FRANÇOIS OUELLET nous fait un cadeau avec La matière des mots, des entretiens avec Hans-Jürgen Greif, un écrivain d’origine allemande qui a migré au Québec en 1969 et fait carrière à l’Université Laval. En plus de ce travail d'enseignant, Greif a trouvé le moyen de rédiger une quinzaine d’ouvrages de fiction et huit essais. Un polyglotte, un érudit, un spécialiste de la Renaissance et de l’opéra, un auteur que je ne connais malheureusement pas. J’ai lu une seule publication de cet écrivain, soit Orfeo, paru en 2003. La plupart de ses livres ont vu le jour à L’instant même, une maison d’édition de Québec qui s’est consacrée d’abord à la nouvelle avant de s’ouvrir au roman. Après avoir parcouru ces entretiens, je sais que j’ai un monde à apprivoiser, une œuvre importante à découvrir.
L’ouvrage impressionnant de François Ouellet (232 pages) permet de plonger dans l’univers de Hans-Jürgen Grief. Une réflexion qui s’appuie sur sa première publication en 1990 jusqu’à Insoumissions qui vient de paraître en 2020. Un cheminement fascinant et admirable. Je ne me souviens plus qui a affirmé que l’écrivain « ne devait pas être trop conscient de ce qu’il faisait », mais cette sentence ne s’applique guère à Grief. Il soupèse ses titres avec un œil critique, lucide et une acuité tout à fait remarquable.
Peut-être parce que la plupart de ses ouvrages lui ont demandé une longue recherche avant de s’élancer dans la rédaction. Bien plus, l’érudit a trouvé le temps de relire toutes ses publications avant les rencontres pour les avoir bien en mémoire lors des entretiens avec Ouellet réalisés à l’été 2019, ce qui fait que ces discussions sont un véritable bonheur d’intelligence.
Dans le paysage littéraire québécois, son œuvre occupe une place tout à fait singulière. Malgré l’empreinte nord-américaine, elle reste marquée par les origines germaniques et la culture européenne de l’auteur. Hans-Jürgen Greif est un conteur-né. Qui le connaît personnellement le sait bien : aux histoires et anecdotes qu’il raconte en toute amitié, on prend toujours un vif plaisir. C’est l’écrivain qui parle. Son œuvre témoigne d’une diversité de sujets impressionnante ; il n’est pas de ces auteurs qui récrivent toujours le même livre. (p.6)
Né en Sarre en 1941, un coin de pays que se sont disputé l’Allemagne et la France. Une province, pourrait-on dire, avec à peine un million d’habitants qui a choisi d’adhérer à l’Allemagne par référendum en 1955.
L’enseignant s’attarde à sa famille, sa mère d’origine italienne, son père allemand, son enfance qui baigne dans plusieurs langues, soit le français, l’allemand et l’italien. Son paternel a fait la guerre dans l’armée d’Hitler, même s’il n’a jamais été membre du parti nazi. Le jeune Hans-Jünger ne l’a connu qu’après la fin des hostilités en 1945. Il avait vécu en osmose avec sa mère jusque-là. Le garçon se retrouve devant un étranger qui s’impose dans son univers et bouleverse tout.
J’ai eu beaucoup de difficultés à transiger avec mon père, un homme rigide, autoritaire, qui a voulu briser ma résistance devant son diktat. Il n’y est pas arrivé. (p.13)
En rupture avec sa famille, surtout après la mort de sa mère survenue en 1959, il décide de migrer. Le jeune homme se retrouve au Québec dont il ne sait à peu près rien. Ce séjour devait être temporaire, mais la vie a fait en sorte qu’il en fasse son pays d’adoption.
Il s’intéresse aux textes anciens, aux mythes et aux livres sacrés comme la Tora même s’il n’est pas croyant. Grand amateur d’opéra, il enseignera aussi l’allemand au Conservatoire de musique de Québec à des chanteurs. Ces passions marqueront son travail.
RÉFLEXIONS
Une œuvre marquée par la réflexion et l’actualisation de mythes qui sont au cœur de la société même si l’on se targue de rationalité et d’efficacité maintenant, d’avoir vaincu toutes les craintes et les superstitions.
Nous avons donc des ouvrages qui reposent sur un substrat solide, porteur des grands questionnements de l’humanité depuis toujours, même si l’auteur recherche, dans la rédaction de ses fictions, la limpidité. L’érudition doit laisser la place au bonheur de raconter, ce qu’il prouve dans ses entretiens qui deviennent de véritables leçons d’histoire et de philosophie.
Chaque écrivain a connu cette phrase d’impatience, où plusieurs canevas attendent sur sa table de travail. Il apprend à ne rien bousculer, à avancer sans sauter d’étape, à réfléchir calmement. L’écrivain puise dans sa propre vie, où l’éducation reçue pendant l’enfance et l’adolescence joue un rôle déterminant. Chacun de mes livres contient des épisodes vécus que je laisse remonter à la surface pour les travailler, les transformer, les adapter au contexte du manuscrit. (p.88)
Hans-Jünger Grief a été marqué par la mort de sa mère, la rigidité de son géniteur qui ne tolérait aucune discussion et possédait la vérité. Il aurait pu devenir un rebelle et un marginal, mais il a tout misé sur des études, les réflexions pour donner des assises solides à sa pensée. Peut-être pour compenser une insécurité vécue pendant la guerre et le conflit permanent qui l’opposait à son père.
DISPARITION
Toutes les questions que les érudits se posent sur le temps, une certaine forme de savoir et la nature humaine se glissent dans cette œuvre originale. Ses fictions deviennent des espaces où ses personnages doivent s’affirmer et se défendre en quelque sorte. Cela donne une profondeur unique à ses romans et nouvelles qui s’interpellent, se répondent, se bousculent pour aller toujours un peu plus loin dans cette quête de connaissance. Il peut même étonner en s’attardant à l’actualité politique du Québec, à Jacques Parizeau et sa fameuse déclaration qui a semé la controverse.
Je n’ai pas oublié ce que Jacques Parizeau a dit, en 1995. « C’est vrai qu’on a été battus. Au fond par quoi ? Par l’argent puis les votes ethniques, essentiellement. » Plusieurs de mes connaissances étaient choquées par ses propos et l’accusaient d’hostilité ouverte envers les immigrants, les milieux allophones, en particulier anglophones, et la grande finance. C’était mal connaître l’homme derrière ces mots. Il a commis l’erreur de dire la vérité, sans la camoufler dans un discours politiquement correct. En 1991, je n’aurais pas cru qu’il irait aussi loin, mais je savais qu’il n’était pas xénophobe. De plus, il faisait lui-même partie de ceux qui « avaient de l’argent. » (p.43)
L’écrivain démontre une grande franchise en se confiant à François Ouellet qui le suit et l’aiguillonne pour le pousser plus en avant dans ses réflexions, montrer les dessous de sa pensée et la direction qu’il a prise en s’aventurant dans le monde de la fiction.
Ouellet connaît très bien les publications de Grief (c’est la prémisse d’une conversation intelligente et sentie) et cela lui donne l’occasion de faire surgir la face cachée de ses romans et de ses nouvelles, cette partie de l’iceberg que l’on ne peut qu’imaginer quand il dérive lentement le long des côtes.
ŒUVRE IMPORTANTE
Voilà une belle découverte, une œuvre importante et originale qui s’accroche à de grandes vérités ou questionnements. Des sujets qui semblent un peu obsolètes à notre époque où il faut tout résumer en quelques phrases, mais qui permettent de s’attarder à la nature humaine, de bousculer le lecteur dans son confort et peut-être aussi de secouer une certaine indifférence.
Ce travail a demandé des années de patience et de réflexion à François Ouellet pour parvenir à cerner un univers retors qui va dans plusieurs directions et ne se laisse pas apprivoiser facilement. L’enseignant recherche ce genre de défi et j’avais beaucoup aimé son approche dans Grandeurs et misères de l’écrivain national où il tourne autour de Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron. Un ouvrage qui m’a influencé et permis de venir à bout de mon dernier roman, Les revenants.
Il me reste à trouver le temps de parcourir Hans-Jünger Grief qui s’avère un prosateur incontournable dans le paysage littéraire du Québec de maintenant. Des couleurs, des propos uniques et des particularités qui séduiront les lecteurs curieux et insatiables. Une rencontre où l’intelligence s’impose, ce qui devient de plus en plus rare de nos jours.
OUELLET FRANÇOIS, La matière des mots, Éditions NOTA BENE, 232 pages, 28,95 $.
http://www.groupenotabene.com/publication/la-matière-des-mots-entretiens-avec-hans-jürgen-greif