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vendredi 23 novembre 2007

Maggie Blot s’abandonne trop aux mots

Maggie Blot aime les mots. Elle fonce sans regarder dans le rétroviseur, emprunte toutes les directions en se souciant peu de larguer son lecteur.
Pas question de s’attarder à camper des personnages ou de développer une intrigue. L’écrivaine bondit comme le grand chien Plagiste, un nom vraiment impossible, quand il surprend des mouettes sur le sable. Elle s’attarde à la préparation d’un repas, évoque la vie conjugale de Bianca Jagger ou s’inquiète des aspérités de la vie. Résultats: de brefs moments fascinants et une exubérance qui se perd dans des virages imprévisibles.
«Nous avons franchi le pas de la porte chez « Bernard et Bernadette vos hôtes adorent vous restaurer » et pouf, l’odeur de la nourriture nous a fait taire, l’eau à la bouche nous refilait notre squelette – celui qui voit, goûte, tend l’oreille, prend les choses comme elles sont, en intégrant-désintégrant tout commentaire. Le pas franchi, spontanément, ma main d’acolyte a cherché celle de Nico. J’avais besoin de sa main. Je me suis repris aussitôt, ai reculé. Je me disais que j’étais en une seconde redevenu un enfant qui a la main d’un monkey à crochet. Toutefois je l’avais frôlée et cela avait brûlé.» (p.46)
Un récit qui a de l’élan, mais qui s’étiole souvent, un certain regard sur la société et les humains.

«Plagiste Dormir ou esquisser» de Maggie Blot est paru aux Éditions Triptyque.

jeudi 22 novembre 2007

Philippe Porée-Kurrer surprend encore

Philippe Porée-Kurrer, depuis la parution du «Retour de l’orchidée» en 1990, n’a cessé de dérouter. Cet écrivain vit sa vie comme un roman et en fait une aventure. Il n’hésite jamais à changer de lieux et à dire oui à toutes les expériences. Il a vécu à Windsor, dans les Maritimes, en Colombie-Britannique, fait le tour de l’Amérique, séjourné au Lac-Saint-Jean et travaille présentement à Toronto. Il était de retour dans «sa région» lors du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, en septembre, pour fêter le trentième anniversaire des Éditions JCL. À cette occasion, il lançait un roman au titre un peu étrange: «La main gauche des ténèbres».
Cet écrivain originaire de Fécamp, en Normandie, ignore les chemins convenus et les balises. Que l’on songe à son incursion du côté de «Maria Chapdelaine». Il fallait une belle audace pour s’intéresser aux personnages de Louis Hémon et imaginer une suite.
Signalons surtout «Chair d’Amérique», un roman initiatique où il s’attarde à un jeune Français qui rêve du Nouveau Monde, se nourrit des écrivains américains et cherche à s’inventer une autre vie. Un grand roman qui n’a pas eu l’audience qu’il aurait dû recevoir. Que dire aussi de «Shalôm», cette formidable incursion dans le territoire israélien. Il y brosse des images et des décors inoubliables. Un ouvrage également passé inaperçu.

Bien et mal

Dans «La main gauche des ténèbres», Porée-Kurrer reprend le mythe du Christ et de Marie. Miriam accouche d’une fille tout en demeurant vierge.
«Il serait faux de prétendre que Miriam tombe des nues ; quelque part, dans ce que l’on nomme le subconscient, elle en avait déjà un peu l’intuition. Mais entre cela et la connaissance directe du fait, il y a un abîme. Elle n’est donc pas terrassée par la surprise, mais chancelle sous le choc de ce qu’implique pour elle le fait d’être enceinte ; enceinte et vierge ! Rien, dans tout ce qu’elle a pu apprendre, ne lui indique que la chose soit possible. Pourtant, malgré cette impossibilité, la première certitude qui se fait en elle est qu’Adam, qui ne l’a jamais touchée et qui n’est pas son mari, ne peut être que le seul père possible et envisageable.» (p.68)
La jeune mathématicienne élève seule sa fille Hella, reste fidèle à cet époux vite disparu même si le corps et les désirs sont difficiles à brider. Elle finira par croiser Loki, un Islandais qui déteste l’univers et cherche à détruire l’humanité. Il œuvre en Chine où tout est possible et imaginable. Avec sa fortune, le contrôle des médias, il peut déclencher des famines, provoquer des guerres, plonger l’humanité dans des conflits qui menacent l’avenir du genre humain.
Le Bien et le Mal s’attirent autant qu’ils se repoussent, ne peuvent exister l’un sans l’autre. Ce sont des forces centrifuges et centripètes. Les contes populaires ont bien saisi cette nécessaire confrontation où Dieu réagit aux manigances de Belzébuth. Le Diable est toujours vaincu et floué par les forces du Bien, comme il se doit. Porée-Kurrer, quant à lui, ne s’embarrasse pas de la morale et donne toute latitude au Mal.

Personnages

Tout bascule en Islande, dans ce pays à la frontière de deux continents, à cheval sur une faille qui sépare l’Europe de l’Amérique. La disparition d’Hella, lors d’une escale, déclenche l’éruption d’un volcan plutôt sage jusqu’à maintenant.
Fin observateur de la société, l’écrivain voit bien que l’Occident, avec la mondialisation et la déréglementation de tous les marchés, va à sa perte. Son roman repose sur une trame qui fait appel aux mathématiques quantiques, aux grandes légendes nordiques, aux principes physiques qui équilibrent l’univers et les galaxies. Le futur repose sur ces forces cosmiques qui se neutralisent. Il suffit de si peu pour que tout dérape. Qui sait si depuis une décennie, les États-Unis d’Amérique ne sont pas devenus cette «terrible main gauche» qui, en cherchant à éradiquer l’axe du Mal, a multiplié les zones de conflits et les attentats. Un roman étonnant qui ramène à des pulsions, des tourments moraux et des problématiques essentielles. L’écriture s’efface pour donner toute la place aux personnages. Porée-Kurrer reste un formidable conteur.

«La main gauche des ténèbres» de Philippe Porée-Kurrer est paru aux Éditions JCL.
http://www.jcl.qc.ca/fr/biographie.php?id=164

jeudi 15 novembre 2007

Marie-Paule Villeneuve suit des militantes

Marie-Paule Villeneuve a connu un beau succès avec «L’enfant cigarier», roman paru en 1999. Six ans plus tard, elle récidive en entraînant le lecteur dans le monde ouvrier du début du siècle dernier.
Elle prend pied à Hull, dans la fumée des installations de E. B. Eddy qui fabrique des allumettes. La pauvreté y est héréditaire avec les maladies industrielles, les accidents de travail. La survie dépend souvent des pulsions des contremaîtres anglophones.
Nous retrouvons des personnages de «L’enfant cigarier». Jos a gravi les échelons pour devenir agent des unions américaines, le père de Victoria, Gédéon, a pris ses distances et travaille avec le clergé qui, par les unions catholiques, entend contrer certaines idées subversives.
Victoria est une forte tête qui suivra naturellement Donalda Charron, la boiteuse, une militante syndicale de tous les moments. Ces personnages permettent à l’auteure de nous entraîner dans les installations insalubres de la Eddy, de vivre la misère de ces travailleurs illettrés qui se débattent avec la misère. Victoria s’exilera à Lowell, quasi en même temps que les parents de Jack Kerouac qu’elle aurait pu côtoyer. Elle se rapprochera plutôt des activistes qui luttent pour la libération de Sacco et Vanzetti. Beau clin d’œil à l’histoire et à des personnages réels.
«Élisabeth Gurley Flynn portait une élégante robe sombre que sa mère lui avait confectionnée. Hormis un pendentif mince et sobre, elle n’arborait aucun artifice. Son magnétisme et son charme naturels lui suffisaient pour séduire une foule et la gagner à sa cause. Ses discours, qu’elle préparait soigneusement, savaient toucher les cœurs et ouvrir les esprits. De ses séjours en prison, toujours pour sédition, elle avait appris la patience et la persévérance, mais pas la soumission.» (p.233)

Les travailleurs

Encore une fois Marie-Paule Villeneuve explore un monde peu décrit par les écrivains du Québec. Le monde ouvrier, les syndicats sont rarement des milieux privilégiés par les littérateurs. On ne peut s’empêcher d’évoquer «La grande chamaille» de Jean-Alain Tremblay qui décrivait les mêmes luttes et les mêmes combats mais en faisant vivre ses héros dans le microcosme de Chicoutimi et Jonquière.
Marie-Paule Villeneuve embrasse la diaspora francophone de l’Amérique, fait voir l’envers du monde par les yeux de Victoria qui n’hésite jamais à bousculer des tabous, à se laisser séduire par le père Jean, un Oblat à la soutane légère.
«Dans la chambre aménagée dans un coin de la sacristie, entre la crèche de Noël et les différents personnages de la nativité, Victoria avait connu l’extase dans les bras du père Jean. Trop heureux de se retrouver, leurs corps n’arrivaient pas à se détacher. Sur le matelas recouvert de nappes d’autel et garni d’ornements sacerdotaux, le père lui avait juré qu’il n’avait jamais connu un tel bonheur.» (p.195)
Un roman efficace, sans fioriture, même si parfois, Marie-Paule Villeneuve délaisse un peu la trame romanesque pour s’étendre dans des descriptions des usines, des façons de préparer les allumettes ou le coton. Certains dialogues manquent un peu de naturel aussi.
Qu’importe! Les personnages permettent de découvrir, page après page, un volet méconnu de notre histoire, des luttes et des combats qui, qu’on le veuille ou non, ont changé le Québec et préparé lentement la venue de la Révolution tranquille.
Victoria est un personnage attachant et souvent ce roman historique devient un véritable thriller. Une belle manière de livrer un pan de cette histoire méconnue, de faire connaître le sort de ceux et celles qui ont franchi la frontière pour améliorer leurs conditions de vie.

«Les demoiselles aux allumettes» de Marie-Paule Villeneuve est paru chez VLB Éditeur.

jeudi 8 novembre 2007

Un vrai bonheur signé Lise Tremblay

Pour connaître un peu Lise Tremblay, j’ai eu l’impression tout au long de ma lecture de l’entendre rire, raconter ses histoires avec l’humour qui lui est propre. Difficile de ne pas confondre la narratrice avec la romancière qui nous ramène à Chicoutimi-Nord, rue Mésy, à la fin des années soixante.
Son héroïne, une jeune fille de douze ans, voit sa vie basculer pendant ce qui devait être l’été de tous les enchantements.
Claire, la sœur de Judith, sa meilleure amie, la plus belle fille de la ville, doit rencontrer Bruce des Sultans et l’accompagner lors de sa grande tournée d’adieu. La danseuse à gogo est victime d’un accident d’auto et les rêves s’effritent. Même son mariage n’est plus possible avec le fils des Blackburn, un futur médecin. Marius, le garçon qui capte tous les regards, trahit en épousant une fille ordinaire en délaissant son uniforme de joueur de baseball. Le monde s’effrite.
Surtout, la fillette prend la relève de sa mère pour «faire le ménage», surveiller ses frères et garder chez des voisins pour amasser un peu d’argent. Elle confronte la violence, la mort, la folie, la sexualité et s’éloigne peu à peu de Judith. À Chicoutimi-Nord, comme partout au Québec, l’époque est incertaine en ce début de Révolution tranquille. Comme si tous les secrets de famille sortaient sur la galerie pour se promener au grand jour.

Fillette inoubliable

Des personnages fascinants. Une mère qui a sacrifié ses rêves en se mariant, mais qui est demeurée rétive, ne jurant que par l’éducation, refusant les chimères qui font soupirer les adolescentes et bomber le torse aux garçons. La politique la fascine et elle n’hésite surtout pas à faire connaître ses idées.
«Ça fait deux semaines que l’école est finie. Je ne peux pas beaucoup sortir parce que ma mère est toujours partie le soir. Elle fait du porte-à-porte dans le quartier pour faire élire un nouveau maire parce que l’autre, celui qui est là depuis vingt ans, est un vrai voleur et c’est le temps que les choses changent. Je n’aime pas qu’elle se mêle de cela, même monsieur Bolduc l’a dit à mon père, il ne laisserait pas madame Bolduc faire de la politique ainsi. Ce n’est pas la place des femmes.» (p.37)
Peu à peu le lecteur surprend des drames, des obsessions et des vies ratées dans ce quartier pourtant bien tranquille. La rue Mésy est un champ d’initiation qui glisse vers l’avenir et défait le passé. Il y a aussi cette passion pour les livres et des découvertes qui font espérer un monde autre. Tout peut être différent, peut-être…

Thèmes marquants

On retrouve dans «La sœur de Judith», une fascination pour la nourriture, l’obésité et les livres. Des thèmes qui marquent tous les ouvrages de Lise Tremblay.
«Le bonhomme Soucy n’était toujours pas réapparu. J’ai écouté ce que ma mère disait au téléphone à madame Bolduc. Après, elle a explosé : elle m’a dit d’arrêter de l’espionner comme ça. Je ne sais pas ce qui m’a pris mais j’ai explosé moi aussi. Ça m’arrive parfois, je ne peux pas m’en empêcher. Je lui ai crié qu’elle ne voulait jamais que je sorte, qu’elle trouvait toujours des défauts à mes amies. Je me demandais bien où je pouvais aller, je ne pouvais pas disparaître. Je ne voulais pas, mais je me suis mise à pleurer. Je suis partie dans ma chambre. J’ai pris un «Brigitte» et comme toujours, quand je commence à lire, j’oublie et je cesse de pleurer.» (p.80)
Un portrait saisissant! Qui sait, la rue Mésy à Chicoutimi-Nord deviendra peut-être aussi connue que la rue Fabre de Michel Tremblay un jour. Sans doute à cause de la mère qui subjugue malgré ses sautes d’humeur, du père si compréhensif qui doit s’exiler dans la forêt et tous les malmenées qui viennent se confier dans cette cuisine qui fait honte à la narratrice. Un véritable éloge du quotidien et de la vie dans ce qu’elle a de plus simple.
Cette fois, plus que jamais, l’écriture de Lise Tremblay laisse la place aux personnages et ne cherche jamais à compliquer les choses. Un pur bonheur.

«La sœur de Judith» de Lise Tremblay est paru chez Boréal Éditeur.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/lise-tremblay-1586.html

jeudi 1 novembre 2007

Christian Mistral : l’écrivain avant tout

Dans «Léon, Coco et Mulligan» de Christian Mistral, j’ai retrouvé l’écriture qui m’a accroché dans «Vamp» et «Vautour». Cette fois, Mistral nous attire dans le carré Saint-Louis, un lieu connu des artistes et de la bohème montréalaise. Dans les années 70, avant que la rue Prince-Arthur ne devienne un lieu touristique fréquenté et une très belle chanson de Pierre Flynn, on pouvait y croiser tout le milieu littéraire.
Léon affirme être romancier, mais il est incapable d’écrire l’œuvre qui le sortirait de l’anonymat. Il a sillonné une partie de l’Amérique avec son ami Coco qui vit dans sa bulle et déclame les poèmes d’un certain Mulligan. Un schizophrène qui tente d’écrire, mais n’arrive qu’à répéter les poèmes de son idole.
Une étrange amitié lit ces êtres dissemblables. Un duo qui n’est pas sans rappeler George et Lennie, les inséparables compagnons inventés par John Steinbeck dans «Des souris et des hommes».
«Les origines de leur association demeuraient mystérieuses pour la plupart des gens. Rares étaient ceux qui savaient d’où ces deux-là sortaient, depuis quand ils se connaissaient, pourquoi ils restaient ensemble. Non pas qu’on pût les accuser de délibérément nourrir l’énigme, mais ils n’en parlaient jamais. Seulement, quiconque les observait quelques jours s’ébahissait de leur parenté d’esprit hors du commun, de l’affection mêlée de dépit les unissant, et de la rude tendresse qui sous-tendait leurs simulacres de querelles, comme une paire de jumeaux qui se sautent à la gorge lorsqu’ils sont ensemble et ne trouvent pas le sommeil dès qu’on les sépare; comme un couple de vieux mariés qui se disent leur amour à grandes tapes sur la gueule.» (p.59)
Coco et Léon sont liés par un amour inconditionnel qui se traduit par des gestes tendres et une générosité qui n’exige rien en retour. Une fraternité qui intrigue et fascine.

Le rêve

Les deux rentrent à Montréal après un long exil, dénichent un appartement qu’ils partagent avec un chauffeur de taxi. Ils survivent grâce à de mystérieux chèques que reçoit Coco à tous les mois. Léon s’attaque à la grande œuvre, sillonne le carré Saint-Louis, s’attarde auprès de John, un chanteur de rue plutôt arrogant, se lie d’amitié avec les prostituées. Incapable d’écrire une page qui trouve grâce à ses yeux, il songe à porter son rêve dans une autre ville. Coco pour une fois en décidera autrement. Le lecteur finit par comprendre que Mistral a inventé une fable autour du poète Émile Nelligan, l’imaginant dans notre époque, vivant de ses droits d’auteur, partageant la rue et les parcs avec les éclopés qui poursuivent des songes inaccessibles.
Plus que tout, Montréal est mis en scène, le secteur du carré Saint-Louis. Il en fait un personnage qui respire, vibre et séduit. Comme si la ville accueillait les éclopés et les protégeait à sa façon. C’est ce qui rend ce court roman fort attachant.
«Un tapis d’herbe bleue, jaune et verte bordait le trottoir, et quelques pissenlits pointaient çà et là vers le ciel obscurci de nuages irritables et ronds comme des femmes enceintes. Hormis ces pousses rares, rien ne venait troubler la plate unité du sol, par un brin de gazon plus court que ses voisins, pas une plaque dissemblable; qu’une vaste étendue de pelouse municipale, soigneusement entretenue par la voirie, débarrassée des reliefs de la fête qui, aux jeunes heures du matin, lui mettaient un peu de rose aux joues. Car la terre a un visage, des pores qui respirent, des oreilles qui entendent et une voix qui murmure.» (p.99)
Il faut plonger dans les livres de Mistral pour découvrir un écrivain formidable, Surtout, il faut oublier toutes les rumeurs qui collent au personnage.

«Léon, Coco et Mulligan» de Christian Mistral est publié chez Boréal Éditeur.

jeudi 25 octobre 2007

Bertrand Gervais crée une belle féerie

Après «Les failles de l’Amérique» le volumineux roman de Bertrand Gervais qui entraînait le lecteur en Californie, mettant en scène un Québécois obsédé par les tueurs en série, je m’attendais à tout. Cet ouvrage époustouflant, oscillant entre le fantasme et le réel, m’avait troublé particulièrement en 2005.
Cette fois, Gervais s’abandonne aux avenues de l’imaginaire et de la fantaisie, invente un Montréal familier et étrange. «L’île des Pas perdus», à la fois conte et fable, plonge le lecteur dans le monde de l’imprimé, le véhicule par excellence du merveilleux. Pour Caroline, la jeune héroïne du roman, tout passe par l’écrit. Elle doit être une lointaine cousine d’Alice de Lewis Carroll.

Trame dramatique

Pour oublier sa douleur, le père de Caroline, qui a perdu sa femme dans un accident de voiture, a inventé une île où un architecte a créé un monde merveilleux. Une manière de rendre hommage à son épouse décédée dans des circonstances tragiques. Les deux histoires se chevauchent. Un monde initiatique, paradisiaque et séduisant que la jeune fille croit réel. Fiction et réalité se bousculent dans son esprit.
À la recherche de ses pouces qu’elle a perdus en oubliant sa promesse de ne plus les sucer, elle fugue, découvre un Montréal gothique où les zuggies et les Gardiens de Gutenberg se partagent difficilement le territoire. Un monde de violence dure et aveugle, où des enfants abandonnés s’inventent un univers en marge du monde adulte pour survivre.
Rapidement l’écrit occupe tout l’espace. Les Gardiens de Gutenberg, réfugiés dans le Palais du livre, vendent des livres au coin des rues, fuyant les zuggies qui haïssent tout savoir et terrorisent tout le monde. Marginalisés, la culture et l’imprimé deviennent un sujet de recherche pour un professeur de l’Université du Québec à Montréal qui a inventé l’écriture transgénique.
« Disons qu’on veuille moderniser le tout. On prend un gène d’un autre auteur, disons de Vladimir Nabokov- c’est un compatriote, ils devraient pouvoir s’entendre-. Et on l’insère dans cette phrase de Léon. Qu’est-ce que ça donne ? Écoute à nouveau. Tu verras, la différence est appréciable: «Toutes les familles heureuses sont plus ou moins différentes, toutes les familles malheureuses se ressemblent plus ou moins.» Ce n’est plus aussi naïf ! Et ça nous parle directement. » (p.88)
Un monde onirique, semblable au nôtre avec ses violences, ses folies et ses obsessions; un monde où le merveilleux permet de triompher des pires douleurs et, peut-être, de transcender la mort de ceux que l’on aime.
«Tous les temps sont liés, comprends-tu? Le passé, le présent et le futur. Et c’est notre pensée qui les relie. Notre esprit. Sans lui, les temps s’éparpillent, ils fuient dans tous les sens comme une foule qui panique. C’est notre imagination qui les fait travailler ensemble. C’est de cette façon que les secrets deviennent les signes de l’avenir.» (p.109)

Rôle de l’écrit

L’écrit devient un outil qui ligote le temps et permet de faire revivre les êtres qui disparaissent prématurément. Il donne ainsi une chance à l’avenir.
«Et si tu veux que ton amie reste vivante non seulement pour toi, mais pour tous, pour moi ou pour ton papa, il faut simplement que tu mettes par écrit ce que tu as imaginé dans ta tête. Comme ça, ton amie vivra pour tout le monde qui te lira. C’est presque révolutionnaire!» (p.176)
Bertrand Gervais démontre dans «L’île des Pas perdus» sa grande virtuosité et se laisser porter par son imaginaire pour notre plus grand bonheur. Un magnifique plaidoyer pour l’écrit et le droit à l’invention.
«Le Palais des livres est un endroit féerique. Pour un bibliophile, du moins. Il n’y a que ça à perte de vue. Des livres, des livres et encore des livres. Sur cinq étages. Un escalier central, illuminé par un puits de lumière, donne au lieu un charme espagnol, et pas un seul mur n’est libre d’étagères toutes encore remplies de bouquins aux dos délavés par le temps.» (p.95)
Une restriction peut-être? Les longs extraits de «L’île des Pas perdus» d’un certain J.R. Berger, un nom inventé à partir de celui de l’auteur. L’action s’étiole dans les descriptions qui nous coupe de la quête de Caroline.

«L’île des Pas perdus» de Bertrand Gervais est publié chez XYZ Éditeur.

jeudi 18 octobre 2007

Gilles Jobidon nous entraîne ailleurs

Je connaissais Gilles Jobidon de nom. Le hasard a fait que je suis passé à côté de ses romans. Les chemins de la lecture sont pleins de détours, de poussées et de raccourcis difficiles à expliquer. Ses ouvrages pourtant ont retenu l’attention de la critique et je n’ai lu que de bons mots pour «La route des petits matins» (le beau titre !) et «L’âme frère». Son premier roman raflait le Robert-Cliche, le prix Anne-Hébert et le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec.
Je me suis faufilé dans l’œuvre de cet écrivain par la petite porte si l’on veut. «D’ailleurs», un recueil de sept nouvelles vient de paraître chez VLB Éditeur. À peine si l’ensemble couvre quatre-vingt pages, mais c’est bien suffisant pour vous entraîner dans un pays du Sud, à Paris et en Afrique sans rompre avec le Québec. Ces «ailleurs» troublent et dérangent. À chaque fois la vie se rompt et laisse l’âme à la dérive malgré un humour subtil et parfaitement maîtrisé. Dans «Ly Sanh», un enfant perd sa grand-mère et la retrouve «dans une urne funéraire».
«Trois jours plus tard mamie Ly était revenue. Le problème, c’est qu’elle n’était pas tout à fait dans son assiette, c’est une façon de parler. En fait, elle était en poudre. C’est fou comme c’est petit une grand-mère en poudre, comparée à une vraie grand-mère dinosaure précambien. Maman nous a expliqué à mon frère et moi qu’elle était mourue, qu’on l’avait fait entrer dans le cinérateur et qu’elle en était ressortie comme ça, en poudre.» (p.40)

Les bascules

Toutes les nouvelles sont constituées d’événements qui bouleversent les personnages. Un incident et la vie bifurque brutalement. Monsieur Henry décide d’annoncer à son épouse qu’il s’est résolu à vendre son restaurant. Il est foudroyé en comprenant que sa femme aime son meilleur ami. Une photographe participe à un safari africain avec son modèle et inspiratrice. Une tragédie la ramène à Montréal. Elle délaisse son art, s’abandonne à la dérive. L’élan créateur est disparu.
«La beauté constitue alors pour Patricia une véritable obsession. En quelques années, son œuvre a glissé lentement de l’esthétique des objets à la splendeur de la nature. Ensuite, elle a exploré la beauté féminine grâce à son amie Sara, une métisse aux ancêtres navajos et africains du côté maternel, scandinaves du côté paternel. Une beauté rare, fascinante.» (p.51)
Des fausses confidences à New York, «un pull» obsède un Montréalais de passage à Paris, un homme marié tourne autour d’un jeune homme comme un papillon de nuit. Le texte le plus étonnant met en scène Théodausse Pierrrichon, président d’une compagnie d’assurances et iconoclaste. Il entraîne le lecteur dans les aberrations d’une humanité qui tout au long de son histoire brûle les livres, le symbole de la connaissance. Un bijou d’humour et d’érudition.
«L’homme devint intarissable lorsque le récit s’engagea sur une des périodes les plus noires de l’humanité, si ce n’est la plus carbonifère pour l’histoire du livre, curieusement appelée la Sainte Inquisition. Son père décrivait non sans humour cette « lumineuse » période durant laquelle un nombre incalculable de brasiers « éclairèrent » la nuit qui s’était abattue sur l’Ancien et bientôt le Nouveau Monde. Cette « sainte » avait en effet sévi durant plus de trois cents ans. L’auteur précisait que, pour les millénaristes et les démagogues de tout acabit, seuls les illettrés sauvent le monde des visions mégalomanes des libres penseurs, des scientifiques, et des artistes, bien sûr.» (p.69)

Un orfèvre

Gilles Jobidon, on l’a souvent souligné, est un écrivain qui cultive une écriture très personnelle. Il trouve dans ses nouvelles un ton, une manière qui fait éclater les balises, brosse sa phrase, la peaufine, trouve le mot juste, n’hésite jamais à nous étourdir un peu malgré une apparente limpidité. Un délice pour le lecteur qui aime se faire surprendre, apprécie les textes qui évoquent les délicatesses de la porcelaine.
Oui, je me tourne vers ses romans pour savourer cette écriture et découvrir des univers. L’important, c’est que j’ai fini par croiser cet écrivain particulièrement original, malgré les routes qui nous avaient éloignés jusqu’à maintenant.

«D’ailleurs» de Gilles Jobidon est publié chez VLB Éditeur.

mardi 16 octobre 2007

Sergio Kokis ne cesse d’inventer des mondes

Sergio Kokis, depuis «Le pavillon des miroirs» paru en 1994, a publié quatorze romans. Une cadence époustouflante quand on sait qu’il ne dédaigne pas les gros ouvrages qui prennent la dimension de véritables fresques.
Il a même osé entraîner le lecteur dans une trilogie mettant en scène les personnages d’un cirque qui fuient l’Europe lors de la Deuxième Guerre mondiale. «Saltimbanques», «Kaléidoscope brisé» et «Le magicien» révèlent les coulisses de la dictature en Amérique du Sud. Un univers fait de grandeur et de démence. Des pages époustouflantes.
En 2003, il publiait «Les amants de l’Alfama», un ouvrage magnifique et captivant. L’an dernier, il surprenait avec «La gare», un texte où toutes les références basculent et confondent le lecteur.
Bien sûr, tout n’est pas égal dans cette production foisonnante. J’ai un peu tiqué en lisant «Le maître de jeu» où il n’hésite pas à convoquer Dieu pour discuter et argumenter. Pourtant, Kokis trouve là encore le moyen de surprendre par son propos et son imaginaire.
Il s’attaque aussi à des sujets que peu d’écrivains abordent. Je pense à la contrefaçon en peinture dans «L’art du maquillage». Une trame romanesque un peu faible, mais un regard percutant sur le sujet par un écrivain qui est aussi peintre. Il illustre toutes les jaquettes de ses romans.

Rebelle

Sergio Kokis est un rebelle et je le soupçonne d’être un tantinet têtu. Il nous entraîne dans les hautes sphères même si, parfois, il néglige un peu son écriture, se laissant emporter par son propos. S’il était impeccable dans «La gare», il a fait vite dans «Le fou de Bosch», sa dernière parution. L’écriture est moins serrée, un peu bavarde même. Nous sommes loin de «Negao et Doralice» ou «Les amants de l’Alfama». Cela a un peu gâché mon plaisir, je l’avoue.
Cette fois, il suit Lukas Steiner qui se croit victime d’une machination universelle. Ce Steiner vit à Montréal, se sent espionné par tout le monde à la bibliothèque municipale. Tous en veulent à sa peau, y compris les concepteurs de la Grande bibliothèque du Québec qui est encore en projet. Un personnage qui permet tous les délires et de jongler avec tous les préjugés. Kokis s’en donne à cœur joie. Il a cet art de suivre des marginaux qui voient le monde à travers des verres déformants.
«Cet immense trou bétonné, carré, disgracieux, tel un sordide dépotoir atomique deviendrait inexorablement le parking souterrain d’un bâtiment moderne, sans cave ni grenier, sans recoins où se cacher, entièrement informatisé, illuminé de partout, envahi de lecteurs avides et indisciplinés qui se serviraient à leur guise et sans scrupules des livres chers à son cœur.» (p.29)
Et voilà que Steiner se «reconnaît» dans les fresques de Jérôme Bosch, un peintre né en 1453 et décédé en 1516. Convaincu d’avoir servi de modèle à l’auteur du «Jardin des délices», il explore l’univers étonnant de ce peintre. C’est le meilleur du roman. Steiner prendra la fuite et traversera une partie de l’Europe en marchant vers Saint-Jacques de Compostelle. Un parcours que le romancier a fait, il y a quelques mois, en chaussant les bottes du pèlerin.

Le mal

De magnifiques pages sur Jérôme Bosch, l’obsession du mal qui hante les fresques que Steiner retrouve et admire un peu partout dans les musées des pays qu’il traverse.
Malheureusement, Sergio Kokis résiste mal au plaisir de donner des petits coups de griffes un peu puérils. Des phrases assassines sur Jacques Parizeau ou encore les Québécois font hausser les épaules. Des fadaises qui heurtent un peu le lecteur admiratif que je suis.
«… Steiner reconnut aussi de manière indiscutable le visage gras, haineux et rempli d’arrogance de l’ancien premier ministre Jacques Parizeau… … Steiner détestait ce politicien, qu’il qualifiait volontiers de paradigme du grand bourgeois fat, impertinent et proche du racisme par sa haine des étrangers.» (p. 63)
Bien sûr, le personnage permet ce genre de propos, mais Kokis a trop de talent pour se complaire dans ce genre de balivernes.
Malgré ses outrances, son machisme, son obsession de la putain, ses tics, son côté un peu brouillon et ses jugements à l’emporte-pièce, Sergio Kokis demeure une voix unique au Québec et un écrivain qui ne cesse de surprendre et d’éblouir.

«Le fou de Bosch» de Sergio Kokis est publié aux Éditions XYZ.

jeudi 11 octobre 2007

Stanley Péan bouscule notre réalité

Stanley Péan, avec «La nuit démasque» et le «Cabinet du Docteur K», a entrepris de rassembler des nouvelles qu’il a éparpillées dans différentes revues ou rédigées pour une lecture publique. «Autochtones de la nuit» vient compléter ce cycle avec une vingtaine de textes. La plus ancienne nouvelle remonte à 1993 et l’ensemble du recueil a été écrit à partir des années 2000. Le tout offre une unité remarquable.
Stanley Péan a une prédilection pour les jeunes qui décrochent et basculent dans l’envers de la société bien pensante. À peine sortis de l’enfance, ses personnages s’égarent dans la nuit pour survivre de rapines, de prostitution et d’expédients. Agressés par des proches, leurs blessures ne se cicatrisent jamais, les poussant dans une marginalité et une violence terrible. Des êtres qui se battent pour manger et qui risquent leur corps à chaque instant, des univers que l’on retrouve dans les bulletins d’information ou qui font les manchettes des journaux.
L’écrivain nous entraîne dans ces zones troubles, effleure des pulsions que nous n’aimons guère évoquer, se faufile derrière le sensationnalisme, aborde des drames que les dirigeants refusent souvent de considérer et ne savent comment aborder. Un monde dur, violent où toutes les perversions dominent et broient les âmes. Une société malade, gangrenée qui va vers sa perte peut-être…
«Les plus anciens s’en souviennent mieux que moi. Terrible fut notre débandade le matin où nos châteaux en Espagne s’écroulèrent tels des châteaux de cartes. Secoués depuis leurs fondations par le chant fatidique de mille trompettes, les tours chancelèrent, frappées de plein fouet par la riposte inévitable des laissés-pour-compte que nous avions dédaigneusement condamnés à vivre dans les soubassements infects de l’empire. Paniqués, certains d’entre nous ont préféré sauter dans le vide plutôt que d’être pulvérisés dans l’irrémédiable effritement.» (p.12)

Réussite

Il y a ceux qui ont tout fait pour réussir et qui transgressent des frontières pour se prouver qu’ils sont vivants et ressentir de vraies sensations. Dans «Sévices amoureux», un homme d’affaires paie un tortionnaire pour violer et torturer la femme qui menace de le quitter.
«La véritable surprise se trouve sous le coupe-vent: cet attaché-case de design italien, elle le reconnaîtrait entre mille, elle l’avait elle-même offert à Richard à Noël, il y a sept ans. À l’intérieur, un contrat au bas duquel son mari avait apposé sa griffe. Dans la pénombre, elle déchiffre difficilement les termes de l’entente, mais n’en a plus vraiment besoin pour déduire les tenants et aboutissants de sa séquestration. Elle tressaille au son de cette voix qu’elle a appris à redouter au fil des derniers jours et qui, pour la première fois, s’adresse directement à elle.
- J’ai été naïf de penser que ta thérapie était finie et que t’étais prête à retourner à la maison. Ça a l’air que t’es plus coriace que la moyenne. Tant pis, va falloir que M. Champagneur prenne son mal en patience!» (p.142)

Part de soi

Stanley Péan n’hésite pas à puiser dans sa vie pour étayer sa fiction. Les voyages entre Québec et Montréal font partie de son quotidien, le Saguenay surgit ici et là, la musique de jazz colle à ses personnages et crée un monde envoûtant.
Il faut s’attarder particulièrement aux «interludes» où l’auteur reprend son souffle, rêve la vie, évoque des circonstances qui font que des amours s’étiolent en ne laissant que quelques impressions. Une méditation sur l’impossibilité de retenir le temps qui va sans jamais se retourner.
«Nous trinquerons une dernière fois, mon amour, à nos spectres que nous traînons de dérive en dérive. Je t’embrasserais peut-être encore, chastement, en te retenant au creux de mes bras maigres comme pour écraser ta beauté contre ma poitrine. Ensuite… Ensuite, avant que la nuit s’impose, irrévocable, il me faudrait continuer ma route, aller de l’avant.» (p.228)
Doué pour créer des atmosphères, à la manière de Miles Davis, son musicien préféré, Stanley Péan sollicite tous nos sens. De plus, dans ses histoires, il a cet art de retourner la situation par une fin qui laisse au bord du précipice.

«Autochtones de la nuit», de Stanley Péan est publié aux Éditions de la Courte échelle.

jeudi 4 octobre 2007

Jacques Antonin raconte sa vie

Méchant risque que de raconter sa vie. Un jeu de la vérité qui peut choquer ou frustrer certaines personnes qui croyaient occuper une place de choix dans votre parcours. Cela peut aussi être magique. Pensons à Gabrielle Roy.

Jacques Antonin s’en sort plutôt bien. «Je me serai livré à cet exercice sans trop de bouleversements intérieurs. Moi qui appréhendais de revivre certains passages de ma vie m’ayant que trop peu laissé de bons souvenirs, ça doit être dû à l’âge, je les aurai traversés d’un trait de plume. Du bout des doigts. Et même si parfois j’y suis allé plus en profondeur que prévu, j’aurai réussi à m’épargner dans cette aventure.» (p.476)
Ce Bouchard, dont la famille a vécu à Métabetchouan au Lac-Saint-Jean, a connu un parcours singulier. Comme s’il avait roulé à 500 kilomètres heure pendant toute sa vie, multipliant les expériences, les spectacles, les voyages et les amours. Que de péripéties pour le petit «Bouchard-Ananias» qui a quitté son Lac avec quarante-deux cents en poche pour faire carrière, sans pour autant glaner fortune et gloire.

Difficile chemin

Interprète d’abord, il a glissé vers ses chansons, acquerrant à la dure le titre d’auteur, compositeur et interprète. Il a dit oui à toutes les aventures que la vie lui proposait, connu toutes les scènes de Québec et de Montréal, sans compter celles des régions où il ne refusait jamais de monter. Une sorte d’aventurier de la chanson, de kamikaze, autant dans sa vie personnelle que dans sa carrière. «Un gigoteux», aurait pu dire sa mère Antoinette.
Lire cette autobiographie, c’est vivre de l’intérieur un pan de la chanson populaire contemporaine, bondir dans les textes d’Antonin, le suivre à la trace autant au Québec qu’en France. Il raconte juste ce qu’il faut de sa vie privée sans se complaire dans ses misères.
Oui il a connu à peu près tout le monde, n’hésitant jamais à frapper aux portes et à foncer. «Un front de bœuf», comme il dit. Un homme «de gang», un rassembleur qui attire tout le monde et sait se faire aimer. Généreux, sensible, une vraie dynamo, il était toujours là pour les virées les plus folles ou pour donner un coup de main.

Ses héros

Il garde une tendresse particulière pour Félix Leclerc, son mentor, Léo Ferré, Clairette, Danielle Oderra, Monique Leyrac et Tex Lecors. La liste pourrait s’allonger. Il a connu tous ceux et celles qui tentaient de se faire une place dans ce monde souvent ingrat. Bien sûr, il y a eu des froissements. Il le dit avec franchise sans trop insister. «C’est rare, disait-il lors d’une rencontre au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Je pense avoir acquis la reconnaissance de mes pairs. Ils aimaient ce que je faisais mais le public n’a jamais suivi.» Il constate simplement, sans rancœur, sans amertume.
Que peut-il se reprocher? Il a fait tout ce qui était humainement possible pour réussir. Il dira aussi avec un sourire qui le transforme: «J’ai tellement de beaux souvenirs. C’est formidable!» Le lecteur ne peut que se dire qu’il aurait mérité mieux parce qu’il y a mis toutes ses énergies, hypothéquant même sa santé.

Injustice

Les jeunes qui se lancent dans l’aventure de «Star Académie» et qui rêvent de gloire et de richesse devraient lire l’autobiographie de Jacques Antonin. Il recevrait une belle dose de réalisme.
Un texte touffu comme une talle de chiendent qui se perd parfois pour mieux se rattraper dans le détour. Le lecteur vit une véritable expédition dans le monde de la chanson québécoise des années soixante à nos jours. Et puis, juste le dernier chapitre où Antonin écrit ce qu’il pense de la chanson de maintenant et des vedettes que l’on «programme» comme des ordinateurs vaut le détour. Que c’est bien envoyer! Antonin est d’une franchise rare et il réussit à tout dire avec dignité et générosité. C’est tout à son honneur. Un livre émouvant et touchant, le parcours d’un homme qui n’a cessé de courir derrière «une inaccessible étoile».

«Mes valises, mes albums» de Jacques Antonin est publié aux Éditions SM.

jeudi 27 septembre 2007

La grande aventure de la littérature québécoise (2)

«Histoire de la littérature québécoise», de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, démontre que certaines questions, pendant presque 500 ans, ont fait l’objet de débats. Les écrivains doivent-ils s’adresser à un lecteur étranger ou à un concitoyen d’ici? Quelle langue utiliser? Quelles valeurs privilégier? Il faudra attendre «Les Anciens Canadiens» de Philippe-Aubert de Gaspé pour trouver un livre fondateur qui s’adresse au lecteur québécois. Le genre, boudé jusqu’alors, connaîtra un succès, devenant le premier best-seller de l’histoire littéraire.
«Après un premier tirage de deux mille exemplaires écoulés en quelques mois, «Les Anciens Canadiens» est aussitôt réédité, tiré cette fois à cinq mille exemplaires. Une traduction anglaise paraît dès 1864 (par Georgiana M. Pennée) sous le titre «Canadians of Old», suivie d’une deuxième en 1890, par Charles G. D. Roberts qui modifiera le titre en 1905 (Cameroun of Lochiel). (p.123)
Les journaux joueront aussi un rôle crucial pendant ces escarmouches portant sur la langue littéraire. Des partisans réclameront une expression typique quand d’autres se conformeront au modèle parisien. Olivar Asselin, Arthur Buies, Jules Fournier, Claude-Henri Grignon, Henri Bourassa et André Laurendeau attiseront la polémique. Comment s’étonner alors que la littérature emprunte le chemin de l’histoire. Signalons le travail de François-Xavier Garneau et de Lionel Groulx, deux figures marquantes. Louis Dantin, Edmond de Nevers et Jean-Charles Harvey contestent ou approuvent les diktats que l’Église veut imposer.

Louis Hémon

Au début du siècle dernier, «Maria Chapdelaine» de Louis Hémon causera une véritable commotion qui hantera Félix-Antoine Savard et presque tous les auteurs. Le «roman de la terre» mobilisera Damase Potvin, le premier écrivain du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Léo-Paul Desrosiers, Ringuet et Antoine Gérin-Lajoie. Plus près de nous, Alfred Desrochers donnera une autre dimension à ce conflit en écrivant dans une langue à la fois populaire et recherchée.
Le joual, selon le terme trouvé par Claude-Henri Grignon pour parler de la langue des Québécois, aboutira à Michel Tremblay et à la pièce de théâtre «Les belles-sœurs». Ce sera la fin d’une controverse qui aura coloré l’histoire de la littérature québécoise. Jean-Paul Desbiens, le «frère Untel», né à Métabetchouan, écrira même un best-seller en pourfendant les défenseurs du joual. Plus près de nous, Victor-Lévy Beaulieu continue de défendre cette idée de créer une langue d’ici.
À partir des années 60, la littérature s’impose avec Gaston Miron et le groupe de l’Hexagone, la publication des revues «Liberté», «Parti pris» et «La Barre du jour». Roland Giguère, Paul-Marie Lapointe, Anne Hébert, Gabrielle Roy et Marie-Claire Blais survolent l’époque. Trente ans plus tard, les écrivains de best-sellers Marie Laberge et Yves Beauchemin écriront une nouvelle page de notre littérature.

Littérature de la région

Notons cependant, que quelques écrivains seulement du Saguenay-Lac-Saint-Jean trouvent une niche dans cette histoire de la littérature. Si les poètes Paul-Marie Lapointe et Gilbert Langevin retiennent l’attention, Michel Marc Bouchard, Daniel Danis et Larry Tremblay sont à peine mentionnés dans le volet théâtre. Les romancières Lise Tremblay et Élisabeth Vonarburg sont les seules à attirer l’attention des trois auteurs.
«La ville de Québec où vit l’héroïne du roman est bien réelle, mais c’est aussi «celle des livres de Poulin», comme le précise la narratrice. Le personnage marche ainsi dans les rues de la vieille ville en traînant partout «Le Cœur de la baleine bleue»», écrivent les historiens à propos du premier roman de Lise Tremblay, «L’hiver de pluie». Rappelons qu’elle recevait le titre de «Découverte de l’année» du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean avec cet ouvrage paru en 1990.
«Histoire de la littérature québécoise» est un ouvrage exceptionnel, un manuel incontournable qui, il faut le souhaiter, deviendra une référence dans tous les cégeps et les universités du Québec. La littérature avait besoin de cette oeuvre remarquable pour montrer sa diversité et son immense richesse.
Il reste peut-être à explorer notre littérature en mettant l’accent sur les régions. Le lecteur découvrirait des «littératures» qui se développent et se caractérisent selon «les pays du Québec».

«Histoire de la littérature québécoise», de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge est paru chez Boréal Éditeur.

jeudi 20 septembre 2007

La grande aventure de la littérature québécoise (1)

Michel Biron

Élisabeth Nardout-Lafarge
Prétendre survoler la littérature du Québec, des débuts à nos jours, s’avère une aventure parsemée d’embûches. Où commencer, quel angle privilégier pour lui rendre justice et la mettre en valeur? Ce sont des questions que Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, en compagnie de leurs nombreux collaborateurs, ont dû se poser tout au long d’un travail qui a demandé des années de réflexions et de recherches. Il faut s’attarder à l’index et à la bibliographie de cet ouvrage pour prendre conscience de la quantité impressionnante de lectures et de documents qu’ils ont dû parcourir.
Quand on évoque histoire, on s’attend à ce que les concepteurs dégagent les forces qui portent une littérature, prennent un recul pour faire le portrait des périodes envisagées. Le pari est risqué parce que nous survolons quasi cinq siècles d’histoire politique et sociale du Québec et du Canada, par ricochet.
Les auteurs ont dû respecter des balises sinon l’entreprise risquait de basculer dans la confusion.
«Nous avons essayé de combler cette lacune en nous basant sur trois grands principes: faire prédominer les textes sur les institutions ; proposer des lectures critiques; marquer les changements entre les conjonctures qui distinguent chacune des périodes», précisent les signataires de l’étude dans la préface.

Périodes

Cinq grandes périodes découpent ce travail colossal. Les écrits de la Nouvelle-France englobent les XVIe et XVIIe siècles. Les années 1763 à 1895 illustrent l’ancrage dans une réalité qui se modifie après la bataille des plaines d’Abraham et l’instauration du régime parlementaire britannique. Plus que jamais, après la Conquête, la question de l’identité s’impose. Les écrivains sont déchirés entre la volonté de créer une littérature «canadienne» ou se conformer au modèle venant de Paris. Le débat ne sera pas tranché avant la période contemporaine. Il y a la nation qu’il faut défendre contre les influences étrangères; l’histoire nationale qu’il faut écrire pour faire mentir Lord Durham. Comment élaborer une littérature purement «canadienne» sans risquer de «créoliser le français d’ici»? Faut-il coller au langage populaire qui a fait la vigueur du conte ou utiliser une langue parisienne qui risque de couper les écrivains de la population? Tradition ou modernité, régionalisme ou métropole? Ces questions préoccupent les auteurs jusque dans les années 60 où la question du joual éclate autour «Des belles-sœurs» de Michel Tremblay, engendrant des polémiques qui feront le bonheur des médias. Cette quête d’une spécificité «américaine» disparaîtra à partir des années 80 avec l’arrivée d’écrivains immigrants qui font sauter les frontières de l’imaginaire québécois.

Et la nation

La littérature n’est jamais imperméable aux soubresauts politiques qui mobilisent les classes dirigeantes. Certaines thématiques traversent les époques. Jusque dans les années quatre-vingt, la question de la nation ou du pays reste obsédante dans la poésie et le roman. Biron, Dumont et Nardout-Lafarge font aussi quelques incursions du côté du Montréal anglophone pour établir des parallèles et donner un éclairage particulier.
«L’histoire de la littérature québécoise» démontre que certains débats perdurent même si la littérature au Québec est foisonnante et particulièrement diversifiée depuis les années 80. Notre corpus littéraire est vivant et couvre tous les genres bien qu’il soit de plus en plus marginalisé dans les médias, l’enseignement et Internet.
Ce survol de près de 700 pages bien tassées, agrémenté de photographies des principales figures qui marquent chacune des époques, permet au lecteur de franchir les siècles sans s’égarer, de vivre les soubresauts qui mènent à une écriture originale et typique, à l’élaboration d’une pensée marquée par des hésitations, des blocages, des peurs et les diktats de l’Église.
Cette oeuvre, à la fois littéraire, sociologique et politique, est un pur bonheur qui ne se dément jamais. Oui, la littérature n’est jamais gratuite et désincarnée même si certaines oeuvres peuvent sembler « un regard et un jeu dans l’espace » pour faire un clin d’œil à Saint-Denys Garneau. Le travail de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge devient le roman de l’écrit au Québec.

« Histoire de la littérature québécoise », de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge est paru chez Boréal Éditeur.

jeudi 13 septembre 2007

Peut-on expliquer l’univers et la vie

Pour Jean Désy, la planète Terre est un immense territoire qui permet à l’homme de se confronter avec la vie, avec la mort aussi, de se retrouver devant soi à la limite de ses possibilités, de ses peurs et de ses angoisses. Les pays doivent servir à se définir, à se trouver par le voyage, l’aventure, la confrontation avec les éléments qui servent de catalyseur et à montrer ce que le vernis de la civilisation a masqué en nous ou refouler au plus profond de notre être. Ce n’est souvent que devant les situations extrêmes que des aspects d’un individu s’expriment.
Dans «Âme, foi et poésie» Jean Désy se questionne, se regarde, interroge l’univers, les textes de réflexions et ces poètes qui rêvent le monde et le sentent peut-être encore plus qu’un scientifique ou un supposé rationaliste. Il est rare aujourd’hui de surprendre un écrivain qui s’attarde aux croyances, qui tente de donner un sens et une explication à l’univers. Un écrivain qui ose utiliser le nom de Dieu et qui parle de foi. Cela semble un peu anachronique mais Jean Désy ne maquille rien, tente dans cet essai de trouver du sens dans une vie qui a de plus en plus de mal à trouver une direction et à s’accrocher à des vérités qui expliquent la terrible aventure de la vie qui s’étire entre la naissance et la mort. Un paradoxe que pas un penseur, pas un savant n’a réussi à expliquer totalement sans qu’il ne subsiste de doutes. L’homme reste un cas, un anachronisme peut-être qui a conscience d’être dans le monde, qui sait qu’il va mourir et qui doit se débrouiller pour faire face à l’absurdité de la vie si on pense qu’elle aura une fin. Le contraire serait peut-être tout autant fou et absurde.

Territoire

Jean Désy, poète, romancier, essayiste, médecin, ne cesse de se mettre en situation de réfléchir. Il aime se fier à ses forces physiques tout autant que psychiques pour découvrir quel être est profondément enfoui en lui, cet être que la civilisation et le monde matérialiste a tendance à étouffer. Il est attiré par les pays de contrastes, les extrêmes, où l’humain a l’obligation de se questionner, de penser chacune de ses sorties parce que la nature ne pardonne pas. La mort est là, devant, à bout de regard. Vivre devient une lutte de tous les jours, une réflexion essentielle.
Jean Désy aime ces territoires nordiques où les horizons se brisent, ces étendues de pierres et de neige où le vent menace de vous emporter. Il aime ces gens qui ont survécu avec peu, se fiant à leur instinct, à leur intelligence, à une intuition unique. Un peuple aussi que la civilisation du Sud menace dans son esprit et dans son corps.
Jean Désy est un poseur de questions, un agitateur de textes. Il fouille les grandes philosophies, s’attarde à Nietzche, Platon, Aristote, garde un amour tendre pour les poètes qui font table rase de connu comme s’ils se retrouvaient au milieu de la toundra et qu’ils devaient inventer une autre façon de faire. Il aime particulièrement Arthur Rimbaud et Saint-Denis-Garneau. Il revient à ces poètes qui touchent l’essentiel.
Bien sûr, Jean Désy n’apporte pas de preuves irréfutables à ces questionnements. Il se bute à des espaces, des pensées qui ramènent à l’existence de Dieu, à la vie qui prend un autre sens si on croit à un au-delà ou une vie après la vie. Les questions se suivent comme un attelage de chiens qui vous entraînent.
L’écrivain demeure un être déchiré entre la civilisation qui en a fait un médecin qui compatit avec les tourments et les souffrances, la pensée qu’il retourne dans tous les sens pour trouver une direction peut-être.
Ce qui reste surtout, c’est la question sans réponse, cette hésitation devant la vie et la mort, la marche de l’humanité qui s’illusionne trop souvent, qui se perd dans des futilités et des amusements. Désy ne trouve pas beaucoup de réponses mais reste fascinant par sa façon d’être et de secouer la vie. Comme si chaque homme et chaque femme avaient la tâche formidable de trouver un sens à leur vie.

«Âme, foi et poésie» de Jean Désy est paru chez XYZ Éditeur.