LES LIEUX, CEUX qui nous ont vu naître et grandir, marquent pour la vie. Pour
les écrivains, ces pays deviennent souvent les décors de leurs fictions.
Pensons aux Trois-Pistoles de Victor-Lévy Beaulieu ou le Lac-Saint-Jean de
Michel Marc Bouchard. Il y a aussi le Plateau Mont-Royal de Michel Tremblay. La
liste pourrait s’allonger. Des endroits comme des attaches qui permettent de
créer un monde fictif et réel. Si on m’avait dit, à dix-huit ans, que
j’écrirais presque toute ma vie sur mon village, ma famille, ces paysages que je
parcourais depuis que je pouvais courir, j’aurais éclaté de rire. C’est
pourtant cet univers que je n’ai cessé d’explorer.
Denise
Desautels a grandi près du parc La Fontaine à Montréal, un espace qui m’avait terriblement
impressionné lors de ma première visite dans la métropole à quinze ans. J’avais
fait le voyage pour un congrès des clubs 4H. Les arbres gigantesques, les pelouses
si vertes, les étangs contrastaient tellement avec les épinettes rabougries et
les cyprès tordus auxquels j’étais habitué. La forêt commençait au bout de la
terre familiale et débordait jusqu’au grand lac Mistassini et plus loin encore.
La forêt boréale était notre terrain de jeux avec ses rivières larges comme des
fleuves, ses lacs, ses savanes et ses montagnes. Le parc La Fontaine, c’était
la nature tranquille et apprivoisée.
Les
poètes et les écrivains tournent souvent autour d’eux pour voir ce que personne
ne remarque. Pourtant, même en écrivant, en se penchant sur ses empreintes,
certains aspects restent dans l’ombre et échappent au regard. Si le poème ou le
roman révèlent, ils masquent aussi.
C’est
un peu ce que vit Denise Desautels quand son fils, lors d’une discussion, lui
avoue qu’il ne lit pas ses
livres parce qu’il y est trop souvent question de la mort.
Nous ne
parlons pas, ou si peu, de mes livres. « Trop de morts » pour que tu ailles
jusqu’au bout. Ça a été ton unique commentaire à propos de Ce fauve, le Bonheur. Tu as refusé de faire partie de la communauté
des victimes, tu as eu raison. Refusé d’être « rappelé à l’ordre… ramené dans
le Bonheur pieds et poings liés » comme dans Tu ne t’aimes pas.
La reconstitution, bien que fortement fictive, de l’hécatombe familiale qui a
précédé ta naissance et que j’ai voulu inscrire dans une certaine histoire du
Québec ne te concerne pas. (p.16)
Imaginez ! Tout ce
qui fait la quête de l’écrivaine, ce qu’elle tente d’apprivoiser par les mots,
la phrase et l’image, son fils refuse de s’y attarder. Comme s’il rejetait sa
mère en disant non. Ce monde sans cesse retrouvé et exploré, ce vécu marqué par
les pertes et les disparitions, le fils lui tourne le dos.
L’écrivain comprend que ses
proches sont ses plus mauvais lecteurs. Je sais que mes frères ne lisent jamais
mes livres, même s’ils sont touchés de toutes les manières possibles. Je ne
peux y penser sans ressentir un pincement au cœur. J’explore une terre
étrangère et ils n’entendent pas ma langue. Ce monde, ils le croient
inaccessible.
Denise Desautels tente d’expliquer,
mais comment parler quand le silence vous aspire et que l’on sent le refus. Y
a-t-il des sujets qu’il est interdit d’aborder avec ses proches ?
Peut-être parce qu’ils ne sont pas touchés par les mêmes lieux ou qu’ils sont
hantés par d’autres paysages.
SON PARC
Le
parc La Fontaine, Denise Desautels le considérait comme sa propriété
personnelle avec ces espaces où elle pouvait se retrouver avec sa grande amie, échapper
aux contraintes familiales et à ses étouffements. Et rêver aussi, l’ailleurs,
une autre vie, d’autres villes et des voyages.
Le parc est un nid de ténèbres. J’y avance souvent avec
l’impression de porter un sac de cent kilos sur mon dos. De décupler à chacune
de mes foulées les douleurs prises en mottes dans les sous-sols, liées
pêle-mêle à des morts proches autant qu’à celles qui font la une. Je m’acharne
pour rien à les exhumer. Immanquablement elles se renouvellent et me
rattrapent. Je suis espionnée, mon grand, jugée coupable par elles. (p.22)
Elle
n’avait qu’à traverser la rue et c’était un univers autre avec des rencontres,
des jeux et certains dangers qu’elle s’efforçait de ne pas voir. Un espace impossible
à oublier. On y revient physiquement ou par la pensée, tous les jours, pour se
ressourcer, se souvenir, se rappeler qui on est. Ce parc au cœur de la ville, l’écrivaine
ne l’a jamais quitté malgré les déplacements nombreux et les exils qu’elle a
vécus pendant qu’elle imposait sa voix à l’étranger.
Parce qu’il ne pleut que du périssable, je compte les morts
partout tout le temps. Dedans comme dehors. À ton insu tu m’as ramenée à
l’ordre, tu as donné un nom aux bêtes et aux choses. Le matin de la buse, sans
toi, je n’aurais pas regardé si haut. Je n’aurais pas été frappée par le réel
en plein visage. Je serais restée coincée, à ressasser des ruines. Hurlante à
l’intérieur. (p.13)
Le passé refait surface
et il y a encore et toujours ces ruelles à découvrir et des visages peut-être
qui vont ressurgir et permettre de dire autrement la réalité.
Le fils a raison. Il y a
beaucoup de morts dans la vie de Denise Desautels. Des parents, des
connaissances. Comme si elle portait le mauvais œil pour ceux qu’elle a aimés
et côtoyés.
Est-il possible de trouver
les mots dans les mondes de son enfance, la maison où la famille a vécu si longtemps
? Tout revient quand on emprunte les chemins du souvenir. L’exiguïté des lieux,
l’emprise de la grand-mère, ses peurs et ses obsessions. Un écrivain finit
toujours par emprunter les sentiers qui ont permis l’œuvre littéraire et les
questions sans cesse méditées.
RETOUR
Denise Desautels secoue
les racines de son œuvre foisonnante avec une sincérité émouvante, le désir de
tout dire à ce fils qui scrute le monde par l’œil d’un appareil photographique.
Le voir et le dire. Le dire en le voyant. La poète entreprend le chemin le plus
long, celui où il est impossible de tricher. La franchise est exigeante. L’écrivaine
se faufile entre l’enfance et la vie de maintenant, bouscule le temps et l’espace,
s’attarde devant des visages familiers et méconnus, raconte ce parc qu’elle ne
cesse d’arpenter pour s’y surprendre peut-être derrière l’arbre où Gilbert
Langevin allait parfois dormir dans les derniers temps de sa poévie.
Troublant que
nous n’ayons jamais parlé ensemble de ce lieu, logement et cour, peuplé de
rongeurs. De quoi au fait au juste, mon grand, avons-nous déjà véritablement
parlé ensemble ? Avons-nous même déjà joué, chanté, rêvé, ri à gorge
déployée ensemble ? Pleuré, oui, je me souviens. Depuis toujours si
incompétente avec la sphère des choses vitales. (p.47)
Une écriture magnifique,
touchante où les mots effleurent les silences qui pèsent si lourd. Le fils restera
un étranger même si elle l’a accompagné vers la vie d’adulte. Les mots ne
peuvent réparer la vie, mais ils la rendent meilleure, plus consciente. Il y a des
images, des photos qui la bousculent et la font se retourner. Il faut plus que
du courage pour s’aventurer dans une telle démarche. On peut presque parler de
témérité.
Denise Desautels ne se
défile jamais. C’est ce qui fait la beauté de ce livre émouvant. On s’y
attarde, on revient sur les phrases qui éclatent comme les feuilles des grands
arbres au printemps. Ces grands arbres sous lesquels elle va dans le matin, jonglant
certainement avec des images, des bouts de poèmes qui la suivent partout.
Marcher dans sa vie comme dans l’espoir de surprendre un fils dans une allée
pour le prendre dans ses bras et lui dire toute sa vie. C’est ce qu’elle fait
dans ce magnifique livre, ce texte de courage et d’amour.
Sans toi, je n'aurais pas regardé
si haut. Tableaux d'un parc, Montréal de Denise
Desaultels est paru aux Éditions du Noroît, 88 pages, 22 $.
NOTE :
une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, été 2015, numéro 158.