement, Victor-Lévy Beaulieu revient sur sa vie, ses
livres, son histoire personnelle, celle de sa famille et le Québec. Moi, qui lis
les écrits de cet écrivain depuis la parution de Mémoire d’outre-tonneau, j’ai eu souvent l’occasion de mettre mes
pieds dans ses empreintes. L’enfance paradisiaque sur la ferme de
Saint-Jean-de-Dieu, le jeune Victor-Lévy qui est déjà un surenfant en s’occupant de la ferme, des animaux et de la famille à
l’âge où l’on s’amuse avec des chevaux de bois.
L’enfance est
innocence et oubli, recommencement, puis affirmation sacrée de la vie, a écrit
Nietzsche, à tort pour une bonne part, me semble-t-il. On y expérimente trop la
cruauté, la sienne et celle des autres, pour qu’elle soit véritablement du seul
domaine de l’innocence et de l’oubli : l’enfance est davantage une
mémoire, donc un en-deçà ou un-delà de l’oubli, elle ne rejette rien de ce qui
fait que l’individualité s’exprime dans ce corps-là et cet esprit-là, plutôt
que dans celui d’un autre ; elle est peut-être commencement, mais jamais
recommencement, ni affirmation sacrée de la vie : le recommencement et
l’affirmation sacrée de la vie sont le nœud gordien de l’adolescence :
ceux qui le défont comme fit Alexandre
le Grand deviennent vraiment ce qu’ils étaient depuis leur enfance. (p.137)
La grande
déchirure surviendra avec le départ et l’installation à Morial-Mort dans un
taudis où tout le monde se marche sur les pieds. Et il faut travailler pour survivre,
chacun faisant son effort. L’amorce d’une autre vie, l’apprivoisement d’un
autre monde, la certitude d’avoir perdu le paradis par la volonté du père. Il
faudra une attaque de poliomyélite pour que tout bascule, pour que Victor-Lévy
Beaulieu prenne définitivement la direction de l’écriture avec toute la
démesure qu’on lui connaît.
Tout cela en évoquant
le jeune Nietzsche, son enfance, la mort du père, les études, les maladies, ses
espoirs, ses amitiés et son désir plus grand que tout d’être celui qui éclaire
le chemin. Heureusement, Beaulieu n’a jamais eu ces prétentions même s’il
demeure conscient de la place singulière qu’il occupe dans le monde des lettres
québécoises.
Un écrivain
doit revenir souvent sur ses empreintes pour savoir qui il est et ce qui le
pousse dans les sentiers qu’il visite tout au long de sa vie. Je n’ai pas fait
autre chose en évoquant constamment mes années à La Doré, ce bout de vie qui a
imprégné tout ce que j’ai écrit par la suite. Comme si j’avais besoin de
comprendre et peut-être, de retrouver ce paradis où nous avons pris conscience
du monde. Qu’a fait Réjean Ducharme en refusant de faire vieillir sa Bérénice,
Mille-Milles et Châteauguay ?
Victor-Lévy
Beaulieu s’avance encore plus loin dans son intimité, ses amours avec la grande
actrice rousse et la femme rare, la vie avec ses filles sauvages, ses heures
d’écriture et le monde de l’édition. Ses migrations aussi jusqu’au grand retour
au pays quand il achète la grande maison des Trois-Pistoles sur un coup de
tête. Une demeure magnifique qui se dresse en dehors du village, face au fleuve
qui change avec les heures du jour. Ce grand fleuve qui glisse vers la mer océane,
avec l’entaille du Saguenay toujours visible de l’autre côté, là où tout a commencé
pour la vie française en terre d’Amérique.
MIGRATIONS
Nietzsche vivra
aussi de grandes migrations et se retrouvera pendant un certain temps dans
l’intimité de Richard Wagner et de Cosima Liszt, la fille de Frantz. Il sera
surtout près de Cosima, la femme idéale, pouvant être maternelle et aussi une
interlocutrice. Une amitié dans l’ombre du grand Richard qui rêve de devenir la
référence musicale en Allemagne et dans le monde, de bousculer toutes les
conceptions que l’on peut avoir de la musique en écrivant des opéras démesurés,
en réussissant à inventer Bayreuth où l’on ne joue que sa musique depuis. Deux êtres
qui rêvent d’être les phares de leur siècle. Pas étonnant que cette amitié
s’effrite rapidement. Deux surhommes
ne peuvent cohabiter sans se faire de l’ombrage. L’un étant aussi convaincu que
l’autre de la supériorité de son œuvre, de son rôle et de son importance.
« Comme cet homme
pressent rien de la profondeur dionysiaque de la musique, il transforme à son
usage la jouissance musicale en une rhétorique rationnelle de la passion parlée
ou chantée, où les artifices du chanteur se donnent carrière. Incapable de
vision, il prend à son service le machiniste et le décorateur. La condition
nécessaire de l’opéra, c’est une croyance fausse au sujet de la création
esthétique, c’est cette croyance idyllique que tout homme sensé est artiste.
Conformément à cette croyance, l’opéra exprime la prétention esthétique des
amateurs, qui édictent leur loi avec le souriant optimisme de l’homme
théorique. » Ma chère Samm, garde en mémoire ces deux paragraphes de
Nietzsche : ils seront au centre de cette rupture brutale entre l’auteur
de La Naissance de la tragédie et
celui de Siegfried. Le Père tant
cherché y sera tué, et le Fils orphelin se crucifiera lui-même sur la crois de
sa souffrance - inguérissable. (p.310)
Me voilà dans
les méandres de la pensée de Nietzsche et celle de Victor-Lévy Beaulieu. Je
fais des détours par les maîtres qui ont influencé ces écrivains, des
événements et des rencontres qui changeront le monde dans lequel ils vivent.
Tout autant en Allemagne que dans ce pays du Québec où Beaulieu travaille jour
et nuit à écrire pour la télévision. Tout comme Nietzsche qui s’enferme de plus
en plus et arrive à écrire en faisant l’usage de drogues. Comme Beaulieu le fera
avec l’alcool. Des vies où seul l’objectif importe.
Victor-Lévy Beaulieu
raconte à Samm, dialogue avec ses ancêtres, aimant mieux fréquenter ce bouc
nommé Will Shakespeare qui l’accompagne jusqu’à la fin. On connaît la passion
des animaux de Beaulieu. Ma vie avec ces
animaux qui guérissent a connu un beau succès.
LECTURE
Me voici au
bout du livre après avoir tourné les 1400 pages, les avoir détournées pour les
retrouver. Et me voilà un peu égaré, fourbu, comme en manque. Parce que 666 Friedrich Nietzsche devient une
sorte de drogue et peut créer la dépendance. Au bout du livre, mais encore
dedans.
Nietzsche est
aliéné et retourne chez sa mère, redevient le petit garçon qu’il était et sera
totalement dépendant de sa sœur Lisbeth après le décès de Franziska. Elle
s’occupe de ses affaires et décide ce qui doit être publié ou pas, charcute les
manuscrits aveuglément. Une sœur qui devient la mère et l’héritière de son
oeuvre. Nietzsche sera au-delà, du côté du surhomme peut-être, indifférent
après avoir épuisé toutes les forces de son esprit et de son corps.
Il reste cette
pensée qui peut engendrer toutes les dérives, la nécessité de la guerre pour
éliminer les superflus, les pauvres,
les inutiles qui ne savent toujours que répéter les gestes de leurs géniteurs.
La montée de
l’individualisme, qui coïncide avec la venue des États démocratiques, renforce
de génération en génération cette religion du bien-être, la conscience du citoyen se désintégrant au même
rythme que se développe son égoïsme.
Conséquence ? Il finira par demander et obtenir le droit au bien-être, et cela
sans même qu’il ne donne lui-même quoi que ce soit à la société. L’état le nourrira,
l’habillera, lui offrira le gîte et le protégera de tous les dangers. Et
principalement de celui de la maladie - comme si la maladie pouvait, non
seulement être soulagée, mais abolie. C’est sur cette incursion que se fonde
l’individualisme, et c’est sur cette illusion-là aussi que se fonde l’État
démocratique - sur cette masse pauvre et maladive dont il a désormais besoin
s’in ne veut pas voir son pouvoir lui échapper. (P.1163)
Que dire ? Souhaiter
une société dirigée par des hommes qui savent où est la vérité et ce qui est
bon pour ces parasites ? Ces idées permettent bien des dérives et des écarts.
Il n’est pas loin de Jean-Paul Sartre qui affirmait que peu de gens atteignent
la conscience et que la plupart vivent comme des animaux. C’est peut-être pourquoi
le philosophe français a mis tant de temps à dénoncer les massacres faits par
les Khmers rouges au Cambodge.
MAINTENANT
Victor-Lévy Beaulieu
après cette entreprise semble nous dire que l’écriture est derrière lui, qu’il
est devenu un simple lecteur et qu’il ne sait plus où vont le mener ses pas.
Chère Samm, voilà
où j’en suis maintenant que je me trouve seul dans la vaste maison décorée aux
couleurs gabonaises et me demandant, assis sur la longue table de pommier, si,
depuis que je me suis à lire, je vis en état de syncope ou en état d’épiphanie.
J’ai maintenant peur d’avoir tout imaginé, aussi bien L’Antiterre que Calixthe et ses enfants, aussi bien Abé Abebé que
la mort de Will Shakespeare. Peut-être la vaste maison est-elle toujours aux Trois-Pistoles
et peut-être y vis-je tout seul depuis trente-trois ans, en attente de ce sieur
de Gallery venant d’Italie du haut des
airs - car lui seul pourrait me confirmer, m’affermir, m’assurer que je suis
bien tel que je crois être, réel -
c’est-à-dire ce qui ne peut s’inventer ni se forger, pas plus dans l’intention
que dans l’attention. (P.1133)
Certes, voici la
bible de l’écrivain des Trois-Pistoles, de ce
pays qui n’est toujours pas un pays. Le livre le plus consistant, le plus
ambitieux, celui qu’il a mis une vie à écrire et à ruminer comme disait Gaston Miron.
Je l’ai suivi dans les grandes étapes de sa vie d’écrivain et d’éditeur, tout
comme j’ai accompagné Nietzsche dans ses migrations, ses amitiés et ses amours
avec des hommes qui se refusent et Lou Andréas Salomé qui sera la femme rêvée
pendant un temps. Un amour presque, une femme qu’il aurait voulu épouser, mais
que Lisbeth, sa sœur, a su éloigner.
Je me suis
attardé aux épiphanies de cet immense livre où Victor-Lévy Beaulieu dresse un
bilan touchant de sa vie d’écriture.
J’ai longtemps
pensé aussi que si je faisais de ma vie le corps et l’esprit de l’écriture,
l’épopée serait pour ainsi dire forcée de venir au monde de la volonté de
puissance. Dans le grand chaudron des mots, j’ai décrit en premier lieu tout ce
qui, dans les anfractuosités de ma société, devait être démembré : ses tares physiques tout autant que ses tares
morales, sa pensée basse de plafond tout autant que le monde de ses fausses
croyances - bref, tout ce qui pouvait constituer son être difforme. Je l’ai
fait en prenant pour exemple la famille dans laquelle je suis né, au beau mitan
d’elle, étant le sixième de onze frères et sœurs. Une famille comme il y en a
eu tellement depuis l’établissement de la Nouvelle-France en Amérique
septentrionale, le nez collé sur les choses proches, celles de la résistance -
résister à l’hiver, aux printemps tardifs, aux étés pluvieux, aux automnes
hâtifs, résister malgré la pauvreté des moissons et les maladies qui en sont le
complément direct. (p.1361,1362)
J’ai refermé le
livre avec l’impression d’avoir tout perdu et d’avoir tout gagné. La crainte
d’avoir été avalé et régurgité avec Jonas. Comme si je savais tout de ces
hommes plus grands que nature qui ont poussé leur vie dans la seule direction du
texte, de la pensée pour aller au-delà du bien et mal, dans une dimension où
les mots, les idées, les phrases se bousculent comme les dieux de l’antiquité savaient
si bien le faire. L’impression de tout savoir et de tout ignorer. Comment
retourner la pensée d’un écrivain, secouer l’œuvre d’une vie pour en connaître toutes
les surfaces.
Une entreprise
colossale qui met fin à un cycle d’écriture qui dépasse l’entendement. Ceux et
celles qui veulent s’aventurer dans le métier d’écrivain, en ce pays qui n’est toujours pas un pays, devraient
lire ce dithyrambe beublique.
J’ai refermé le
livre du devoir et des révélations, mais il va continuer à me hanter et je sais
que je ne pourrai résister à l’envie d’y retourner pour me pencher sur une épître,
un passage sans cesse médité. Voilà peut-être le livre que l’on ne cesse jamais
de lire,
666, Friedrich Nietzche, dithyrambe
beubliques de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions
Trois-Pistoles, 1400 pages, 66,66 $.