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vendredi 3 mai 2019

LE TERRIBLE PAYS DE LA VIEILLESSE

MICHEL DUFOUR s’attarde dans Cette part d’obscurité, un court recueil de douze nouvelles, à des sujets que nous ne retrouvons pas souvent dans notre littérature. Les gens âgés, ceux et celles qui sont dans leurs derniers jours, survivent dans un foyer ou une maison d’accueil, quand ce n’est pas à l’hôpital, un CHSLD comme on dit pour masquer la terrible réalité du corps qui s’écroule. Des femmes et des hommes qui vivent des problèmes de santé et approchent de la fin. Ils ont perdu toute autonomie et leur tête les abandonne un peu plus chaque jour. Voilà un sujet qui ne fait pas courir les foules et qui fait les manchettes dans les médias pour les raisons que vous savez. Immanquablement, il y est question de la fréquence des bains, de la nourriture, des gestes d’un préposé, mais jamais du mur qu’est le bout de la vie.

Le ton de Michel Dufour m’a étonné, l’impression de m’avancer dans un conte ou une fable, de basculer dans un univers où tout est noir et blanc. Comme si la couleur disparaissait pour ne laisser que des blocs qui s’opposent et grossissent la réalité. Dureté, méchanceté même, comme dans les vraies histoires et c’est terriblement efficace. Oui, les gens âgés, mais aussi les enfants. Peut-être qu’il y a une parenté entre ces individus qui secouent les deux piliers de l’existence. Les bébés effarouchés dans un milieu imprécis, un peu flou et les autres qui perdent contact avec leur environnement, surtout ceux frappés par la maladie d’Alzheimer. Tous devant la cruauté du monde et des humains, testant si l’on veut la capacité de notre société à s’occuper de nos proches, sollicitant notre empathie et notre résilience.

Je crains ma mère pour mourir. Du jour au lendemain, elle s’est mise à doubler de taille et de volume. Sa peau est épaisse comme celle d’un pachyderme. Elle profite de son nouveau gabarit et de sa voix tonitruante pour me lancer un avertissement. « Une coche mal taillée et je te transforme en filet mignon, fiston. » Je pense à mon père disparu mystérieusement durant mon enfance. (p.25)

Comme dans les contes (je me répète), il faut se méfier des mots et les prendre pour ce qu’ils sont. Le sens premier, le plus cruel, l’absolu sans évasion dans la métaphore. Nous ne sommes plus dans l’allégorie et Michel Dufour plonge dans une réalité terrible.

ENFANCE

Étrange univers que celui de Paco qui se retrouve nonagénaire à l’âge où l’on se prépare normalement à tester ses habits de l’adolescence. Une maladie particulière, un enfant qui saute les étapes à une vitesse foudroyante. Il croise Annabella, une fillette atteinte de sénescence prématurée. L’histoire de Roméo et Juliette à un moment où l’on est trop jeune ou trop vieux pour l’amour, la passion et les rêves. Mais y a-t-il une date de péremption pour les mouvements du cœur et les émois du corps ?

Au crépuscule, l’un des papillons dit à l’autre qu’après toutes ces années à vivre côte à côte sans vraiment se connaître, ils devaient se séparer. Le papillon résista, pleura, tenta de l’empêcher de partir, mais deux grandes ailes noires se détachèrent de la joue et prirent leur envol, laissant sa marque sanglante sur le visage d’Annabella, une empreinte mortelle. Au même moment, Paco posa ses lèvres sur les siennes. Tendrement, il recueillit son dernier soupir et, pris de vertige, mit un point final à l’histoire. (p.13)

Un peu cliché sans doute (l’auteur se fait plaisir), mais j’aime ça. Je préfère de beaucoup cependant le Michel Dufour qui suit un homme qui hante les couloirs d’un hôpital, ne reconnaît plus personne, ne sait plus qui il est et où il se trouve. Un vieux malcommode comme nous avons tendance à expliquer. Plutôt un individu qui a perdu toute dignité et qui cherche désespérément une certaine liberté, pense comme par instinct à une réalité différente. Un réflexe pour retrouver les jours où il s’affirmait et agissait à sa guise.

Il a certes un nom, mais il ne le dit jamais quand on le lui demande. Les autres s’en chargent à sa place. Sa mémoire est un édifice vétuste, brinquebalant. Tous les jours un peu plus, des morceaux s’en détachent. Une petite vieille malingre vient parfois lui rendre visite. Elle lui parle de choses et d’autres. Il l’écoute mais ignore qui c’est. Le monde autour de lui porte désormais les traits d’indésirables inconnus. Inéluctablement, l’histoire de sa vie se rétrécit. (p.43)

Un texte terrible, sans pitié un moment où le corps et la tête ne s’accordent plus et que l’on devient un errant dans sa pensée.

VISITE

Comme tout le monde j’ai fréquenté l’un de ces foyers pour personnes âgées, connu l’étrange sensation de malaise quand vous entrez dans ces établissements, que tous les regards se tournent vers vous et demandent qui vous êtes. Tous veulent un peu d’attention et être celui qui reçoit le visiteur. Tous souhaitent avoir la chance de raconter des morceaux de sa vie, de rire et, dans un moment de distraction, tenir les mains de celui qui les écoute. Tous en attente d’un bonjour et d’un sourire. Ma mère a vécu des années dans une chambre où l’on voyait, par sa fenêtre, la galerie du presbytère de La Doré et le mur de l’église comme tout horizon. Des années dans une cellule d’où elle ne sortait guère, par choix, par peur, par méfiance des autres aussi. Ses jours rapetissaient peu à peu et comme elle n’avait jamais été très sociable, sa situation ne s’est jamais arrangée. La solitude l’a étouffée comme un vêtement qui rétrécit au lavage.

AVENIR

Des histoires difficiles parce que c’est probablement l’avenir qui m’attend. Malgré mes illusions, mes rêves et mes fantasmes, je risque avec vous de me retrouver dans l’un de ces établissements, dans une chambre où la vie se recroqueville. Tout seul, un peu confus, perdu au milieu des mots que j’ai traqués pendant toute mon existence. Totalement dépendant de gens qui décident quand vous mangez, devez dormir ou avez besoin d’un bain ou d’une douche. Condamnés par son vécu et son corps, une mémoire qui s’égare souvent dans les méandres du passé. L’âge d’or n’a rien à voir avec les vacances dans un grand hôtel que certaines publicités aiment nous faire croire.

On ne nous a pas encore déplacés au sous-sol. Tant mieux. C’est un espace sombre et humide, sans pitié pour nos tristes rhumatismes. Et ça pue la morgue. Notre petit manoir ressemble à un cimetière sous la lune, peuplé de morts en sursis. La DPV aurait dû s’en apercevoir. (p.73)

Ces années marquent certainement la fin des mystifications et des mascarades. Il faut s’attarder dans ces établissements, auprès des bénéficiaires, des patients ou autres noms que l’on ne cesse d’inventer pour masquer le drame de la vieillesse. J’ai mal chaque fois devant ces femmes et ces hommes résignés, muets, révoltés, souvent désespérés parce qu’ils sont étonnés de se réveiller le matin. C’est peut-être pourquoi ils vous fixent si étrangement quand vous entrez dans la salle où ils se regroupent pour combattre la solitude en jouant aux cartes, qu’ils vous scrutent des pieds à la tête pour vérifier si vous n’êtes pas la mort qui vient leur proposer un tour de corbillard. Ils le savent, c’est la seule façon de franchir la grande porte, de se payer une dernière promenade.
Michel Dufour est sans pitié et sans pardon, juste, tout près d’une vérité qu’il décrit sans complaisance. La littérature doit servir à ça. Des textes qui vous poussent vers une réalité que l’on a du mal à voir. Et si vous avez une jeunesse extravagante dans vos bagages, rassurez-vous, le temps file, fait des bonds et finit toujours par vous rejoindre pour vous plaquer au sol. Il faut lire ces nouvelles. Ça secoue les illusions, rapproche du concret, de la vie quoi.


CETTE PART D’OBSCURITÉ de MICHEL DUFOUR est publié aux ÉDITIONS SÉMAPHORE, 2019, 88 pages, 14,95 $.
  

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/cette-part-dobscurite/

dimanche 28 avril 2019

SOMMES-NOUS TOUS DES EXILÉS


MIGRER, QUITTER SA VILLE, même volontairement, n’est jamais chose facile. Surtout si on aime un coin de pays et que l’on y a vécu des années heureuses. C’est le cas de Morgan Le Thiec, une Bretonne d’origine, qui a abandonné sa famille pour séjourner un an aux États-Unis d’abord, à Boston, avant de s’installer au Québec et de trouver un travail. Elle a dû s’acclimater et se faire un présent, un avenir à défaut d’y avoir une histoire qui s’ancre dans le passé. Voilà une problématique actuelle que celle-là. Comment migrer, pourquoi le faire et arriver à connaître une certaine harmonie dans sa nouvelle société tout en respectant les autres et ses convictions. Cette question ne cesse de faire les manchettes dans les médias pour de bonnes et mauvaises raisons.

Nous entendons beaucoup parler des réfugiés qui sont forcés de quitter leur coin de terre. Partir, pour eux, devient une entreprise de survie. Leur ville est dévastée par les bombes, des combats et des atrocités où il est impensable de faire une vie normale. La guerre frappe partout et chaque respiration est quasi un miracle. S’accrocher, rester, c’est dire oui à la mort et accepter de vivre caché dans des ruines. Aucun futur n’est possible dans ces régions où les explosions martèlent chaque geste du quotidien.
Ces émigrants arrivent souvent dans un pays d’accueil qu’ils n’ont pas choisi et qu’ils ne connaissent pas. Le hasard fait les choses bien ou mal. On imagine le choc d’une famille qui quitte la chaleur et les jours ensoleillés pour se réveiller dans la grisaille d’un hiver qui ne sait pas s’en aller, le froid, la glace et la sloche, ce que nous subissons au jour le jour avec plus ou moins de résignation. Tous les gestes quotidiens deviennent si étranges alors, à commencer par l’obligation de chausser d’énormes bottes, de passer des vêtements chauds et de pelleter la neige pour sortir de la maison. Que dire du verglas et si, par malheur, ces nouveaux citoyens se retrouvent dans une zone où la crue des eaux transforme sa rue en fleuve, il y a de quoi hurler. Il est certainement normal de se demander pourquoi ils se sont installés dans un tel pays.
Et il faut tout apprivoiser ! La langue d’abord. S’ils ne parlent pas le français, les voilà des enfants qui doivent tout redécouvrir. Apprendre le nom des choses et à communiquer. Ils sont des analphabètes plus ou moins. Manger, faire les courses, rencontrer certains responsables, trouver un emploi, envoyer les jeunes à l’école devient un véritable défi.
Ce n’est pas le cas de Morgan Le Thiec, bien sûr. Elle a choisi volontairement de partir. C’était naturel chez elle, comme allant de soi, une manière d’empoigner son futur dès ses premiers regards. Elle savait que son avenir se ferait dans un autre pays que la France et sa Bretagne.

L’ailleurs, c’était les premiers toits de tuiles, ces toits de couleur ocre qui remplaçaient l’ardoise des maisons bretonnes. La vue de ces tuiles me ravissait. (p.17)

Des vacances, la fascination des départs, des agglomérations où l’on ne vit pas comme dans sa petite ville. Il y a peut-être des femmes et des hommes qui savent qu’ils vont migrer dès qu’ils sont conscients, qu’ils peuvent échapper à leur peau et se transformer en quelque sorte.
Je connais des Bretons qui se sont intégrés au Québec même s’ils râlent contre l’hiver tout comme nous. Nous passons notre temps à maudire la neige et le froid, la pelle et la souffleuse, à imaginer les palmiers, ses pieds nus sur le sable. C’est un commerce lucratif que de vendre de la chaleur et un coin pour étendre sa grande serviette devant la mer. Ils font rêver à la télévision avec une éternelle jeunesse, les cocktails et les couchers de soleil sans commencement ni fin.
Mes amis bretons se sont installés, mariés et occupés de leurs enfants, ont travaillé à secouer le pays comme j’ai pu le faire pendant des années. Nous avons partagé un art de vivre, de faire, malgré nos provenances différentes. Quelques-uns sont devenus des écrivains pour dire qui ils sont et raconter leurs expériences. Des hommes et des femmes précieux.

ORIGINE

Pourtant, malgré les efforts, la bonne volonté, le lieu d’origine, celui des premiers mots, des premiers pas, des premiers regards reste et marque l’esprit de façon indélébile.

Le pays d’avant devient le pays idéalisé, celui du retour rêvé. Et le pays d’accueil devient celui qui ne permet pas ce retour, celui qui sonne le glas d’une identité magnifiée par l’éloignement. J’ai vécu cela, je le vis encore aujourd’hui, avec davantage de lucidité peut-être. (p.21)

Je ne peux m’empêcher de songer à ces exilés de l’intérieur, de ceux et celles qui abandonnent une région, un village pour migrer en ville. Ceux qui comme moi sont partis à dix-huit ans pour faire des études, devenir un autre en s’éloignant de ses repères. J’aborde le sujet dans L’Orpheline de visage. Quitter son coin de pays, des proches, la famille, des lieux et des espaces où l’on respire à largeur d’horizons pour s’installer dans une grande métropole, perdre le ciel et l’herbe des champs, se retrouver sur une rue pétrifiée où la nature étouffe dans un parc n’est pas facile. Et la terrible solitude alors, l’impression d’être Caïn et de devoir tout recommencer, tout apprendre. La certitude de ne plus rien savoir.
Morgan Le Thiec vit l’hésitation entre le Québec et la Bretagne, rêve d’y revenir et de rentrer chez soi. Même en étant un migrant de l’intérieur, la marche arrière s’avère difficile pour ne pas dire impossible. J’ai vécu l’expérience après quelques années, mais j’étais devenu étranger. J’avais rompu le fil. Il me manquait un bout de vie avec ceux que j’avais abandonnés. Plus rien ne pouvait être comme avant. Le village que j’avais quitté n’existait plus que dans mes souvenirs.
C’est souvent l’entreprise de l’écrivain d’osciller entre les images du pays perdu et la réalité nouvelle.

L’appel du retour est inexplicable, viscéral. La peur de revenir l’est tout autant : maux de tête ; maux de ventre ; insomnies. (p.87)

Abla Farhoud a magnifiquement décrit cette tragédie dans son récit Au grand soleil cachez vos filles. Le retour devient un drame malgré le rêve, l’idéalisation du lieu d’origine, de cet espace qui reste statique dans les souvenirs et ne correspond plus à la réalité. L’enfance s’éloigne lentement, qu’on le veuille ou non. Nous gardons des images de ce pays qui ressemble à d’anciennes photos qui perdent peu à peu leur signification et de leur importance.
 
ATTACHEMENT

Morgan Le Thiec est attachée à des lieux, des odeurs, des sons, le bruit des vagues de son coin d’origine. Comment puis-je oublier le vent dans les forêts de cyprès, la chaleur l’été qui mijote dans les fougères, la poussée des outardes en automne et au printemps comme une promesse de renaissance, l’air qui vibre de façon si particulière dans les bleuetières de mon enfance. Ce paysage s’est incrusté en moi et a fait ce que je suis. C’est une partie de ma peau, de mon souffle et de mon regard.
Ce qui est intéressant avec madame Le Thiec, c’est qu’elle enseigne le français, langue seconde, à des arrivants depuis son installation au Québec. Ce travail la garde constamment en contact avec les difficultés d’adaptation, ces petites choses qui deviennent énormes et parfois des tragédies dans la vie du nouvel arrivant. C’est peut-être ce qui fait qu’elle a du mal à se sentir chez elle au Québec. Surtout qu’elle ne semble pas avoir de très bons contacts avec les Québécoises qu’elles croisent.

Elles n’ont rien à voir avec ces Québécoises « pure laine » bouffies de culture nord-américaine, maladivement compétitives, que tu dois supporter de temps à autre, malheureusement. (p.69)

Je dois dire qu’une phrase semblable me laisse dubitatif.

RÉFLEXION

Reste que l’écrivaine, dans ce livre où elle s’accroche à des mots clefs, nous entraîne dans une réflexion essentielle, appelant au passage d’autres grandes migrantes : Marie Cardinal, Nancy Huston et Alice Parizeau. Cette question est importante, parce que nous sommes confrontés de plus en plus à cette réalité avec la mobilité des populations, les déplacements que le travail exige. Les exilés de l’intérieur doivent aussi faire la part entre le pays d’origine et le point d’atterrissage.
Nous sommes peut-être maintenant tous devenus des nomades mal adaptés, des gens qui sont forcés de réinventer leur regard sur le monde. Madame Le Thiec, nous rapproche de cette fameuse appartenance, à des façons de faire, de penser qui forment le vivre ensemble dans le respect et l’harmonie. Pas chose facile, on le sait actuellement au Québec avec ces dérives inquiétantes autour de la laïcité. Tous rêvent d’un ancrage dans un lieu, des mots et des manières de dire et de faire. L’humain est un individu de culture et il a besoin d’un espace pour s’épanouir et offrir un avenir à ses héritiers. Tout change, rien n’est statique. Si l’endroit où il a choisi de s’installer le déçoit, la situation peut devenir difficile et malsaine.
J’ai aimé le questionnement de madame Le Thiec même si elle semble se complaire dans un certain flou, un entre-deux qui doit être temporaire pour le migrant parce que s’y accrocher, c’est s’empêcher de faire le saut dans cet ailleurs qui a tant fasciné la jeune fille de Bretagne. Elle est souvent touchante et particulièrement émouvante. 


DICTIONNAIRE MÉLANCOLIQUE DE MON EXIL de MORGAN LE THIEC est publié à LA PLEINE LUNE, 2019, 168 pages, 21,95 $.

  
http://www.pleinelune.qc.ca/titre/488/dictionnaire-melancolique-de-mon-exil

lundi 22 avril 2019

INÉDIT DE MON AMI ALAIN GAGNON

C’EST AVEC BEAUCOUP d’émotion que j’ai reçu Gloomy Sunday d’Alain Gagnon. Comme si Alain revenait me faire un clin d’œil et me saluer. L’écrivain est décédé en 2017. Un compagnon avec qui j’ai cheminé depuis ses premières publications. Tout le monde le sait, nous étions voisins. Lui, de Saint-Félicien et moi, de La Doré. Il a lancé son premier livre en 1970 et j’en faisais autant en 1971. Il amorçait l’aventure avec des nouvelles et je me risquais dans la poésie. Il aura été beaucoup plus prolifique que moi cependant, explorant le roman, le récit, des carnets, enfin toutes les manières de secouer les mots dans plus de trente-cinq ouvrages. Une œuvre impressionnante, touffue, diversifiée et inachevée. C’était un boulimique, un travailleur acharné que mon « pays » Alain.

Dans Gloomy Sunday, des légendes contemporaines précise l’éditeur, Alain (je me permets de l’appeler par son prénom) revient dans une forme d’écriture qu’il affectionnait, soit l’histoire brève, mais aussi le fantastique qui se glisse un peu partout dans ses publications, souvent de façon subtile. Je pense à Thomas K. ou encore Le gardien des glaces.
Bertrand Bergeron, grand connaisseur devant l’éternel, définit le genre comme suit : « La légende mord à pleines dents dans la réalité, car elle s’enracine dans un événement fondateur… … Elle raconte, de plus, une situation qui met en scène un être humain dans ses rapports avec un être surnaturel. »[1]
L’écrivain, ici, crée des légendes pour démontrer que le merveilleux, le surnaturel est toujours là, même si nous nous vantons de vivre dans un monde rationnel et que la science peut tout expliquer. Plus rien de mystérieux n’existe. Tout s'analyse, du moins nous le croyons, quand nous nageons allègrement dans les mythes du développement continu, de la démocratie et d’un meilleur avenir alors que nous mettons la planète en danger avec l’exploitation démente des ressources.

LE FANTÔME DU PARC

Il lance ce beau livre avec un événement qui a fait les manchettes, il n’y a pas si longtemps, dans le Progrès-Dimanche, journal où je travaillais en 1992. Cette nouvelle avait fait rigoler bien des collègues, surtout qu’on se moquait de l’auteur du reportage qui s’était laissé convaincre par les lubies d’un farfelu et des faits que personne ne pouvait vérifier. Les médias n’aiment pas les manifestations des revenants, à moins que ce soit eux qui les inventent et les répètent du matin au soir.
Alain reprend cette histoire et la pousse plus loin avec son personnage qui tente de faire la lumière et ne réussit qu’à embrouiller les pistes. Le propre de la légende est de ne jamais pouvoir trouver d’explication rationnelle. Plus on creuse, plus le mystère s’épaissit. Nous basculons dans des phénomènes qui échappent à l’analyse exacte ou à la logique cartésienne.

Rémi roule, se gare, marche longtemps dans la rue Saint-Jean. Il s’arrête au cimetière derrière l’église Saint-Matthew. Le crachin a cessé. Un vent doux du sud a chassé les nuages. Au-dessus du fleuve et du toit en pente brillent les étoiles. Il voudrait les interroger, mais il sait que, toutes belles qu’elles soient, elles ne répondront pas. C’est à l’intérieur de lui-même, pense-t-il, qu’il devrait s’adresser pour obtenir des réponses. Mais il ne saurait comment faire. (p.71)

Rémi a bien raison. C’est en nous qu’il faut chercher les réponses à ces histoires et elles ne seront jamais claires et nettes. Jamais nous ne pourrons tourner la page.

EXPLORATION

Alain nous convie encore une fois dans son pays littéraire, le territoire d’Euxémie, celui de Saint-Félicien pour ceux qui connaissent le secteur, avec la Bleue et la Louve. Je m’y sens chez moi. Un territoire qu’il a inventé pour mieux l’explorer dans toutes ses caractéristiques géographiques et en donnant toute la place à son imaginaire. Parce que, pour l’écrivain de Saint-Félicien, le concret comprend le monde que nous pouvons appréhender et parcourir et cette vérité invisible, peuplée de créatures malfaisantes, tout aussi palpables et maléfiques.
 
Et surtout toutes ces autres dimensions du réel, plus proches de nous que notre propre cœur. Des êtres plus ou moins intelligents y vivent, y grouillent partout ; nous entourent, nous veulent du bien, nous veulent du mal ; s’amusent à nos dépens parfois. (p.153)

L’œuvre d’Alain s’est toujours appliquée à explorer ces deux univers, à les faire entrer en contact l’un avec l’autre, ce qui provoque immanquablement des catastrophes. Mais pourquoi s’aventurer dans un territoire que personne ne prend au sérieux. Il faut lire attentivement la citation tout au début du recueil.
« Tous les pays du monde qui n’ont plus de légendes seront condamnés à mourir de froid. » L’assertion est du poète français Patrice de La Tour du Pin.
Voilà qui est fort intéressant. Tourner le dos aux contes et aux légendes, c’est comme si on s’amputait d’une partie de son cerveau et se condamnait à la disparition. Alain tente-t-il de sauver son pays, de lui redonner toutes ses dimensions ? Je suis porté à le croire parce qu’il misait plus que tout sur les plus hautes vertus de la littérature et des mots. Il répétait souvent que l’écrit éloigne la barbarie.

AVENTURE

Maisons hantées, disparitions, fantômes, animaux qui nagent dans les profondeurs des lacs, imaginaires inspirés des autochtones, Alain ne se prive de rien. Nous retrouvons des personnages familiers comme le chef de police de Saint-Euxème, Olaf Bégon, qui lui aussi a une histoire qu’il n’a jamais osé raconter, même s’il s’est fait un devoir toute sa vie, avec son métier, de voir l’envers des choses pour les rendre claires et précises. Il n’y a pas réussi souvent comme vous pouvez le constater en suivant ses aventures et ses enquêtes. Saint-Euxème est le pays par excellence pour les événements étranges où des êtres fantastiques entrent en contact avec le monde connu. Il peut y avoir des lieux, comme des points d’acupuncture, qui témoignent de cette réalité invisible et hasardeuse à fréquenter. On y risque toujours son équilibre mental. On peut y faire des rencontres qui marquent de manière indélébile ceux qui ont l’audace de s’y frotter.

Puis j’ai regretté de l’avoir fait. Étouffer les histoires anciennes par de nouvelles histoires, par plus d’histoires, n’est-ce pas la meilleure façon de se protéger contre les miasmes, les effets délétères des récits passés ? (p.223)

En plongeant dans les légendes et les histoires à dormir debout comme on répétait dans mon enfance, Alain témoigne d’une vie de plus en plus fragmentée. Une tentative de réconciliation avec un monde qui tourne le dos aux mythes pour s’enfermer dans des rêves économiques tout aussi dangereux.
Voilà, tout est dit. Qu’on le croie ou non, Alain réussit à nous guider dans des territoires qui font appel à des peurs, des craintes ataviques et secoue cette partie de notre cerveau où des désirs étranges se dissimulent. L’époque contemporaine regorge d’événements, de guerres, d’affrontements qui viennent du fond des âges et qui nous entraînent dans les plus horribles catastrophes. Toutes ces barbaries tribales, ces invasions pour l’appropriation des ressources naturelles, les tortures, les lubies militaires ne sont que des manifestations de ces pulsions qui montent d’un univers glauque qui ne demande qu’à se montrer au grand jour. Et pas un mur, si haut soit-il, ne peut nous protéger.
Alain se restreint aux frontières de son pays littéraire, mais réussit à ébranler certaines croyances, des certitudes en créant des êtres fascinants, des décors inquiétants, des phénomènes qui bafouent toute logique. C’est le propre du travail de mon ami qui encore une fois embrasse tout le vivant.
Voilà un humaniste qui me touche, qui m’émeut, me donne des frissons et m’entraîne dans une dimension que j’ai du mal à accepter même si je peux facilement me laisser séduire par le monde merveilleux de Ti-Jean et de ses contes. Il faut mon compagnon Alain pour me pousser dans cet univers que j’aime désamorcer par le rire quand je me trouve devant un public qui est prêt à toutes les histoires invraisemblables. Mon ami Alain s’y enfonce avec toute la vigueur qui était la sienne et difficile d’en sortir avec des certitudes. Un aspect de son œuvre à explorer et à découvrir. Du Alain pure laine, une écriture tellement bien maîtrisée.


GLOOMY SUNDAY, NOUVELLES d’ALAIN GAGNON publié chez Triptyque Éditeur, 2019, 330 pages, 23,95 $.




[1] Bergeron Bertrand, Contes, légendes et récits du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Éditions Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2004.
http://www.groupenotabene.com/publication/gloomy-sunday

mercredi 17 avril 2019

CES BRÈCHES QUI MARQUENT LA VIE


« J’AVANCE EN SAUTILLANT pour éviter les fentes de trottoir sur le chemin périlleux de l’école. Je sens le froid sous les pieds quand je traverse les fissures qui filent et s’entrecroisent, ruisseau, fleuves, deltas lilliputiens. Il faut être habile pour ne pas marcher sur les brèches qui risquent de s’élargir. »

Charlotte Gingras n’a pas su éviter ces fissures qui se sont élargies sous ses pieds. Elle s’y enfonce dans un carnet troublant, une réflexion patiente, comme le jour qui s'étire du matin au soir. Elle bascule dans les trous de son enfance et cherche à comprendre pourquoi elle était si seule, toujours. Ses sœurs sont parties tôt avec les oiseaux migrateurs, ne sont pas revenues. Seule avec une mère absente et distante, un père musicien et professeur de piano qu’elle ne voyait jamais. Seule avec le souvenir de sa grande sœur bien-aimée, danseuse, disparue si jeune dans ce pays d’Europe.
Pas étonnant que Charlotte Gingras ait emprunté le chemin de l’écriture pour donner une direction à sa vie, à cette longue dérive que semble avoir été son existence. La petite dernière de la famille n’a pas eu droit aux rires, aux jeux et aux courses folles dans un parc avec des voisines pour secouer des secrets. Pas de belles amitiés non plus pour inventer le monde et ses environs. Elle savait peut-être, devinait qu’elle était un malentendu ou le fruit d’une conspiration étrange. Elle a compris très tôt qu’elle n’était pas la fille désirée de l’amour. Elle a été une sorte de médicament qui devait donner du poids aux jours de sa mère, lui faire oublier sa mélancolie et son refus d’emboîter le pas. Autrement dit, de se mouler à la norme et de suivre toutes celles qui s’occupaient des enfants, baissaient la tête devant un mari, un curé comme l’exigeait une certaine société.

Je les imagine, lui et le médecin, en train de réfléchir ensemble, évaluer les options, décider entre hommes du sort de cette femme qui souffre de son époque, l’époque de l’épouse obéissante à l’époux, au curé. Une femme impossible à vivre, disent-ils, frigide, parfois délirante, qui ne veut voir personne, déserte le lit conjugal, passe ses nuits avec sa machine à coudre, qui vient à peine d’avoir le droit de vote et qui ne vote pas du bon bord. Une femme, surtout, qui éteint toutes les lumières. Les décideurs tranchent. On lui fera un enfant. (p.121)

Le résultat, cette panacée plutôt étonnante, ce sera Charlotte. Un bébé pour occuper Irène, la rebelle, celle qui ne fait rien comme les autres et que son mari Roland a songé à faire interner. Il n’y a pas si longtemps, au Québec, les hommes avaient le droit d’envoyer leur femme à l’asile pour s’en débarrasser quand elle refusait d’obéir ou de se soumettre.
Alors, imaginons les jours de cette fillette, la lourdeur qui pesait sur elle, la solitude et surtout l’indifférence. Prisonnière, condamnée pour une faute qu’elle n’a jamais commise. Il fallait qu’elle marche sur la pointe des pieds, ne jamais trop respirer, jamais rire à tue-tête pour libérer la folie et découvrir le monde. Ne pas parler, se taire. Elle était méfiante, jamais à la bonne place, en marge à l’école où elle ne comprenait rien. Toujours en maque d’attention et d’affection, perdue dans des gestes qui ne sont jamais ceux que l’on exige d’elle.

Remonte la bile acide, je te crache dessus, tu m’as volé mon enfance, tu m’as fait avaler tes frayeurs comme une nourriture viciée, tu m’as attachée à toi de force, à ce jour mes poignets ne supportent pas la présence d’un bracelet. Tu t’offusquais du peu d’amour que je te témoignais. Tu me trouvais égoïste, sans-cœur, c’est vrai que je n’ai pas pleuré quand ta mère est morte parce que je ne la connaissais pas, ta sage-femme de mère, jamais tu n’as pensé qu’une grand-mère pouvait avoir de l’importance pour une enfant esseulée. (p.103)

CHEMIN

Après plusieurs publications, elle se sent coincée dans ses jours et comme ailleurs. Elle a inventé des histoires pour les jeunes, peut-être pour se bercer dans une enfance qu’elle n’a jamais eue, dans cette grisaille où elle n’avait que les livres pour oublier le monde et faire en sorte que personne ne puisse l’atteindre. Maintenant, c’est autre chose. Elle se surprend dans le reflet des miroirs et c’est douloureux. Les mots ne veulent plus dire la même chose.

La séduction a foutu le camp, envolés les héros et leurs actions entraînantes, par de merveilleux dialogues que j’aimais élaguer jusqu’au squelette. Reste la présence, la marche hésitante. Est-ce que, par cette écriture du rien, j’apprivoise la mort ? Et, par ricochet, le désir de vivre vivant ? (p.89)

Sa vie avec un compagnon n’a pas duré. Il lui reste des phrases qui font la sourde oreille, quelques plantes qu’elle fait pousser sur sa galerie et un carré près de la rue, un morceau de campagne au pied d’un arbre qu’elle entretient minutieusement pour la beauté dans le quartier, laisser sa marque peut-être dans son coin de ville.

SOLITUDE

Charlotte Gingras se demande si l’écriture peut l’avoir abandonnée ou si ce carnet peut répondre à ses questions. Ce texte, elle l’arrache en elle, mot après mot, comme elle le fait pour les mauvaises herbes dans son coin de beauté. Ça ne coule jamais, ça exige tant d’efforts et de patience. De l’obstination même.
Elle rêve encore et cherche une maison à la campagne, face au fleuve pour voir le plus loin possible, d’arbres partout et de fleurs qui s’ouvrent pour la saluer dans le commencement du jour. Toujours à visiter des sites sur le web pour trouver le refuge qui l’attend et qu’elle pourra faire respirer.
L’écriture, ce travail qui lui a permis d’avoir des balises, devient souffrance. Pourquoi passe-t-on des heures à arranger les phrases comme on le fait d’un potager ou d’un carré de verdure ? Pas étonnant que les écrivains soient souvent des jardiniers qui ne comptent pas les heures pour désherber et surveiller des plantes éphémères. J’ai l’impression en juillet, quand je m’occupe des pivoines et des rosiers, de secouer la Terre et de me brancher à l’univers. Je pense à Victor-Lévy Beaulieu qui rôde au milieu des plates-bandes et des arbres dans son immense domaine de Trois-Pistoles pendant tout un mois d’été avant de retrouver les chemins des mots dans son bureau qui s’ouvre sur le fleuve tout en bas, de l’autre côté de la voie ferrée, sur les montagnes du Saguenay plus loin encore, dans l’autre versant du monde.
Toujours là à surveiller son carré comme si c’était la chose la plus précieuse, à regarder les oiseaux qui s’en donnent à cœur joie dans le bain qu’elle nettoie, à tourner dans un appartement, à se chercher un peu partout.

Cette écriture-ci tient par le mouvement des jours, des éclats de mémoire, l’apprentissage sans fin du tai-chi, le temps que ça prend, écrire, la présence. (p.78)

Et il y a le tai-chi comme une musique ou un leitmotiv. Elle suit des cours pour savoir les mouvements, plonger dans les territoires de son corps. Toute dans un geste de la main, dans une façon de se tenir debout, dans une seconde ou quand elle déplie la jambe.
L’écrivaine cherche peut-être dans cette discipline à secouer une histoire qui colle à sa peau, à retrouver une présence qui a toujours été négligée. Non pas se défaire, parce qu’on n’y arrive jamais, mais se calmer, s’apprivoiser certainement et vivre en paix avec son passé. Repousser les jours tristes et s’ancrer dans l’instant pour respirer la largeur du fleuve dont elle rêve.

RECHERCHE

Toute une vie à chercher un lieu où ancrer son être, s’installer dans des habitudes, pour enfoncer ses racines dans la terre avec les fleurs et les tomates, appeler les oiseaux et s’émerveiller de leurs vols et de leurs excitations dans les arbres. Être chez soi en soi.
La plupart des écrivains parcourent le chemin des souvenirs et de l’enfance. On n’y échappe pas. Je suis retourné si souvent dans mon village pour tenter de comprendre pourquoi j’ai ressenti si tôt l’obligation de m’éloigner même si tout m’accrochait à ce pays où j’avais mes aises. Je savais. Je ne pourrais jamais marcher vers moi si je restais à hanter les forêts avec mes frères. Je devais partir, sortir de mon corps pour être un autre. Moi aussi j’ai fouillé les boîtes de photos pour m’imbiber du passé de ma famille, celle que je connais si mal. Tout ça pour bouger dans le présent et respirer large comme le lac Saint-Jean.
Et me voilà maintenant dans une maison du bord de l’eau avec des arbres qui se dressent dans les jours de vents ou de calme plât. Pas une demeure, mais un capteur de lumière où j’ai l’impression de toucher les mésanges en tendant le doigt ou ce Grand Pic qui sonde patiemment l’écorce des pins.
Charlotte Gingras dans Brèches est terrible de vérité et de franchise. Ses « brèches » m’ont souvent bouleversé. Je me suis tellement retrouvé dans cette quête, ce désir d’être dans les gestes les plus simples, dans certains regards, des rêves qui coulent dans le versant des mots et des phrases. Un carnet incroyable de justesse et de lucidité à lire avec précaution. Ça bouscule l’être, la vie dans ce qu’elle a d’essentiel et de nécessaire. Des mots qui touchent l'âme.


BRÈCHES, CARNET de CHARLOTTE GINGRAS publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR, 2019, 138 pages, 18,00 $.


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