Il y a des romans qui aspirent et gobent. Impossible de s'arracher à l'univers qui s'ouvre en effleurant la première page. Des romans qui jamais ne seront assez volumineux et que l'on souhaiterait lire pendant des mois. Un monde en soi, une aventure que l’on souhaiterait sans fin. Bertrand Gervais a réussi l’exploit. «Les failles de l'Amérique» secoue nos certitudes et les gestes qui assurent la vie.
Thomas Cusson, Québécois au passé mystérieux, se retrouve à Santa Cruz où il s'est inscrit au doctorat en «Histoire de la conscience». Cette conscience, comment la définir ou la cerner? Quand sommes-nous conscient?
En plus, la Californie est cisaillée par la faille de San-Andréas. Un territoire incertain, peu fiable, dont l'histoire est marquée par des catastrophes qui ont détruit des villes entières. Pensons à San Francisco qui a été rasée. Cusson se retrouve là, au moment du plus récent désastre, en octobre 1989.
L’étudiant s'intéresse particulièrement à Le Corbusier, l'architecte français qui a voulu enfermer l'univers dans un chiffre-étalon. Le Modulator apparaît comme un nombre d'or qui pouvait devenir la mesure de l'univers.
«Le Corbusier cherchait à saisir l’esprit nouveau. La machine était, pour lui, l’expression par excellence de cet état de conscience. Sa foi dans la technique était inébranlable. Il voulait sauver l’humanité et croyait y arriver en proposant une révolution fondée sur la machine : les chaînes de montage, la production en série, l’efficacité industrielle.» (p.42)
Écriture
Thomas écrit frénétiquement, avec acharnement et c'est son journal que le lecteur découvre. Un homme fragile, happé par la violence, les faits-divers, les tueurs, la pornographie, les fissures qui secouent l'humain et lui font franchir les frontières de l'acceptable. Un personnage à l'image de cette zone instable qu'il habite. Ce territoire californien où la violence est récurrente, qui détient le record peu enviable des tueurs en série.
«L’ordinateur nous transforme en être imaginaire. Nous nous projetons sur un écran qui nous renvoie une image déformée de nos pensées. Nous ne sommes pas qui nous voyons apparaître à l’écran. Il y a là une version anamorphosée de nous, réduite en deux dimensions, en un noir et blanc, fortement contrasté, où certains de nos traits paraissent plus durs. L’ordinateur engage sa propre réalité. Il définit ses propres cadres de référence qui viennent modifier notre horizon d’attente.» (p.153)
Le lecteur est vite déstabilisé, entraîné dans les zones obscures de l'esprit et des pulsions qui repoussent les limites de l’acceptable, du plaisir, de la violence et de la sexualité. Tout cela en s’accrochant aux chiffres et aux ensembles qui peuvent s'avérer dévastateurs, une approche rationnelle complètement tordue.
Trou noir
Un roman incroyable, des êtres qui détonnent, n'arrivent plus à suivre, s’égarent de toutes les manières possibles. Autant l'intellectuel que la pauvre petite étudiante étrangère menacée par son père Turc. Des personnages à la dimension de cette zone de tensions formidables, à la lisière de la vallée de la mort qui subjugue par sa beauté et son silence. Le miroir de l'avenir peut-être?
«Le vrai. Le silence sans bruit de fond, le silence total, sans moteur au loin qui ronronne, sans vent qui froisse les feuilles et fait frissonner les pierres, sans insectes qui bourdonnent aux alentours. Le silence des pierres délavées. Le silence du borax et de la pyrite.» (p.193)
Bertrand Gervais est un sorcier. À la dernière phrase, le lecteur ne sait plus distinguer le vrai ou le faux, reconnaître cette Amérique belle de ses folies et de ses dérives.
Un texte qui bouscule les certitudes, les agissements et les croyances. Une architecture propre aux réflexions avec des phrases à méditer, à lire et relire pour en saisir tous les reflets.
Bertrand Gervais a écrit un extraordinaire roman comme il s'en publie peu au Québec. On trouve dans ces pages, la qualité, la force qui peut en faire un best-seller international.
«Les failles de l'Amérique» de Bertrand Gervais est paru aux Éditions XYZ Éditeur.