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mardi 12 mars 2024

UNE VIE QUI MÉRITE D’ÊTRE RACONTÉE

LUCIE LACHAPELLE a été liée d’une façon ou d’une autre aux Autochtones pendant près d’un demi-siècle. Tout commence pour elle lors d’un projet étudiant. Elle a dix-huit ans et s’envole pour le Nunavik pour quelques semaines. Un voyage qui allait changer son existence. Elle devait y retourner un peu plus tard comme enseignante et jamais elle n’a perdu contact avec ces gens, étant fascinée par leur pensée et surtout leur résilience. En Abitibi, elle croise Georges Pisimopeo, un Cri, qu’elle épousera et qui deviendra le père de ses enfants. Elle raconte bellement les grands moments de son histoire. Les yeux grands ouverts présente des fragments, des courts récits où elle revient sur les jours marquants de sa vie.

 

Dans la plupart des récits et des romans (je le disais dans une chronique où je m’attardais à Qimmik de Michel Jean) qui permettent de nous aventurer dans le nord du Québec, nous avons le point de vue du Sud, de celle ou celui qui débarque pour un certain temps dans une petite communauté, jamais pour s’y établir et pour faire partie de cette population. Ils sont là pour des raisons souvent un peu étranges. Je connais des hommes surtout qui sont allés dans ces territoires pour les salaires élevés. Rares sont ceux qui comme Jean Désy ont adopté le Nord en souriant, aimant ce pays plus que tout, la toundra et les gens qui y survivent. Pour Désy, ce sera une épiphanie qui changera totalement sa vie.

Les Inuit ou les Cris sont à peu près toujours présentés comme des figurants dans ces récits. Et les contacts sont utilitaires et pratiques. On y croise beaucoup d’enfants qui doivent fréquenter l’école et les adultes restent des êtres flous sauf dans des cas exceptionnels et des circonstances tragiques ou malheureuses. Presque jamais, on ne sent l’osmose ou de véritables liens d’amitié se vivre entre les Blancs et les Autochtones qui demeurent sur leurs gardes. Les aventures amoureuses semblent difficiles dans ce milieu particulier et les jeunes femmes en sont souvent les victimes. Autrement dit, rien n’est clair et précis dans le pays de la toundra et des caribous, des immenses espaces et des aurores boréales magnifiques et uniques.

 

«À part les relations qu’ils entretiennent avec la population locale dans le cadre de leur travail, les Blancs restent entre eux et les contacts ne sont pas encouragés par les employeurs.» (p.22)

 

Lucie Lachapelle demeurera en lien avec des Autochtones pendant une grande partie de sa vie et son regard, ses manières de penser en seront transformés. De 1974 à 2008, elle aura des liens avec eux, ayant la chance de mieux les connaître, surtout en épousant un Cri qui intervenait et aidait les communautés de l’Abitibi. Elle a pu être témoin de situations uniques et marquantes. Traumatisantes parfois. Elle y sera à la fois militante, enseignante, cinéaste, intervieweuse et surtout elle verra les changements et les bouleversements qui se sont produits dans le quotidien de ces gens. Au cours des décennies, ils finiront par se couper de leur culture et de leurs traditions. Elle pouvait écrire en 1976 des propos qui restent terriblement actuels et qui attestent certainement d’un contexte disparu maintenant.

 

«Malgré l’aspect chaotique des lieux et la vétusté des maisons, ce village est beau et ses habitants aussi. Ça respire la quiétude. Il n’y a pas de voitures, de routes, d’affiches publicitaires, d’édifices en hauteur, d’antennes télé, de tours de communication. Il n’y a que des êtres humains, des chiens, une rivière, des montagnes et la toundra.» (p.31)

 

Les choses ont bien changé. Et pas pour le mieux nécessairement. Internet sévit dans le Nunavik et la motoneige a remplacé les chiens depuis fort longtemps. Les grandes virées sur les glaces semblent du passé et nombre de témoignages montrent une population déboussolée qui ne sait plus à quoi s’accrocher.

 

MUTATION

 

Lucie Lachapelle s’attarde à tout ce qui l’a bouleversée et a changé les conditions de vie des Autochtones, leur faisant souvent perdre pied devant des gadgets qui envahissent leur quotidien et qui finissent toujours par les couper de leur manière de penser et d’être. 

Et que dire des fameuses réserves où ils sont confinés et gardés à vue? Un lieu d’enfermement après avoir connu les espaces sans fin où les clôtures étaient les montagnes et les grandes rivières qui mènent à la baie d’Hudson. Ils ont subi la sédentarisation forcée quand leur esprit et leur regard reposent sur le nomadisme et l’adaptation à des saisons particulièrement difficiles. 

Les fameux pensionnats où les enfants ont été agressés et blessés dans leur corps et leur âme ont laissé des traces indélébiles. Et aussi la ségrégation et le racisme qui fait partie de leur quotidien, partout sur le territoire. Nous avons eu des témoignages affolants à propos des femmes autochtones qui disparaissent sans que les autorités s’émeuvent.   

 

«Georges se tient debout devant moi et, dans la lueur de la lampe qu’il vient d’allumer, je vois qu’il est contrarié. Je jette un œil à Nikodjash qui dort paisiblement et je m’assois sur la couchette. Georges prend place près de moi. Il parle tout bas, mais je perçois dans son ton que quelque chose ne va pas. Il était étendu sur une banquette quand un employé du train lui a intimé de se lever et de quitter ce wagon, parce qu’il est un “Indien” et qu’il y a un wagon réservé pour “eux”. D’ailleurs, il ne peut pas rester avec nous. Est-ce que j’ai bien compris? Est-il certain? Oui! Je suis abasourdie, révoltée. C’est aussi terrible et inacceptable que l’apartheid en Afrique du Sud.» (p.131)

 

Malgré les efforts et le bon vouloir de Lucie Lachapelle, sa curiosité et sa résilience, elle constate combien il est difficile d’établir des liens d’égal à égal. Le Blanc s’impose avec sa mentalité de colonisateur. Il débarque dans le Nord et dicte sa façon de faire, de voir, de vivre sans hésiter. 

Je pense à des moments que j’ai passés dans la forêt de l’Abitibi. Les Cris étaient tout près du camp forestier et certains venaient y travailler, mangeaient à la cuisine avec nous, mais il n’y avait jamais de contacts, de regards ou de sourires. On se surveillait tout simplement, méfiants et étrangers. Je réalisais mal alors que nous étions les envahisseurs dans ce pays que nous exploitions de la pire des façons en abattant des flancs de montagne, saccageant de grands pans de leur territoire.

 

SITUATION

 


Bien sûr, la situation des Autochtones est dramatique dans la plupart des réserves où ils sont confinés. Je pense aussi aux Inuit qui se retrouvent en si grand nombre dans les rues de Montréal. Une aberration. Des vies, des manières de faire ont été détruites, changées de force, à tout jamais. Tous ont été envahis, conquis de la pire des façons, dépossédés, forcés à parler une autre langue, coupés de leurs enfants qui sont devenus des étrangers après leur séjour aux pensionnats. De quoi désespérer et basculer dans les excès de l’alcool et des substances qui font perdre contact avec une réalité qui les nie. 

L’impression qu’ils sont des fantômes dans leur pays. 

Des récits troublants, touchants et une sensibilité particulière se dégage des propos de Lucie Lachapelle. Elle a connu le Nord et la forêt de l’Abitibi, partageant des manières d’empoigner le quotidien, affrontant leurs problèmes, leur misère souvent et leur impuissance. Un témoignage important, une existence exemplaire pour cette femme curieuse qui cherchait à abolir les frontières entre les peuples qui habitent le Québec sans se rencontrer et qui s’ignorent la plupart du temps. 

Heureusement, depuis quelques années, des Innus et des Inuit font entendre leur voix et s’imposent sur la scène culturelle. C’est fort réjouissant. Reste qu’il n’est pas facile de combattre la méfiance, la peur et l’indifférence qui empêchent les contacts chaleureux et fraternels. Lucie Lachapelle peut dire qu’elle respire dans un pays étranger qui est aussi le sien et qui est surtout celui des Premières Nations. Un périple fascinant qui nous permet de méditer sur ce territoire que nous connaissons si mal, des populations que nous avons envahies pour le pire dans la plupart des cas. 

 

LACHAPELLE LUCIE : Les yeux grands ouverts, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 160 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/680/les-yeux-grands-ouverts

jeudi 7 mars 2024

LA TERRIBLE AVENTURE DE LA VIEILLESSE

COUP DE VIEUXune pièce de théâtre de Larry Tremblay, vient d’être présentée au Trident de Québec. Avec Jacques Girard, Sylvie Drapeau, Jacques Leblanc, Marie Gignac, Linda Sorgini et Thomas Boudreault-Côté. Une mise en scène de Claude Poissant. Ce spectacle sera offert aux Montréalais dans le mois à venir. J’adore lire du théâtre, une histoire ou une tragédie qui se tisse sans artifices, par les dialogues, la parole de quelques personnages qui s’imposent dans des répliques qu’ils se renvoient comme une balle de tennis. J’aime le théâtre depuis toujours. C’est le théâtre qui m’a poussé vers la littérature. Les premières tentatives de texte que j’ai réussi à rédiger étaient pour la scène.

 

Je suis sensible aux œuvres des dramaturges du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Michel Marc Bouchard, Larry Tremblay, Dany Boudreault, Daniel Danis dont je n’ai plus de nouvelles depuis trop longtemps et quelques autres. Quels beaux moments j’ai vécus avec Le peintre des madones de Michel Marc Bouchard ou encore Abraham Lincoln va au théâtre de Larry Tremblay. Des instants de grâce, certainement mes textes favoris de ces deux dramaturges. Et que dire du Langue-à-langue des chiens de roche de Daniel Danis? Époustouflant.

Larry Tremblay, au théâtre comme dans ses romans et récits, reste un grand observateur de la nature humaine, de ses obsessions et de ses folies. Surtout, cette violence qui sommeille dans chacun de nous et qui peut nous pousser au pire dans certaines circonstances. Je pense à La hache ou encore à L’orangeraie. Ce n’est jamais anecdotique chez Tremblay et après chaque contact avec l’une de ses œuvres, je me retrouve tout croche. 

Tout comme je suis sorti sonné, récemment, après avoir visionné Lucie, Grizzly et Sophie d’Anne Émond, d’après La meute de Catherine-Anne Toupin. Une plongée dans les pulsions dévastatrices qui hantent notre monde et le détruit.

Cette fois, Larry Tremblay, s’attarde au vieillissement, une loi de la nature qui soumet tout ce qui «vit et palpite» sur la planète Terre. Tout ce qui doit mourir pour que les espèces animales et végétales se reproduisent, se développent et évoluent. 

Le dramaturge nous place devant cette fatalité qui frappe tous ceux et celles qui ont la chance de vieillir, de durer même si les facultés ou les aptitudes cognitives et physiques s’amenuisent. Une fatigue générale s’installe avec le temps, plie les femmes et les hommes peu à peu et fait en sorte qu’ils ont de plus en plus de mal à faire face aux petites tâches quotidiennes.

 

TEXTE

 

Trois femmes et trois hommes se débattent avec les ratés du corps et de l’esprit. Tout se défait doucement autour d’eux et, qu’ils le veuillent ou non, ils se retrouvent repliés sur eux, prisonniers d’une certaine façon, parce qu’il n’y a plus de passé et surtout pas d’avenir pour eux.

 

«L’action principale des personnages est de vieillir. L’arrivée d’un nouveau personnage est marquée par un “numéro d’entrée” et amorce un “coup de vieux”, amenant les personnages déjà présents sur scène à vieillir autant que lui. 

La scénographie participe de ce vieillissement accéléré. En ce sens, elle est aussi un personnage, se transformant de façon continue ou s’appuyant sur les numéros d’entrée des personnages. Elle représente au départ un lieu chaleureux, lyrique, accueillant qui évolue vers le sanitaire, le pratique, l’impersonnel, le vide, l’inconnu.» (p.8) 

 

Tout un programme que suggère Larry Tremblay dans cette courte note. Comment mettre en scène le vieillissement, faire en sorte que l’on soit témoin de ce phénomène qui se produit devant nous en accéléré? Je ne sais trop pourquoi, j’ai pensé à l’éclipse solaire totale du 8 avril prochain qui risque de nous rendre aveugles si on a l’imprudence de lever la tête et de regarder cet évènement sans prendre certaines précautions. Se retrouver face à la dégénérescence est-il dangereux, fatal?

Nous voilà prévenus. 

Vieillir, c’est perdre petit à petit son autonomie, composer avec certaines maladies, des trous de mémoire, l’isolement parce que les amis disparaissent et que l’aventure du couple prend souvent fin abruptement. 

Les enfants sont happés par leur propre tourbillon et ne viennent presque plus les voir. Tous se retrouvent dans la plus terrible des solitudes avec leurs lubies et leurs obsessions qui s’accentuent à mesure que le temps les cerne. Même la parole fait défaut, l’esprit s’enraye et la surdité fait que l’on est de plus en plus loin de ses proches. Comme si le corps se repliait sur soi et qu’il coupait l’une après l’autre les amarres qui nous lient au réel et à l’aventure qui a été la nôtre.

 

«Tu vas penser que je me fais des idées, j’ai l’impression de disparaître. Enfin, de commencer à disparaître. Des petits bouts, tu vois. Je l’ai remarqué avec mes mains. Mais ça s’étend. Et dernièrement, je me suis demandé si je n’étais pas justement raciste. Parce que je ressens un léger sentiment d’envahissement. Il y a tant de gens maintenant qui arrivent ici et moi je prends de moins en moins de place. Tu comprends?» (p.21)

 

Vieillir oui, s’enfoncer dans son corps comme dans un lieu étranger, se recroqueviller pour être privé de l’espace et ne plus être qu’un regard peut-être. Et dans les ultimes moments, au bout de la course, dépendre des autres pour ses besoins primaires et essentiels. Largués pour tout dire, à la dérive, semblable à un morceau de bois sur une rivière sans que l’on ne puisse plus rien contrôler. Il y a quelque chose de terriblement humain et de dramatique dans les dernières répliques de Coup de vieux. J'ai avalé de travers.

 

«WILLIAM.    Tu suis les conseils de ton médecin?

   PIERRE.      Ce n’est plus nécessaire.

   LUCIE.        Tu as repris tes promenades dans le parc?

   PIERRE.      Il n’y a plus de parc.

   WILLIAM.    Tu n’as pas bonne mine.

   PIERRE.     Parce que j’ai un trou dans la tête.

   ADÈLE.      Tu manges bien? Tu suis ta diète rigoureusement?

   PIERRE.     Ne vous inquiétez pas, tout cela n’a plus d’importance.» (p.57)   

 

REGARDS

 

Larry Tremblay effleure des phénomènes qui secouent notre société et que nous subissons sans pouvoir y changer quoi que ce soit. Le conflit des générations, par exemple, des jeunes qui accusent leurs parents d’avoir été des irresponsables et des prédateurs, ce qui n’est pas totalement faux. Il faut l’avouer, le groupe des boomers auquel j’appartiens a connu des moments formidables de prospérité, de liberté et d’insouciance. Nous en payons le prix maintenant avec les soubresauts climatiques et les bouleversements sociaux. Tout ça provoqué par un développement sauvage axé sur le gain et l’exploitation des ressources naturelles sans se préoccuper des conséquences. Nous avons inventé la pollution, vidé les océans, participé à la course à la richesse en profitant sans vergogne du tiers monde qui est devenu le fief des multinationales. 

Le dramaturge ne se transforme pas en prédicateur. Il effleure ces problématiques le plus sobrement possible, par le biais de ses personnages qui se replient délicatement sur eux-mêmes. À peine s’ils peuvent formuler une remarque ou une réflexion.

 

«On veut changer le monde et on finit par changer de sexe. On en est rendus là.» (p.45)

 

Des constats, des propos refoulés qui surgissent au grand jour avec le temps. Tout doux, pianissimo comme sait le faire si bien Larry Tremblay. 

Formidable questionnement sur le vieillissement, les pertes que l’humain doit accepter avec le plus de lucidité possible. Réflexion aussi sur les grands enjeux de notre époque, la vie qui devient de plus en plus pénible, difficile avec des conflits horribles, des comportements que nous pensions bien avoir éradiqués avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale. 

Et quand la planète prend la dimension d’une chambre, il ne reste que des pulsions primaires : la faim, le sommeil, un certain confort. Il n’y a plus que le «je», le soi, le moi dans un univers passablement détraqué. 

Le texte de Larry Tremblay progresse sur le bout des pieds et nous laisse dans la plus inquiétante des solitudes. Pour moi qui avance vers ce grand âge, c’est comme si Larry Tremblay me présentait un miroir et me disait de bien me regarder, de bien évaluer mes obsessions, mes peurs, mes espoirs et mes rêves. Surtout, prendre conscience que tout ce qui m’a fait courir pendant tant d’années n’était peut-être pas si important. Tout ce qui compte dans les derniers spasmes de la vie, c’est d’être là, de respirer, avec ses ratés et ses manques. Un texte et des moments bouleversants. 

 

TREMBLAY LARRY : Coup de vieux, Éditions Leméac, Montréal, 64 pages. 

https://www.lemeac.com/livres/coup-de-vieux/

mercredi 28 février 2024

QUINZE PIONNIÈRES OUBLIÉES DU JAZZ

STANLEY PÉAN vient de publier un livre fort intéressant dans la collection Liberté grande de Boréal. Noir satin présente, brièvement, quinze figures du jazz que l’on a oubliées, quinze femmes que je ne connaissais guère, je l’avoue. Sauf Bessie Smith, bien sûr, l’impératrice comme on dit. Des battantes, des chanteuses, des militantes pour les droits civiques et qui ont lutté contre le racisme aux États-Unis, des audacieuses aussi, des musiciennes accomplies qui ont réussi à s’approprier certains instruments que l’on réservait aux hommes. La trompette par exemple qui ne convenait pas à la féminité, selon les bonzes de la norme. Et que dire de la harpe ou du trombone? Un voyage dans le temps plutôt fascinant que nous propose l’écrivain et animateur Stanley Péan. Et j’ai retrouvé monsieur Archambault qui signe la préface de Noir satin, celui qui a fait ma joie pendant des années à la radio comme celle de Stanley Péan, d’ailleurs. 

 

J’ai vécu une expérience unique avec cet ouvrage. On le sait maintenant, pour le meilleur et le pire, nous trouvons à peu près tout ce que l’on souhaite sur les sites internet ou encore certaines plateformes. Comme je ne connaissais pas la plupart des artistes présentées par Stanley Péan, j’ai eu l’idée d’aller fouiner de ce côté pour entendre les musiciennes en lisant les textes. Parcourir ces courtes biographies en les ayant dans l’oreille d’une certaine façon et pour me faufiler dans leur univers sonore personnel et original. Découvrir ce qu’elles jouaient et surtout mieux comprendre les propos de l’écrivain. 

Je l’ai déjà écrit, j’aime le jazz et en écoute beaucoup, mais d’une façon négligente, sans trop me préoccuper de qui joue ou chante. Je suis un fidèle des émissions de jazz à la radio depuis toujours. Bien sûr, je reconnais Miles Davis, Louis Armstrong, Billie Holiday, Nina Simone, Blossom Dearie et quelques autres, mais je suis loin d’être un connaisseur. J’ai l’oreille distraite et butineuse en ce qui concerne cette musique.

Alors tout un monde s’est ouvert devant moi en me penchant sur Noir satin. Ma Rainey, par exemple, la «mère du blues». Une chanteuse qui a influencé nombre d’interprètes. Je me suis attardé chez elle juste pour le plaisir. Elle fait partie maintenant de ma liste de favorites à fréquenter. Ça commençait bien mon exploration sonore et mon aventure.

J’ai rapidement pris goût à cette façon de faire parce que les textes de Stanley Péan prennent une autre dimension quand on les lit en étant bercé par la voix de l’artiste ou l’instrument qui vous interpelle. Et rien ne vous empêche de fouiner du côté de certaines vedettes qui ont joué avec la chanteuse ou musicienne en question. Oui, une expérience inusitée et fascinante, je vous le jure.

 

NOMS

 

Stanley Péan n’est pas avare de renseignements et toute une galerie de grands noms défile dans ses présentations. Des femmes sacrifiées comme Lillian Hardin qui a eu une importance considérable dans la vie et la carrière de Louis Armstrong. Elle est en quelque sorte responsable de la montée fulgurante de cette voix singulière et de ce trompettiste unique. 

 

«En somme, ni Lovie Austin ni Lillian Hardin Armstrong n’ont cherché les feux des projecteurs; conséquemment, nulle d’entre elles ne les a trouvés. À la fois parfaites accompagnatrices et cheffes d’orchestre pionnières, compositrices de standards immortels du répertoire jazz et blues, l’une comme l’autre mériterait un buste en marbre dans le panthéon des grands pianistes de l’Histoire, mais toutes deux doivent se contenter de modestes mentions dans les notes infrapaginales des livres d’histoire du jazz.» (p.41)

 

Une belle façon de se laisser bercer par des voix, des musiques et c’est plus qu’une lecture qui se produit alors, mais une rencontre comme si l’on parvenait à se rapprocher d’elles pour saisir la quintessence d’un art et d’une vie. Des moments de grâce, je crois.

 

RENCONTRES

 

Bien sûr, toutes n’ont pas su me charmer à la première écoute. Ce fut quasiment un coup de foudre pourtant avec Mary Lou Williams. 

 

«Mary Lou Williams est perpétuellement contemporaine. Son écriture et ses prestations ont toujours été en avance sur son temps. Sa musique se démarque par ce niveau de qualité qui la rend intemporelle. Elle possède rien de moins qu’un supplément d’âme. (“She is like soul on soul.”)» (p.71)

 

J’ai adoré The Zodiac Suite que j’ai écoutée avec ravissement, et ce à plusieurs reprises. Une féministe à la personnalité très forte, semble-t-il. D’autant plus qu’elle avait des notions précises sur son art et ne pouvait être plus claire quand elle s’adressait aux journalistes. 

 

«La plupart des Américains n’ont pas idée de l’importance du jazz,» affirmait-elle dans une entrevue accordée au New York Post en 1975. «Il est thérapeutique pour l’âme et devrait être présenté sur toutes les tribunes possibles : à l’église, dans les boîtes de nuit. Il faudrait le faire entendre partout.» (p.79)

 

Ce qui est le cas maintenant, parce que le jazz est répandu dans le monde entier. C’est assez fascinant d’écouter une Japonaise chanter des succès de jazz, mais ce n’est plus une exception. Cette musique a su essaimer et trouver sa place sur tous les continents.

 

HÉSITATION

 

J’avoue que j’ai dû m’offrir quelques auditions avant de m’abandonner à la voix et aux rythmes de Valaida Snow, une trompettiste qui n’avait rien à envier à Louis Armstrong. 

 

«De tous les instruments dont elle a appris à jouer, la jeune étoile préfère la trompette, ce qui lui vaut d’être surnommée “Little Louis” par Louis Armstrong lui-même, lequel la considère comme la “deuxième meilleure trompettiste de jazz” de l’époque.» (p.61)

 

Ou bien Hazel Scott qui se démarque par son originalité et sa connaissance approfondie de la musique. Elle s’amusait, avec une dextérité remarquable, à improviser et à plonger dans des pièces classiques pour piano qu’elle jumelait à ses créations. Un mélange étourdissant qui peut sembler racoleur, mais combien séduisant! Cette musicienne m’a permis tout un voyage. Et que dire de Dorothy Donegan, une véritable virtuose qui laisse pantois.

 

«S’il ne fait aucun doute que Dorothy Donegan reste mésestimée en raison de sa propension au flafla, elle n’est est pas moins une pianiste exceptionnelle, dotée d’une compréhension et d’une maîtrise enviables de la palette harmonique. L’essentiel de sa discographie est constitué de captations réalisées dans des boîtes de nuit, car Donegan semblait plus à l’aise devant public qu’entre les quatre murs d’un studio. Certes, sa volubilité a eu pour effet d’éclipser par moments son sens profond du swing et son vaste répertoire.» (p.99)

 

Je me suis attardé volontiers dans l’univers de Clora Bryan et sa trompette. Un véritable ravissement. Surprenante et d’une dextérité remarquable, toute de retenue et de justesse. J’ai adoré aussi Melba Liston et les ambiances qu’elle peut créer avec son trombone. Là encore, il s’agit d’une virtuose et d’une femme qui a dû défoncer bien des portes pour s’imposer. Pour certaines, ce fut de vraies pionnières et des héroïnes qui ont tracé la voie à bien des vedettes de maintenant. D’autres ont pris le chemin de l’exil pour travailler en Europe où la vie pour les Noires était plus facile qu’aux États-Unis.

 

EXPLORATION

 

Je n’ai pas fini d’explorer l’ouvrage de Stanley Péan et il est devenu une référence et un guide quand je veux me livrer à des expériences musicales et à me risquer hors des sentiers battus. Cette musique a changé le monde et nous pouvons en découvrir des pages tout simplement, chez soi, avec Noir satin sur les genoux. J’ai passé des heures avec ces magiciennes grâce à Stanley Péan et à sa passion contagieuse. 

Bien sûr, il faut aimer le jazz, mais pour un néophyte comme moi, ce livre peut servir de balises et permet d’aller plus loin dans l’écoute des succès que l’on présente peut-être trop souvent. Une manière de faire que l’on retrouve dans toutes les genres musicaux, malheureusement. Il y a ceux que l’on entend fréquemment (trop parfois) et qui prennent toute la place. Oui, il y a des artistes exceptionnelles qui méritent d’être sorties de l’ombre. On pourrait dire la même chose en ce qui concerne la littérature. Pour une poignée de vedettes qui sont sur toutes les tribunes, il y a une foule d’écrivains très intéressants qui publient dans la plus belle des discrétions. 

Stanley Péan nous présente une galerie de femmes courageuses, talentueuses et audacieuses. Certaines ont été des militantes, des féministes qui ont combattu la discrimination et le racisme. Elles ont su se faufiler dans un monde d’hommes en faisant fi de toutes les règles et de toutes les lois du machisme. De grandes artistes et des modèles qui ont permis de faire avancer des principes comme l’égalité entre les sexes et qui ont vécu le racisme, cette plaie qui est à la source de tant de conflits et de guerres. Merci beaucoup Stanley Péan.

 

PÉAN STANLEY : Noir satin, Éditions du Boréal, Montréal, 208 pages.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/noir-satin-4035.html

mercredi 21 février 2024

UN VRAI WESTERN À LA SAUCE JEANNOISE

RENÉ ET COWBOY sont des beaux-frères dans la vie et des partenaires à l’ouvrage. Ils dégagent les entrées dans les beaux quartiers pendant l’hiver et l’été, ils réparent les toits des maisons qui ont besoin d’être rafraîchis. Rien de particulier dans ces jobs, sauf que pendant la belle saison, ils travaillent au noir. Cowboy recycle souvent du matériel volé et fait un prix spécial à ses clients qui ne demandent qu’à fermer les yeux et à ressentir des frissons en pensant faire une passe.

 

Je ne sais comment interpréter le titre du roman de Sébastien Gagnon et Michel Lemieux. Noir deux tons. Les écrivains évoquent certainement la couleur du bardeau d’asphalte qu’ils utilisent ou la nature de leur emploi. Parce que ce recouvrement est offert en plusieurs teintes, surtout le noir, deux tons, ou le gris. Et Cowboy n’aime pas du tout la nouvelle tendance, le matériel bleu. Ça ne fait pas trop viril à son goût. Mais qui peut aller contre les penchants de la mode. 

Travailler au noir, ou être payé sous la table, c’est prendre des contrats sans signer de paperasse, se faire rémunérer en argent sonnant. Aucune trace, aucun scribouillage, ni vu ni connu. Et Cowboy tient à sa réputation de bien réaliser la job. Tout cela est illégal, surtout quand on utilise du matériel «recyclé», mais ce type de comportement est encore fréquent. Les deux comparses exercent leur art à Normandville. C’est bien connu qu’on ne retape pas les toits des taudis, et les gens qui habitent ces endroits n’ont pas les sous pour ce genre de rénovation.

 

OISEAU

 

J’ai eu l’impression en lisant le roman de Sébastien Gagnon et Michel Lemieux, de voir en René un oiseau de proie jouqué sur un toit qui surveille tout ce qui se passe dans les alentours. Surtout les femmes, les jeunes filles qui profitent des jours chauds pour s’étendre au soleil et refaire leur bronzage, chasser la pâleur de cette peau qu’un hiver un peu long rend trop visible. René repère tout de son perchoir et n’attend que l’occasion de foncer sur sa victime. D’autant plus qu’il est bel homme et qu’il plaît. Un gars libre, sans attaches, sûr de soi, grand buveur et qui ne dit jamais non à une bonne bagarre. Il aime l’amour, les corps à corps, et ne refuse jamais une invitation, une nuit torride ou encore une baise rapide lors du breake. 

 

«Travailler sur une toiture, c’est plonger dans l’âme du voisinage. C’est aussi donner son show sur un stage en hauteur. On a une vue privilégiée sur les gens du quartier, qui s’habituent à votre présence, à la façon des écureuils. On peut alors les nourrir ou les tirer, au choix. René choisit toujours de les tirer.» (p.106)

 

Cowboy était marié à la sœur de René qui est décédée, il y a quelques années, d’un cancer. Malgré son air bourru, c’est un tendre qui a du mal à oublier son épouse. Il pense à elle tous les jours et vit quasi dans son garage parce que la maison lui rappelle trop sa compagne et des souvenirs. Il passe sa peine en avalant de la bière, en réparant des bidules que les gens lui confient. Une manière de s’occuper, de se distraire, plus que pour l’argent. 

 

MARGINAL

 

René vit dans un chalet insalubre, au milieu d’un véritable dépotoir à ciel ouvert. Un lieu retiré, au bout d’un chemin quasi impraticable, où s’entassent vieux véhicules, motos, réservoirs, matériaux de construction. Il s’occupe plus ou moins de deux chiens qu’il garde dans un enclos et qui lui servent d’avertisseur quand des intrus approchent un peu trop. Il possède aussi une bleuetière héritée de son père et refuse de vendre ses bleuets aux Dufour qui ont le monopole de «la manne bleue» de la cueillette à la congélation. Il arrive à faire passer sa récolte pour des bleuets sauvages ramassés en forêt. Le prix est nettement supérieur à ceux des bleuetières. C’est pour dire, je connais quelqu’un qui fait ça.

 

«Il ne songe pas un instant à filer droit, René. Il ne marche sur la ligne que quand il pogne un barrage de police. La paperasse qu’il faut pour opérer quoi que ce soit d’honnête, et ensuite grappiller dans les marges de la légalité tel un colon juif qui empiète petit à petit sur le territoire palestinien, c’est trop d’ouvrage. Aussi bien rester dans l’illégal, c’est plus honnête.» (p.85)

 

Bien sûr, René, séducteur impénitent et oiseau de proie, finit par avoir des problèmes, surtout avec Nathalie, la femme d’un Dufour, qui cherche plus que tout à s’envoyer en l’air pendant que son mari est au golf ou aux danseuses à Roberval. On peut dire que la discrétion n’est pas sa plus grande qualité.

 

«Ce n’est pas trop long qu’après être entré dans la maison, René pénètre aussi dans sa propriétaire. Qui semble déterminée à le laisser savoir à l’ensemble du quartier. Le CD Hot Dreams de Timber Timbre amène un peu de douceur à la folie débridée de cet accouplement enragé, mais ne recouvre pas une seule seconde les cris de bête sauvage de Nathalie.» (p.134)

 

Un prédateur, dans un lieu respectable, ne peut que semer la pagaille. Son auto polluante et bruyante devient une cible. Même Cowboy réussit à briser son célibat pendant cet été pas comme les autres. Il hésite parce qu’il a des difficultés érectiles comme on dit dans les ouvrages savants. La belle Jennifer a peut-être les remèdes pour secouer Cowboy et faire en sorte qu’il sorte de sa réclusion et qu’il vive de nouveau une histoire d’amour. René connaît bien son beau-frère et n’y va pas par quatre chemins pour parler de ses problèmes.

 

«Plus de bonne heure à soir, je suis allé chercher mon chum Cowboy, euh, Jacques, ici présent, à l’hôpital. Y pensait avoir fait une crise cardiaque, mais c’est juste qu’y arrive plus à bander. Fait que je l’ai ramené chez nous. Pour prendre une bière.» (p.217)

 

Un roman digne d’un western où les héros s’en sortent bien sûr. Il y aura un affrontement, une véritable guerre comme dans les films de Leone, mais c’est plutôt tragi-comique malgré la mort d’un des agresseurs. 

 

TRUCULENCE


 

Un roman truculent et magnifique de rebondissements où les deux écrivains n’hésitent jamais à jongler avec les clichés pour mieux les tordre et les secouer, montrer les grands et petits travers de la société. J’ai lu cette histoire, le sourire aux lèvres et les personnages, malgré leurs défauts, sont attachants. Oui, quand on jette un coup d’œil sous les bardeaux, on découvre des hommes tendres et généreux à leur manière. Les deux peuvent devenir romantiques après un certain nombre de bières. Cowboy va se laisser amadouer par la belle Jennifer. Et le véritable fauteur de troubles, René part pour le lointain où il semble se trouver une famille. C’est connu, dans les westerns, le héros s’en va toujours lentement sur sa monture, porté par une petite musique, vers les montagnes et le couchant, pour aller voir ailleurs s’il n’y a pas une veuve à défendre ou à séduire. 

Les deux écrivains ont certainement eu un énorme plaisir à parcourir des lieux du Haut-du-Lac que l’on reconnaît parce que les noms sont à peine maquillés. Une satire décapante d’un milieu de petits bourgeois qui ont conquis une aisance matérielle, mais qui ne savent que faire de leur peau. Tous vivent en surveillant le voisin et en l’imitant. Au moins Cowboy et René sont vrais, authentiques et ne cherchent pas à être quelqu’un d’autre. 

Un texte cru, savoureux, violent et provocateur, mais quand on est un oiseau de proie qui niche sur le toit des maisons, on ne fait pas de chichis et de manières. Des aventures un peu rocambolesques qui m’ont rappelé bien des souvenirs. Oui, mon roman La mort d’Alexandre publié en 1982 (ça fait plus de quarante ans) où je plongeais dans la vie des travailleurs forestiers, des «voyageurs» comme ils se nommaient et qui n’hésitaient jamais à se lancer dans les pires extravagances en vidant toutes les bières. Ces travailleurs ne restaient guère en place, toujours prêts à partir, à jumper pour tout recommencer une centaine de kilomètres plus loin. Certains buvaient jusqu’à y laisser leur peau. J’ai comme rajeuni en lisant Sébastien Gagnon et Michel Lemieux. Une époque où je chaussais mes grosses bottes à cap et que je startais ma scie mécanique pour malmener un flanc de montagne en abattant tout ce qui était à la verticale. 

Noir deux tons est un vrai thriller, un roman haut en couleur, intelligent qui montre nos travers et nos contradictions. Surtout une écriture jubilatoire, vivante, bien sentie et pétillante. Ça sonne bien et c’est un bonheur pour l’oreille. Une véritable musique. Du bel ouvrage comme dirait Victor-Lévy Beaulieu.

 

GAGNON SÉBASTIEN et LEMIEUX MICHEL : Noir deux tons, Éditions Québec/Amérique, Montréal, 232 pages.

https://www.quebec-amerique.com/collections/adulte/litterature/la-shop/noir-deux-tons-10694

mercredi 14 février 2024

LES FEMMES LUTTENT DEPUIS TOUJOURS

NOUS SOMMES en l’an 1153, quelque part en Angleterre. L’Amérique n’existe pas encore, du moins dans l’imaginaire des Européens. Marie de France, une fille illégitime du roi (une bâtarde) est expédiée dans un monastère en Angleterre, un coin perdu, où elle doit se faire nonne même si elle n’a guère la fibre religieuse. Un lieu sinistre où les membres de la communauté crèvent de faim et où la maladie colle aux prières et suinte des murs, on dirait. Marie n’a que dix-sept ans et elle doit succéder à la vieille abbesse aveugle. Éliénor d’Aquitaine, la reine, en a décidé ainsi. 

 

Le monde de Matrix de Lauren Groff, une écrivaine américaine qui connaît le succès et dont les ouvrages ont été traduits en plusieurs langues, surtout son Furies, n’est pas tellement différent de notre époque. Les croisades se multiplient malgré les échecs. On dirait un prélude aux interventions américaines au Proche-Orient qui nous ont fait prendre la route de conflits qui éclatent partout, attisant le fanatisme et la plaie du terrorisme qui frappent des populations démunies. 

En 1153, la faim et la pauvreté sont de plus en plus présentes dans les campagnes tandis qu’à la cour les intrigues sont monnaie courante et que toutes les manœuvres sont bonnes pour atteindre les plus hautes sphères du pouvoir. On se croirait en 2024 tellement les choses sont semblables. La situation des femmes n’est guère reluisante et la reine doit lutter pour garder sa place et son indépendance d’esprit malgré les complots. 

Partout, des tromperies et des dénonciations permettent de faire tomber des têtes. La noblesse profite de la misère et de la sueur des petites gens. La cour est un panier de crabes et les femmes en sont les premières victimes. Il y a toujours quelqu’un qui veut le siège de l’autre et le monastère n’échappe pas à certaines ambitions. Il ne manque qu’un prince Donald, chevalier à la crinière rousse, pour tenter de prendre la place du roi en mentant et répandant des rumeurs inimaginables.

 

«Car elle est stupéfaite devant la pauvreté des lieux dans la bruine et le froid, devant ces bâtiments blêmes accrochés au sommet de la colline. Il est vrai que l’Angleterre est moins riche que la France, les villes sont plus petites, plus sombres et plus crasseuses, les gens plus malingres, couverts de gelures, mais même pour l’Angleterre, cet endroit est pathétique avec ses constructions en ruine, ses barrières détruites, son jardin enfoui sous les tas de mauvaises herbes brûlées l’an dernier.» (p.15)

 

C’est plus qu’un châtiment pour la jeune Marie de France que cet exil, mais une sorte d’enterrement dans un lieu sinistre. Pourtant, elle a connu une enfance libre avec ses tantes. Des femmes indépendantes qui maniaient les armes et ont fait la guerre, participant à une croisade pour délivrer Jérusalem. Oui, les femmes contribuaient à ces guerres contre les Sarrasins et étaient de toutes les manœuvres et des combats. Je ne peux m’empêcher de penser à Gaza. Autant ne pas trop élaborer sur cette horreur que les nations regardent en croisant les bras. Le nombre de victimes ne cesse de s’accroître et on dirait un téléthon où on veut toujours plus de morts. Il n’y a pas de quoi être fier de notre soi-disant modernité.  

 

TRAVAIL

 

Marie devra oublier ses tantes guerrières et belliqueuses qui lui ont montré à manier l’épée et le couteau, à monter à cheval comme un homme et à rêver d’une vie libre et aventureuse. 

Un autre combat l’attend chez les nonnes. 

Au lieu de se révolter, Marie apprend de l’abbesse aveugle et apprivoise ses sœurs avant de prendre la direction du monastère et d’entreprendre une véritable révolution. Elle fait confiance à chacune, leur permet d’exercer leurs compétences dans des fonctions spécifiques. Les règles demeurent, mais elles ne sont plus des diktats qui broient le corps au nom de la foi et de Dieu. 

Peu à peu, la vie monacale devient douillette et toutes mangent à leur faim. Elle transforme le lieu malgré son jeune âge, s’impose chez les nobles des environs par son savoir-faire et finit par régenter à peu près toutes les activités de la région. La prospérité récompense ses efforts et la famine est chose du passé pour cette religieuse qui impressionne par sa taille, sa voix et son apparence. Que de changements depuis son premier regard alors qu’elle arrivait seule sur son cheval comme une âme en peine!

Marie s’avère une gestionnaire hors pair comme on dirait aujourd’hui. La sécurité alimentaire est assurée et toutes aiment le travail dans les champs où elles développent des compétences remarquables. La supérieure prend plaisir à écrire en français, ce qui n’était pas habituel alors. On utilisait le latin, la langue noble. Des textes qui échappent un peu aux règles et introduisent sa subjectivité dans ces opus qu’elle garde pour elle, bien sûr. 

 

RÉVOLUTION

 

Tout change sous sa houlette. Le soin aux animaux, des produits qu’elles cultivent et vendent, le travail des copistes, un secteur très lucratif. La vie est douce au monastère et Marie, dans certaines visions où elle croise la Vierge, entreprend de transformer la pensée des religieuses de plus en plus nombreuses à venir frapper aux portes de l’abbaye. On peut même, discrètement, s’adonner à certains élans du corps entre recluses. C’est bon pour la santé mentale et Marie ne refuse pas ces bonheurs. 

 

«Et elle voit alors ce qu’elle n’a pas vu en entrant, le miroitement du soleil à travers les branches agitées par la brise, le roitelet huppé aux ailes invisibles qui cueille les insectes au vol, la peau récurée, pareille à l’écorce d’un noisetier, des vielles femmes aux yeux clos, visage tendu vers le soleil. La gentillesse de Nest envers son corps charnel a créé un changement en elle. Plus rien n’est sombre ou clair à présent, plus rien ne s’oppose. Bien et mal se côtoient, obscurité et lumière. La contradiction peut exister dans le même instant. Le monde contient en son centre une immense terreur qui bat. Le monde est extase au plus profond de ses entrailles.» (p.83)

 

La jeune femme est féministe avant que le mot n’existe et fait en sorte que ses filles prennent leur place, vivent comme elles l’entendent et surtout, qu’elles ne soient jamais à la merci des hommes en créant un labyrinthe autour du cloître qui devient un véritable palais, un lieu magnifique et convoité. Même la reine pourrait venir s’y réfugier après avoir connu les turpitudes du monde. Un rêve que Marie caresse en secret. Elle aime Aliénor d’Aquitaine et la vénère en quelque sorte.

 

«La cinquième année, il y a vingt-six religieuses et d’autres arrivent, les dots se sont améliorées, Marie, lentement, difficilement, commence à être reconnue pour ses compétences, son long visage étrange et son allure de virago rassurent la noblesse quant au fait que leurs filles seront entre de bonnes mains. Ils hésiteraient s’ils savaient qu’elle a seulement vingt et un ans, mais sa taille, l’austérité et l’inquiétude gravées sur ses traits la font paraître bien plus vieille. Parfois quand elle se lève trop vite de son lit ou de son bureau, elle est prise de vertige à cause du manque de sommeil. Lorsqu’elle dort, elle rêve d’or, car il n’y en a jamais assez, il lui coule entre les doigts.» (p.71)

 

Marie de France est surtout pratique, logique et volontaire. Elle prend les moyens pour arriver à ses fins, croit en elle et à l’autonomie de ses consœurs, leur fait confiance et leur permet de s’exprimer. 

 

LIBÉRATION

 

Un combat pour l’autonomie et la liberté de penser et d’être. Elle ira jusqu’à confesser ses nonnes et à dire la messe, ce qui est encore interdit aux femmes après des siècles. Son monastère échappe aux folies et aux manigances des assoiffés de pouvoir. Elle n’hésite pas à sortir l’épée pour protéger l’abbaye quand des têtes brûlées tentent de l’envahir. Elle s’avère une stratège militaire remarquable. 

Un combat admirable et très contemporain, une figure de femme impressionnante. Surtout un roman qui nous prend aux tripes et nous emporte dans une quête qui sort des sentiers battus et nous fait entendre un air captivant d’autonomie. 

Ce roman remet tout en question et permet de suivre une fois de plus tous les méandres de la lutte des femmes pour l’égalité, le respect et leur liberté sexuelle et intellectuelle. 

Surtout, le refus d’être assujettie aux hommes. 

Malgré l’époque où madame Groff s’aventure, nous sommes dans le monde présent. Comme quoi l’histoire recommence inlassablement, les humains répétant les mêmes bêtises et les mêmes horreurs. La liberté de penser et d’agir est constamment à défendre et à imposer. L’écrivaine nous le rappelle magnifiquement. Un récit sur fond historique qui secoue les grandes questions qui embrasent notre siècle tourmenté et si étrange dans ses excès et ses manifestations. 

 

GROFF LAUREN : Matrix, Éditions Alto, Québec, 256 pages. (Traduit de l’anglais par Carine Chichereau)

 https://editionsalto.com/livres/matrix/