Je le dis en choisissant mes
mots. Jean-François Caron vient d’écrire un roman qui le pousse du côté des
grands. Je crois. «Rose Brouillard, le film» m’a subjugué. Une écriture
incantatoire, un rythme, une cadence qui emporte dans une autre dimension. J’ai
lu, allant et revenant sur ces pages pour m’imprégner de cette musique sauvage.
«Quand on est seule, quand on
vit seule dans une histoire qu’on partage avec son père, on n’a pas besoin de
nom. Quand on partage sa vie avec Onile, le veilleur et le papa de l’histoire,
un nom, c’est inutile. Si l’un parle, l’autre écoute, nulle nécessité de
s’appeler et c’est bien ainsi.» (p.41)
Un bijou.
La trame
Une île au milieu du fleuve, près d’une autre île.
Le Veilleur y vit en marge du monde pour apprivoiser sa sauvagerie et sa
tendresse peut-être. Une sorte de vigie qui sauve les marins en perdition. Et
sur la berge, devant, un village.
Une femme. Pas une histoire
d’amour mais un mariage. Une transaction plutôt au magasin général du village. La
jeune femme a connu l’amour avec un pianiste. Il faut sauver les apparences.
Il y aura une petite fille
qui voit sa mère sombrer dans la folie, son père se tourner vers l’alcool. Rose
rêve un monde que l’on fait et défait, les îles comme les grains d’un chapelet
qui mènent jusqu’à Cuba parfois. La mère bascule du haut de la falaise. Après, Onile
s’abrutit dans l’alcool jusqu’à disparaître.
Jean-François Caron est
fasciné par les pièges de la mémoire. «Nos échoueries» était également une
quête du genre avec tous les dangers qui refont surface quand on fouille le
passé.
Rose
Dorothée, employée par la
société touristique, est chargée de retrouver Rose et de tourner un
documentaire. Elle retrace la vieille femme rue Drolet à Montréal. À bout
d’âge, cette dernière colle des mots partout pour se rappeler ce qu’est une
table ou une fenêtre. Sa vie oscille entre l’étrange liste de ses occupations
et des objets qui l’entourent. Le roman de Caron va ainsi. D’une séquence à
l’autre, d’un mot à un autre pour reconstituer le drame de l’île du Veilleur.
La vieille dame un peu
confuse ignore les questions, bascule dans ce temps où elle vivait avec sa mère
et son père Onile.
«Quand un bateau s’aventurait
trop près des vlimeux récifs, au risque de s’échouer. C’étaient les
emportements les plus bruyants. Mais pas les plus terribles. Les pires colères
étaient celles qu’il vivait dans le silence. Parce qu’elles baignaient dans la
déception. Et rien ne soulage la déception. Sauf peut-être: la musique.»
(p.141)
Rose revit les drames qui ont
bouleversé sa vie. La mort de la mère surtout.
«Je suis ma mère dans l’odeur
verte des noisetiers, le vent emmêle mes cheveux dans mon visage et dans mes
yeux, je suis elle désorientée, comme lorsqu’elle a perdu pied, lorsqu’une
pierre a roulé, lorsque le vent l’a poussée, ou peut-être le désespoir, je suis
elle qui bat l’air de ses bras, juste avant la chute, les yeux dans l’eau, les
cheveux dans les yeux, le vent dans les cheveux, la robe dans le vent, la mer
dans les plis de la robe. Je suis elle avant que son corps ne soit écorché et
brisé sur les pierres accumulées au pied de la falaise vive, ballotté dans
l’eau sanguine et salée. Je suis elle avant son corps perdu pendant des heures.
Perdu. Pendant des heures.» (p.237)
Plongée
Une plongée vertigineuse dans
le réel et l’imaginaire, le passé et l’autre, celui que l’on invente pour attirer
les touristes. Nous avons tout dans ces fragments. Les témoins de l’époque, les
délires de Rose, les vacanciers, Dorothée avec ses amours de passage, une
Québécoise d’origine haïtienne qui nie ses racines.
«Les îles sont des mots
échappés, qui dépassent la pensée. Des chapitres comme des éclaboussures. Qui
vont dans tous les sens. S’il y avait un pont entre les îles, mes souvenirs se
rejoindraient. Car il y a toutes ces îles dans ma tête. Je ne sais plus
inventer les ponts pour les relier.» (p.217)
C’est ça! Juste ça et bien
plus.
Un roman magnifique. J’ai
traîné sur les mots pour prolonger le plaisir, garder ces longues phrases
lancinantes en mémoire et me les approprier. Un grand livre.
«Rose Brouillard, le film» de Jean-François Caron est
publié aux Éditions La Peuplade.