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jeudi 1 décembre 2022

LA RÉVOLUTION VUE PAR HEATHER O’NEILL

HEATHER O’NEILL nous offre un ouvrage de 500 pages plein de surprises et de découvertes encore une fois. Perdre la tête nous connecte avec certains personnages de la Révolution française qui se profilent lors d’émeutes qui secouent Montréal dans les années 1880. On retrouve Louis Antoine, le roi du sucre, sa fille Marie qui séduit tout le monde et vit comme une régente. Un clin d’œil à Louis XVI et Marie-Antoinette certainement. Il y a Sadie qui s’avère le pendant du marquis de Sade et de ses œuvres sulfureuses. Mary Robespierre, une des nombreuses filles de Louis, qui cherche vengeance. Et pourquoi pas Danton? Tout ça reste à l’esprit quand on plonge dans ce récit d’amour, d’amitié, de colère et de rage où les riches et les pauvres se bousculent encore et toujours dans nos sociétés.

 

Une histoire en noir et blanc. Marie Antoine, la blonde aux yeux bleus, l’enfant gâtée par son père Louis qui lui passe tous ses caprices tout en gérant distraitement son immense héritage. Il multiplie les aventures avec les bonnes, ce qui n’est pas sans lui causer certains problèmes. Sadie Arnett, une jeune fille aux cheveux noirs et sombres, née dans une famille qui aspire à la fortune et qui tente d’y parvenir par les intrigues et la politique. Sadie, mal aimée par ses parents, se montre intransigeante, passionnée par les mots et l’écriture, la sexualité et la transgression. 

«Chacune de leur côté, Sadie et Marie s’étaient rendu compte, qu’elles se trouvaient souvent au parc autour de seize heures trente. Elles s’étaient débrouillées pour être en présence l’une de l’autre, sans jamais s’être adressé la parole. Des yeux, Marie fouilla les alentours à la recherche de Sadie, qu’elle aperçut à une certaine distance, assise sur son banc préféré.» (p.39)

 

Les deux jeunes filles deviennent des inséparables, s’installent dans leur bulle où l’une est le reflet de l’autre. Elles passeront par tous les soubresauts, entre la haine, la trahison, la colère, la rancune et la jalousie. 

Rapidement, elles ne vivent que pour elles, expérimentant les limites de l’amitié, se livrant à des occupations étranges, des provocations, des défis. Un duel, du théâtre, aura des conséquences tragiques.

«Elle traversa le labyrinthe en hurlant. Enfin, elle y fut. Debout entre les deux jeunes filles, elle ouvrit la bouche pour leur ordonner d’arrêter au moment précis où elles se retournaient pour faire feu. Les deux balles atteignirent la bonne, qui s’effondra, les paroles destinées à mettre en garde les fillettes contre leur bêtise envolées à jamais.» (p.10)

Bien sûr, la justice s’en mêle, mais avec l’argent tout s’arrange pour le meilleur et le pire. Marie accuse Sadie et leur destin semble se séparer à jamais. Les Arnett expédient Sadie en Angleterre, tout cela payé par Louis Antoine. Elle doit retrouver le droit chemin dans un couvent, y apprendre à être une jeune fille de bonne famille. Elle y peaufinera plutôt sa révolte, exerçant son pouvoir en écrivant des textes érotiques qui fascinent les pensionnaires. 

 

AVENIR

 

Sadie, en Angleterre, et Marie, à Montréal, se préparent à faire leur chemin dans la vie. Marie prendra la relève de son père et dirigera les raffineries de sucre. Si elle avait une vision romantique du monde lorsqu’elle était encore petite, tout changera quand elle héritera de la fortune familiale et deviendra une patronne sans cœur et sans pitié. 

Sadie entrera en écriture comme en religion, racontant des aventures sexuelles où les femmes ont le beau rôle. Une littérature subversive qui fera un malheur à son retour à Montréal, lui permettant aussi de se livrer à toutes les expériences, vivant dans un bordel et y exerçant son côté sadique. 

Pendant ce temps, Mary Robespierre, fille illégitime de Louis et de la bonne qui a été tuée par les enfants, ronge son frein et cherche la vengeance.

Je m’arrête là. Il faudrait des pages pour décrire les péripéties qui se multiplient tout au long de cette saga, pour s’attarder aux dizaines de personnages qui portent l’action. Un roman en entonnoir qui nous fait descendre dans une foule d’intrigues et découvrir peu à peu tous les liens qui unissent les intervenants qui font partie de la famille de Louis Antoine.

 

SOCIÉTÉ

 

Le côté fascinant de cet ouvrage? Les tensions entre le Montréal populaire, le Mile sombre, tout l’Est de Montréal, le refuge des ouvriers qui parlent français et le beau quartier, le Mile doré greffé à la montagne où les puissants vivent dans de vastes maisons, avec serviteurs, décident des destinées de la nation tout cela en anglais bien sûr. Deux mondes se côtoient, s’opposent, où les filles illégitimes de Louis Antoine (fort nombreuses) doivent se débrouiller.

«Elles grandissaient partout dans la ville. “Mary” étant le nom le plus répandu à Montréal, plusieurs des filles de Louis s’appelaient Mary. Contrairement à Marie, qui habitait le Mile doré, toutes les autres Mary travaillaient pour gagner leur vie.» (p.147)

Une histoire magnifique où les femmes, au cœur de l’action, mènent la révolte pour changer leur sort en s’appropriant leur corps et leur sexualité. 

Une insurrection pour réclamer la liberté, l’égalité, le droit de décider pour soi. Tout comme pendant la période trouble et mouvementée de la Révolution française. 

«Dès qu’elle eut lu le livre, George avait été persuadée que c’était une œuvre de génie. Elle aimait beaucoup que les deux personnages principaux soient des femmes passionnées. Aucune des deux n’était mariée. À ses yeux, elles constituaient des pionnières de la littérature. Elles partaient à l’aventure, comme Don Quichotte et Sancho Panza. C’était picaresque et drôle. Mais George savait aussi que les livres humoristiques étaient souvent les ouvrages les plus subversifs. C’était d’abord par la littérature que les gens devenaient libres. C’était par les livres que les idées nouvelles gagnaient la population.» (p.278)

Des personnages hors-norme, comme l’ombre et la lumière qui se repoussent, s’attirent, ne peuvent que se blesser. Un jeu sur la gémellité qui s’impose souvent dans les écrits de madame O’Neill. 

Nous avons là une réflexion sur le pouvoir, la richesse, l’ambition et la force subversive de la parole qui peut aussi servir à mobiliser les femmes pour changer les choses et faire en sorte que chacune dirige sa vie comme elle l’entend. 

Une question d’actualité, plus que jamais. 

On perd la tête en se retrouvant devant la justice comme Mary Robespierre ou en s’enfermant dans le rêve et le fantasme sans tenir compte des autres. Comment se libérer? Comment tout repenser en descendant dans la rue pour revendiquer des droits et le respect

Un roman fabuleux où Heather O’Neill joue de tous les instruments et nous éblouit par son imaginaire et sa dextérité. On perd la tête pour le pouvoir, l’argent, l’amour et la sexualité, la vengeance ou encore par idéal, parce qu’on veut vraiment changer le monde qui nous entoure, vivre mieux dans son corps et son esprit.

 

O’Neill HeatherPerdre la tête, Éditions ALTO, Québec, 504 pages. Traduction de l’anglais par Dominique Fortier.

 https://editionsalto.com/collaborateur/heather-oneill/ 

mercredi 23 novembre 2022

SERGE BOUCHARD, MÉDECIN DES ÂMES

SERGE BOUCHARD offre, à titre posthume, les textes qu’il a d’abord lus en onde à C’est fouLa prière de l’épinette noire comprend 67 chroniques entendues pour la plupart à la radio de Radio-Canada, dites par l’auteur, étant un fidèle de son émission. Réflexions, récits, commentaires, tout se mélange dans ce livre qui questionne les agissements des humains, leurs travers, la nature, le beau et le bon, la forêt dont il ne se rassasiait jamais et qu’il a parcourue dans tous les sens, du moins jusqu’à ce que ses jambes ne le portent plus. Des textes courts (à peine deux pages) que j’ai traversés comme un étourdi. Oui, en les enchaînant, glissant d’une chronique à une autre comme si je participais à une course à obstacles. Promis, je vais tout recommencer en prenant le temps de m’attarder sur chaque phrase, de jongler avec un paragraphe, d’aller le plus lentement possible, en retenant mon souffle sur une image particulièrement réussie qui vous fige tel un coucher de soleil qui n’en finit plus de durer. Refermer le recueil aussi, après chaque chronique, pour que les mots se déposent dans tous les sens possibles, comme des chocolats qu’on laisse fondre sur la langue, pour en relever toutes les saveurs.

 

C’était un rendez-vous le dimanche au soir, notre heure de recueillement et de méditation Danielle et moi avant de nous lancer dans une semaine de lectures, d’écriture et de sorties dans la forêt environnante. 

Côte à côte, sur un même sofa, nous écoutions les discussions de Jean-Philippe Pleau et Serge Bouchard sur des sujets qui venaient nous secouer, juste ce qu’il faut, nous faisaient sourire souvent ou encore nous surprendre dans un détour que nous n’avions pas prévu. Comme si nous étions tous les deux bien assis dans une auto et que nous partions sur la route de la pensée, pour rouler comme ça, nous abandonnant à la parole de Serge Bouchard qui savait si bien négocier tous les méandres de la réflexion. Son commentaire, nous l’attendions, toujours avant la fin de l’heure. 

Un moment de grâce.

Alors pas étonnant qu’en parcourant ces textes, j’entende Serge Bouchard, sa grosse voix de basse, pas pressée, un peu paresseuse, pareille à mon ami le porc-épic qui ne va jamais autrement que dans la plus belle des lenteurs. Une voix grave, qui traîne (pas du tout comme celle de ceux que l’on retrouve de plus en plus à la radio et qui se précipitent en oubliant de respirer), une voix qui nous donnait l’impression d’accompagner ce promeneur qui réfléchissait à voix haute et qui semait ses idées à gauche et à droite. Il nous surprenait toujours, nous forçant à nous arrêter, à respirer par le nez comme on dit. 

«Le problème, selon Sénèque, ce n’est pas la durée de la vie ou même le vieillir du corps; le problème, c’est le vécu de chacune de nos vies.» 

Que faire devant un énoncé semblable sinon le relire plusieurs fois, pour en déguster tous les aspects et la sagesse?

Autrement dit, se donner le temps d’ausculter tous les mots pour que la phrase se dépose en nous et vous touche l’âme. Parce que souvent, les chroniques de Serge Bouchard, provoquait un moment de bonheur, un plaisir intense d’intelligence que l’on ne pouvait savourer qu’en se faufilant entre deux gestes, deux pensées et peut-être deux vies. 

Je me souviens encore de ce texte qui racontait le plus vieil arbre de Montréal. Un petit bijou. Un chêne rouge de 370 ans, situé à Pointe-aux-Trembles, né juste après le débarquement de Jeanne-Mance et Maisonneuve sur son île. Un géant qui a vécu et subi toutes les affres et les folies du développement d’une grande ville qui devient une injure à la nature et au bon sens. 

Et j’ai pensé à ma chatte, trop vieille pour chasser maintenant. Quand elle avait encore l’agilité du corps et qu’elle réussissait à tromper un écureuil en jouant les indifférentes, elle se retirait sous les arbres pour bien déguster sa proie. C’est ce qu’il faut avec Serge Bouchard, s’écarter pour secouer chacun des segments de ses phrases et les goûter de toutes les manières possibles. 

 

L’AVENTURE

 

Tous les textes de ce recueil sont des moments de méditation où il faut retenir son souffle, fermer les yeux pour que tous les mots trouvent leur place et tombent là où ils doivent être. 

«C’est elle, la voix intérieure, qui s’exprime dans l’ordre de la mémoire du récit. C’est elle, cette voix, qui tente de donner sens à la trame narrative de toute une vie. Si je me permettais une parenthèse, je dirais que le pouvoir de la radio, que l’essentiel de la radio, tient à l’intimité de la voix. C’est-à-dire que son efficacité réside entièrement dans sa capacité de rejoindre le for intérieur de l’auditeur, de chaque auditeur.» (p.29)

Avis à ceux qui fouettent les phrases et bondissent comme si c’était une course à obstacles, qui mâchouillent et pédalent comme des enragés sur une piste qui ne mène nulle part.

Mettre du sens dans la vie, s’attarder aux idées qui ne se retrouvent guère dans les médias sociaux, étudier un geste qui arrive comme ça, une pensée qui se faufile dans un regard et qui permet de s’approcher du pourquoi et du comment de l’être humain. Cet être unique qui brandissait les mots pour comprendre ce qui l’entoure et trouver du divin dans le vol de l’hirondelle, une leçon dans les écorces du bouleau ou du mélèze qui se dépouille dans une fête à l’automne, offrant des moments de grâce à ce promeneur solitaire. 

Que ce soit l’orignal que le voyageur impénitent qu’était Serge Bouchard a croisé dans le parc de La Vérendrye ou une montagne d’épinettes qui capte toute la lumière dans le parc des Laurentides ou dans la réserve faunique Ashuapmushuan qui conduit à Chibougamau où il s’est rendu si souvent, le touchait.

 

BEAU HASARD

 

J’ai eu la chance de lire Le démon de la paresse dans la salle d’attente de la clinique médicale où j’avais un rendez-vous avec ma jeune médecin. Elle m’a accepté dans sa toute nouvelle famille depuis peu. J’ai ouvert mon livre pendant que quelques autres visiteurs regardaient devant eux ou encore étudiaient avec attention un téléphone greffé à leur main gauche. 

«La salle d’attente est faite pour attendre, c’est un sas incolore, où même les chaises s’impatientent, ce sont des chaises soviétiques. 

Je trouve deux magazines sur une table sans style. Ils sont vieux de six ans. Je n’arrive pas à y croire. Personne dans cette boîte n’a pensé à renouveler ces deux imprimés passés date. Je me demande : se pourrait-il que quelqu’un soit assis ici depuis six ans sans que personne ne le remarque? Y a-t-il un cadavre dans la salle? Y a-t-il quelque chose de plus déprimant qu’une vielle revue qui traîne?» (p.156)

Imaginez le sens que ces mots prennent quand vous les lisez dans une clinique médicale. L’impression de me retrouver dans la place même où Serge Bouchard a trouvé ses phrases. J’étais dans son texte, je le vivais, je le ressentais. L’anonymat des lieux, les chaises inconfortables et la télévision qui diffusait une émission pour enfants. 

C’était peut-être ce que j’étais devenu, un gamin dans cette salle, un tout petit vieux qui n’est plus certain d’avoir un corps qui lui appartient. Dans quelques minutes, je serais toute attente devant cette jeune femme qui, quoique très gentille, pas comme le grognon de Serge Bouchard, peut déterminer mon avenir. Oui, elle a plus regardé son ordinateur que moi. Comment je me sentais? Comment j’allais? Vivant, un peu tout croche, sûrement écrianché, effarouché par ce qu’elle pouvait me dire. Toujours cette impression qu’un médecin possède le secret de la vie et de la mort, qu’il décide si votre parcours continue ou s’il s’arrête là. Je suis un patient, que je me répétais. Un écrivain que l’on enferme dans un fichier, une case où tous mes ratés s’alignent comme les phrases que je tente de dompter quand je visite un roman que je n’arrive pas à rendre dans ses grosseurs. Est-ce que la liste de mes publications se retrouvait dans mon dossier

Je n’ai pas osé le lui demander.

Nous avons échangé quelques mots. La pandémie, son tout nouveau bébé, une petite fille, son expérience d’accoucher pendant le confinement et la distanciation. Gentille. Oui. Avec un beau sourire en plus. J’étais moins amoché tout d’un coup, plus vivant.

Et je me suis mis à rêver en sortant de la clinique. J’imaginais tous les livres de Serge Bouchard dans toutes les salles d’attente du Québec. Chez les dentistes, les médecins de famille, les ostéopathes et les acupuncteurs, les avocats et les élus. Partout où on doit tuer le temps, attendre en espérant son tour de comparaître pour recevoir sa sentence. Les chroniques de Serge Bouchard procureraient une bonne dose de bien-être, bien plus qu’une prescription sur un bout de papier pour chasser les emballements du cœur ou l’anxiété. 

«Je crois que les épinettes noires surveillent l’éternité.» Je voyais très bien cette phrase écrite sur le mur de l’entrée, à la place de la télévision. Je ne consulterais pas uniquement pour materner mon corps, mais pour m’attarder un moment avec Serge Bouchard. Et tant qu’à y être, il y aurait aussi des écouteurs où le beau Serge, avec sa grosse voix, viendrait nous bercer et habiter notre attente. Parce que Serge Bouchard était un médecin à sa façon. Sa spécialité était de soigner l’âme, ce qui est sans doute le plus important. «L’épinette noire, gloire de la préhistoire, est une antenne qui nous relie à l’éternité.». Avec de semblables réflexions, tous oublieraient leur tension, l’arthrite qui fige un peu les doigts. La solitude aussi, le mal du siècle, en mettant un peu de sens et d’humain dans la vie de ceux et celles qui doivent attendre.

 

BOUCHARD SERGELa prière de l’épinette noire, Éditions du BORÉAL, Montréal, 224 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/serge-bouchard-11534.html

mercredi 16 novembre 2022

FELICIA MIHALI ÉTONNE ENCORE UNE FOIS

FELICIA MIHALI a souvent abordé le sujet de l’immigration dans ses romans. Le désir de partir, parce que son pays, la Roumanie ne pouvait plus satisfaire ses aspirations. Elle devait migrer pour rester fidèle à elle-même. Tout cela en revenant dans la Roumanie de Ceausescu, une des pires dictatures au monde, par la fiction. Ou encore en allant en Chine ou dans le Grand Nord québécois où elle a connu la solitude, le mal des espaces et des nuits qui n’en finissent plus. Des œuvres fortes, originales et troublantes. Cette fois, avec La bigame, l’écrivaine nous entraîne dans le milieu des immigrants qui arrivent à Montréal, s’inspirant de son installation au pays au début des années 2000 sans doute. Des ghettos se forment dans certains quartiers, des gens d’un même pays se regroupent et parviennent presque à vivre en autarcie, sans beaucoup de contacts avec les Québécois. Ils préservent des habitudes, des manières de faire, leurs goûts culinaires, leur musique et leur langue. Des comportements normaux que la société d’accueil doit comprendre sans nier ses propres façons de faire. Des refuges dans la ville où des individus refusent de s’intégrer, tandis que d’autres font tout pour passer inaperçus dans leur nouveau milieu.   

 

J’ai lu tout ce qu’a publié Felicia Mihali, me demandant souvent pourquoi elle ne faisait jamais les manchettes avec ses personnages singuliers. Parce que cette écrivaine est curieuse des autres, des manières de faire et de dire dans les pays où elle a séjourné. Elle l’a fait au Nunavik, en Chine, en Roumanie, au Québec et partout où son intérêt a donné naissance à une histoire, une expérience de vie précieuse et unique. Son contact avec les jeunes du Nord du Québec, par exemple, où elle a trouvé une façon de communiquer avec eux en leur enseignant le tricot.

L’écrivaine n’y va pas par quatre chemins cette fois. La bigame est un roman étonnant, souvent perturbant. Elle confronte la réalité des immigrants, leurs réactions dans leur nouveau pays au risque d’en écorcher plusieurs. C’est direct, sans fioritures, une manière qu’elle a toujours su porter dans ses ouvrages antérieurs, mais poussant plus loin encore. 

Cela demande beaucoup de courage.

Montréal que ses compatriotes venus de Roumanie doivent apprivoiser, avec tout ce qu’ils transportent dans leurs bagages et qu’ils doivent oublier pour se tailler une place bien à eux.

«La première chose qui te frappe en arrivant dans un nouveau pays est la révélation soudaine que ce n’est pas la carrière qu’il faut changer, mais la vie au complet, en commençant par la routine quotidienne : le bruit de l’ascenseur, le chien du voisin, le goût du pain, le lieu où l’on dépose les ordures, les magasins où l’on fait des achats, les arrêts d’autobus, les rames de métro. Avant de se déshabiller pour prendre sa douche, on vérifie encore s’il y a de l’eau chaude.» (p.11)

Tout ce que j’ai pu ressentir, jusqu’à un certain point, en décidant de m’installer pour un temps au Castellet d’Oraison en Provence. Tout était autre, même faire le plein de la petite Twingo que nous avions louée. Il n’y avait pas de problème de langue, enfin pas trop. Tout était différent et amusant. Il est vrai que nous n’avions pas l’obligation de nous trouver un travail et de nous intégrer à cette société. Nous étions des touristes, des voyeurs et des collectionneurs de vie. Et que dire des appareils ménagers qui gardaient leurs mystères en les utilisant quotidiennement

 

NARRATRICE

 

Tout passe par la narratrice qui a quitté la Roumanie pour changer de vie et devenir écrivaine. Il serait tentant de faire le lien avec madame Mihali, mais je reste prudent. Il faut toujours se méfier des apparences. 

Chacun migre pour des raisons personnelles. Le conjoint de cette écrivaine (elle a aussi été journaliste) l’a suivie, mais il n’entend pas s’intégrer à sa nouvelle société. Il refuse de travailler et passe son temps à courir les aubaines d’un bout à l’autre de la ville. Je n’ose pas me questionner sur ses réactions face au français que les Montréalais utilisent dans la vie de tous les jours. Chacun ses obsessions, ses passions et le monde continue à tourner un peu tout croche. 

«Je voulais devenir quelqu’un d’autre, sans savoir exactement quoi», affirme la narratrice. Écrivaine oui, étudiante en littérature à l’université, mais surtout femme au foyer où elle récure, frotte, prépare des plats traditionnels, s’occupe des objets qui se brisent parce que son mari ne semble pas réaliser qu’il a des doigts et qu’il peut s’en servir. Une active qui aime avoir le dessus sur son petit monde, un œil aiguisé qui décèle facilement les travers de ses amis, qui révèle tout ce que l’on dissimule la plupart du temps.

«C’est dans ce quartier ethnique que j’ai compris combien les immigrants sont racistes, plus que la société d’accueil. Les minorités développent souvent un type d’agressivité qui stimule la haine de la majorité. Elles haïssent les autres minorités parce qu’elles sont toutes en compétition : chacune proclame que ses souffrances et ses humiliations sont plus atroces que celles des autres. Elles veulent chasser les autres pour faire place aux leurs. Et plus les gens se haïssent, plus ils deviennent intolérants.» (p.13)

Des constats qui risquent de faire réagir les porte-parole des minorités qui se présentent toujours comme les victimes d’un racisme larvé pour ne pas dire autre chose.

 

INSTALLATION

 

Aron, le mari de la narratrice, est un cynique qui l’a séduite par sa parole, ses connaissances et sa culture. Il sourit à tout le monde lors des repas avec les amis, mais dans l’intimité, il devient féroce et se moque de leurs travers. 

Personne n’y échappe. 

Un couple traditionnel, même si la femme écrit, elle n’a guère de contacts en dehors du ghetto. La population francophone ou anglophone reste lointaine et Felicia Mihali ne se penche jamais sur cette réalité. La majorité est un peuple invisible. J’aurais aimé que la narratrice s’attarde à ses études, ses rencontres et ses réactions à l’université. Ses livres aussi, mais c’est son choix…

Et Roman arrive dans sa vie, un migrant comme elle. Tout le contraire de son mari Aron. Un homme d’affaires à l’aise, empathique envers ses concitoyens. Il fait tout pour les aider, particulièrement les écrivains et les artistes qu’il admire. Il tente de les faire connaître dans leur nouvelle société même si la plupart de ces gens sont des parasites qui grappillent tout ce qu’ils peuvent pour boire et manger. 

«Quel était le rôle de tels spécimens prêts à vous dédier une ode au prix d’une bouteille de vin? Quel était le sens de telles vies sinon d’alourdir les impôts payés par des citoyens comme lui qui voyaient leur salaire s’évanouir dans l’entretien des fainéants?» (p.42)

 

DÉPART

 

La narratrice finit par quitter Aron pour s’installer dans la luxueuse maison de Roman. Elle vit la passion et la jouissance physique qu’elle n’a jamais connue avec son homme premier. Elle abandonne Aron sans vraiment rompre les ponts. Son mari passe des heures au téléphone pour qu’elle le dirige dans la préparation d’un repas ou encore quand il tente d’utiliser la machine à laver. Elle n’hésitera jamais à se rendre dans son ancien appartement pour remettre les choses à l’endroit. Rapidement, malgré la passion et une existence tout à fait intéressante que Roman lui offre, elle se rend compte qu’elle a besoin des deux, qu’elle ne peut vivre sans l’un et l’autre. Faut-il deux hommes pour faire un être complet? Voilà où le titre de ce roman prend tout son sens.

Quelle belle allégorie de la migration

Si la narratrice est venue au Québec pour se faire une vie différente, elle a également emporté tout un passé et des manières de faire et de dire dans ses bagages. Elle peut se tourner vers sa nouvelle société et tenter d’y faire sa place, mais il y a un héritage qu’elle ne peut oublier ou effacer. 

«Je voulais garder Roman tout en gardant mon mariage, aussi dépourvu de confort qu’il fût. J’avais confiance en notre avenir, même si je ne disposais d’aucune preuve objective réelle. Ce qui m’inquiétait plutôt était l’avenir de ma relation avec Roman. Entre ses coups de fil et la cuisine pour mon mari, je lisais et regardais la télé. C’était bien, c’était assez, mais pour combien de temps?» (p.44)

Les personnages de Felicia Mihali ont souvent une attitude passive face aux difficultés du quotidien. Ils attendent que la vie arrange les choses, en bien ou en mal. C’était particulièrement fort dans Le pays du fromage ou encore dans son magnifique Dina.

Un roman fascinant et déconcertant que La bigame. L’impression d’entendre des propos que jamais personne n’ose dire sur les immigrants, leurs problèmes et leurs manières de composer avec le milieu où ils s’installent. Ça grince souvent et l’écrivaine est sans pitié envers ses concitoyens.

Un retour en Roumanie, pour les funérailles de la mère de la narratrice, donne lieu à des scènes surréalistes. Des moments incroyables qui m’ont abasourdi. Deux mondes qui se heurtent pour le meilleur et le pire. C’est hallucinant, dérangeant et absurde. Une confrontation de la tradition et du présent qui laisse la fille muette. Elle est devenue une étrangère dans son pays, une migrante de l’intérieur.

Un roman fort, passionnant, que tous les intervenants qui déblatèrent au sujet de l’immigration et qui en font souvent une simple question mathématique devraient méditer. Ça bouscule et change complètement notre regard. Monsieur Legault, notre premier ministre, lit tous les soirs pour oublier les aspérités de la politique, dit-on. Il devrait parcourir l’œuvre de madame Mihali. L’écrivaine devrait lui envoyer un exemplaire. Ça lui ferait voir une autre réalité.

Felicia Mihali est formidable dans ce roman et elle m’a encore surpris et ravi. Un sujet d’actualité, un regard percutant et unique. 

 

MIHALI FELICIALa bigame, Éditions HASHTAG, Montréal, 148 pages.

https://editionshashtag.com/product/la-bigame/

jeudi 10 novembre 2022

LE MONDE DÉLÉTÈRE DE PATRICK NICOL

J’ÉTAIS JUSTE À CÔTÉ de Patrick Nicol m’a secoué, me laissant souvent sur un pied. Cet écrivain possède l’art de dérouter. Un roman vrai, senti, attachant, ancré, vécu qui nous pousse à nous demander où nous en sommes dans ce monde tout écrianché. Un regard nécessaire, un constat qui peut déranger, mais le témoignage authentique d’un homme qui cherche et qui n’a pas toutes les réponses comme ces commentateurs qui se reproduisent dans les médias. J’ai aimé parce que ça claudique et boite, montre notre réalité qui va un peu tout croche. À lire absolument et pas seulement par les gens de ma génération, mais par tous ceux qui prennent la peine d’ouvrir un livre de temps en temps. 


Voilà un roman qui me dérange même si je ne suis pas de la génération de Patrick Nicol. Je comprends très bien son personnage qui, en prenant de l’âge, constate que tout se défait autour de lui, que tout bascule dans une forme d’absurdité et d’incohérence. C’est peut-être le propre du vieillissement que de perdre ses repères et de se retrouver dans la marge, de ne plus avoir le pas, encore moins avec les jeunes qui vivent sur une autre planète. Et le corps fait des siennes et des amis et des connaissances ont la mauvaise idée de mourir. Un frère, une sœur, des proches disparaissent et vous abandonnent dans une terrible solitude, vous donnant souvent l’impression d’être un naufragé. 

Un roman un peu tristounet que J’étais juste à côté de Patrick Nicol. C’est surtout un texte humain, senti, vécu et propre à secouer nos concepts. Le narrateur se demande où nous en sommes dans ce monde qui bascule irrémédiablement dans le chaos. La destruction de cette planète qui nous nourrit ne peut laisser personne indifférent. L’avenir est devenu un mot inquiétant en ce siècle où la Terre a le hoquet.

La sensation de plonger dans un journal intime en lisant J’étais juste à côté de Patrick Nicol. Le roman se présente en trois temps, 2012-2016, 2017-2018 et 2019-2021, soit une décennie. De l’effervescence de la révolution érable où Pierre marche dans les rues avec les jeunes. C’est la fête, le désir d’un avenir autre, de changer le monde peut-être. Et peu à peu, l’âge s’impose, des malaises physiques, l’impression que la vie est un échec et que les rêves s’étiolent. De l’enthousiasme à une sorte de fatigue intellectuelle et corporelle où tout se déglingue et devient difficile. 

Pierre enseigne au cégep, la littérature, les livres qu’il aime par-dessus tout et qui donne un certain sens à son existence. Il fait lire Il pleuvait des oiseaux de Jocelyne Saucier et La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, deux romans qui nous plongent dans un passé récent, une quête de liberté et d’autonomie. Il écoute les commentaires étonnants de ses étudiants qui ne semblent pas parcourir les mêmes textes que lui. 

L’enseignant aime sa compagne même s’ils ne sont plus aussi proches qu’avant. Il jongle avec des questions qui remettent son travail en jeu, des décisions des gouvernements et les menaces qui deviennent de plus en plus présentes avec les changements climatiques. Sa vie prend des tournants prévisibles. Il boit un peu trop et doit penser à sa santé, faire un deuil de ses fantasmes. Que faire quand toutes ses certitudes s’effritent? Parfois, il regarde dans le rétroviseur et se demande ce qu’il a fait et surtout ce que sa génération a réalisé au cours de toutes ces années où il avait une société à construire et peut-être un pays.

«Nous avons contraint nos pauvres élèves, ces adorables gnochons, à bûcher sur les tirades de Phèdre, les portraits de La Bruyère, les borborygmes de Lautréamont. Étudiants en génie électrique, étudiantes en service de garde, aspirants techniciens et aspirantes techniciennes en inhalothérapie… Ils ont abordé la littérature comme on regarde un temple en ruine sur une île perdue dans le brouillard. C’est loin. C’est magané. Ils se sentaient prisonniers d’une bien triste galère, et l’envie était fréquente de laisser choir la rame. Personne autant que nous n’a découragé autant de gens de la littérature. Ils sont innombrables, les apprenants que nous avons largués, les apprenantes abandonnées sur quelque radeau de quelque Méduse, écœurés à jamais de la lecture, convaincu de l’inanité des artistes et de l’inutilité des intellectuels.» (p.57)

Il lui reste à durer jusqu’à la retraite, la grande libération.

 

ENSEIGNEMENT

 

Un constat qui garde sa pertinence. Quoi enseigner dans nos universités et dans les cégeps? Régulièrement, un gourou fait les manchettes en réclamant le retour des classiques. Il s’agit d’ouvrages français bien sûr. Nul auteur du Québec ne trouve grâce dans ces diatribes. Combien de fois j’ai demandé haut et fort un cours à l’Université du Québec à Chicoutimi consacré aux écrivains du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Histoire de découvrir cette région par les yeux des créateurs qui offrent toujours un point de vue original sur leur milieu et qui souvent étonnent les jeunes. Une manière de se dessiller les idées sur son proche environnement et sa réalité, de réfléchir à notre voyage vers l’avenir. J’ai même donné des ateliers pour cerner la littérature de ma région. Tout en liant des œuvres phares aux grands courants qui ont traversé les écrits québécois au cours des décennies. 

J’ai réclamé ce programme pendant plus de vingt ans et une professeure allumée, Cynthia Harvey, a entendu mon appel. Elle présente un cours depuis qui permet de cerner la réalité méconnue des écrivains et des écrivaines du Saguenay et du Lac-Saint-Jean avec leurs singularités. Et il semble que ça marche plutôt bien.

 

CONNAISSANCE

 

Patrick Nicol enseigne et a emprunté la route d’un peu tout le monde de sa génération. Né en 1964, en pleine effervescence de la Révolution tranquille, il a vécu la poussée du nationalisme et la prise du pouvoir par le Parti québécois en 1976. Il n’avait pas l’âge de voter lors du premier référendum portant sur l’avenir du Québec en 1980, mais il a connu la déprime qui a suivi l’échec de la deuxième consultation, celle «des ethnies et de l’argent» en 1995. 

«À cette époque planait sur le pays un grave mécontentement. Nos jeunes sont ignares, criait-on, plus personne ne sait rien. La droite culturelle, Jean Larose en tête, s’alarmait. Il fallait exhumer Molière, libérer Voltaire de ses limbes, déterrer Racine qui ne demandait qu’à refleurir; il fallait culturer les jeunes au plus sacrant, sinon ce serait le vide, l’absence de référent, le désœuvrement postmoderne et l’animalité ressurgie. Sortons nos enfants des griffes de l’appétit commercial, disait-on, et de la manipulation idéologique, clamait-on. Pour ce faire, rien de mieux que de retourner en arrière (et tant qu’à y être on leur apprendrait à écrire). (p.54)

Les dérives ont été nombreuses au Québec. Par exemple, je me suis toujours demandé pourquoi certains enseignants et pseudorévolutionnaires brandissaient la contre-culture sur toutes les tribunes quand nous avions à la construire cette culture par la littérature, à en retrouver les fondements pour se propulser dans les années à venir. C’était tout à fait farfelu et irresponsable. Il fallait faire moderne à tout prix, même en perdant son âme et en dénaturant le rôle de l’université et des cégeps. On a mis la gomme en concevant des cours de création un peu partout, oubliant de former des lecteurs. Un peuple d’écrivains qui néglige la lecture me semble inquiétant. Dans un salon du livre, sur vingt visiteurs, quinze me disent qu’ils veulent publier et un ou deux avouent timidement qu’ils aiment les romans et les histoires d’ici.

 

OPTIMISME

 

Le monde s’effrite et il est difficile de demeurer optimiste quand on voit les images de la guerre en Ukraine ou encore les manœuvres des républicains aux États-Unis qui sont en train de détruire la démocratie pour installer l’ignorance, le mensonge, la fourberie avec un Donald Trump qui ment avec l’assurance d’un ayatollah. L’espoir qui nous faisait descendre dans les rues à vingt ans, l’envie de changer les choses en militant dans les syndicats me semble une époque révolue. Il nous reste des “likes” au lieu d’une réflexion soutenue.

 

NICOL PATRICKJ’étais juste à côté, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 208 pages.

https://lequartanier.com/parution/626/patrick-nicol-j-etais-juste-a 

mercredi 2 novembre 2022

LAMBERT SECOUE LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE

KEVIN LAMBERT publie un troisième roman en quatre ans, un gros bouquin de plus de 350 pages, un texte dense et compact. J’ai compris l’intention de l’écrivain en lisant l’extrait de Soifs de Marie-Claire Blais, en introduction. Les sources sont là. Autant l’avouer, j’ai eu du mal avec ses deux premiers ouvrages. Tu aimeras ce que tu as tué et Querelle de Roberval, des livres qui ont retenu l’attention. Des passages formidables par le côté social et d’autres qui me révulsaient avec une brutalité sexuelle exacerbée. Bien sûr, on pouvait y déceler un clin d’œil à Jean Genet, un autre de ses écrivains fétiche, avec Victor-Lévy Beaulieu qui a souvent répété que la littérature permettait de tout dire. Tous le savent maintenant, je ne suis jamais partant pour ce genre d’aventure. J’ai lu ses deux premiers romans, mais me suis abstenu d’en parler. Comment accepter la rage et la violence de Querelle de Roberval où l’on tue et incendie des maisons en éjaculant à tout vent? J’ai déjà du mal avec les bombardements en Ukraine qui m’horripile. Alors, pas étonnant que je me garde loin d’une fiction où la folie et la démence s’étalent dans une sorte de frénésie malsaine.

 

Que notre joie demeure! On croirait surprendre un extrait d’un psaume. Là encore, le roman n’est pas facile, mais pour des raisons tout à fait différentes de celles évoquées en introduction. Surtout en première partie où Lambert fait un clin d’œil à Marie-Claire Blais, une formidable écrivaine et la créatrice d’une fresque unique. Je me demande ce qu’il aurait fallu faire pour qu’elle obtienne le prix Nobel de littérature. 

L’une de nos plus grandes. 

J’ai ressenti un certain agacement pendant les premières pages, parce que j’avais l’impression de m’avancer dans du Marie-Claire Blais, de plonger dans sa manière, ses belles et patientes phrases serpentines qui vous étourdissent et vous poussent dans un monde dont vous ne sortez jamais indemne. J’entendais la musique de Marie-Claire Blais, son pas, ses mots et son arrangement symphonique. Assez pour avoir du mal à suivre Lambert dans une fête où les invités se retrouvent dans une demeure magnifique, une merveille d’architecture. 

Le romancier nous entraîne d’une pièce à l’autre et nous faisons la connaissance de dizaines de personnages comme si nous butinions telle une abeille infatigable dans un jardin luxuriant ou un tableau de Brueghel l’Ancien. Une écriture d’un bloc qui se dresse tel un mur, étouffe presque, du moins oppresse. Il faut dire que le clin d’œil est particulièrement réussi. Il est vrai aussi que l’on peut tout en fiction, mais peut-on aller jusqu’à paraphraser un auteur que l’on admire?

«tous et toutes la haïssent, la craignent et la haïssent, mais toutes et tous s’arracheraient le cœur à mains nues pour le lui donner en sacrifice, le poser sur un autel à sa gloire, elle est bien davantage que ce visage, ce corps, ces os, c’est le sens de nos existences qui aurait pris chair, si on avait le choix entre Céline et la vie, on choisirait Céline pour laisser nos vies s’échouer dans le désespoir et la douleur qui sont leurs plus fidèles constantes, leurs traits les plus vifs et les seuls qui nous apparaîtront à l’heure de notre mort» (p.37)

Un malaise donc, mais pas assez pour repousser le livre. Kevin Lambert m’a retenu avec ses personnages qui flottent dans un monde irréel, vivent et respirent dans des merveilles d’architecture que nous admirons dans les revues spécialisées.

 

MONDE

 

Les personnages de Que notre joie demeure sont venus me happer peu à peu. Céline surtout, une architecte qui a réussi à imposer une manière de voir et à construire des œuvres d’art que l’on visite comme des musées. Une femme fascinante avec ses espoirs et ses contradictions. L’impression qu’elle me présentait des projets qui faisaient pâlir le fameux stade olympique qui a si souvent hanté les Québécois. 

Une discipline où l’on joue avec les formes, les couleurs, la matière et surtout la lumière qui devient une composante de ces immenses constructions. Des édifices qui permettent d’oublier les hideurs du monde et vous poussent dans une dimension où la ligne, les perspectives, les espaces vous élèvent en quelque sorte. 

 

FRESQUES

 

Nous voilà dans un monde où des hommes et des femmes se déplacent dans un avion privé et dirigent des milliers d’employés, métamorphosent les cités et notre habitat, bousculent des populations en les forçant à quitter un quartier de la ville où ils sont nés. Tout ça pour construire l’œuvre qui attirera tous les regards. Parce que les conditions de vie se transforment après l’achèvement de ces monuments qui deviennent des objets de curiosité et changent le tissu social environnant.

Céline souhaite doter Montréal, son lieu d’origine, d’un édifice qui marquera la métropole et sera une référence. Un projet où elle exprimera tout son talent, dans une ultime réalisation. 

Toute la troisième partie fait un clin d’œil à Marcel Proust, à sa quête et ses recherches. Cette fois, j’étais immunisé et cela ne m’a guère perturbé. Nous suivons la chute de Céline, avec la dégringolade de certains personnages de Proust en filigrane.

 

TOURBILLON

 

Au-delà de ses affinités littéraires, Kevin Lambert nous emporte dans un formidable tourbillon où nous devons réfléchir à l’architecture, le beau et le bon, les effets de ces projets grandioses sur les populations. La hantise de l’argent et du succès qui obsèdent tous les intervenants, les haines et les coups que l’on peut s’asséner dans les coulisses pour éliminer un compétiteur ou celui qui peut contrecarrer ses ambitions. Méditation sur l’art, les médias, les affaires, les responsabilités éthiques et sociales, le travail des journalistes qui eux aussi rêvent de gloire et de renommée. Tout est passionnant et vous happe sans que vous ne puissiez lever la tête. 

«il disait en ondes, “la madame à bas-culotte qui veut nous faire la leçon”, affirmant la phrase suivante qu’elle était une étrangère qui ne connaît pas les Québécois, le vieux fond fasciste et suprématiste du Québec s’est soulevé contre eux, voilà ce qui est arrivé, ce vieux fond fasciste qui motive la gauche bien-pensante actuelle, les nouveaux prêtres et les nouvelles dévotes de la vertu défendent le maintien de l’ordre, l’idéal moral, la punition, cette dangereuse idée de pureté qui répugne à Céline» (p.235)

Kevin Lambert n’a rien perdu de son mordant et il se montre sans pitié dans cet ouvrage étourdissant. C’est brillant, fabuleux et percutant dans ce Québec qui oscille entre la gauche et la droite et ne sait plus la direction qu’il faut emprunter pour assurer son avenir et défendre son identité. 

Kevin Lambert a écrit un grand livre. Un roman troublant, juste et nécessaire. Unique. Une fresque qui secoue les assises du monde, de la finance et de l’architecture qui transcende l’espace et le temps. La construction des cathédrales, au Moyen Âge, a eu des effets pervers sur des milieux de vie et les habitudes des gens. Ces monuments survivent et nous poussent vers le haut pour oublier nos misères et nos soucis quotidiens. 

Un grand roman, je le répète. Lambert se comporte en chef d’orchestre brillant. Un livre à relire certainement pour en découvrir toutes les dimensions et la beauté, comme si on s’avançait lentement dans un immeuble pour en surprendre toutes les perspectives et les jeux de lumière qui se modifient selon les heures du jour. 

Époustouflant.

 

LAMBERT KEVINQue notre joie demeure, Éditions HÉLIOTROPE, Montréal, 384 pages.

https://www.editionsheliotrope.com/livres/que-notre-joie-demeure/