STANLEY PÉAN REVIENT à l’écriture avec un livre qui
témoigne de sa grande passion pour le jazz. Tellement que son arrivée à
Radio-Canada et à la barre de l’émission Quand
le jazz est là a presque étouffé le romancier. Du moins, il ne publie plus
avec la fréquence qui était la sienne avant ce travail qui l’accapare, on le
comprend. Tenir le micro cinq jours par semaine pendant plus de deux heures,
demande du temps et toute son attention. De
préférence la nuit s’attarde aux grandes figures de cette musique et surtout, raconte ce qu’il ne peut aborder que brièvement pendant son émission : la vie
de ces créateurs qui ont dû combattre pour imposer un genre qui s’est répandu
partout dans le monde. Des noms emblématiques, des originaux, des efforts pour
l’affirmation et le respect des populations noires aux États-Unis. Voilà un
livre qui décrit la véritable tragédie que nos amis les « si bons Américains »
comme l’a répété John Saul, n’aiment pas tellement évoquer.
Stanley Péan connaît l’univers du jazz, les phrasés, les
arpèges, les chorus qui enchantent et enthousiasment. Tout comme son
prédécesseur à Radio-Canada, Gilles Archambault, qui signe la courte
présentation de ce travail original. Étrange que deux écrivains se succèdent à la
radio d’État et se fassent les apôtres de cette musique qui a marqué l’histoire
de l’Amérique d’abord et du monde. Jazz et littérature font bon ménage,
certainement.
Je ne rate que rarement l’émission de Stanley (je me permets de
l’appeler par son prénom), comme j’étais un fidèle de Gilles Archambault, me
payant le luxe de passer des nuits blanches avec lui lors de ces fameuses incursions
dans l’univers d’une figure emblématique qui traverse les époques. Un adepte
donc, mais pas un spécialiste. J’écoute cette musique en dilettante et ma
collection de disques, une chose un peu obsolète de nos jours, n’est pas particulièrement
impressionnante. À vrai dire, je fais confiance à Stanley pour ma ration
quotidienne. Je n’aime pas tous les genres, mais je suis toujours volontaire
pour suivre les interpellations de Charlie Parker, Billie Holiday, Cole Porter
ou Miles Davis. Je suis surtout un vrai amoureux du blues, les plus anciens
avec Robert Dixon, Robert Johnson, Bubble Bee Slim, John Lee Hooker et Muddy
Waters. Malheureusement, avec le départ de Jacques Beaulieu de Radio-Canada
(pourquoi les animateurs que l’on apprécie ne sont pas éternels ?), je n’arrive
plus à retrouver mes petites épiphanies du vendredi soir alors que nous
écoutions, Danielle et moi, religieusement le blues en prenant un verre de
rouge. Là encore, j’ai connu des moments intenses et je me souviens du passage
de France Castel qui nous a fait vivre des instants quasi magiques.
Heureusement, il y a Stanley et son émission où il rencontre les figures
importantes du Québec qui s’imposent et présentent un travail fort
impressionnant. Un refuge pour ces musiciens qui n’ont pas de place autrement.
UNIVERS
Stanley a baigné pour ainsi dire dans le jazz depuis sa tendre
enfance et cette passion lui vient de sa mère qui a été son guide en quelque
sorte. Et quand on aime d’amour un genre musical, on ne peut que s’intéresser
aux grandes figures qui ont porté la note bien haute et bien claire. Bien sûr,
à force d’écouter monsieur Archambault et Stanley, j’ai fini par apprendre des
fragments de la vie de ces originaux qui se sont souvent tenus sur la corde
raide.
J’avoue avoir été un peu surpris par le premier chapitre de cet
essai, quand Stanley s’attarde à La
Nausée de Jean-Paul Sartre. Je n’avais pas fait le lien et il est vrai que
ma découverte de ce roman remonte à 1966, alors que je risquais mes premiers
pas sur les trottoirs de Montréal, apprivoisais la ville, les murs, les craques
dans le ciment, les arbres enfermés dans des clos. Je m’étais imbibé de cette
histoire un peu indûment, m’identifiant à ce Roquentin. Dépossédé du monde,
déraciné et égaré après une migration qui me faisait m’avancer timidement dans un autre univers. J’avais perdu mon village et n’étais pas certain de vouloir m’ancrer
dans la ville. Heureusement. Il y avait les livres et les écrivains pour
m’accrocher, Radio-Canada pour me proposer des musiques nouvelles et étonnantes.
Qui se souvient de Luc Granger ?
De toute façon, la plupart des sources consultées s’entendent pour
reconnaître dans l’arrangement décrit dans La
Nausée l’enregistrement gravé par la créatrice de « Some of These Days », Sophie
Tucker, accompagnée par l’orchestre du clarinettiste Ted Lewis en 1926. Cette
version, qui n’était pas la première signée Tucker, mais qu’on tient
aujourd’hui pour la « classique », s’est vendue à un million d’exemplaires et a
trôné au sommet des palmarès pendant cinq semaines d’affilée à compter du 23
novembre de cette année-là. (p.25)
Un moment du roman où l’auteur de L’être et le néant décrit un musicien qui s’exécute avec passion et
concentration. Une belle manière de montrer comment certains morceaux nés dans
la poussière et la dépossession des Noirs réduits à l’esclavage a pu faire son
chemin et se retrouver dans les écrits du philosophe connu mondialement. Je ne savais
encore rien du jazz et je pense que je fus titillé par le genre en lisant Boris
Vian qui était un grand passionné de la trompette et de ce genre musical.
EXPLORATION
Stanley s’aventure allègrement dans l’univers de ces inventeurs
qu’il adore et qu’il fait entendre quotidiennement, ayant ses préférés et ses
favoris comme il se doit, invitant de temps en temps son père spirituel, monsieur
Archambault, histoire de causer littérature et musique. J’aime ça. Je dois
avouer que je ne savais à peu près rien d’un certain Bix Beiderbecke et de bien
d’autres. Les émissions de Stanley ouvrent des horizons et permettent de
découvrir des noms moins connus. C’est pourquoi je suis fidèle au poste.
Presque tous les grands sont en rupture avec les normes de leur
époque et sont des virtuoses qui se sont aventurés sur des chemins étonnants et
qui ont vécu des situations difficiles. Des créateurs authentiques et originaux
de pièces musicales qui sont devenues des références. Stanley parle de «
standards ». Des vies tourmentées et souvent misérables, en marge de la société.
Une descente aux enfers à cause de l’alcool ou de la drogue. C’est malheureusement
le quotidien des populations écrasées et opprimées qui cherchent à s’évader
d’une réalité intolérable. Nous n’avons qu’à penser aux Autochtones au Québec
et au Canada qui vivent des situations extrêmement pénibles. Les Noirs aux
États-Unis ont croupi dans des ghettos pour ne pas dire des lieux où il était quasi
impossible de grandir et de rêver.
Le jazz parle de la vie. Les blues racontent les vicissitudes de
l’existence. Et si vous y réfléchissez un instant, vous constaterez qu’ils
prennent les réalités les plus difficiles de la vie et les mettent en musique,
pour faire naître un nouvel espoir ou un sentiment de victoire. C’est une
musique triomphante. Le jazz moderne perpétue cette tradition, en chantant les
aléas d’une existence urbaine plus compliquée. Lorsque la vie elle-même n’offre
ni ordre ni signification, le musicien crée un ordre et une signification à
partir des sons de la terre qui émanent de son instrument. (p.135)
La citation est de Martin Luther King.
COMBATS
Bien plus que les éléments biographiques de ces figures
emblématiques du jazz, l’essai de Stanley permet de comprendre les luttes des
Noirs qui ont eu et ont encore toutes les difficultés du monde à se faire
respecter et à vivre en homme et en femme libres. Tous les combats pour les
droits civiques ont été portés par cette musique et des créateurs engagés dans
leur communauté. Des hymnes, des chants qui claquent comme des bannières et dénoncent
la situation inacceptable des Noirs au pays des armes, leurs terribles efforts pour
survivre. Stanley, en plus de certains incontournables et de certains aspects
de la vie de ces figures marquantes, traduit des moments horribles et éprouvants
d’une partie de la population américaine qui a été réduite à l’état de bétail
et qui ont dû se battre, mourir souvent pour se faire respecter et considérer
comme des êtres humains. Essai portant sur la musique de jazz, oui, mais aussi
illustration des luttes et des combats des grands leaders comme Malcom X ou
Martin Luther King qui ont connu des fins tragiques. Tout se termine trop souvent
par un attentat au pays d’Abraham Lincoln.
Des chants comme Strange Fruit
de Billie Holiday sont devenus des hymnes qui touchent le cœur et l’âme.
Stanley le fait particulièrement bien ressentir.
Un livre important, le témoignage d’une passion pour un genre
musical qui traverse nos vies, s’infiltre partout et qui a même son festival à
Montréal. Il est là ce son, ce rythme bien connu et omniprésent, mais nous en
ignorons souvent les dessous et les combats qui ont donné naissance à ces chants
emblématiques. Un travail passionnant, un essai que
tout amateur de jazz et de liberté doit lire et relire. Merci Stanley : «
Bonsoir et bonne chance. »
PÉAN STANLEY, DE PRÉFÉRENCE LA NUIT, Éditions du BORÉAL, 2019, 272 pages, 27,95 $.