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jeudi 15 décembre 2005

Le quotidien peut devenir un enfer


Christiane Lahaie, dans une suite de chants ou d’élégies, plonge au coeur de la désespérance et de la souffrance.
Il fait nuit de lune, nuit de froidure dans la chambre. L’homme dort et la femme veille. Des carrés lumineux glissent sur le mur, au pied du lit. Le chat Dali explore l’appartement pendant qu’elle tente de démêler le fil de sa vie. Elle a aimé, aime peut-être encore, l’homme qui s’abandonne au sommeil. Elle souhaite l’aube, l’heure du geste. Immobile, effarouchée, la narratrice défait les noeuds de cet amour impossible.
«J’aimerais croire que la nuit est douce. Que le chat est heureux, blotti contre mon ventre. Je ne devrais pas chercher à me souvenir de ça. Je devrais dormir, mais je n’y arrive pas. Je n’y arrive plus très souvent, d’ailleurs. On dirait que je suis aux aguets. Que la peur me tient dans un état de demi-sommeil. Je suis prête à bondir à la moindre alerte. Tout à l’heure, tu as levé le bras pour prendre la salière. J’ai tout de suite couvert mon visage. Un réflexe. Tu m’as bien domptée. Ça t’a troublé ; je l’ai vu dans tes yeux. Comme si tu ne savais pas d’où ça pouvait bien provenir.» (p.69)
Préparez-vous à des scènes d’une violence intolérable. Pourtant, la narratrice étudie et fréquente l’université. Pourquoi tolérer un homme qui accuse le monde entier pour ses échecs et ses dérapages? Comment une telle soumission est-elle encore possible de nos jours?

Efficacité

Christiane Lahaie, en peu de mots, décrit la peur, les drames que l’on masque dans les colonnes des statistiques ou sous la rubrique des faits-divers journalistiques.
Des textes courts, écrits avec un scalpel, qui percent peu à peu le silence. Comme si la narratrice se penchait sur des photographies pour raconter sa descente aux enfers. Une alternance du «tu» accusateur et du «il» le plus neutre pour chasser l’émotivité.
Un récit pathétique qui traduit l’indécision de la narratrice et le courage dont elle fait preuve pour s’évader. Une écriture efficace qui colle à ces textes minimalistes. Il le fallait pour faire ressentir ce climat tout à fait intenable.

«Chants pour une lune qui dort» de Christiane Lahaie est paru aux Éditions Trois.

mercredi 14 décembre 2005

Quels mots vous révèlent et vous hantent?


Il n’y a pas de hasard. Certains mots vous traquent et créent des brèches dans les fortifications que l’écriture dresse autour de soi.
L’abécédaire peut s’avérer un exercice périlleux. Vingt-six mots suffisent-ils à dresser un portrait juste de soi ? Denise Desautels, à partir de chaque lettre de l’alphabet, a isolé un mot pour plonger dans ses hantises et la source de son écriture. Elle s’y abandonne avec une franchise et une honnêteté désarmantes. Une puissance égale à «Ce fauve, le Bonheur» qu’elle livrait en 1998.
«Après, bibliothèque, chat, écrire, journal, père» s’imposent. Une liste d’apparence anodine qui entraîne le lecteur dans l’univers de cette poétesse et écrivaine. Des événements qui laissent sans volonté, une difficulté à écrire cet «après». L’auteure s’arrache à peine à la mort de sa mère. Le monde est dévasté et elle doit réapprendre à posséder le jour.
«Mai 2002. J’écris après. Après la disparition de ma mère et de Lou, deux femmes ayant servi de modèles à deux autres, fictives, qui se relaient auprès de l’enfant, ma semblable, ma sœur, la narratrice de Ce fauve, le Bonheur. Après la parution de l’étrange trilogies : Cimetières : la vague muette, Tombeau de Lou et Pendant la mort. Après septembre, le 11, et ce qu’il y a devant, ce qu’il y a derrière, de souffrant, d’irrésolu, d’aveugle.» (p.7)

La mort

Denise Desautels interpelle ses morts, ceux qui ont menacé sa vie. Le père décédé quand elle était enfant, sa mère, des proches, des disparitions qui sont venues la hanter pour ne plus la quitter. Une présence que l’écriture a su garder à distance mais en exigeant une attention de tous les instants.
«J’écris dans une solitude privée d’ajournement. Traquée par cette insignifiance de l’après qui repousse loin la moindre prétention. Quoi qu’en pense l’autre, qui ne grandira jamais, je refuse de prendre le chemin creux où le sable bouge et nous enfonce. Or, dans ce silence qui précède l’aurore, certains mots ont l’air de petits tyrans.» (p.11)

Un livre touchant où elle ramène des réflexions puisées dans ses nombreux livres et ses lectures. Des textes d’une densité remarquable. Comme si Denise Desautels s’éloignait de sa poésie dans «Ce désir toujours» pour mieux la palper. Comme elle scrute une sculpture, recule devant une toile pour mieux la «voir». Denise Desautels cisèle chaque phrase avec une rigueur d’orfèvre.

«Ce désir toujours» de Denise Désautels est paru aux Éditions Leméac.

L'aventure s'invite dans les ruelles de Montréal

Les ruelles, ces apparences de rues qui se faufilent entre les maisons de la ville, ces ouvertures qui permettent de plonger dans l’intimité des quartiers, d’y surprendre l’envers du décor, la vie de tous les jours, celle que l’on dissimule aux regards. Juste le titre de ce récit constitue une énigme. André Carpentier s’est fait rôdeur, marcheur et arpenteur pour sentir, voir et découvrir ce que les façades des grandes artères de Montréal masquent.
L’écrivain passe et repasse, noircit des carnets, surveille à gauche et à droite, vole des bouts de phrase, des appels, des mots qui se transforment en énigmes.
Carpentier a toujours eu un faible pour les récits intimes, les réflexions qui surgissent quand on s’exile dans ces pays où les balises s’estompent ou, plus simplement, quand on se colle au familier avec tous les sens en éveil.
Le marcheur a sillonné les ruelles de Montréal en toutes saisons. Les ruelles de son enfance où il a inventé des châteaux et ressenti les premiers émois de l'adolescence. Il y a trouvé le printemps, l'été, l'automne et l'hiver, la neige, qui étouffe les ruelles et les transforme en bouts de campagne.

Intimité

S’aventurer dans les ruelles de Montréal, c'est surprendre un couple dans la fragilité de sa galerie ou une adolescente dans son mal-être. Les hommes et les femmes y dissimulent leurs extravagances, leur simplicité et leurs rêves.
«Dans les cours, il y a tout autant à voir: un bricoleur dans son garage qui recense ses outils, une femme au sourire de directrice des ventes qui passe son pouce sur une vaisselle ébréchée, un proprio qui cherche des fissures dans ses fondations, une gamine dans son maillot de cycliste en lycra stretch qui fait ses gammes au saxophone, une vieille qui, de sa main fragile, écarte les rayures de rideaux, un grand-père qui rapetisse, une grand-mère qui cède son autorité, un travailleur de nuit réveillé par l'effraction de la ruelle, qui peste contre la marche forcée au travail...  ... Un après-midi dans son cantique, quoi!» (p.35)
Jeunes, femmes seules, vieillards cloués sur une chaise comme un chat fatigué ou des adolescents qui foncent en bombant le torse. Beau temps mauvais temps, Carpentier hante des lieux, circule en amont et en aval, surprend les bonheurs de la lumière sur les murs de briques, des musiciens qui s’inventent une scène au fond d’un garage et des bricoleurs qui pourraient échafauder des cathédrales.

Les dangers

La ruelle a ses règles, ses habitués et ne s’y aventure pas qui veut. Carpentier devra s'expliquer avec les policiers. Situation embarrassante, amusante ou des moments plus inquiétants quand il fait face à des bandes agressives. Si certaines ruelles sont avenantes et bucoliques, d'autres se transforment en jungle. C'est le propre du flâneur que d’avoir les réflexes aiguisés et de savoir flairer le danger.
André Carpentier reprend sans cesse des croquis, élabore une sorte de palimpseste où la ruelle se livre dans toutes ses beautés.
«Des couleurs vives égayent le ciel de criardes rayures, ce sont des cerfs-volants qui se croisent et se frôlent et laissent échapper des flap-flap. Des ficelles à peine perceptibles les relient à des têtes de gamins aux regards parsemés d’étoiles, des gamins engagés à grandir sous l’effet des vents qui les tirent vers le ciel, eux qui veulent rester cloués au sol de l’enfance. Une femme des rues et des ruelles, perdue dans son délire, esquisse un temps un sourire béat devant ce spectacle, mais aussitôt rattrapée par une rage de fond, se reprend et fulmine contre ces méchants poteaux et fils électriques qui cherchent à attraper ces formes colorées qu’on dirait libres tant elles virevoltent, et elle crie et elle hurle et elle effarouche les enfants.» (p.123)
Un récit qui se savoure à petites gorgées et qu'on explore le sourire aux lèvres. Une belle façon de vivre l’aventure chez soi, de peindre la ville avec d’autres couleurs. Ça sent le B.B.Q, les sacs de poubelle éventrés, mais c'est formidablement humain. De quoi étonner et donner envie de partir, un matin de septembre, pour se perdre dans les sortilèges d’une ruelle.

«Ruelles, jours ouvrables» d’André Carpentier est paru aux Éditions du Boréal.

mardi 13 décembre 2005

Regards et jeux dans l’espace des corps


L’essentiel de ce très bel ouvrage, même si Daniel Danis, le dramaturge, y signe une douzaine de textes poétiques, est consacré à Louise Masson, peintre.
Louise Masson expose depuis une vingtaine d’année et a connu différentes mutations dans sa vie d’artiste avec tous les créateurs qui, jour après jour, questionnent la réalité. Figurations au début, paysages qu’elle a voulu reproduire, comme si l’art se trouvait dans la nature, à l’état sauvage. Des études, plus tard, bousculeront sa manière de faire. Des voyages encore et une quête spirituelle lui permettront «rencontrer» les estampes japonaises. Un choc qui marquera «le regard» de cette artiste toujours en changement.
«Les figures de Neuf-vues proviennent de formes humaines découpées à partir de reproductions de shunga que l’artiste a empruntées puis librement disposées sur une feuille : ces papiers découpés et superposés ont formé une épaisseur qui, lors de l’impression, s’est transférée sur la surface du bois gravé et est devenue texture dans le grain du papier, modulant le noir de l’encre.»
Les shunga sont des xylographies japonaises à caractère érotique «d’un réalisme spontané, elles se présentaient sous forme de séries de douze images, sortes de feuilletons érotiques, de manuels sexuels dont le but était éminemment initiatique et didactique».

Mythologie

La sexualité, au Japon, serait «une mythologie qui fonde le monde terrestre sur la rencontre du couple divin Isahaghi-Izaami». Des estampes particulièrement lyriques, des scènes érotiques foisonnantes de détails et d’anecdotes qui mettent en scène un homme et une femme. Des contacts sexuels, des postures acrobatiques et souvent fantaisistes créent une véritable fiction. La sexualité devenant expérience physique, spirituelle et mystique. On peut longtemps fantasmer à partir de ces prémices.
Louise Masson a étudié ces estampes pour rôder à la racine des rencontres intimes. Elle en a biffé l’anecdotique ou le narratif, éliminé tout ce qui pouvait rappeler le réel pour ne garder que des formes qui bougent et s’imposent dans l’espace. L’effet est étonnant et ses gravures deviennent particulièrement suggestives dans une sorte de ballet où les silhouettes humaines se détachent, se retrouvent et se cherchent. Des ombres qui prennent du poids quand elles se touchent et inventent des expériences ou des moments intimes.

Démarche


Un cheminement artistique mais aussi une rencontre avec Daniel Danis. La jonction de l’écrit et du visuel se réalise particulièrement bien cette fois. Des poésies qui collent aux illustrations deviennent l’incarnation, par et dans les mots, des univers suggérés par ces grandes silhouettes qui se joignent, se figent dans le recueillement des corps lors de la rencontre amoureuse. L’œil va de l’un à l’autre et invente un espace, un lieu où le mot et la forme se confondent. Le texte et l’ombre dialoguent, chuchotent et inventent la danse nuptiale. Le contact le plus intime de l’homme et de la femme passe dans ces grandes ombres qui s’effleurent ou se fondent. Daniel Danis signe des textes évocateurs et très suggestifs. Tout à fait dans l’esprit de l’ouvrage.
«Le carillon de bois suspendu à la porte arrière chante au diapason du vent. La maison respire un devenir doux.»
Des textes qui évoquent un haïku qui aurait perdu ses contraintes pour dériver dans la joie pure du dire.
«Derrière une butte, un lac d’eau limpide. Tu me dis : on pourrait s’y baigner tout deux. Alors, j’entrouvre mes lèvres, ta langue pénètre lentement dans ma bouche, devient sexe ; le jeu des entrelacs d’images se déploie sous mes yeux. Tous mes sexes éclatent pareils aux jardins de ma grand-mère. Je te ressens si près, si profondément en moi. Unis, unis en une seule terre et chair. Ô mon amour, mon amour.»

Démarche

Rose-Marie Harbour présente la démarche de cette artiste qui, par sa naissance et son cheminement, a été à la «jonction de deux mondes ou de deux imaginaires». Elle explique son questionnement à partir des paysages de l’enfance, les horizons plats de ses étés au lac Saint-Joseph qui ont modulé les premiers regards et les premières tentatives de saisir le monde.
Et puis la présentation de quelques shunga permet de visualiser d’où viennent les ombres suggestives de Louise Masson.
Un dernier texte plus substantiel ferme le livre. Une réflexion sur le temps et l’espace, deux éléments qui ne cessent d’intriguer et d’angoisser les humains.
Un très beau livre, grand format, une présentation soignée et de belle qualité. Papier glacé et reproductions impeccables des œuvres qui marquent le cheminement d’une artiste exceptionnelle.

«Neuf-vues» de Daniel Danis et Louise Masson est paru aux Éditions du Passage.

jeudi 1 décembre 2005

Bertrand Gervais signe un roman formidable

Il y a des romans qui aspirent et gobent. Impossible de s'arracher à l'univers qui s'ouvre en effleurant la première page. Des romans qui jamais ne seront assez volumineux et que l'on souhaiterait lire pendant des mois. Un monde en soi, une aventure que l’on souhaiterait sans fin. Bertrand Gervais a réussi l’exploit. «Les failles de l'Amérique» secoue nos certitudes et les gestes qui assurent la vie.
Thomas Cusson, Québécois au passé mystérieux, se retrouve à Santa Cruz où il s'est inscrit au doctorat en «Histoire de la conscience». Cette conscience, comment la définir ou la cerner? Quand sommes-nous conscient?
En plus, la Californie est cisaillée par la faille de San-Andréas. Un territoire incertain, peu fiable, dont l'histoire est marquée par des catastrophes qui ont détruit des villes entières. Pensons à San Francisco qui a été rasée. Cusson se retrouve là, au moment du plus récent désastre, en octobre 1989.
L’étudiant s'intéresse particulièrement à Le Corbusier, l'architecte français qui a voulu enfermer l'univers dans un chiffre-étalon. Le Modulator apparaît comme un nombre d'or qui pouvait devenir la mesure de l'univers.
«Le Corbusier cherchait à saisir l’esprit nouveau. La machine était, pour lui, l’expression par excellence de cet état de conscience. Sa foi dans la technique était inébranlable. Il voulait sauver l’humanité et croyait y arriver en proposant une révolution fondée sur la machine : les chaînes de montage, la production en série, l’efficacité industrielle.» (p.42)

Écriture

Thomas écrit frénétiquement, avec acharnement et c'est son journal que le lecteur découvre. Un homme fragile, happé par la violence, les faits-divers, les tueurs, la pornographie, les fissures qui secouent l'humain et lui font franchir les frontières de l'acceptable. Un personnage à l'image de cette zone instable qu'il habite. Ce territoire californien où la violence est récurrente, qui détient le record peu enviable des tueurs en série.
«L’ordinateur nous transforme en être imaginaire. Nous nous projetons sur un écran qui nous renvoie une image déformée de nos pensées. Nous ne sommes pas qui nous voyons apparaître à l’écran. Il y a là une version anamorphosée de nous, réduite en deux dimensions, en un noir et blanc, fortement contrasté, où certains de nos traits paraissent plus durs. L’ordinateur engage sa propre réalité. Il définit ses propres cadres de référence qui viennent modifier notre horizon d’attente.» (p.153)
Le lecteur est vite déstabilisé, entraîné dans les zones obscures de l'esprit et des pulsions qui repoussent les limites de l’acceptable, du plaisir, de la violence et de la sexualité. Tout cela en s’accrochant aux chiffres et aux ensembles qui peuvent s'avérer dévastateurs, une approche rationnelle complètement tordue.

Trou noir

Un roman incroyable, des êtres qui détonnent, n'arrivent plus à suivre, s’égarent de toutes les manières possibles. Autant l'intellectuel que la pauvre petite étudiante étrangère menacée par son père Turc. Des personnages à la dimension de cette zone de tensions formidables, à la lisière de la vallée de la mort qui subjugue par sa beauté et son silence. Le miroir de l'avenir peut-être?
«Le vrai. Le silence sans bruit de fond, le silence total, sans moteur au loin qui ronronne, sans vent qui froisse les feuilles et fait frissonner les pierres, sans insectes qui bourdonnent aux alentours. Le silence des pierres délavées. Le silence du borax et de la pyrite.» (p.193)
Bertrand Gervais est un sorcier. À la dernière phrase, le lecteur ne sait plus distinguer le vrai ou le faux, reconnaître cette Amérique belle de ses folies et de ses dérives.
Un texte qui bouscule les certitudes, les agissements et les croyances. Une architecture propre aux réflexions avec des phrases à méditer, à lire et relire pour en saisir tous les reflets.
Bertrand Gervais a écrit un extraordinaire roman comme il s'en publie peu au Québec. On trouve dans ces pages, la qualité, la force qui peut en faire un best-seller international.

«Les failles de l'Amérique» de Bertrand Gervais est paru aux Éditions XYZ Éditeur.