Isabelle Dionne, une enseignante au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière déroute un peu quand on prend la peine de s’aventurer dans D’autres font du vitrail, un court ouvrage au titre intriguant. Toutes les balises familières disparaissent. Pas vraiment d’histoire, encore moins de personnages ou de péripéties qui vous happent. Tout est raconté au « je » et l’écrivaine y va de fragments qui nous entraînent imperceptiblement dans ses souvenirs d’enfance ou lors d’une baignade, un spectacle ou un moment plutôt banal de son quotidien. Elle étonne en nous poussant devant un objet ou un paysage, arrête le temps, se moque de la chronologie, secoue des impressions et reconstitue la grande aventure de la vie.
Le titre d’un livre est toujours une clef qui permet d’ouvrir une porte et de se faufiler dans un monde qui surprend, étonne ou rebute. D’autres font du vitrail m’a forcé à réfléchir à cet art qui joue avec la lumière, du moins dans son sens le plus large, utilise des morceaux de verre de différentes teintes que l’on soude pour faire un tout harmonieux. Une sorte de casse-tête où les pièces suggèrent une scène plus ou moins réaliste. On retrouve ces fresques dans les églises où ils ont comme fonction de créer une ambiance feutrée, propre au recueillement, au silence et à la méditation. Le vitrail permet de se soustraire au temps et à l’espace en jonglant avec la splendeur du jour.
Le texte déroute au premier coup d’œil. Les trente-sept fragments, les plus longs s’étendent sur deux pages, un peu plus parfois, se présentent d’un bloc. La majuscule lance l’extrait comme il se doit et après, plus de virgules, de tirets et de capitales. Tout se termine par un point. Comme si le paragraphe était un immense énoncé où tous les éléments s’accrochent l’un à l’autre. Une succession de mots sur laquelle nous trébuchons en cherchant une cadence, une rythmique qui porte toute écriture.
PONCTUATION
Pourquoi devenons-nous craintifs quand la ponctuation disparaît ? On dirait que nous ne savons plus comment aborder un texte, que nous perdons pied, que nous risquons de nous égarer sans ces balises qui nous permettent d’avancer. Plusieurs se sont butés aux romans de Marie-Claire Blais, refusant même de s’aventurer dans une histoire qui se présente comme une jungle où le lecteur doit se frayer un chemin en luttant avec une phrase qui pivote et nous attire dans un terrible remous. Pourtant, c’est si naturel en poésie où le discours se dépouille de tous ses artifices pour muer en diamant qui brille de mille facettes.
Bien sûr, il y a un souffle dans ces fragments que nous devons trouver, une cadence. J’ai pris un moment à m’ajuster à Isabelle Dionne. J’ai dû recommencer La verrue, le premier texte, une bonne dizaine de fois. Comme quand je m’adonne à la course à pied. Il faut toujours un temps avant de glisser dans la foulée où je dépense le moins d’énergie.
Rapidement, je me suis senti à l’aise dans cette forme inusitée qui m’a encore ramené au vitrail. Les phrases se soudent les unes aux autres pour former un élément du roman. Chacun des fragments reproduisant dans sa structure le grand ensemble que constitue l’ouvrage.
« nous observons le fouet transformer le mélange on dirait une danse s’émerveille mon fils nous ajoutons du lait tiède les ingrédients secs avant de verser dans le moule “cuire une quarantaine de minutes” le temps que la France a mis pour basculer dans l’horreur le temps que les images du drame ont pris pour faire le tour du globe les rues de Paris du Stade de France au Bataclan plus tard le Nigéria et Ouagadougou chaque fois des gens morts ou vivants recouverts de poussière une danse macabre aux infos » (p.19)
Nous passons de la préparation d’un gâteau, une activité de la mère avec son fils, à un drame qui secoue la planète, à une souffrance endémique qui gangrène nos sociétés depuis que les grandes nations de ce monde, malgré une supériorité militaire et des armes effarantes, n’arrivent plus à gagner leurs guerres. Les forces conventionnelles sont inopérantes devant ces armées de l’ombre, les actes de ceux que l’on nomme des extrémistes qui frappent partout, s’en prenant aux populations dans des gestes désespérés. Ces attentats des terroristes (le mot le dit, ils veulent répandre la terreur) sont l’expression d’une détresse et d’un mal être qui touche de plus en plus d’individus hantés par la violence, l’impuissance et la mort. Une perte du réel, certainement.
ADAPTATION
Isabelle Dionne nous propose un bel espace de liberté et nous passons de l’intime au public, du geste quotidien à une action désespérée qui dépasse l’entendement. C’est d’une intelligence, d’une délicatesse qui laisse sans mots.
Quel bonheur de se retrouver devant de petits bijoux qui épousent presque la forme du poème ! Je signale ce fragment magnifique qu’est Le coupe-ongles.
« La rognure d’ongle forme un fin demi-cercle sur le bois foncé de la table juste une légère résistance
une coupe nette et sans douleur
une autre puis une autre puis une autre
constellation de croissants de lune
je balaie les restes de la main jette le tout à la poubelle
si seulement les peines disparaissaient aussi facilement. » (p.38)
Quoi de plus banal que de se tailler les ongles ? Et voilà que nous glissons imperceptiblement vers une émotion intense, une douleur, un malaise, un chagrin qui s’accroche, un mal être qui plie le corps et l’âme. J’aime cette question qui s’impose à la fin et vous fais vaciller.
Ça surprend telle une bourrasque qui empêche presque d’avancer dans un matin froid. Tous ces petits moments qui font une existence, une trame, une histoire, comme il faut des secondes pour donner la minute et après les heures.
« je me relève m’éloigne du jardin salue cette abeille avec gratitude respect pour ce dévouement ma reconnaissance se mêle alors de tristesse devant cette vie sacrifiée au travail cet insecte en train de mourir d’épuisement. » (p.61)
Isabelle Dionne nous ouvre les yeux sur toutes les dimensions du monde, ses beautés comme ses horreurs.
Un roman qui m’a fait penser à un bréviaire ou encore à un livre d’heures qui permet de revenir dans des souvenirs d’enfance, des moments de sa jeunesse ou des événements qui se sont imprégnés dans la mémoire pour ne plus s’effacer. Tout ce qui constitue les grands et petits drames de la vie.
COULEUR
Ces courts textes, je les ai parcourus à petits pas pour bien saisir la saveur des mots qui nous emportent souvent vers une réalité intérieure, une réflexion qui vous laisse au cœur d’une hésitation, devant une explication qui n’apaisera jamais comme il se doit. L’absence de ponctuation donne une force inquiétante aux mots.
Autant se méfier des fragments d’Isabelle Dionne parce que sous des apparences de légèreté et d’innocence, l’auteure nous pousse vers certaines hantises qui s’accrochent à nous. C’est la caractéristique de l’écriture que de chercher un sens à l’existence, d’orienter les regards pour rassurer peut-être ou encore pour nous indiquer une direction même s’il n’y a jamais de réponses définitives et de vérités immuables.
Ce roman m’a forcé à m’arrêter à la gestuelle qui marque les jours, à tout ce qui m’entoure et que j’ignore la plupart du temps dans mes occupations bien souvent futiles. Un livre magnifique de sensibilité.
DIONNE ISABELLE, D’autres font du vitrail, Éditions Hamac, 112 pages, 15,95 $.