L'aventure de Rober Racine dépasse l'entendement. Imaginez un homme qui, pendant des années, découpe chaque mot du dictionnaire. Après, il colle chaque définition sur un carton et y ajoute un bâtonnet. Rober Racine a répété le geste 55 000 fois. Un acte de patience, une obsession qui tient de l'ascétisme ou de la folie, on ne saurait dire. Surtout, une entreprise fascinante.
Rêvons encore! Imaginons un parc, le Jardin botanique de Montréal ou encore les Jardins de Métis. Vous voyez les petites pancartes bleues avec un mot, la définition, un arrangement floral et des couleurs qui harmonisent le tout. Bien sûr, il y a un ordre précis avec la section des «A» et des «B». Il en est ainsi jusqu'à épuisement des mots de la langue française. Le visiteur peut alors s’aventurer dans le «Parc de la langue française», emprunter des allées, s'arrêter, méditer devant un mot, repartir et devenir ainsi le voyageur qui se meut à l'intérieur de la langue française.
«Faire du dictionnaire un lieu géographique où la lecture de chacun devient un parcours.» (p.21)
Donner un espace et un corps à tous les mots.
Rêve
Rober Racine a rêvé ce parc et il l'a conçu avec la patience d'un moine qui, autrefois, recopiait des textes sa vie durant. Cette ascèse l'a amené aussi à se pencher sur les pages et à réfléchir sur le rapport qui lie le lecteur et le mot.
«J'ai voulu mettre un peu de lumière dans cette grande illusion qu'est le dictionnaire.» (p.30)
Ce mot, qui se laisse apprivoiser par un regard, créant ainsi un lien magique. Un jeu naît entre la page recouverte de signes et le lecteur. Rober Racine a imaginé les «pages-miroirs». Une page qu'il perfore et qu'il place devant un miroir pour que se concrétise l'acte de la lecture, l'échange entre le mot et l'humain qui s'approche, s'arrête, s'éloigne et revient. Le visiteur finira par se lire dans un mot ou dans cette page. Racine permet de nous nicher à l'intérieur même des signes avec ces interstices. La page perd de son opacité et devient un contenant physique en trois dimensions. Qui est le lecteur alors et le sujet? La réflexion s'amorce.
Plus loin
Rober Racine aurait pu s'arrêter là. Il a caressé les mots, les a apprivoisés comme des perles rares. Il les a associés à d'autres mots pour créer les «phrases harmoniques». Cela donne des traits qui interpellent. Nous sommes devant une sentence, des proverbes peut-être qui prennent un sens singulier et débouchent sur une autre signification. Nous effleurons la poésie pure.
«Une ombre sur Dieu.
Un miroir plein de vent.» (p.59)
Et il y a eu l'illumination. La langue est avant tout trame sonore. Il suffisait de bien regarder les mots pour débusquer les notes qui s'y dissimulent. Dans soleil, il y a la note «sol», dans dorure, il y a un «do». Il n'en fallait pas plus pour que Rober Racine parte à la recherche de cette «petite musique» qui se cache dans les mots. Systématiquement, il «notera» les mots du dictionnaire. Une autre entreprise gigantesque qui lui permettra de conclure que la langue française est en «la». Oui, c'est la note qui revient le plus souvent dans le jardin des mots. Il lui restera à interpréter la langue française au piano. C'est maintenant chose faite avec cette partition et le disque qui complètent cet ouvrage.
«Lire le dictionnaire dans cette perspective musicale, c'est parcourir un vaste continent où brillent quelques feux de joie dans la nuit. Le mot est un campement, la note de musique, son feu, sa chaleur, sa lumière.» (p.186)
Écouter la langue française devient alors une expérience envoûtante! On croit entendre une incantation qui vient d'on ne sait où, peut-être même du son originel qui a donné naissance au mot.
Rober Racine est de ces fous qui, par l'envergure de leurs projets, nous font penser aux bâtisseurs de cathédrales du Moyen Age. Il est de la trempe de cet autre beau rêveur qu'est Jean-Jules Soucy. Son «Monument-art de l'an 2000», un projet de pyramide à La Baie, au Saguenay, est de cet ordre. Soucy comme Racine réussissent à créer des sanctuaires qui échappent au temps. C'est rassurant dans un monde où l'éphémère et le jetable règnent.
«Le dictionnaire» suivi de «La musique des mots» de Rober Racine est paru aux Éditions de L'Hexagone.