dimanche 1 octobre 2006

Henri Lamoureux questionne la fiction

La fiction ne semble plus capable de nourrir les fantasmes des spectateurs à la télévision. C’est peut-être pourquoi on fait appel de plus en plus au réel et au concret trafiqués. Peut-être, plus simplement, que les artisans de la télévision ont perdu la faculté de rêver et d’imaginer, mais c’est une autre question…
«Star Académie» mise sur les jeunes et la chanson. L’entreprise peut se défendre. Les participants qui rament dans cette galère ont du talent et plusieurs réussissent à faire carrière.
Il y a aussi «Loft Story». Des gars et des filles, assez exhibitionnistes, sont enfermés dans une cage dorée. Le jeu consiste à provoquer des conflits, des amours et des ruptures. Ils se cajolent, se repoussent, se trahissent devant des millions de spectateurs qui salivent en sauvant la tête de l’un ou éliminant l’autre. Belle façon de cultiver les préjugés et les instincts sadiques. Deux survivants s’en réchapperont mais qu’auront-ils gagné? Certaines filles et certains garçons ne s’en remettront sans doute jamais.

Autofiction

En littérature, l’autofiction a connu du succès au cours des dernières années au Québec. Le genre, semble-t-il, est à bout de souffle. Nelly Arcand et Marie-Sissi Labrèche, ont marqué cette écriture. Leur vie est devenue la matière du récit et leurs ébats sexuels font applaudir les voyeurs.
Cet automne, Stéphane Bourguignon pousse encore plus loin avec «Tout sur moi». Des comédiens et des comédiennes jouent leur propre personnage. L’auteur affirme travailler à partir du vécu de ses comédiens et ne pas reculer devant la fiction. Encore là, le spectateur ne peut séparer le vrai du faux. Et dites-moi comment un comédien ou une comédienne arrivent à jouer son propre personnage? Un comédien qui se prête à ce jeu a tout pour ne plus savoir qui il est dans la vie quand il s’évade des studios. Les psys vont avoir du travail.

Exploration

Henri Lamoureux, dans «L’infirmière de nuit», ouvre une autre porte. Il ne va pas jusqu’à utiliser les vrais noms, mais au moins un de ses héros, le Poète, est facilement identifiable. Gaston Miron plane sur cette fiction et l’homme d’affaires pourrait très bien être Pierre Péladeau.
Le roman nous entraîne dans une clinique où des hommes et des femmes atteints du cancer vivent leurs derniers jours. Le poète et le financier ont connu une prostituée au temps de leur jeunesse. Vérité ou mensonge? Réalité ou fiction? Bien sûr, Lamoureux demeure discret, mais le lecteur sait qu’il suit Gaston Miron dans cette aventure. Pas mal dérangeant.
«Le Poète sait d’un savoir absolu que cette rencontre a profondément marqué son destin. Cette femme l’a libéré d’un joug pesant, paralysant. Elle lui a ouvert la porte d’une liberté qu’il pressentait, mais qu’il ignorait être si facile. Elle l’a, pour ainsi dire, mis au monde. Il ne le lui a jamais dit, même lorsqu’il est revenu dans ce bordel. Elle fut son premier amour, sa muse, le premier vers de son premier poème. Un amour paradoxal. Un amour de misères, dominé par le désir primaire du corps. Un amour adolescent, en trompe-l’âme, érigé sur le sable des sentiments immédiats et sur les faux-semblants des printemps hâtifs.» (p.72)
Les personnages retrouvent les vraies valeurs, oublient leurs différences quand ils sentent le souffle de la mort. Ils comprennent alors ce qu’est l’amitié, l’amour et la compréhension. Voilà l’aspect le plus séduisant de ce roman.

Et le politique

Jusqu’où ira cette recherche du faux vrai ou du faux réel dans une société qui cherche ses valeurs, ne sait comment régler ses problèmes de violence, de pauvreté et de pollution... Ce mélange de fiction et de réalisme n’aidera certainement pas.
La véritable fiction s’est peut-être installée à Wall Street, dans les coulisses de la bourse et dans les bureaux du Fonds monétaire international qui provoquent des crises et des affrontements partout dans le monde. Georges W. Bush, Ben Laden et Stephen Harper ne deviendront-ils que des figurants dans un «World Story» diffusé sur tous les écrans du monde. Bien malin qui pourra démêler le réel de la fiction, la comédie et la vraie vie dans le vaste spectacle qui agite la planète. En attendant, la quête frénétique des cotes d’écoute ou d’une certaine forme de succès emprunte des avenues étranges pour ne pas dire inquiétantes.

«L’infirmière de nuit» d’Henri Lamoureux est publié chez VLB Éditeur.

jeudi 21 septembre 2006

Elena Botchorichvili évoque la dérive de l’URSS

J’ai laissé filer quelques jours avant de revenir à ce roman pour le parcourir d’un souffle, dans une journée de septembre qui fait espérer que l’été repousse le gel et la froidure. Pour le déguster en plein soleil, au milieu des cris des corneilles qui se disputaient une épinette avec un pic.  Je n’arrivais pas à me défaire de «Faïna» d’Elena Botchorichvili. Une véritable hantise.
Je l’avais lu, par petites bribes, à Notre-Dame-du-Portage. Je l’ai refermé une première fois devant le fleuve qui semblait épuisé, laqué comme le dos d’un béluga.
Le bonheur de la lecture, c’est cela. Des images qui hantent et ne veulent plus vous lâcher. Des personnages qui continuent à danser au bout des phrases.
Elena Botchorichvili décrit des femmes qui tissent l’histoire, des hommes cassés par les guerres qui n’arrivent plus à être des humains. La grande dérive politique de l’URSS est subie par cette famille qui veut marier Fafotchka, la plus belle fille du pays.

Dire le pays

Un écrivain dit le pays qu’il porte en soi, explore un espace avec des mots et des phrases qui bousculent comme les vagues qui poussent sur les rochers à marée montante.
«Ils vivaient à Tbilissi, dans une vieille cour du quartier des Sololaki – trois étages de balcons en cercle, comme au théâtre, et un robinet au milieu. Le matin, les hommes, torse nu, sortaient fumer sur le balcon communautaire. Les femmes allaient chercher de l’eau au robinet, échangeaient des potins comme si c’étaient des devises étrangères, puis se rendaient en trottinant aux toilettes communautaires qui empestaient. Les cuisines aussi étaient communautaires. Toute la vie était communautaire. À chaque étage, on se disputait.» (p.14)

Communisme

«Faïna» plonge le lecteur dans l’URSS, le communisme de Staline et de Gorbatchev. Toutes les réformes ne changent guère les vies de Fafotchka, de sa mère Oliko et de sa grand-mère Noutsa.
«Noutsa Tsereteli, veuve de seize ans, s’était assise dans son fauteuil et y était restée sans bouger une journée ou un mois, selon les légendes. Puis elle s’était mise à chanter d’une voix de velours, comme le fauteuil : «Ne t’en va pas, toi, mon rossignol, la vie est triste quand tu n’es pas là» et elle avait refusé de marcher. (p.21)
Rien ne fait reculer Nadia, la tante débrouillarde et infatigable qui provoque des miracles et connaîtra une fin atroce. Les produits manquent sur les tablettes des magasins, mais la vie a ses exigences. Parce qu’un pays est fait de ces femmes et de ces hommes qui ont le désir de vivre vissé au corps et à l’âme, de croyances que pas une réforme ne peut briser.
«Au cours de l’année, un des fiancés est mort, quelque chose à voir avec la drogue. Mais on disait qu’il s’était suicidé par amour pour Fafotchka. C’est pour cette raison que son troisième mariage est tombé à l’eau. Les parents avaient peur de faire entrer dans leur famille celle qui rendait les hommes fous.» (p.69)
Le système politique s’écroule, la glasnost a été une illusion. Les plus argentés fuient à l’étranger et ceux qui restent doivent bâtir le quotidien et faire semblant que demain est possible.
«Même l’épicerie de la place Lénine avait fermé ses portes, car il n’y avait plus rien à vendre. Lénine, l’omniscient, tendait le bras devant lui, mais tout le monde pensait qu’il montrait un avenir radieux. Brejnev, comme toujours, se couvrait de médailles, comme un collectionneur dingue, et se traînait jusqu’à la tribune pour prononcer ses discours. Avec lui, tout le pays se traînait dans l’existence.» (p.70)
Élena Botchorichvili écrit en russe, mais vit à Montréal depuis quelques années. Elle a été journaliste en Union soviétique et présente ici son troisième ouvrage. Elle a publié «Le tiroir au papillon» et «Opéra» depuis 1999.
La traductrice, Carole Noël, a fait un travail remarquable en donnant corps à ce texte dépouillé, cette langue limpide, évocatrice, imagée et forte.

«Faïna» d’Elena Botchorichvili est publié aux Éditions du Boréal. 

mercredi 13 septembre 2006

Alain Gagnon: le monde à l'envers et à l'endroit

Alain Gagnon a toujours été fasciné par les phénomènes paranormaux. Tout au long de sa vie d’écrivain, il n’a jamais su dire non à la tentation de glisser, ici et là, dans ses ouvrages, des phénomènes inexplicables, des énigmes difficiles à cerner.
Que ce soit dans «Thomas K» ou dans «Le gardien des glaces», le lecteur se heurte à un événement qui le désarçonne. Particulièrement dans «Le gardien des glaces». Les fantasmes se bousculent entre les murs du relais qui accueille les voyageurs qui s’aventurent sur le lac Saint-Jean, entre Péribonka et Roberval, quand les glaces font un pont sur la grande étendue d’eau.
Louis Hémon y fait une apparition, un moine hirsute et des bêtes qui n’agissent guère comme des bêtes. Un incroyable roman de neige, de froidure et d’hallucinations qui subjugue le lecteur. Je le relis régulièrement et éprouve toujours le même plaisir. Un livre étonnant que l’on a oublié beaucoup trop tôt. Il serait temps de le redonner au public lecteur. Pourquoi on ne le rééditerait pas en format de poche, dans la collection BQ?
Il a poussé loin cette fascination dans «La langue des abeilles», un roman qui montre l’envers et l’endroit du monde.

Lieux connus

Alain Gagnon vient de publier «Le truc de l’oncle Henry». Je ne compte plus les titres depuis longtemps. Deux douzaines au moins. Il écrit sans prendre de répit, oscille depuis quelques années entre le Saguenay et Notre-Dame-du-Portage qu’il fréquente en été.
Ce nouvel ouvrage secoue les grandes certitudes qui assoient l’évolution du monde et la naissance de l’humanité.
Le familier d’Alain Gagnon reconnaîtra son «pays d’écriture». Saint-Euxème, la rivière la Louve, le lac Bleu et la Calouna. Cet écrivain natif de Saint-Félicien s’est forgé un pays littéraire, à la manière de William Faulkner. Un monde qui a ses ancrages au Lac-Saint-Jean, pas très loin de l’Ashuapmushuan et de la rivière aux Saumons. Le familier des lieux y trouvera plein de clins d’œil.
«Bien au chaud dans sa fourgonnette, Olaf longe la Calouna qui, féline, s’étire avant de s’endormir dans cette fin d’après-midi de septembre. En aval, la masse sombre des îles. Lacouture et lui y ont chassé le canard dans leur jeunesse. Siteu en possède une, de ces îles. Comme si, déjà, il n’avait pas assez de terrain, songe Bégon.» (p.39)
Nous ne retrouvons peut-être pas la magie de «Sud» ou de «Thomas K» avec «Le truc de l’oncle Henry» mais quel ouvrage captivant. L’écrivain s’amuse et le lecteur y trouve son compte. On reconnaît le ton, la musique interne et la couleur de l’écrivain.
Alain Gagnon ajoute ici une page à son monde étrange, souvent cruel et explore d’autres méandres de la pensée. Il faut juste lui faire confiance et accepter de le suivre.

Enquête

Des phénomènes étranges inquiètent la population de Saint-Euxème. Des disparitions, des morts, des attaques sauvages et inexplicables se succèdent depuis que des travailleurs construisent un barrage dans la gorge des Conscrits. Des êtres étranges et d’une force peu commune terrorisent les habitants.
Le chef de police, Olaf Bégon, enquête, mais par quel bout empoigner ces phénomènes qui échappent à toutes les explications. Bien sûr, Alain Gagnon noue les ficelles, place les éléments du puzzle, multiplie les points de vue, pousse le lecteur tout doucement dans un monde fantastique.
Un véritable thriller, un roman policier qui emprunte des sentiers peu connus. Bien sûr le chef Bégon réussira à déjouer tout le monde, à percer tous les secrets en plus de trouver l’amour.
Alain Gagnon échafaude une œuvre qui sort de l’ordinaire depuis plus de trente ans même s’il se fait fort discret. Ce travailleur acharné croit surtout au travail bien fait et que l’écrivain doit, avant tout, écrire.
Une œuvre impressionnante qui prend la couleur de la poésie et du conte à l’occasion. Je me promets de le parcourir en une seule et grande course un de ces jours, histoire de goûter à la quintessence de cette entreprise originale qui fait en sorte que la littérature au Québec existe.
Le Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean reconnaît, une fois de plus son immense talent, fin septembre. Il s’affirme cette fois en poésie avec «L’espace de la musique» après avoir remporté le prix fiction-roman à deux reprises avec «Sud» et «Thomas K».

«Le truc de l’oncle Henry» d’Alain Gagnon est publié aux Éditions Triptyque. 
http://www.triptyque.qc.ca/auteurs/aut6.html

jeudi 7 septembre 2006

Serge Bruneau et la vie de couple

Les maisons d’édition se multiplient au Québec. Trop répètent certains. Un lecteur peut plonger dans les parutions de XYZ Éditeur ou de Boréal et être occupé toute l’année. Quelques succès de la littérature mondiale, un détour chez Leméac et il aura lu un livre par semaine.
Je devrais écrire lectrice. Parce que ce sont les femmes qui lisent. Les hommes sont occupés ailleurs, à des «choses sérieuses» comme ils affirment dans les enquêtes. Pourtant la littérature fait comprendre la vie qui s’étiole, les mirages de la consommation et débusque les stéréotypes. Lire des romans ferait peut-être comprendre à ces mâles qu’il est bien futile de s’accrocher au pont Jacques-Cartier pour revendiquer leur paternité. «L’enterrement de Lénine» de Serge Bruneau leur apprendrait peut-être qu’il faut d’abord l’assumer cette paternité.

Le rêve

Alicia et Mathieu ont connu l’amour fou et la musique. Assez pour croire qu’ils pouvaient en vivre. Charlotte, leur fille, a quinze ou seize ans et déteste sa mère qui a toujours cru que tout était possible, allant d’un homme à un autre. Mathieu fait des chansons pour les vedettes du jour. Charlotte le rejoint dans sa maison de banlieue après une autre querelle avec Alicia. Ils doivent s’apprivoiser.
Le roman se présente comme un récit à deux voix, un duo qui joue en harmonie. Charlotte raconte sa vie et Mathieu en fait autant. Un Mathieu qui répond toujours présent, incapable de s’empêcher de courir quand Alicia lui fait signe. Une séparation mal cicatrisée.
Charlotte se méfie et ne veut surtout pas répéter les gestes de ses parents. Elle surveille les voisins mal assortis. Simone a beau être psychologue, elle devient aveugle devant son mari Adam qui baise à gauche et à droite.
«J’étais Charlotte et je savais que je surmonterais cette erreur sans m’accabler jusqu’à la fin des temps. J’étais cette Charlotte qu’ils avaient plantée dans ce monde qui était le leur et qui ne m’avait pas encore gobée. Et qui, me jurais-je, ne me réduirait jamais à son ordre où les zigotos sont rois.» (p.143)

Quête de sens

Plus rien ne semble vouloir unir les hommes et les femmes dans cette quête frénétique du plaisir. Charlotte fait en sorte de ne pas se faire piéger, tente de trouver un sens dans le quotidien qui s’affole souvent comme girouette au vent.
«J’étais la fille et elle, c’était la mère pliant l’échine sous les coups répétés du temps et des sales types qui le meublent. L’égalité était rompue. Je détestais ma mère. Je ne parle pas de haine ni d’aversion, je parle de l’envers de l’amour. De cette émotion qui a refusé de naître et donc, forcément, de s’exprimer.» (p.13)
La vie arrange toujours les choses, même mal. La fille finira par s’accommoder de sa mère.
Charlotte cherche à se débarrasser de son enfance. L’érable qui a marqué ses premiers pas et qu’une tornade a couché au sol devient un symbole. Elle le débite à la tronçonneuse pour mettre ses souvenirs en morceaux, s’acharne jusqu’à ce qu’elle puisse avancer dans la vie avec confiance. Mathieu bricole de son côté pour trouver la paix. Chacun a sa manière de faire surface.
Bruneau décrit des femmes et des hommes dans leurs hésitations et leurs déchirements. Les élans et la méfiance de la jeunesse devant la sérénité que les hommes et les femmes finissent par trouver après les grands feux qui laissent des cicatrices.
Un roman rafraîchissant, intimiste, avec juste ce qu’il faut de cynisme. Rien n’est facile, mais les personnages de Bruneau s’en sortent. Ils ont du ressort. Une belle tendresse, un humanisme de bon aloi que l’on découvre à chacune de ces pages bien senties. Un plaisir qui passe par une écriture forte.
Un écrivain étonnant, bien plus que ces vedettes de la littérature jetable qui se disputent les manchettes et une chaise dans les émissions de variétés. Dire qu’il a fallu que Serge Bruneau écrive un troisième roman pour que je le remarque. «L’enterrement de Lénine» m’a donné le goût de remonter à «Hot Blues» et «Rosa Lux et la vie des anges».

«L’enterrement de Lénine» de Serge Bruneau est paru chez XYZ Éditeur.

mardi 5 septembre 2006

Élisabeth Vonarburg publie un second volet

Élisabeth Vonarburg vient de publier le second volet de sa fresque «Reine de Mémoire» qui comptera quatre tomes de 600 pages.
«Le Dragon de Feu» arrive à la suite de «La Maison d'Oubli» paru au printemps dernier. Le plan initial de Mme Vonarburg est de publier deux fois par année. Une cadence infernale. Elle en est donc à mi-parcours de ce projet ambitieux qui revoit l'histoire européenne et occidentale. Une plongée dans le passé pour modifier certains événements avec les conséquences que l'on peut imaginer. Le lecteur arpente une terre connue tout en découvrant un monde qui s’appuie sur d'autres prémices. Une intrigue qui pousse du côté du roman philosophique, du récit d'aventure et du pur fantastique.

Famille

Nous retrouvons avec plaisir la petite Julianne, les jumeaux Senso et Pierrinno et Grand-père. Grand-mère vit en recluse et reste mystérieuse.  Il y a aussi l'autre monde, l'ancêtre Gilles qui fait retourner trois ou quatre générations en arrière. Les deux limites de la famille. Ce «mal-détalenté» vit en exil dans un pays qui pourrait être l'Asie. Un pays inventé où les dragons ne sont pas que symboliques. Magie, talents, esprits sont au rendez-vous.
L'imaginaire de Vonarburg demeure étonnant et séduisant. Les  rencontres et les discussions des Encyclopédistes par exemple sont des  moments de bonheur. Toute la partie européenne de ce roman s'ancre plus dans le monde réel et retient mieux le lecteur.
«Le vieux temps pèse sur le temps nouveau de tout son poids d'oubli, d'interdit ou de silence. Ceux qui devraient savoir ne savent pas parce qu'on ne leur a pas appris- on ne leur a pas appris parce qu'on ne savait plus. Et ceux qui savent n'en parlent pas parce qu'ils n'osent pas: un autre  édit règne, qui n'a rien à voir avec celui de la Reine folle, «la
tradition» dit Grand-père. Il ne faut pas en parler. Cela ne se fait pas. On s'attire des silences désapprobateurs, des gronderies, des punitions. Et l'on apprend à se taire.» (p.33)
Héritages, silences, tabous, l'histoire est ainsi faite.

Mondes parallèles

Élisabeth Vonarburg construit ses mondes avec un bonheur inégal.
«Quant aux autres, pour l'instant, tout ce que l'on peut faire, c'est prier avec ferveur pour eux. Et leur offrir tout ce qui pourra être accompli de bon et de grand en cette terre nouvelle. Il est le seul survivant du naufrage, il est le seul désormais à savoir que le Pays des Dragons existe  bel et bien. Et qu'il y règne une magie complètement différente de tout ce qu'on a pu rencontrer ailleurs.» (p.237)
La magie, les talents, les pouvoirs permettent à certains d'assumer une forme de domination et de contrer les ennemis. Vonarburg insiste beaucoup trop sur  ces talents, les pouvoirs de la magie et les rôles des Natéhsin et des Xhélin. À force de trop vouloir préciser, elle finit par tout embrouiller.
Peut-être que Vonarburg publie trop rapidement aussi. Il aurait fallu resserrer un peu et pousser plus loin l'écriture. Certains passages grincent un peu aux encoignures.
«Panthère a bondi d'une de ses cachettes et les précède, preste découpe noire et feu, dans le couloir puis dans la tonnelle-appentis à la lumière vitreuse, dansant à la porte de la serre encore mélodieuse du passage de Jiliane, tandis qu'ils retirent leurs souliers pour mettre les sandales.» (p.526)
Madame Vonarburg nous a habitués à plus de tonus.

«Reine de Mémoire 2. Le Dragon de Feu d’Élisabeth Vonarburg est paru aux Éditions Alire.
http://www.alire.com/Auteurs/Vonarburg.html

jeudi 31 août 2006

Serge Mongeau ne cesse de questionner

 Serge Mongeau est devenu indissociable d’«Écosociété», la maison d’édition qu’il dirige. Il y publie des essais portant sur l’environnement, la pollution, la vie et les dangers qui menacent la planète. Une maison où la réflexion guide toutes les activités. Il est l’auteur de «La simplicité volontaire», un succès qui ne vieillit pas depuis sa parution.
«Toute ma vie, j’ai été en marge de la société sans être vraiment marginal. J’abhorre cette société de consommation tout en appréciant certains de ses aspects. Je suis révolté par la disparité des conditions humaines et pourtant j’accepte de vivre bien confortablement. Je trouve dangereuse l’influence de la télévision- au point de ne plus avoir d’appareil depuis plus de quinze ans- mais j’accepte encore d’y être interviewé. Depuis la fin de mes premières études universitaires, je n’ai jamais accepté de travailler «pour gagner ma vie» et cependant je n’ai jamais manqué ni de l’essentiel ni même du superflu.» (p.11)
Ce fidèle ne rate aucun Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Souriant et discret, effacé même dans son stand, il est rarement invité aux tables rondes où l’on tente de remodeler la société. Pourtant, Mongeau le questionne ce monde depuis des années. Ce fut sa direction de vie depuis qu’il a quitté les scouts où il a appris la solidarité, la nature et la fidélité à ses engagements. Jamais il n’a dérogé à cette manière de penser.

Médecine

Fondateur des «Chantiers de Montréal» où l’on aidait les plus démunis en s’inspirant de l’abbé Pierre, l’étudiant en médecine amorçait alors une vie où les convictions et les idées auraient la priorité. Le quartier Saint-Henri où il s’installe, avec sa jeune épouse, l’occupe jour et nuit. Étrangement, il amorce son «travail social» dans l’univers de «Bonheur d’occasion» de Gabrielle Roy. La littérature n’est jamais loin.
Avec des amis, il veut transformer le Québec et donner une chance à tout le monde, qu’importe le lieu de sa naissance et de ses ressources financières. Il se retrouve naturellement au «Centre de planning de Montréal», candidat indépendant pour le Parti québécois dans Taillon, en 1970. René Lévesque et son parti se méfient de cette tête de rebelle. Il multiplie les interventions dans les médias, écrit d’innombrables lettres et chroniques portant sur la sexualité et la médecine. Il est de toutes les causes qu’il croit juste et équitable, bouscule les médecins et leurs façons de soigner le corps comme une mécanique, réfléchit et écrit. Il est amené à faire des choix déchirants, se met à dos des gens, mais reste fidèle à ses convictions.
Il décide de retourner aux études après avoir abandonné la médecine même s’il est père de trois enfants. Il rédigera sa thèse au Chili tout en suivant des cours. Il sera témoin de l’élection de Salvador Allende et du coup d’État qui met Pinochet au pouvoir avec la complicité des États-Unis. Un moment où l’histoire bascule. Serge Mongeau tente par tous les moyens d’aider les gens que l’on traque de façon sauvage.
«Il y a au Chili des milliers de personnes qui se trouvent en danger de mort et qui cherchent par tous les moyens à sortir du pays. Pour ce faire, elles n’ont pas beaucoup de choix, les frontières étant fermées; il ne reste que la solution de se réfugier dans une ambassade pour d’abord survivre et ensuite pouvoir partir.» (p.203)
Le Canada refuse d’accueillir les réfugiés à son ambassade de Santiago. Mongeau proteste et écrit dans les journaux du Québec.

Modèle

Serge Mongeau est un héros méconnu du Québec que l’on devrait inviter dans les écoles pour qu’il parle aux garçons un peu perdus, leur explique les valeurs qui font qu’une vie se transforme en aventure.
Une vie admirable même si j’aurais aimé que le militant prenne un peu de recul face à sa vie trépidante et donne un éclairage contemporain à sa longue marche. Un modèle d’intégrité intellectuelle. Il faudrait offrir «Non, je n’accepte pas» à Jean Brault et Charles Guité pour qu’ils comprennent que les entreprises et l’État ne sont pas des auges où l’on peut s’empiffrer. Encore vaudrait-il qu’ils lisent!

«Non, je n’accepte pas» de Serge Mongeau est publié aux Éditions Écosociété.

samedi 19 août 2006

Clara Ness évite les leurres du succès

Une véritable salve d'applaudissements pour Clara Ness en 2005, lors de la parution de «Ainsi font-elles toutes». Chantal Jolis, à Radio-Canada, n’avait pas assez de mots pour décrire son enthousiasme. Et Dieu sait qu’elle ne manque pas de vocabulaire d’habitude.
Son premier roman était assez remarquable, il faut le dire. Un court récit qui décrit les amours obsédantes d’une jeune femme, une étudiante en médecine. Elle aime Paul et Ruiz tout en se payant une aventure avec Agnès. Il y a aussi les rencontres dans les bars qui surgissent comme des collisions.
Une quête frénétique de jouissance, des amours qui broient le corps et l’âme, brûlent la vie et poussent hors du temps. Une écriture forte, des petites phrases comme des fléchettes qui happent le lecteur. Particulièrement intelligent, halluciné et troublant.
J’ai relu ce premier ouvrage avant d’aborder «Genèse de l’oubli», le nouveau roman de Clara Ness. J’ai envie d’applaudir. L’écrivaine a quitté cet univers de sexualité pour s’attarder à un homme et une femme qui cherchent à rompre avec leur enfance. Il était à peu près certain qu’en faisant ce choix, les commentaires seraient négatifs. Elle a résisté. Bravo!

Ruptures

Hadrien vit à Québec avec Ariane. Il a fui la France, un père qui ne pensait qu’à sa carrière de comédien et terrorisait sa famille. Il a voulu la grande rupture, celle qui fait quitter un pays et se perdre dans l’anonymat de l’étranger.
«D’abord, partir. Ensuite, vivre. C’est tout. C’est une question de survie. Je ne peux pas t’expliquer. J’étouffe ici. Et là-bas, c’est plein de promesses. J’ai vingt ans, je ne connais rien de la vie. On ne voit rien en France. On ne sait rien. On est à l’abri de tout. Tout est mort. Paris est une ville finie.» (p.54)
Ariane, une Québécoise, n’a fait que glisser d’un quartier à un autre dans sa tentative de fuite. Elle s’est éloignée de Sainte-Foy et de ses parents qui s’effacent dans cette banlieue en n’imaginant que leur confort un peu fade.
«Elle avait grandi dans ce que l’Amérique avait inventé de plus laid, de plus médiocre, de plus odieux, l’endroit du plus mauvais goût de la terre, le plus violent et le plus morbide : la banlieue. Mais elle savait bien qu’elle irait, enfant modèle tout droit sortie de la comtesse de Ségur, qu’elle retournerait demain dans sa famille enchantée qui habitait cette banlieue confortable et sûre.» (p.105)
Le père d’Hadrien meurt et il arrive ce qui doit arriver. Même s’il s’était juré de ne jamais remettre les pieds en France, Hadrien répond à l’appel de sa mère. La famille, on ne l’oublie pas, surtout quand on devient père d’une fillette.
Quête de sens

Ariane et Hadrien cherchent une nouvelle identité après avoir été écrasés par leurs parents. Au volant de son taxi, il sillonne Québec comme s’il allait se surprendre au coin d’une rue. Ariane étudie au conservatoire pour devenir comédienne. Lui va d’un client à un autre, elle du drame au rire.
Beaucoup de symboles tissent ce texte. Le taxi toujours en maraude, la maison de massage qui permet à Ariane de retrouver la joie du toucher. Hadrien, sous les mains d’Ariane, prend conscience de son corps. Un univers de dérobades, de glissades, ce qui n’empêche pas le couple de trouver un certain équilibre.
«… Ils s’offrirent l’un à l’autre dans cette ville qu’ils connaissaient à peine, ils étaient jeunes, ils se réveillèrent dans la lumière oblique du matin, ils entendirent les camions de livraison qui déchargeaient leurs caisses de bières dans les bars avoisinants, enveloppés dans cette luminosité blanche de l’hiver, dans ces soleils amassés qui leur coulaient dans les veines. Vers midi ils reprirent le chemin de Québec, là où les eaux se rétrécissent.» (p.116)
Un roman bien fait et bien écrit. Clara Ness ne sera pas l’auteure d’un seul livre. Le lecteur découvre une écrivaine qui s’affirme avec bonheur.

«Genèse de l’oubli» de Clara Ness est publié chez XYZ Éditeur.

jeudi 17 août 2006

Gilles Archambault ou la voix envoûtante

J’ai un peu délaissé Gilles Archambault depuis quelques années même si j’aime la voix, le ton et le regard qui enrobent une œuvre impressionnante. Tout près de trente ouvrages depuis je ne sais plus quand. Il arrive de pécher par infidélité, même avec ceux que nous aimons le plus.
C’est un cliché que d’écrire que Gilles Archambault transporte une certaine mélancolie qui donne une teinte unique à ses écrits. Oui, il cultive le spleen comme d’autres soignent les orchidées. Il a un ton, un tonus, une ligne qu’il respecte d’une nouvelle à l’autre et qui en fait un écrivain irremplaçable.
«Je réponds n’importe quoi. Peut-être dis-je que je ne sais pas exactement comment je me débrouille. Si j’étais sincère, je dirais que chaque matin je recommence. Comme si le jour qui vient de naître devait apporter une félicité que je n’ai jamais connue. Je sais que pour moi, c’est impossible.» (p.61)

Nouvelles

«L’ombre légère» présente une vingtaine de nouvelles. Un genre dans lequel Archambault excelle. Peut-être le nouvelliste le plus méconnu du Québec, l’un des meilleurs certainement. Des textes brefs, une page souvent pour camper un personnage et faire connaître ces «frissons d’être» qui perturbent ses héros.
Toujours ce rythme et ce velouté qui lui est propre. Une manière de respirer ou d’être, un phrasé, je dirais. L’amoureux de jazz qu’est Gilles Archambault ne boudera certainement pas ce qualificatif. Je m’ennuie de sa voix à la radio, de ces nuits avec Lester Young qui nous menaient à l’aube, tout barbouillés de musique.
Ses personnages abordent la cinquantaine, ils pourraient avoir soixante ou soixante et dix ans. Ils ont connu l’amour et tout s’est effrité sans qu’ils en soient malheureux ou heureux. Ils vivent dans le flou depuis leur naissance. Ces solitaires vont sans bruit, portent cette langueur comme le manteau de Kafka. Du moins j’imagine que le grand Frantz ne sortait jamais sans un manteau long comme ses angoisses.

Question

Un matin, ils ressentent un pincement au cœur. Qu’ont-ils fait de leur vie? Où vont-ils… Où est passée celle qu’ils aimaient et l’enfant quand il y en avait un. Un court arrêt, un palier où il est possible peut-être de croire que tout va changer, qu’une flamme va réchauffer ce monde d’habitudes et de recommencements.
«Tout ce temps écoulé en pure perte. Il y a si longtemps qu’on ne me tient plus pour un enfant. J’ai été le fils de Paul. Ceux qui s’adressaient à moi sans porter attention aux mots qu’ils employaient, qui devaient être bien distraits, ceux-là ne sont plus de ce monde. Tous morts. Je ne suis plus à l’âge où l’on se demande sans trop d’insistance ce qu’on a fait de sa vie. On subit. À peine si on s’efforce d’en tirer le meilleur parti possible.» (p.138)
Au bout du chemin, la mort regarde ses ongles. Peut-être est-ce absurde, comment savoir... L’étincelle ne réchauffera pas la vieillesse qui se pointe. Les humains finissent comme ils ont vécu.
Naturellement, tout s’apaise. Sinon, ce ne serait pas du Gilles Archambault. Il ne peut y avoir que cette mélancolie qui enveloppe comme une petite laine. Les grandes secousses n’existent pas chez Archambault, juste une petite douleur, un battement raté du cœur qui fait craindre le pire.

Univers

On pourrait croire que les personnages d’Archambault cultivent l’indifférence, boivent de l’absinthe et se gavent de textes sombres et pessimistes. Même pas. Il y a la douce douleur de vivre, un fil qui entraîne imperceptiblement vers l’avant, le corps qui se fatigue et s’use. La vie est ce qu’elle est et sera ce qu’elle a toujours été. Gilles Archambault tisse sa toile comme une araignée patiente. Il est à peu près impossible de se défaire de l’un de ses livres sans l’avoir lu jusqu’à la dernière phrase.
Et quel prosateur! Une écriture sans aspérité, douce et ronde comme j’aime à le répéter. Jamais rien ne dépasse, toujours le ton juste, jamais une fausse note. Un bonheur pour les lecteurs qui aiment le travail de l’artisan consciencieux et la finesse.

«L’ombre légère» de Gilles Archambault est publié aux Éditions du Boréal.

mardi 15 août 2006

Gaétan Soucy se fait prestidigitateur

Gaétan Soucy nous a habitués à des univers où les repères s’évanouissent. Il aime déstabiliser. Ses mondes gardent toujours une certaine couleur, une belle familiarité pourtant. L’auteur de «La petite fille qui aimait trop les allumettes» aime déboussoler dans un décor familier.
«Music-hall», son roman baroque, touffu et allégorique, n’a cessé de me questionner depuis sa parution. Comme si l’auteur de «L’acquittement» avait perdu le rythme dans cet ouvrage ambitieux, abandonné son personnage et n’était plus arrivé à maîtriser le voyage. Il nous a habitués à tellement plus de tonus avec «La petite fille qui aimait trop les allumettes» ou «L’Immaculée Conception».

Cet écrivain, plutôt discret depuis, signe ici un court texte où il multiplie les bascules et fragmente le fil narratif. Dans «L’Angoisse du héron», Soucy s’attarde près de l’Acteur qui évoque cet oiseau énigmatique qui fige pendant des heures, disparaissant dans la végétation. Il y aussi l’Agité qui fonce vers les murs pour les pulvériser. Le mouvement et l’immobilisme se confrontant.
Description minutieuse de l’Artiste, bascules où le narrateur raconte son amitié avec un touche-à-tout qui s’est suicidé. On apprend plus loin que ce mort est l’auteur du premier récit. Pour finir, une fille s’impose et souhaite mieux connaître ce père qui a choisi de mettre fin à ses jours. Soucy multiplie les points de vue à la manière des peintres cubistes, fragmente la narration, prend un malin plaisir à défaire les références.

Virtuosité

Ce texte démontre une belle virtuosité, mais touche peu le lecteur que je suis. Soucy pousse continuellement sur des fausses pistes et le procédé devient mécanique, il faut le dire. «L’angoisse du héron» tourne à vide malgré l’habileté de l’auteur.
Une petite phrase cependant m’a heurté, assez pour s’y attarder. Est-ce une bravade ou une conviction du romancier? «Comme on aime les fictions et comme les niaiseries du roman sont encore promises à un long avenir!» Croit-il encore possible l’aventure romanesque? Cet écrivain unique a-t-il abdiqué?
Gaétan Soucy semble avoir perdu ses ancrages depuis son dernier roman incertain. Ses personnages, depuis «Music-hall», vont d’échec en échec, flirtent avec la mort, n’arrivent plus à survivre. Ils témoignent peut-être de l’angoisse de l’artiste devant le travail d’écriture. Peut-être aussi que ce romancier admirable se regarde un peu trop écrire.

«L’angoisse du héron» de Gaétan Soucy est paru aux Éditions Le Lézard amoureux.

lundi 14 août 2006

Mourir pour apprécier encore plus la vie

Il y a des textes que l’on abandonne avec un pincement au cœur. Quand cela arrive, je m’attarde à faire durer l’enchantement, à flâner sur la page couverture. Juste pour prolonger le bonheur, avoir la conscience de vivre un moment unique.
Jean-François Beauchemin, avec «La promesse de l’Aube» réussit à nous capter. Il rend amoureux de la vie. On se surprend à surveiller le mouvement de sa main, à aimer le contact des doigts sur le papier pendant la lecture. Comme si on effleurait une épaule ou un bras, comme si chaque mot du récit devenait une capsule de bonheur.
«Un jour, je suis mort. C’était vers le milieu de l’été, le ciel était d’un bleu immaculé.» (p.11)
Quelle façon de piquer la curiosité du lecteur! Qui peut raconter ainsi sa propre mort? La journée était trop belle pour mourir, il faut s’en souvenir.

Petite histoire

Beauchemin vit plutôt bien sa quarantaine quand la douleur le terrasse. Affolement! Pourtant, il garde une étonnante lucidité. Ce sont là ses derniers instants, il en est convaincu. La mort approche, s’impose. Il s’accroche avant de s’allonger pour une dernière fois. Comme s’il devenait témoin de sa plongée vers la fin.
«Je ne sais si j’ai rêvé ceci : à la fin, quand l’ambulance s’est immobilisée, j’ai demandé, juste avant d’entrer dans l’hôpital, qu’on me laisse pendant une minute observer le ciel. C’était le soir, l’air résonnait du chant entêtant des insectes. Là-bas, des enfants jouaient sur le trottoir. Les premières étoiles s’allumaient. La vie continuait, sans moi, me semblait-il déjà. Puis, on a poussé la civière jusqu’aux urgences, et je me suis aperçu que pas une fois je n’avais envisagé une suite à mes jours finissants, une vie après la vie, comme on dit.» (p.13) 
Il restera cinq mois à hôpital, le temps de ramener son corps du côté des vivants. Assez pour apprécier la présence de sa compagne Manon, les liens qui l’unissent à sa sœur et ses frères. Le récit nous entraîne dans ces éclats de conscience, ces absences où Beauchemin bascule dans des rêves et ses souvenirs. Et quand il remonte, il y a ces présences, presque toujours muettes, toujours essentielles.
Une vie l’attend. Un sourire lui montre la route du retour. Il soupèsera le long voyage de sa vie, regardera sa mère et son père, un homme peu loquace mais fort de sa générosité. Un arrêt aussi sur ce qu’il est comme écrivain et d’où surgissent ses histoires. Il rencontre encore la mort. Elle était là tout le temps à rôder, comme si ses écrits prévoyaient cette glissade aux frontières de la vie. Une écriture prémonitoire, dit-on.
Il ne sera plus le même après une telle expérience.
«Lorsque je suis sorti de l’hôpital, j’ai senti cela très fort. C’est un autre moi qui rentrait à la maison.» (p.72)
Plus conscient de l’amour de ses proches qui l’ont accompagné tout au long de cet incroyable retour, il savoure chaque seconde.
Un récit touchant, beau de chaleur et de tendresse, de joie et de bonheur. Une sonate qui fait aimer la vie.

«La Fabrication de l’aube» de Jean-François Beauchemin est paru aux Éditions Québec Amérique.

La vie se construit par les images et le cinéma

Réjane Bougé a grandi devant des bouts de films raboutés par son père. Le cinéma a imbibé son enfance et ces images lui ont tout appris en imprégnant le territoire qui a été le sien. Son père prenait plaisir à capter ici et là des images lors des fêtes familiales et des rencontres avec les amis. Il pouvait aussi s’attarder à des scènes dans les rues de  Montréal. Ensuite, il s’acharnait à faire des montages en se montrant plutôt impatient. Les images prenaient une vie propre et résistaient. La petite Réjane s’est rapidement vue «dans un film» tout en vivant sa vie de fillette qui s’affole facilement devant le monde. À croire que la vie réelle et la vie sur l’écran est la même.
Une passion pour le cinéma héritée de sa tante Réjane, sa marraine. Toutes les deux regardaient «les belles vues» qu’elles pouvaient dénicher à la télévision. Des images, des scènes qui deviendront des références et soulèveront une foule de questions dans la tête de la petite fille.
«Mon amour du cinéma, je le dois surtout à cette Réjane dont le rêve aurait été d’incarner une tragédienne de la trempe de Sarah Bernhardt et qui, en compensation pour ce destin contrarié, gobait un film par jour. En tant que femme au foyer, maîtresse de ses horaires, il s’agissait pour elle, la plupart du temps, d’une activité de fin de soirée.» (p.60)

Parents

Des parents qui vivent ensemble sans vraiment l’être. Une jambe grugée par la gangrène pour son père et une mère qui a perdu un sein. Une mutilation des corps qui hante la fillette. L’organisme reste-t-il entier? Le corps peut-il se défaire?
«Puis je pensai à la jambe qui se bringuebalait dans le coffre et qu’on enroulait dans une couverture de laine comme si elle avait froid et je compris qu’il se vengeait pour ce gros morceau qu’on lui avait tranché. Ne pouvais-je, en retour, lui sacrifier ce petit bout de moi-même? À partir de ce jour, j’eus peur de l’étendue de ses représailles. Devrais-je toujours payer pour son amputation? En ce sens, je crois que sa mort m’a soulagée. (p.48)
Le monde qui se constitue par l’œil, les regards qui se recoupent, s’interpellent et deviennent des sémaphores en passant d’un film à l’autre. Une vie en porte-à-faux, des sourires de comédiens et de comédiennes qui ramènent vers soi. Comme si les films finissaient par devenir des miroirs où Réjane Bougé se scrute et s’analyse.
Elle isole des scènes, étudie des plans de caméra, scrute le jeu des comédiennes, examine la figure de ses idoles, leur manière de lancer une réplique peu importe le rôle qu’elles incarnent. Elle analyse Isabelle Huppert d’un film à l’autre, comparant les plis de ses lèvres, décortiquant son «jeu», comme si l’actrice, pendant toute sa carrière, n’avait incarné qu’un même rôle.
«Ainsi, avant même d’articuler une parole, Isabelle émet une sorte de ouais frondeur qui met tout son corps en retrait et la confirme dans cette position d’observatrice privilégiée.» (p.97)
Réjane Bougé explore Montréal tout en courant les nouveautés, fait revivre des cinémas démolis, nous entraîne à Paris et en Italie où elle séjourne quand sa peur des voyages s'émousse. Elle plonge dans des mondes étranges, revient quadriller son enfance, sa vie de jeune femme qui découvre la passion, la sexualité et l’érotisme par des scènes plus ou moins implicites.

Franchise

Réjane Bougé ne cache rien de ses traumatismes, ses névroses et raconte tout avec une franchise désarmante. Un petit bout de phrase, une évocation, un mot et le lecteur fige.
Des moments émouvants avec sa mère aux soins palliatifs. La dernière scène approche et la fille surveille la peur qui habite cette femme qu’elle regarde en étrangère. Le moment où le mot fin est presque sur l’écran. Elle surveille et c’est sa peur qui la regarde. Plus tard, par le détour de certains films, des documentaires, elle parvient encore à échapper à cette hantise.
Une écriture sobre, sans fioriture qui va à l’essentiel, une franchise que l’on rencontre rarement dans un récit. Un découpage qui ne laisse rien de superflus et qui montre la vie, à l’enfance et aux grandes obsessions existentielles. À ce métier d’écrivaine qui leste la vie et la rend possible.
Un véritable périple dans l’œuvre de Bergman, Bunuel, Cronenberg, Rossellini, Chabrol et Alain Cavalier, le réalisateur de «Thérèse». De Diane Létourneau aussi, la réalisatrice de l’admirable «Servantes du bon Dieu» qu’elle décortique avec les prudences d’un orfèvre. Un documentaire qui est sombré dans l’oubli.
Un livre inspirant, intelligent, qui donne le goût de revoir des dizaines de films qui ont marqué notre parcours. Et, peut-être, le film de sa vie, celui où l’on se retrouve à la fois comédien, réalisateur et scénariste. Le seul documentaire que nous ne pourrons quitter avant la toute fin du générique.

«Je ne me lève jamais avant la fin du générique» de Réjane Bougé est paru aux Éditions Québec Amérique.

jeudi 27 juillet 2006

Daniel Castillo Durante étonne son lecteur

 Le Québec a ouvert les bras aux immigrants qui sont venus enrichir notre littérature. Certains posent un regard original sur notre société et d’autres décrivent des univers insolites qu’ils ancrent dans cette terre où ils ont choisi de vivre.
Plusieurs de ces arrivants sont devenus des figures connues, menant des carrières enviables. Sergio Kokis, Ying Chen, dans ses premiers ouvrages, l’étonnante Félicia Mihali et Dany Laferrière, l’incontournable, sont de cette liste qui peut s’allonger.
Je lis Sergio Kokis depuis «Le pavillon des miroirs», n’arrive pas à trouver en David Homel tout le talent qu’on lui prête. Ying Chen, après des débuts éclatants, ne sait plus à quoi s’accrocher. Son errance aura-t-elle eu raison de son imaginaire? Felicia Mihali nous ouvre un monde particulièrement fascinant.
Daniel Castillo Durante arrive avec «La passion des nomades» après avoir écrit des essais sur Sade et Ernesto Sabato. Il s’est aussi arrêté sur le rôle «des paroles migrantes au sein des cultures aux prises avec la mondialisation», précise-t-on, en quatrième de couverture.

Drame

Juan Carlos Olmos, consul argentin au Canada, est assassiné de trois balles dans le dos. Daniel Castillo Durante lance son roman comme un polar, mais l’important n’est pas cette mort. Le lecteur apprend rapidement qu’Ana Stein, l’une des maîtresses du consul, a tué ce grand coureur de jupons. Un homme qui est allé d’une femme à une autre, faisant de la séduction et de l’amour un art.
Gabriel, à Buenos Aires, apprend la mort de son père. Il décide de venir à Montréal pour savoir ce qui s’est passé. Le fils en veut à ce père qui l’a abandonné avec sa mère. Il dérive un peu dans cette grande ville du Sud qu’il aime viscéralement.
À Montréal, Gabriel croise Ana Stein, une femme d’une très grande beauté. Une étrange relation d’amour et de haine s’amorce avec l’ancienne maîtresse de son père. Il ira jusqu’à l’épouser, subjugué par cette femme d’une froideur à faire trembler malgré la dévotion qu’elle porte à Juan Carlos Olmos.

Texte

Le migrant qu’est Durante fait redécouvrir la réalité québécoise et secoue nos habitudes. Le quotidien prend une teinte particulière et le lecteur devient un explorateur de son propre pays.
«Si Rubens et Rembrandt reprenaient leurs pinceaux, il leur faudrait traverser l’Atlantique pour retrouver leurs modèles. Il suffisait de s’installer à n’importe quel coin de rue pour les voir surgir à gogo. Des fesses fortement développées un peu partout, belles et frétillantes sous le ciel haut perché de Montréal.» (p.82)
Ottawa n’échappe pas au  regard implacable de Durante qui bouscule juste ce qu’il faut, sait détecter nos travers et nos obsessions.
«L’architecture McDonald’s de certaines rues du centre-ville le prit au dépourvu. Elle n’était pas omniprésente, mais quelques échantillons ici et là suffisaient à gâter le paysage urbain. Des gratte-ciel décrochés de toute perspective humaine déclenchèrent chez lui un sentiment d’étouffement. Impossible d’y flâner, les mains dans les poches, tel un bohémien qu’un parfum de femme ou l’arôme du café frais font revenir sur ses pas. La boulimie commerciale qui rongeait beaucoup de façades finit par le rebuter.» (p. 61)
Il s’agit de Montréal, bien sûr. Et ce n’est pas tout!
«Montréal, vue de loin, accrochait le regard mais, au fur et à mesure que Gabriel l’approchait, ses charmes s’estompaient. On aurait dit une de ces cocottes que la proximité révélait dans toute sa déchéance. En toute bonne foi, il se demanda s’il ne fallait pas la contempler à distance. Pour être un bon immigrant, il eût fallu qu’il se déprenne de Buenos Aires. Mais en serait-il capable?» (p.112)
Écrivain plein de ressources et d’intelligence, Daniel Castillo Durante s’avère un formidable conteur. Ses phrases qu’il lance comme des harpons accrochent le lecteur pour ne plus le lâcher. Des personnages de feu et de braises, des hommes et des femmes possédés par une passion qui emporte tout. Tous vivent à la limite de l’obsession et de la folie. Un roman particulièrement troublant. Et quelle écriture! Je vais devenir un fidèle de cette nouvelle figure encore peu connue.

«La passion des nomades» de Daniel Castillo Durante est publié chez XYZ Éditeur.