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jeudi 7 septembre 2023

UNE BELLE FAÇON DE RIRE DE NOS TRAVERS

LA RENAISSANCE DE L’INTERLOPE de François Bellemare m’a fait sortir de mes habitudes. Dans son roman, l’écrivain manie l’humour comme certains agitaient le fleuret, il n’y a pas si longtemps pour pourfendre leurs adversaires. Une relecture des cent dernières années de l’histoire du Québec à travers les aventures de la famille Foulanault qui profite de toutes les occasions pour empocher des sous et s’enrichir. Ils s’accommodent avec la pensée dominante et tendent la main à ceux et celles qui cherchent à vivre des moments que les pouvoirs politique et religieux dénoncent vivement. L’Interlope, un édifice majestueux construit par l’ancêtre Octave, dans un lieu stratégique de la ville de Montréal, coin Saint-Laurent et Sainte-Catherine, en plein cœur de ce que l’on a nommé le Red Light où les marginaux de toutes les époques ont trouvé refuge et certaines consolations. Une occasion pour cet écrivain de se moquer de nos discours, de nos campagnes de moralité, de raconter l’évolution des mœurs au Québec qui passe par la stricte rigidité de l’Église vers une plus grande tolérance des différences. Un regard percutant, un humour décapant et aussi un courage certain pour ridiculiser les tenants de la rectitude de maintenant qui cherchent à refaire l’histoire occidentale et la plier à leurs obsessions individuelles.  

 

Une famille d’entrepreneurs, très respectable, les Foulanault, de père en fils et en fille, dirige cette entreprise plutôt originale. L’Interlope, un édifice grandiose que l’on pourrait qualifier de «multifonctionnel» se métamorphose selon le temps et les mœurs, attire une faune de marginaux qui entendent vivre des expériences qui sont souvent condamnées dans la société. L’écrivain, avec un humour corrosif, s’attarde à nos travers et à nos manières de voir, de réagir aux diktats qui ont régné au Québec au cours des années. Tout y passe! Les directives strictes de l’Église sont incontournables en remontant dans le siècle, les politiques et les combats de Duplessis. Plus près de nous, il y a eu la fameuse Révolution tranquille et l’évolution des mœurs, le féminisme en particulier et l’affirmation de sa différence dans la vie publique. Le défilé de la fierté gaie aurait fait scandale il y a quelques décennies, on s’en doute.

Bien sûr, il ne faut pas oublier le club de hockey du Canadien de Montréal qui ne savait plus perdre à une certaine époque et qui remportait la coupe Stanley une fois tous les trois ans. Les temps ont bien changé en ce qui concerne les péripéties de la Sainte-Flanelle. La présence des Québécois dans cette formation adorée est de plus en plus effacée et témoigne de la mondialisation de ce sport.

Les Foulanault ont rapproché les anglophones des francophones alors que c’était très mal vu, organisant des rencontres où l’on «mélangeait les langues». Les homosexuels et les lesbiennes qui vivaient leur sexualité dans la clandestinité y ont trouvé refuge. À l’Interlope, tous pouvaient sortir du placard et s’imposer sans risquer les foudres des biens pensants. Tout comme des réunions entre gens de races et d’origines diverses. Jusqu’à nos jours où l’identité physique est aussi flottante et instable que les banquises qui fondent à vue d’œil avec les changements climatiques. Tout cela sur fond de poésie et de chants qui marquent les différentes époques.

 

«Un soir de janvier où le calendrier affichait ainsi Charlevoix et Outaouais, l’Agora des huit couleurs entendit les raffinées tournures des Secrets de l’Origami et son autrice Gabrielle Boulianne-Tremblay entrecoupées des extraits plutôt rentre-dedans de José Claer, qu’il puisait dans son Mordre jusqu’au sang dans le rouge à lèvres. Pour la diversitude affalée devant eux sur de moelleux coussins recouvrant le plancher de marbre, ce fut une rare occasion de pouvoir comparer la dentelle avec le dental.» (p.125)

 

AUDACE

 

S’il est relativement facile de se moquer des travers de nos compatriotes des années 20 ou 50, il est plus difficile de caricaturer ses contemporains qui ont la couenne sensible et se montrent souvent belliqueux dans l’affirmation de leur identité ou leurs droits. Je signale le genre masculin et féminin qui en a pris pour son rhume depuis les dernières années où le sexe hérité à la naissance n’a plus l’hégémonie absolue. Ce qui importe, maintenant, c’est l’appartenance que l’on se donne par toutes sortes de mutations et de transformations hormonales et chirurgicales. 

Les Foulanault sont de véritables caméléons et savent encourager la rectitude politique pour gonfler leurs avoirs à la caisse Desjardins en ouvrant leurs portes aux ostracisés. Plus la société devient libertaire et permissive, plus leurs affaires en souffrent. De génération en génération, il faut trouver le filon, la veine pour attirer les laissés pour compte. Il y a constamment des individus qui se voient comme des oubliés et des persécutés, peu importe les époques, il suffit de les repérer.

François Bellemare adopte le point de vue le plus strict et le plus rigide pour ancrer son récit. J’ai aimé particulièrement ses notes de bas de page, de petits bijoux d’humour et de cynisme où il louange les manœuvres de Duplessis contre les grévistes de l’amiante, prenant toujours le contre-pied des contestataires pour mieux faire ressortir nos contradictions et nos travers. Un délice où il est difficile de ne pas étouffer ses rires. 

 


COURAGE

 

Il faut du courage maintenant pour se moquer de l’écriture inclusive et non genrée qui fait des siennes dans certaines revues et même des journaux. Une approche qui nous pousse vers des aberrations linguistiques qui n’a plus rien à voir avec le français ou la langue que j’ai apprise sur les bancs de la petite école? On sait que les tenants de cette récente «religion» ont la mèche courte et François Bellemare n’y va pas de main morte. De quoi rendre fou le correcteur Antidote!

 

«— Merci à toustes les commentateurixes, et touxes celleuxes des nouvelleux contributeurixes aliaes, ainsi qu’à Misix les polticiems participanxes a lo débat des chefxes, cèx eleganx orateutrices, toustes et chacun si déterminaes. Nous sommes restaes douxes entre nouxes, et Monestre lia animateutrice, aël est restae si patient! (Faisant une pause) Damoixes téléspectateurices, toustes vos proches — foeurs, tancles, nvèces — sont toustes contens des nombreuxes nouvols travailleurices — musicaens, ou mecanicienxes, patroms ou employaes, maitrems établixes ou nouvelleaux diplomaes — chacun etant invitae par ims. Ex toustes ceuzes qu restent indécixes, inerepllaes? Yels sont aussi désireuxes d’être heureuxes. Comme le dit maon ban voisaine — un granx poex, olle qui est restae éternyel bonx amy do citoyen moyenx, envers loquyel ul reste dévouae : restons touxes mobilisaes!» (p.180)

 

Ce discours de la première ministre du Québec est un bijou. Rien que pour ce passage, La relance de l’Interlope vaut la peine d’être lue. Une ironie saine, maîtrisée avec parfois quelques exagérations comme il se doit. J’ai pris un plaisir particulier à cette prose qui se moque de tous nos travers, de nos manies et de nos grands et petits débats qui perdent bien de la saveur avec le temps. François Bellemare renoue ainsi avec Marie Calumet, de Rodolphe Girard et La scouine, d’Albert Laberge, qui ont appris durement à leur époque que le clergé et les évêques n’avaient pas l’humour des gens ordinaires qui s’amusaient avec des chansons grivoises quand ils avaient vidé un verre ou plus. En espérant que François Bellemare ne reçoive pas le traitement que la société réservait à ces écrivains, les ostracisant et les condamnant à la misère.

Un regard, une perception, une manière de dépeindre des travers qui ne manquent jamais de s’imposer même dans ce que nous nommons avec le plus grand sérieux, la modernité où l’on prône la tolérance, l’égalité et l’individualité tous azimuts. Tout cela pour montrer que nous avons échappé au collectif le plus étouffant au cours des décennies pour se plier à un «je» despote qui permet toutes les dérives. 

De beaux moments avec François Bellemare, un écrivain audacieux et original qui nous sort du ronron quotidien et de nos habitudes de lecture.

 

BELLEMARE FRANÇOISLa renaissance de l’Interlope, Éditions du Sémaphore, Montréal, 208 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/la-renaissance-de-linterlope/ 

mercredi 30 août 2023

ÉLISE TURCOTTE SE SURPASSE ENCORE

IL Y A TOUJOURS quelqu’un dans votre enfance qui attire votre attention et devient un modèle. Comme si cet individu avait tracé un chemin par ses études ou simplement sa manière de foncer dans la vie. Pour Élise Turcotte, ce fut une tante, Denise Brosseau, une jeune femme partie tôt à Paris pour être comédienne. Elle travaille avec le mime Marcel Marceau, rencontre Alejandro Jodorowsky, le cinéaste que nous connaissons et le suit au Mexique en l’épousant. Elle apparaîtra dans quelques films, restera un personnage mythique, lointain qui fascine la poète qu’est Élise Turcotte alors. Pour moi, ce fut un professeur qui avait étudié en littérature et qui semblait avoir lu tous les livres. Il incarnait ce que je voulais devenir. Il était possible d’échapper à la forêt qui avait happé mes frères et toute l’énergie de mon père. Élise Turcotte a peu vu cette tante pourtant qui est revenue à Montréal vers la fin de sa vie et repoussera longtemps l’idée d’écrire ce livre. 

 

Françoise Gaudet-Smet, personnage connu, a entraîné la jeune Denise Brosseau à Paris pour l’éloigner de son fils, un étudiant en médecine. Une histoire d’amour qui n’a jamais eu de suite. Elle croise Marcel Marceau, le mime célèbre. Alejandro Jodorowsky est à Paris à ce moment-là et ils fraternisent. Elle fréquente Pauline Julien, Marcel Sabourin et bien d’autres Québécois qui se sentent obligés de passer par Paris, surtout à cette époque, pour chanter ou jouer au théâtre. L’étudiante fait des rencontres marquantes avec des femmes et des hommes qui vont devenir des figures dominantes des années plus tard. 

Comment rédiger un livre avec cette étoile filante qui alimente les rumeurs et fascine l’écrivaine? Surtout, comment cerner quelqu’un dont on sait si peu de choses?

 

«Je lui parle de cette tante que je n’ai pas beaucoup connue, mais à laquelle je suis liée par des fils invisibles. Une sorte de légende dans la famille qui, comme toutes les légendes, s’est développée dans l’absence. À moins que je ne sois la seule à l’entretenir, à y déceler ma propre envie de fuir, d’être ailleurs.» (p.24) 

 

Comment cerner cette femme marquée par la dépression et des problèmes de santé mentale? Élise Turcotte possède ses lettres à Gaston Miron. Juste ses missives à elle et pas celles du poète. Une correspondance qui a duré des années. Il lui envoyait des livres et des revues, la tenait au courant de l’actualité montréalaise et québécoise. Une histoire d’amour, certainement, que l’écrivaine ne peut qu’imaginer. 

 

«Jusque-là j’avais seulement deviné que sa vie avait croisé celle d’artistes que j’aimais : Réjean Ducharme, Pauline Julien, Gérald Godin et beaucoup d’autres. Elle avait été mariée avec Alejandro Jodorowsky pendant dix ans. Je me souvenais très bien de lui, il avait fait pour nous quelques figures de mime dans la rue Saint-Louis, à Saint-Laurent, alors que j’étais petite. Je me souviens m’être demandé s’il était mon oncle, cet homme tout en noir, si impressionnant.» (p.25)

 

Guère de documents tangibles pour suivre le parcours de cette femme qui étudie à l’Université de Mexico en 1968 et s’inscrira à l’Université de Montréal à son retour au Québec. Madame Turcotte rencontre son cousin au Mexique, le fils de Denise issu de son deuxième mariage avec le peintre Fernando Garcia Ponce qu’elle a beaucoup influencé. 

 

QUÊTE

 

Autoportrait d’une autre est une quête qui permet à Élise Turcotte de mieux cerner sa vie et ses pulsions, ses obsessions et son chemin d’écriture. Comme si elle se regardait dans un miroir où elle ne surprend que des reflets et des ombres. Comment attraper une nébuleuse sans être déçue?

 

«Il n’est pas question ici de revoir le passé sous une loupe accusatrice. Il n’est même pas question de revoir le passé. Je suis les traces d’une vie, parmi d’autres, je cherche un visage, avec ce qui m’a été offert. L’absence des lettres de Miron conduit peut-être à une piste, ou une simple fenêtre dans l’histoire. Aucun écrit venant d’elle n’a été retrouvé, à ma connaissance, sauf les lettres à Miron, et quelques lettres à mes grands-parents. C’est surprenant pour quelqu’un qui faisait des études de philosophie, qui aimait la littérature. La qualité de ces lettres me laisse croire cependant qu’elle écrivait.» (p.31)

 


DOCUMENTS

 

Les fameuses lettres à Miron, quelques photographies et à peine une mention dans les mémoires et les écrits des célébrités qu’elle a fréquentés et aimés. C’est tout de même étonnant parce que Denise Brosseau a expérimenté ce que peu de Québécoises peuvent revendiquer à cette époque. Impossible de la suivre à la trace comme Pierre Nepveu l’a fait dans Miron, la vie d’un homme ou encore s’inspirer de la démarche de François Ricard avec Gabrielle Roy, une vie.

Élise Turcotte ne peut qu’évoquer ce courant d’air, ce mythe qui échappe à toutes les questions. Elle se retrouve dans la position de l’archéologue qui, à partir de quelques éléments, tente de reconstituer la vie de cette femme énigmatique qui a connu des problèmes difficiles pour ne pas dire déroutants. Elle permet surtout à l’auteure du Parfum de la tubéreuse de secouer ses pulsions, ses goûts pour la littérature, la poésie, la musique et ses propres angoisses. Surtout, elle peut faire face à la mort qui hante son œuvre et semble l’attendre au coin de la rue. Je signale Pourquoi faire une maison avec ses morts que madame Turcotte publiait en 2007 et qui m’a tellement troublé. Tout le processus de l’écriture est là, captivant et fascinant. Je pense à Avec ou sans Kiki de Denise Brassard. L’essayiste a emprunté une piste similaire et une même manière de faire. Une légende et un mythe que madame Brassard tente de cerner tout en sachant très bien que l’essentiel glisse entre ses doigts. 

 

«Et je m’identifiais à elle, à ses doubles, à ses propres indentifications, à sa “folie” que je percevais et perçois toujours comme une résistance, une rébellion. Mais la folie est aussi demande d’aide, ce que je retrouve sans doute dans toutes les lettres de Denise à Miron.» (p.124)

 

Une œuvre captivante avec ses jeux de miroir. Une femme mythique, une légende, une écrivaine certainement qui a tenté de trouver un ancrage dans l’exil, des études de philosophie, de se voir peut-être, dans le travail des artistes qu’elle fréquentait et qui lui renvoyait sa passion, ses obsessions et ses peurs. Un terrible drame marquera la fin de cette femme douée, magnifique, capable de grandes choses et qui est disparue sans laisser de traces. Peut-être à cause de ce vent qui soufflait en elle, ce mal être qui la poussait loin de sa réalité et qui le jetait bouche bée devant l’étrangère qu’elle surprenait dans le miroir en se retournant. 

Un récit prenant et émouvant. Comme si les appels de Denise Brosseau avaient enfin un écho dans Autoportrait d’une autre, comme si sa détresse trouvait une oreille attentive. 

Denise Brosseau, femme libre, aura vécu, certainement, à côté d’elle à cause des tempêtes qui ravageaient son esprit. Ces bourrasques qui l’ont empêchée de faire sa marque dans l’aventure de la vie qu’elle voulait différente et pleine de surprises. Une femme passionnée par la littérature et la philosophie dans un monde d’hommes, il faut le mentionner, qui ne donnaient pas beaucoup d’espace à celles qu’ils se plaisaient à nommer leur muse dans leurs mémoires ou leurs tableaux. Une tragédie qu’Élise Turcotte évoque tout en en progressant avec une justesse et une pudeur remarquable. Les dernières pages de ce récit sont magnifiques, troublantes. L’écrivaine suit sa tante pas à pas, jusqu’au geste fatal. Ça m’a laissé tout croche, ému, la larme à l’œil, regardant la photo de madame Brosseau à la toute fin. Pendant de longues minutes, je me suis demandé ce qui pousse quelqu’un à vouloir s’échapper de soi pour en finir avec un mal qui empêche de respirer.

 

TURCOTTE ÉLISEAutoportrait d’une autre, Éditions Alto, Québec, 280 pages.

https://editionsalto.com/livres/autoportrait-dune-autre/

 

jeudi 24 août 2023

VERBOCZY VISITE LE PAYS DE SON ENFANCE

LA MAISON DE MON PÈRE n’est pas un roman de Marcel Pagnol, mais bien celui d’Akos Verboczy, un écrivain né en Hongrie qui a migré au Québec à l’âge de onze ans. L’un de ceux qui se sont bien intégrés à leur nouveau pays, allant jusqu’à voter oui au référendum portant sur l’indépendance du Québec. (Il l’avoue dans son récit.) Contrairement à sa mère qui n’a jamais voulu apprendre le français et qui a fini par s’installer à Toronto. Il s’agit du plébiscite de 1995 puisque l’auteur est né en 1975. L’écrivain a publié un titre évocateur en 2017 : Rhapsodie québécoise. Itinéraire d’un enfant de la loi 101. S’il s’est bien acclimaté à la vie québécoise, cela ne l’empêche pas de retourner dans sa ville d’origine pour rencontrer des membres de sa famille et des camarades, même parfois d’anciennes flammes qui lui ont remué le cœur pendant son adolescence. Juste un peu de nostalgie pour mettre ses pas dans les chemins de ses premières années et rêver à une existence qui aurait pu être autre, certainement.

 

Un migrant a beau s’adapter à sa situation, se faire des amis et une place dans sa nouvelle société, il reste que le lieu des premiers mots, des découvertes et des grandes complicités est incrusté en lui. Akos Verboczy aime garder des contacts avec sa famille de Hongrie. Chacun de ses retours dans son pays d’origine se transforme en pèlerinage où il se rappelle des anecdotes, des jours heureux en visitant des endroits qui ont marqué son enfance. Bien sûr, la vie s’écoule doucement, les gens vieillissent, quand ils n’ont pas la mauvaise idée de mourir. Il flâne pendant ses séjours dans les lieux qu’il fréquentait petit garçon, lorsqu’il découvrait le monde avec ses amis. Il retrouve des camarades de classe pendant une soirée où tous évoquent des moments inoubliables, des souvenirs qu’ils embellissent pour en faire des événements mythiques. 

La coutume veut cela. 

 

PÈLERINAGE

 

Sa maison familiale n’est plus tout à fait la même et l’école a été détruite. C’est ainsi que l’immigré, en s’installant ailleurs, entretient souvent l’illusion de retrouver un pays recroquevillé dans le temps. Ça m’arrive quand je reviens dans mon village de La Doré. Je suis un peu hanté par les années qui ont précédé mon départ à Montréal pour des études. À mon retour dans la région, les hasards de la vie ont fait que je migre au Saguenay. La paroisse que j’évoque, dans quasi tous mes ouvrages, est celle de mon enfance, de la période du début des années 1970 et avant. Pendant mes courts séjours, je me retrouve dans un village un peu étranger. Les demeures où habitaient mes amis ne sont plus ou ont été transformées par les nouveaux propriétaires. Les gigantesques saules qui bordaient la rue principale alors et les peupliers odorants qui cernaient l’église ont tous été abattus. 

Un véritable carnage. 

Je me souviens des arbres énormes de monsieur Duchesne tout près de l’école où j’ai amorcé ma sixième année. La vieille bâtisse à deux étages où j’ai continué mes études a été démolie avec le magasin de monsieur Matte tout près. Que dire de la cordonnerie de monsieur Théberge où je suis allé si souvent pour faire réparer mes bottes et mes mitaines? Je ferme les yeux et je sens encore l’odeur du cuir.

Akos Verboczy a été marqué par son père, un photographe qui aimait les femmes et beaucoup trop l’alcool. Il garde un bon souvenir de cet homme, d’un séjour dans un refuge situé dans la montagne où il pouvait surprendre les reflets du lac Balaton au loin. 

 

«Je ne suis peut-être pas chez moi proprement dit, mais très certainement en terrain connu. Un peu plus bas, vers le pont Marguerite, je vois l’immeuble où j’ai grandi et, plus loin, le parc Jaszai, le terrain de jeu de mon enfance. Je reconnais notre épicerie, l’échoppe du fleuriste sur le trottoir, aujourd’hui spécialisé en bonsaïs, alors que les boulangeries, cafés, coiffeurs et autres boutiques et restaurants ont eu le temps de changer maintes fois de vocation.» (p.24)

 

Il a été fasciné par son père, un homme instable, peu responsable malgré son côté généreux. Il n’a jamais payé de pension alimentaire à sa femme et les deux se sont affrontés dans des procédures judiciaires sans fin. Cela ne l’empêchait pas de surgir dans la vie de son garçon, de s’en occuper pendant quelques jours, de lui faire des surprises avec des cadeaux extravagants qui avaient l’art de faire sortir sa mère de ses gongs. Un charmeur, un rêveur, un amateur de poésie qui récitait des textes pendant des heures les soirs autour d’un feu. 

 

TRACES

 

Il y a des heures, des lieux qui ont laissé une marque indélébile chez le jeune garçon et l’adulte qu’il est devenu. Cette habitation de campagne située dans l’arrière-pays en et un, même s'il n'y a séjourné que pendant quelques jours. Avec un ami de toujours, il entreprend une excursion pour retrouver l’endroit et des souvenirs peut-être, des moments de bonheur où il a vu son paternel sous son meilleur angle. 

 

«Sur papier, la maison appartenait à Klara, la troisième femme de mon père. Un héritage dont elle ne savait que faire avant qu’il entre dans sa vie. Lui, le sut tout de suite.» (p.67)

 

Pas d’électricité, d’eau courante et de services d’égouts. Un monde rustique où la nature s’impose dans toute sa force et ses beautés. Tout comme ce camp que nous envahissions l’été pendant le temps des bleuets. Une installation en bois rond, sans commodités, un puits très profond et un peu mystérieux creusé par mon père. L’eau y était si froide, qu’elle gelait les dents. Il fallait aller dans la forêt pour nos besoins. J’en garde des souvenirs impérissables et ce sont là les moments les plus heureux de mon enfance. Nous vivions alors une liberté totale, pouvant nous baigner dans le grand lac Pemonka. Des semaines où nous pouvions oublier les interdictions de ma mère qui avait peur de tout. L’eau était l’une de ses phobies. Mon père et une tante nous surveillaient si peu. Que de rires, d’histoires, de plaisanteries avec le cousin et les cousines!

 

RETROUVAILLES

 

La visite dans un pays qui s’est transformé avec le temps, sous une pluie diluvienne, sera le point marquant de son voyage. Il confronte ainsi la réalité avec ses meilleurs souvenirs. 

 

«Le soleil jette sa lumière placide sur la maison de mon père au moment où je m’immobilise devant elle. Je reconnais le bâtiment, sa forme, ses proportions, son flanc gauche enfoncé dans la colline. Je reconnais aussi des détails oubliés. La texture raboteuse du mur de pierres, l’ondulation cadencée des bardeaux en céramique, l’arche de la porte principale en bois massif, cernée de fenêtres garnies de grilles. Et je reconnais cette atmosphère de bout du monde qui enveloppe les lieux.» (p.316)

 

Elle est là, semblable et différente. Tout change pour le meilleur et le pire. Le paradis de mon enfance est maintenant une bleuetière. Ce pays coincé entre le lac Pemonka et la rivière Ashuapmushuan avait des secrets, ses endroits mystérieux, ses personnages, un passé et tant de bêtes sauvages. Le tout est devenu un vaste champ anonyme. 

Un roman comme un album de photos que l’on regarde sans trop nous rappeler les visages, parce que l’on a négligé de les identifier et que nous avons l’impression de découvrir des étrangers. Un texte qui permet de nous faufiler avec l’écrivain dans sa Hongrie des origines, d’y surprendre des figures attachantes, des gens généreux et originaux.

Un récit humain et sensible. 

J’ai beaucoup aimé parce que Verboczy m’a donné le plaisir d’évoquer des moments qui flottent dans ma mémoire, dans mon histoire personnelle et qui vont probablement s’effacer avec le temps. Un voyage au pays de l’enfance, le plus marquant, celui qui a façonné l’adulte que vous êtes devenu. Quelle joie que de lire un tel roman, moi qui entretiens une certaine nostalgie du passé, un bonheur qui me pousse dans une époque lointaine que je ne cesse d’embellir dans mes ouvrages, dans un monde qui restera dans ma tête jusqu’à mon dernier souffle!

 

VERBOCZY AKOSLa maison de mon père, Éditions du Boréal, Montréal, 332 pages.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/maison-mon-pere-3973.html

lundi 14 août 2023

L'AVENIR EST DE PLUS EN PLUS INQUIÉTANT

LA MESSAGÈRE de Thomas Wharton nous confronte avec de terribles événements qui frappent la Terre. Le romancier évoque indirectement les changements climatiques, les vents fous, les tornades et les pluies diluviennes qui se produisent un peu partout. Comment oublier les feux de forêt, les sécheresses et les sinistres qui détruisent des paradis comme Hawaï? Nous fonçons vers une turbulence planétaire en nous comportant en goinfres qui vénèrent les moteurs qui grognent jour et nuit et en consommant de plus en plus. Les glaciers rapetissent à vue d’œil, le pergélisol libère du méthane et le Nord vit des chaleurs surprenantes. Je pourrais encore allonger la liste des catastrophes qui menacent les océans, mais il semble que nous soyons devenus aveugles et sourds devant ce qui perturbe notre quotidien, le nez scotché sur un téléphone intelligent plutôt que de regarder autour de nous et d’écouter les scientifiques qui sonnent la cloche d’alarme depuis des décennies. La Messagère de Thomas Wharton, un écrivain albertain, ne s’attarde pas à ce que j’évoque, mais ce scénario se profile en toile de fond. Un roman qui donne des sueurs froides face aux agissements des humains et qui esquisse un tableau inquiétant de ce qui peut arriver à l’homo sapiens.

 

La présence du «minerai fantôme» et l’exploitation d’une mine à ciel ouvert provoquent d’étranges phénomènes à River Meadows. Cette importante source d’énergie engendre des hoquets, des interruptions dans le déroulement normal des jours que nous croyons immuable et impossible à modifier. Le temps s’arrête dans une sorte de spasme et repart, laissant apparemment les choses inchangées, mais creusant des failles qui peuvent entraîner les imprudents dans une autre dimension. Peut-être que l’histoire s’effrite et que le présent et le futur se télescopent. 

Je n’ai pu m’empêcher de songer aux perspectives de la physique quantique. Selon certains postulats de cette discipline, la durée bascule et permet de percevoir l’avenir en même temps que le passé qui nous précède. Un phénomène extrêmement curieux et fascinant. 

 

«Il pensait toujours à l’instant vécu au restaurant et se demandait si cette transformation en étrange miroir de lui-même risquait d’affecter de nouveau l’univers familier, et lui aussi par la même occasion. L’idée qu’Amérie risquait de ne jamais se réveiller le terrifiait. On n’a rien à faire dans cette petite ville ridicule, se dit-il. On devrait déjà être en route vers le but de notre voyage. Non, on devrait faire demi-tour et rentrer chez nous. Or, plus que tout, une partie de son être rêvait en même temps de reprendre pied dans cette autre réalité un instant entrevue, de se retrouver face à face avec son autre moi. De découvrir, si c’était possible, ce que cette fille signifiait pour lui. Ou allait signifier.» (p.26)

 

Arrive une catastrophe et tous doivent quitter la ville qui devient zone interdite. La famille Hewitt ne s’en remettra pas. Le père meurt dans la mine et la petite Amérie n’est plus la même depuis qu’elle a été frappée par un sommeil étrange dans le restaurant, lors d’une trébuche où Alex, son grand frère, s’est surpris dans le futur. Créateur de jeux vidéo, il invente de nouvelles matérialités, pour fuir peut-être ce moment où il a eu un aperçu d’une autre dimension. 

Amérie se faufile dans le parc interdit et disparaît. Alex, sous l’exhortation de sa mère, part à sa recherche. Lui aussi devra s’aventurer dans ce parc où il se passe des événements qui enflamment l’imagination. 

 

«Ils ont appelé ça “zone de réhabilitation environnementale” parce que si on donne un nom à quelque chose et que les gens l’adoptent, ça devient la vérité dans leur esprit. Mais ils ne réhabilitent rien du tout. La seule chose qu’ils ont réussi à faire, c’est l’entourer d’une clôture; ils ne savent pas comment réparer ce qu’ils ont détraqué et personne ne veut l’admettre. Vous qui avez vécu dans cette ville, je suis sûr que vous n’avez pas oublié les trébuches, ces décohérences qui arrivaient et repartaient sans crier gare. Ce qui se passe dans la zone de réhabilitation ressemble à une décohérence interminable, imprévisible, inarrêtable. Vous ne réalisez pas à quel point il est dangereux de s’y aventurer.» (p.79)

 

Même qu’une secte religieuse gravite autour de ce site. Il y a partout des individus pour profiter de la crédulité des gens et les exploiter en agitant des peurs. Ces millénaristes prédisent la fin du monde et recrutent des adeptes pour assurer leur survie. Comment ne pas penser aux raëliens qui ont fasciné tellement d’hommes et de femmes il n’y a pas si longtemps? Les écologistes aussi sont de la partie. Amérie a toujours cherché à protéger les bêtes et la vie sous toutes ses formes. Chacun tente d’expliquer ce qui arrive, de comprendre un phénomène nouveau et imprévisible. Thomas Wharton décrit un monde en mutation.

 

REVANCHE

 

On le sait, la nature est capable de prendre des directions étonnantes, d’encaisser les coups que les développeurs lui infligent. Elle finit toujours par avoir sa revanche en quelque sorte. Mais peut-il y avoir un point de non-retour, que les agissements des hommes et des femmes détraquent le déroulement normal des saisons, enrayent le temps et percent des couloirs qui débouchent sur d’autres espaces

Toutes nos inventions ont changé les cycles de la Terre qui s’est adaptée pour donner l’écosystème que nous connaissons avec ses excès de plus en plus importants. Que se passerait-il si nous brisions la flèche du temps et que de nouvelles dimensions surgissaient ici et là, formant des zones instables où, en s’y aventurant, on risquerait de se perdre dans des modes parallèles? Tout devient possible et l’imagination de l’écrivain nous permet de faire face à cette autre réalité. Tout arrive dans de terribles bouleversements et des tragédies qui laissent les gens stupéfaits. Comme nous devant les inondations et les feux qui ravagent les continents. Rien de rassurant dans La messagère.

 


NATURE

 

Les personnages de Wharton ne comprennent pas ce qui se passe dans cette zone interdite. Les frictions de l’espace-temps sont imprévisibles et provoquent des catastrophes. Et où est Amérie?

 

«— Vous devriez penser à votre sœur, souffle Jeanne à Alex avec une douceur qu’il ne lui connaissait pas encore. Vous savez, c’est peut-être pour ça qu’elle a disparu. Pour vous ramener ici, jusqu’à nous. Sur le coup, on ne voit pas toujours ce qu’il y a de bon dans les mauvais événements. On ne peut que croire et espérer qu’un jour, nous parviendrons à voir. À connaître comme nous sommes connus. Cela vous ferait peut-être du bien d’envisager les choses de cette manière.» (p.325)

 

Souvent, j’ai perdu mes repères dans cette histoire, mais l’auteur nous pousse sur les pas d’Amérie avec son frère Alex pour apprendre peut-être ce qui a pu advenir. L’écrivain parvient à nous retenir avec un événement ou un incident nouveau. Je n’ai pas pu résister à la plume de Wharton qui s’avère un conteur redoutable.

 

«Et il bâtira son arche à lui, une arche tissée de mots, à laquelle d’autres, un jour, pourront apporter leur fil, leurs bouts de souvenirs. Il ne voit pas encore qu’elle forme cela prendra, mais il sait qu’il sera question de ce qu’il est arrivé à sa famille et à cette région, des vies vécues ici, de la fièvre illusoire d’une croissance illimitée, des brèches ouvertes au cœur des choses, des disparitions. Cette histoire qu’il amorce, il n’en saisira sans doute jamais la totalité, mais ne la connaîtra qu’en partie, comme on appréhende un nuage ou une vie, une converge et un éloignement qui n’ont en réalité ni commencement ni fin.» (p.351)

 

Un roman actuel et nécessaire qui m’a secoué et m’a laissé souvent avec de terribles doutes. C’est notre avenir qui nous heurte de plein front et vient bousculer des croyances et des certitudes. Est-il possible de muter, de glisser dans les failles du temps, de filer dans une autre dimension où l’existence continue, différente, pareille à celle que nous expérimentons et par laquelle nous pensons percevoir une forme de matérialité? Thomas Wharton secoue nos aveuglements et nos refus. 

La planète est en danger, qu’on se le dise. 

Je signale le travail exceptionnel des Éditions Alto dans la présentation de ce roman traduit par Sophie Voillot. Un objet magnifique qui m’a rappelé les livres qui retenaient mon attention dans la bibliothèque de la petite école. Je recherchais les livres qui n’avaient pas été ouverts et que l’on devait défricher pour ainsi dire en tranchant les pages. Il y a de cela dans la facture de La Messagère et cela m’a fait chaud au cœur. Un clin d’œil au passé, tout en étant résolument tourné vers demain.

 

WHARTON THOMAS, La Messagère, Éditions Alto, Québec, 432 pages. 

https://editionsalto.com/livres/la-messagere/ 

mercredi 9 août 2023

DENISE BRASSARD DANS LES PAS DE KIKI

DENISE BRASSARD publiait, il y a quelque temps, Avec ou sans Kiki, un titre intrigant et un peu étrange. Liberté grande, la collection du Boréal dirigée par Robert Lévesque, où a paru l’ouvrage, propose des textes qui sortent des sentiers battus. J’y ai fait de belles découvertes. Je pense à En randonnée avec Simone de Beauvoir de Yann Hamel. Mais de quoi est-il question? Kiki est une femme qui a fait sa marque au début du siècle dernier à Paris. Chanteuse, modèle, peintre et écrivaine, elle était fort connue à son époque et adulée par nombre de créateurs. Je signale Jean Cocteau, Robert Desnos et Tristan Tzara que j’ai lu avec avidité au temps de ma jeunesse. Surtout L’homme approximatif que j’ai souligné et barbouillé d’un couvert à l’autre. Une vedette dans la faune de Montparnasse qui semblait s’ancrer dans les cafés et les bistrots d’alors. Des années folles, exubérantes, inventives et fascinantes. Madame Brassard devient un guide et nous entraîne dans le Paris de l’entre-deux guerre en se confiant sur ses difficultés avec l’écriture, ses amours, ses migrations et ses chagrins.

 

L’auteure parcourt Montparnasse, un arrondissement de Paris, avec crayons et stylos pour prendre des notes et repérer les lieux où vivaient des artistes qui ont marqué cette époque. Elle cherche l’atelier d’un peintre, les cabarets où un peu tout le monde faisait la fête, buvait, se bousculait pour parler de leur travail et de leur quête jusqu’aux petites heures du matin. Des créateurs importants s’y retrouvaient et les aventures amoureuses se multipliaient comme on s’en doute pour ces femmes et ces hommes qui refusaient toutes contraintes et obligations.

Kiki est née à Châtillon-sur-Seine, en 1901. Elle était une vedette alors et attirait tous les regards. Une étoile filante qui fascine l’auteure qui veut la surprendre sur les trottoirs, dans un bistrot ou sur la terrasse d’un café où elle croit entendre sa voix et son rire. 

 

«Pour le reste, il y a encore tous ces lieux à découvrir ou à redécouvrir, qui finiront bien, je me dis, par réveiller mon imagination. Car pour l’instant, j’ai beau ratisser les rues de Montparnasse, multiplier les lectures, rien n’y fait. Je suis muette.» (p.12)

 

Elle s’attarde dans les musées et scrute des tableaux qui ont marqué cette époque. De longues heures devant des chefs-d’œuvre, les analysant sous tous les angles pour écrire des pages magnifiques sur Bonnard, Soutine ou Gustave Moreau. Une agréable manière de s’imprégner de l’atmosphère de cette génération où chacun tentait de bousculer la réalité et de voir autrement. Denise Brassard en s’agitant ainsi pensait allumer une petite lampe qui lui permettrait de plonger dans la frénésie de la création, de suivre Kiki et de vivre pour ainsi dire dans la belle effervescence de cette époque. 

 

PERSONNEL

 

Tout en parcourant les rues de Paris, Denise Brassard évoque une pléiade d’artistes devenus mythiques. Utrillo, Man Ray, le photographe, Modigliani, Soutine, Foujita surgissent à chaque coin de rue. Le mouvement surréaliste s’impose alors avec André Breton qui malgré son côté rébarbatif se proclame le maître. Cocteau se faufile dans la fumée d’un bistrot comme un ange éthéré, admirateur de la chanteuse. Hemingway n’est pas très loin et on aurait pu voir surgir d'une ruelle Henry Miller avec Anaïs Nin. Robert Desnos rôde, fidèle et généreux, avec Tristan Tzara que Kiki n’aimait guère. Un Desnos victime de la folie des nazis plus tard. 

Tout comme Kiki, Denise Brassard a du mal avec ses hommes. Particulièrement avec un certain Claude. J’ai savouré ces glissements entre la vie de l’auteure et celle de l’interprète qui animait les nuits de Montparnasse. Peut-être que les angoisses et les aspirations se transmettent au-delà des générations, que nous sommes héritiers des créateurs qui nous ont précédés en prétendant faire table rase.

 

«Claude est un fauve, un être sans compromis, habité d’étranges contradictions. Fils illégitime d’un pilote américain et d’une agente de bord abénakise, il a été placé à la crèche à sa naissance. Tout de suite adopté par un couple qui l’a choyé et lui a donné toutes les chances de réussite. Il porte néanmoins en lui une béance qu’aucun amour ne semble pouvoir combler. Jamais satisfait, animé par mille projets, mais velléitaire, il ne tient pas en place. Il n’est pas sitôt lancé dans une entreprise qu’il s’en désintéresse. Il voudrait toujours être ailleurs et, dès qu’il s’y trouve, l’angoisse le prend ou bien il s’ennuie. Alors il boit, il se drogue, se remplit ou s’épuise comme il peut, rue dans les brancards, fait des bêtises.» (p.123)

 

Ce qui m’a fasciné dans cette lecture, c’est de vivre la naissance du livre comme si on se penchait sur l’épaule de l’écrivaine, que l’on ressentait toutes ses hésitations et ses questionnements. J’ai parcouru avec elle le lent et long processus qui marque la gestation d’une histoire qui se dérobe ou s’impose. Je me suis glissé dans l’ombre de Kiki avec l’auteure, éprouvant ses passions, ses peurs et ses obsessions, ses déceptions et ses désespérances. 

 

UN TOUT

 

Avec ou sans Kiki, tient à la fois du journal intime, du récit et de l’essai. J’aime ces moments où l’auteure s’attarde à décortiquer un tableau ou l’œuvre d’un peintre connu ou encore quand elle médite sur les propos de Kierkegaard, ce penseur qui avait tout du sociologue humaniste. 

 

«Si la plupart des philosophes tentent de répondre à des questions qui les concernent personnellement, peu l’ont fait de manière aussi frontale que Kierkegaard, qui a calé sa philosophie sur sa vie. Il prend le réel à bras-le-corps, et c’est ce qui me touche chez lui. D’ailleurs, il ne se présente pas comme un philosophe. La spéculation lui est odieuse. Quand il parle d’angoisse, il parle de celle qui hante nos nuits et nous coupe le souffle. La vérité à ses yeux n’est pas un concept. La pensée doit s’incarner dans l’expérience et n’a aucune valeur si elle ne change rien à l’existence.» (p.56)

 

Nous allons ainsi des berges du Saint-Laurent aux rues de Paris que Denise Brassard arpente quand le froid et l’humidité s’installent.

Nous voilà dedans et dehors à la fois, dans le magma de l’écriture, dans la poussée qui permet de naviguer dans les pulsions du texte, de plonger dans l’acte créateur, de percer l’esprit d’une époque que la légende a sans doute embelli. L’impression d’entendre des discussions, de vivre dans ce Paris qui attirait des artistes du monde entier. 

Kiki reste une étoile filante qui a traversé son temps, une vedette qui captait la lumière et qui a sombré dans l’oubli, peut-être parce qu’elle était femme. 

 

«Je traque les fantômes, mais je ne sais pas les faire parler. Kiki demeure prisonnière de cette toile d’araignée, ce fouillis de notes. Sa petite étoile se perd dans la nébuleuse. Je n’arrive pas à la voir avec les yeux de Dieu.» (p.186)

 

Avec ou sans Kiki a le grand mérite de remettre à l’avant-scène la chanteuse, la peintre et la modèle. Elle incarne parfaitement l’esprit de cette époque. 

Un essai captivant qui nous pousse dans l’intimité des créateurs. Nous vivons des passions, des amours, des trahisons, des ruptures et l’espoir de parvenir à faire sa marque, de toucher peut-être ce que nous nommons l’absolu et l’immortalité. 

 

BRASSARD DENISEAvec ou sans Kiki, Éditions du Boréal, Montréal, 272 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/avec-sans-kiki-3965.html