JEAN-FRANÇOIS LÉTOURNEAU est hanté par le Nord dans Le territoire sauvage de l’âme (quel beau titre), les grands espaces, la possibilité peut-être de vivre autrement dans une nature qui n’a pas encore été trop défigurée par les humains. Un lieu qui ne fait pas de quartiers, capricieux, mais qui fascine quand on apprend à composer avec lui. Professeur de français à Kuujjuaq, l’écrivain se retrouve dans un monde inconnu qui constitue pourtant une partie importante du territoire du Québec. Le voilà à s’agiter devant des adolescents qui le regardent comme l’étranger qu’il est, des jeunes dont il n’arrive pas à prononcer le nom et avec qui il doit passer toute une année. Ils ne l’écoutent pas et font tout ce qu’ils veulent. Le nouvel enseignant parle pour se justifier d’être là peut-être, pour se prouver qu’il est vivant.
Le contact avec le Nord ne se fait jamais facilement, du moins dans les récits de plus en plus nombreux qui nous plongent dans cet univers rude et fascinant. C’est toujours un incroyable dépaysement. Et il y a cette méfiance des Inuits et la langue. Tous communiquent en anglais et en inuktitut. Beaucoup de publications s’attardent aux étudiants qui apprennent ce qu’ils veulent, ne réagissent pas comme dans le Sud, ayant un rapport avec l’autorité qui étonne. Curieusement, ce sont surtout des professeurs qui écrivent en mettant les pieds dans ce pays dans le pays et qui nous racontent leurs grandes et petites mésaventures. L’année s’annonce longue pour Guillaume.
Les jeunes parlent entre eux, ignorent en riant tout ce que tu leur proposes. Et toi, tu continues d’enseigner dans le vide en regardant les collines rocheuses par la fenêtre. En orbite de la vie dans le Nord, du quotidien de tes élèves, ton esprit vivote quelque part dans le Sud. Mais ton corps, lui, se tient debout, chancelant, devant une classe de l’école Jaanimmarik. Tu en sais tellement moins que tout le monde ici. (p.36)
Le nouvel enseignant parcourt le village jusqu’à la frontière, s’attarde devant cet espace qui se répand au-delà du ciel, revient sur ses pas, tourne pour apprivoiser le milieu, bouger et se calmer, faire sien ce village qui semble vouloir le happer.
Ce qui se présentait comme un long calvaire pour Guillaume, une aventure qui s’enfonce dans des ornières connues et souvent décrites, change brusquement lorsqu’il décide de se rendre à l’aréna et de chausser ses patins. On le regarde bizarrement au début, mais quand il saute sur la glace, il est un joueur de hockey et un bon. Il s’intègre rapidement à l’équipe et gagne le respect de ses camarades. Tout bascule, rien ne sera pareil. Tout comme quand Irina, le personnage de Felicia Mihali dans Une nuit d’amour à Iqaluit enseigne le tricot à ses jeunes étudiantes.
ACCEPTATION
Le hockey lui permet de devenir quelqu’un dans la vie de la communauté, de se faire des amis et de profiter d’excursions avec eux dans la toundra pour la chasse et la pêche, des fins de semaine sous la tente avec les collègues, au bord de la rivière Koksoak, dans un coin de pays où ils occupent tous les territoires de leurs corps et de leur tête.
Parfois, tu marches dans les rues du village et tu n’en reviens pas d’être encore là, avec tes cheveux longs, ton gros nez et un sens de l’humour de plus en plus affûté. Les études des anthropologues, des ethnologues, des sociologues. Les analyses des psys, des travailleurs sociaux, des éducateurs spécialisés. Les écris romantico-exotiques des poètes, des romanciers et des autres amoureux des grands espaces vierges… Et si l’esprit du Nord n’était que le rire de tes élèves résonnant dans le vide de la toundra ? (p.64)
Ce qui étonne dans le récit de Jean-François Létourneau, c’est le saut dans le temps. Le lecteur retrouve Guillaume, quelques années plus tard, dans le Sud. Le Nord est décrit par la lorgnette du souvenir, d’histoires qu’il raconte le soir avant le sommeil. Le jeune enseignant s’est marié avec Caroline, une Gaspésienne qui est débarquée à Kuujjuaq, la deuxième année.
Ce fut l’amour.
Le couple a des enfants. Guillaume prend une année sabbatique pour s’installer dans un coin isolé, près de la Massawippi, en Estrie où il compte ancrer sa petite famille, leur apprendre la beauté de la nature dans une tente de prospecteur qu’il monte au milieu des arbres. Rapidement, ce refuge devient le centre de l’univers.
Caroline et Guillaume ont quitté le Nord les larmes aux yeux, avec le sentiment de trahir des amis et les étudiants. Ils l’évoquent souvent. Ce fut une période fabuleuse, le commencement du monde, une initiation et peut-être aussi la fin d’une époque.
NATURE
La tente, sous les arbres, devient le lieu rêvé pour les enfants, le temps des histoires, d’imaginer des aventures, de secouer des heures qui resteront marquantes pour les jeunes. Ils adorent se glisser dans les sacs de couchage, vivre la plus belle des complicités autour du petit poêle à bois. C’est l’occasion d’explorer la forêt, d’apprivoiser le ruisseau et les bêtes qui parcourent encore ce coin qui ne résistera pas à l’étalement urbain. La construction d’une autoroute annonce la fin de la solitude. Guillaume le sait, les régions sauvages sont de plus en plus rares et l’humain ne semble avoir qu’un but : faire disparaître ces espaces où la nature fait ce qu’elle doit faire. La vie à la frontière ne durera pas, tout comme le Nord a été bouleversé par l’arrivée des Blancs. Le saccage s’impose autant à Iqaluit qu’à Sherbrooke. Tout ça malgré les appels, les cris et les constats alarmants. Nos gouvernements planifient le désastre et la pollution.
RÉSISTANCE
Comment protéger la nature, contrer les gestes qui menacent de tout détruire de notre environnement ? Comment dire non au béton et à l’asphalte qui balafrent les pinières où l’automobile doit circuler envers et contre tous ? Comment vivre en lien avec la forêt sans dépendre des gadgets électroniques qui hantent nos jours ? Comment laisser les arbres, les cours d’eau et les bêtes en paix quand la ville s’étend comme un cancer ?
Plus que tout Le territoire sauvage de l’âme est un questionnement sur les lubies des humains et un regard nostalgique sur un monde qui disparaît peu à peu. Le séjour de Guillaume et Caroline dans le Nord se transforme en récit mythique où ils ont connu le bonheur dans un espace étourdissant, fragile aussi, et menacée par les projets des entreprises qui souhaitent y exploiter les mines et le pétrole.
Jean-François Létourneau lance un appel en évoquant son enfance et son père qui vivait au bout d’un rang. libre. Nous perdons nos racines, l’art de respirer le plus simplement possible dans notre environnement. Le constat est tragique. Tout disparaît comme la tente de prospecteur qui devient la proie des flammes. Le monde sauvage, celui de son âme et de ses ancêtres, n’a plus d’endroits pour s’épanouir.
Ses mains tremblent. En haut, Marie-Claire réclame des céréales en criant, son frère court en rond dans le salon et la nargue. Guillaume s’essuie le coin des yeux, remonte avec la boîte, le cordon du cœur traînant dans ses souvenirs. Caroline est penchée sur le journal. Son chum sait à quoi elle pense, à qui elle pense. Il dépose la photo de la tente sur la table. Elle la regarde, sourit. Dehors, les bruants continuent de virevolter dans les cèdres. Il faudrait qu’il neige bientôt, pour recouvrir les restes du désastre. Les enfants n’osent plus regarder par la fenêtre. Ils ne sont pas retournés dans les bois depuis le feu. Ils ont ressorti les tablettes et la PS4. La tente était si belle sous la neige : la toile blanche, le tuyau du poêle, la promesse de l’abri. (p.131)
La vie simple et lente n’est-elle qu’une légende que l’on raconte le soir autour d’un feu quand on vit en camping pendant quelques jours ? Les humains ont pillé les « territoires sauvages de l’âme », ces lieux où nous pouvions être dans toutes nos dimensions et toutes nos grandeurs.
Un court roman un peu déprimant, mais combien juste ! Nous allons tout perdre avec la banquise qui craque, « le Nord qui fond sur le reste du monde » comme l’écrit Létourneau. Un beau récit qui met en contact avec un milieu qui se défait peu à peu. J’ai refermé le livre avec un pincement au cœur, me demandant où était passé ce qui faisait mon bonheur pendant les mois d’été, quand, adolescent, je m’installais avec ma famille dans un camp en bois rond situé dans une forêt de pins gris. J’adorais ces jours sans électricité, sans la douche et salle de bain, le silence des arbres, les bêtes sauvages qui parcouraient les alentours et que nous pouvions admirer. Tout cet espace hanté par les cyprès, les trembles et les bouleaux, les coteaux de fougères sont devenus une bleuetière où pas un ours et un original n’osent s’aventurer. Tout ce que je peux faire maintenant, c’est de recréer ce monde avec mes mots, des phrases et des histoires qui me ramènent encore et toujours au village des commencements, à ces étés magiques au milieu d’une forêt apaisante, avec un grand lac aux eaux limpides où j’ai appris à nager avec les canards.
C’est ce qu’a fait Jean-François Létourneau avec ce très beau texte qui envoûte malgré sa désespérance et le sentiment d’avoir perdu encore une fois le paradis, son équilibre et sa raison d’être. Vivons-nous pour produire des gadgets inutiles ou pour nous intégrer à la nature qui nous entoure et que nous devons protéger ?
LÉTOURNEAU JEAN-FRANÇOIS, Le territoire sauvage de l’âme, Éditions du BORÉAL, 144 pages, 20,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/territoire-sauvage-ame-2781.html