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mardi 4 décembre 2018

MARIE OUELLET TRAQUE LA VIE

MARIE OUELLET, dans Courtes scènes fugitives, m’a touché particulièrement parce qu’elle pratique un art auquel je m’abandonne souvent quand je suis en ville ou dans un restaurant. Sur une terrasse en été, quoi de plus agréable que de se faire discret et de se laisser bercer par les conversations des couples ou encore de surveiller sans avoir l'air de le faire un homme qui prend un verre ou une femme qui discute au téléphone puisqu’on le fait partout maintenant et que le privé devient ainsi de plus en plus public. Marie Ouellet, dans ces courts textes, permet de satisfaire ce « voyeurisme compatissant » ou plus simplement de satisfaire une belle curiosité de l’autre dans ses gestes quotidiens. Elle « pratique » à Paris et s’y sent certainement un peu seule. Il n’y a rien de mieux qu’une grande ville pour se livrer à cette activité qui exige discrétion, bonne ouïe et bon regard.

Dans une suite de quarante-cinq textes, Marie Ouellet nous entraîne dans Paris, un quartier qu’elle apprivoise au jour le jour en observant ses voisins et en ayant parfois certains contacts, des bribes de conversations qui ne vont jamais très loin. La vie en ville veut cela. Chacun reste poli, mais protège son intimité farouchement. Des moments particuliers, des rencontres impromptues, des scènes qu’elle surprend du balcon de son appartement ou encore dans la rue, un parc ou un bistrot où elle apprend à avoir ses aises.
Parce que vivre à l’étranger, c’est apprivoiser des lieux, une rue d’abord où l’on a choisi de s’installer, des petits commerces que l’on doit fréquenter, le vendeur de journaux, un appartement où l’on apprend à vivre avec ses voisins immédiats. C’est tout un monde qui se laisse découvrir jour après jour. Il faut cela pour se sentir chez soi, à l’aise, et se fondre pour ainsi dire dans le décor. Arriver aussi à habiter tous les moments du jour et de la nuit. Parce que la ville ne chante pas de la même façon à midi qu’à minuit et il faut savoir s’y adapter. Nous apprenons toujours avec notre corps, par nos yeux et nos oreilles à nous sentir de moins en moins étrangers dans un autre pays. J’allais écrire une autre vie.
Marie Ouellet pratique « l’aquarelle littéraire » et arrive à saisir un homme ou une femme dans ces moments de vie où tous deviennent vulnérables. Une certaine détresse ou encore des petites et grandes manies. Elle aime particulièrement surprendre les gens dans un moment de distraction, d’abandon ou encore quand ils vivent un drame qui laisse totalement impuissant. Il y a toujours une ligne qu’il ne faut jamais franchir parce que tout le charme serait brisé. Marie Ouellet sait toujours jusqu’où aller.

En cette fin d’été, alors que l’animation dans les rues reprend à peine, je ressens tout à coup une grande euphorie. Cette harmonie dans l’air me rend de bonne humeur. Je réalise encore une fois que le petit miracle matinal s’est produit et je me fais la réflexion : « Ah que j’aime la vie ! » (p.21)

L’écrivaine témoigne, dit ces moments précieux et rares qui font que l’on se sent emporté par une poussée de bonheur et que l’on peut alors empoigner le monde autour de soi pour l’embrasser et s’y fondre.
L’observatrice pratique l’art de la discrétion et sait se tapir dans l’ombre, regarder sans avoir l’air de voir et entendre pour saisir la vie au plus profond de soi, prendre conscience que l’existence n’est jamais aussi vibrante que dans ces petits détails qui tapissent les jours. Il faut posséder un certain art de la comédie, en tous les cas savoir jouer à l’indifférent pour y arriver. Ce peut être aussi le contraire et ressentir la profonde tristesse d’une personne qui vous croise et vous laisse sans mots et sans gestes. L’art de Marie Ouellet ne prend jamais la même direction et peut provoquer des remous souvent imprévus.

CONSCIENCE

Ce jeu oblige l’écrivaine à être particulièrement consciente du moment présent et exige une ouverture totale au monde. Il faut une disposition d’esprit particulière pour saisir l’autre, le geste d’une voisine à l’entrée de son appartement, un regard dans une ruelle ou simplement en surveillant un homme qui balaie le caniveau au coin de la rue. Madame Ouellet s’y livre avec passion comme ces collectionneurs qui ramassent des bouts de bois sur les rives d’un lac, des cailloux ou encore des objets insolites et un peu étranges. L’écrivaine ramène toujours des bouts de phrases de ces escapades, un regard, un geste qui devient le sujet d’un court tableau particulièrement vibrant. C’est surtout voir l’autre dans un moment de vulnérabilité.

Finalement, au bout de dix interminables minutes et presque autant de stations sur la ligne 9 du métro, durant lesquelles elle polit impassiblement ses carreaux, elle les pose sur son nez, méticuleusement, les retire, les frotte encore quelques instants, fixant la banquette devant elle, jusqu’à ce qu’elle soit enfin satisfaite. Un instant d’hésitation, elle commence, compulsive, à fouiller dans son sac, dans un va-et-vient de fermeture éclair, réfléchit, hésitante et songeuse, ouvre encore une fois son sac, replaçant chaque objet dans son compartiment. (p.26)

Et ça dure comme ça jusqu’à ce que la femme quitte le wagon de métro et s’éloigne en laissant derrière elle un moment de sa vie que Marie Ouellet garde précieusement. Une façon de surprendre la vie sans maquillage et sans fard, dans ce qu’elle a de plus simple et de plus tragique. Une manière de parler des femmes et des hommes qui croisent nos vies, de prendre conscience de soi dans les gestes d’un voisin ou d'une inconnue.
Je ne sais trop ce qui se passe en moi quand je me livre à ce « sport extrême ». C’est comme si je m’oubliais pour surprendre l’autre dans sa façon de bouger, d’être là dans l’espace. C’est une manière de découvrir l’humain et certainement ce qui explique ma passion pour la lecture.
Il faut aimer les hommes et les femmes pour prendre le temps de s’approcher ainsi de leur intimité et leur vulnérabilité. Je me souviens d’un moment particulier dans un restaurant de Manosque. Un couple tout près de moi discutait à voix basse. L’homme était de dos et je pouvais voir la jeune femme. Je saisissais un mot ici et là et à la fin du repas, je m’étais inventé une histoire de séparation, de divorce, d’amour trompé et de douleur. Il me semblait que la femme était au bord des larmes. Je venais de surprendre un grand drame, j’en étais convaincu.
Et il m’arrive de plus en plus de me livrer à ce jeu devant les pins qui cernent la maison, d’accompagner pendant de longues minutes les mésanges qui vont devant ma fenêtre et de me laisser bercer par les vagues qui reprennent une musique de Philip Glass ou encore de suivre la chatte multicolore dans les herbes au milieu de l’été. Une façon de m’ancrer dans le réel, de prendre conscience de l’univers que nous mettons en danger en l’ignorant.

REGARD

L'écrivaine est toujours à l’affût. Ça devient une seconde nature chez elle que d’écouter, regarder et voir. Peut-être que ce besoin devient de plus en plus fort quand une personne vit seule.

Elle écrit dans un carnet à couverture rigide rouge, un peu plus petit qu’un cahier d’écolier ; les pages carrelées, ont une bordure verte et une tranche dorée, l’encre de son stylo est mauve, c’est joli toutes ces couleurs. Je suis le mouvement de cette main qui écrit : la pointe fine de sa plume, vive et exercée, court sur la feuille, et parfois je crois reconnaître des mots, mais m’empresse vite de regarder ailleurs, un peu honteuse de mon indiscrétion, même si pour elle en ce moment l’espace matériel semble sans consistance. (p.103)

Marie Ouellet possède un sens de l’observation rare et il arrive ce qui doit arriver. Je me suis souvent demandé devant quelqu’un s’il se livrait au même jeu. L’observatrice peut devenir un sujet dans le regard de l’autre. Alors, un certain trouble s’installe parce qu’elle se sent devinée, percée à jour et qu’elle devient alors terriblement vulnérable. Nue. Nous comprenons alors que ce jeu peut provoquer de terribles malaises.
Madame Ouellet, dans sa quête, décrit les gens dans leur quotidien, leurs manies souvent, leurs préoccupations. Elle fait montre surtout d’un humanisme et d’une empathie qu’il fait bon suivre dans ces courtes scènes qui nous rapprochent de nos semblables sans avoir besoin de recourir au langage et aux grandes explications.
Les textes de Courtes scènes fugitives sont toujours justes, précis, d’une délicatesse d’orfèvre.
Un beau voyage du côté des humains qui permet de réfléchir au grand métier d’être vivant parmi les vivants. Surtout, elle apprend beaucoup des gens qui l'entourent juste en étant présente, là. Il y a toujours quelque chose à dire et à écrire sur les occupations de ses semblables. Des moments particulièrement forts qui nous suivent longtemps, qui résonnent en nous comme un gong qui ne sait pas se taire. 
Marie Ouellet envoûte avec ses récits d’une justesse remarquable et d’une précision chirurgicale. Il faut savoir s’abandonner pourtant pour aimer ces textes, devenir ce regard et peut-être aussi apprendre à se surprendre dans nos moments de faiblesse et de grande vulnérabilité.


COURTES SCÈNES FUGITIVES, récits de MARIE OUELLET publiés aux Éditions de LA PLEINE LUNE, 2018, 168 pages, 21,95 $.


mardi 27 novembre 2018

BOUCHARD FAIT CHANTER LES LIEUX


SERGE BOUCHARD a créé une dépendance chez nombre de lecteurs qui se précipitent quand paraît l’un de ses ouvrages qui donnent un relief au quotidien et à la grisaille des jours. Cette fois, il « fait chanter les lieux » dans L’œuvre du grand lièvre filou, des chroniques qu’il a publiées d’abord dans Québec Science pendant presque dix ans. Une soixantaine de textes regroupés sous quatre thèmes qui témoignent de ses déambulations sur le territoire, de ses questionnements sur certains lieux qui l’attirent et le fascinent. Encore une fois, nous pouvons faire le tour de l’univers de l’anthropologue dans ces grands et petits voyagements qui mutent presque toujours en mots. Une redécouverte de ces pays du Québec par l’écriture, un regard sur l’Amérique avec en toile de fond, souvent, les ronrons d’un moteur et les regards dans le rétroviseur.

Le titre un peu étrange vient d’un mythe fondateur bien connu dans les tribus ojibwées. Un lièvre plutôt vigoureux vivait sur une toute petite île à la surface de l’océan qui recouvrait toute la planète alors. L’animal en bondissant partout, en faisant des arrêts brusques et des sauts a fini par créer les montagnes, les vallées, les collines et à agrandir son territoire jusqu’à la dimension d’un continent.
Une légende comme je les aime et qui m’a fait penser que Serge Bouchard a tout de cet animal mythique et il s’est agité pendant une grande partie de sa vie pour agrandir son territoire et sa compréhension du monde. Le chroniqueur, écrivain, animateur de radio et conférencier a emprunté à peu près toutes les routes, même les plus isolées, et ce dans toutes les conditions. Un coureur de pays, un drogué de la route qui se gave de paysages et d’arbres, qui tombe en méditation devant les cours d’eau, les montagnes et les quelques forêts d’épinettes qui survivent à la convoitise des faiseurs de deux par quatre. 
Parce que pour Serge Bouchard, parcourir ces routes, c’est plonger dans notre histoire, secouer des noms cachés et oubliés. C’est aussi imaginer la vie des explorateurs qui partaient en canot pour remonter le fleuve et les rivières, portageaient pour franchir une montagne ou une série de rapides. Cette Amérique d’avant que nous ne pouvons qu'imaginer mainte, cette histoire inconnue, cette toponymie qui s’était imposée pendant des générations avec la vie des nations indiennes ont disparu.

Nos ancêtres furent de grands aventuriers, mais ils furent prudents, hautement inventifs, créatifs et débrouillards. Disons qu’ils étaient ingénieux. Ils ont constamment résolu des problèmes de transport et de mobilité. (p.18)

Je le vois dans un relais routier, les yeux fermés, imaginant les cris et les chants des explorateurs, des grands chasseurs qui remontaient les rivières pour s’installer dans leurs territoires de chasse pendant toute une saison de neige et de froid. La vie des « inmourables » comme l’écrit souvent Gérard Bouchard.

IMAGINAIRE

L’Histoire est tissée d’une multitude de petites histoires, d’aventures ou d’anecdotes qui ont marqué l’imaginaire des populations qui vivaient en Amérique avant l’arrivée des Blancs et aussi ces conquérants qui sont allés partout en se proclamant les propriétaires de ce Nouveau Monde.
Serge Bouchard est une sorte de magicien qui sait faire chanter les lieux et nous livrer ainsi de beaux secrets.

C’est qu’un vieux assis sur un banc, en train de regarder déambuler la vie, cela existe depuis toujours. Mais ici, la vie a pris un drôle de tour ; elle a des airs d’absence. Autrefois, le voyage nous menait à l’autre. Nous allions à la découverte d’une civilisation, d’une culture, d’une différence. Hier encore, les gens marchaient dans les traces et les pistes de l’humaine humanité. Mais le club-méditerranéisation du monde s’est accomplie. (p.30)

C’est qu’il est friand de ces vies oubliées, des exploits des grands voyageurs, de ceux qui venus de si loin pour changer de peau et vivre au milieu des populations autochtones. Il a suffi pourtant de quelques siècles pour que tout soit vu, exploité, détruit souvent et pollué. Un drame que nous avons mal à imaginer même si on ne cesse de nous répéter que notre planète est en danger.
Serge Bouchard permet de nous arrêter devant cette incroyable marche vers le saccage et la destruction. Il a l’œil et ose dire la laideur de nos villages, la blessure des paysages avec toutes les lignes électriques qui balafrent les montagnes. Il suffit de traverser le parc des Laurentides pour se retrouver devant ces profanations.

Le pire bâti est à Montréal et bien mal informé qui voudrait m’associer à l’observateur urbain passant trop vite dans le décor comme s’il n’en faisait pas partie. Cependant, le désastre est là, il se retrouve de Lachine à Sept-Îles, comme il se présente à Matane. De Inukjuak à Saint-Armand, de Rouyn à La Tuque, en passant par Mont-Laurier, Roberval ou Chibougamau, nous sommes aux temps barbares de l’architecture misérable et de l’aménagement brouillon. (p.35)

Comment ne pas voir cette laideur quand je circule sur les routes du Lac-Saint-Jean. Desbiens, le village de l’extrême, la rue principale comme une blessure avec les maisons rénovées à la va-comme-je-te-pousse de chaque côté. L’automobile a défiguré ces agglomérations. Les rues faites pour les chevaux et les attelages étaient trop étroites pour les camions et les autos. Il a fallu empiéter sur les parterres et même sur les galeries. Certaines maisons se sont retrouvées dans la rue presque.
Et cette guerre aux arbres partout. Les grands arbres abattus, taillés, estropiés à cause des fils électriques, des feuilles au sol, des aiguilles sur le fameux gazon. Hydro-Québec est passée maître dans l’art de massacrer les érables, les épinettes ou les pins pour dégager ses lignes. Toutes les raisons sont bonnes pour nous faire accepter la laideur. Quelques arbres maigrichons survivent le long de la rue principale à Desbiens, tout comme à Chambord ou Roberval. Où sont passés les arbres majestueux que l’on pouvait surprendre en entrant à Saint-Félicien dans mon enfance ? Où sont les grands peupliers qui entouraient l’église et le presbytère de La Doré ?
L’élargissement des routes a tout massacré et les commerces se bardent de métal et de verre, sans parler des entrées des villes avec leurs commerces qui donnent souvent l’impression d’avoir subi un bombardement. En travaillant dans la laideur, on ne peut produire que de la laideur.

Ma dénonciation des cours à scrap, des aménagements douteux, du laisser-aller général dans le domaine des paysages n’est pas un acte de désamour, de désaveu ou d’irrespect. Bien au contraire, c’est une déclaration d’espoir et une sorte de cri du cœur. (p.36)

Pourquoi ce désir de vouloir cimenter, asphalter, empierrer et étouffer. On cultive même les fleurs en plastique dans les cimetières et il pousse des palmiers synthétiques, grandeur nature, à Saint-Ambroise. C’est vous dire jusqu’où on peut aller dans l’absurdité.

NATURE

Il reste encore des parcs qui retrouvent leur aspect sauvage comme le Parc national de la Pointe-Taillon. Un grand espace de forêt qui a retrouvé une forme de sauvagerie après la construction des barrages dans les années 1920 qui ont fait disparaître des chutes magnifiques sur la Grande et la Petite décharges du lac Saint-Jean. Tout un pays noyé par des investisseurs américains. Des villages ont disparu et des centaines de gens ont dû migrer devant la poussée des eaux. Comment peut-on céder un lac comme celui-là à une entreprise qui voulait faire de l’électricité et produire de l’aluminium ? Le saccage a été planifié par ces hommes d’affaires avec l’aval des politiciens. Le clergé a fait digérer ce crime contre la nature à la population. Depuis, l’entreprise (elle appartient maintenant à des Australiens) s’entête à recharger les plages du lac avec du gravier, éliminant ainsi les belles rives de sable blond pour contrer l’érosion. Ils ont fait pire avec l’enrochement qui tue toute vie sur des kilomètres. L’horreur a un nom au Lac-Saint-Jean.
Serge Bouchard a vu le Québec et l’Amérique s’appauvrir, se défigurer au nom du progrès et de l’avenir. Des forêts grandes comme des pays ont été rasées et pillées, laissées à l’abandon, sans compter les effets catastrophiques que cela a pu avoir sur les animaux qui ne trouvent plus à se nourrir. Que dire des populations autochtones ? La disparition de certaines espèces animales précède toujours celle de l’humain.

LES LIEUX

L’anthropologue sait « faire chanter les lieux », retourner les pierres du passé, raconter des événements dont plus personne ne se souvient. L’origine du nom des paroisses et des cantons nous échappent la plupart du temps. Nous sommes des handicapés de la mémoire. Ce n’est certainement pas notre plus grande qualité malgré la devise de la Belle Province.

La disparition du mot Chicoutimi pour désigner la ville qui portait ce nom est une profonde erreur de parcours. D’autant que le mot, d’origine algonquienne, réfère justement à la question des profondeurs. Chicoutimi signifie « là où la rivière cesse d’être profonde » et, si l’on extrapole un peu, « là où nous allons devoir portager si nous voulons rejoindre le lac Pikouagami des Kakouchaks, en passant par le lac Kénogami, débarquant juste à côté de la petite maison blanche, au pied du vieux barrage qui pisse… » Il est comme ça, des mots qui charrient beaucoup de sens. (p.164)

Effacer, oublier, foncer vers l’avenir en mâchouillant ses mots, rêver de faire fortune en rasant tout ce qui pousse ou encore fouiller les entrailles de la Terre pour en faire jaillir le pétrole et le gaz.
Tout aurait-il pu être différent ? Le rêve était beau pourtant, mais nos coureurs des bois n’étaient ni des contemplatifs, encore moins des désintéressés. Ils voyageaient pour la fourrure, créant déjà les premières catastrophes écologiques, mettant en danger des espèces comme le castor. Des héros, des intrépides, oui, mais qui transportaient dans leur pocheton les germes de la destruction et du saccage. Que dire devant la disparition des bisons de l’Ouest américain ? Ils étaient tout près de 70 millions, semble-t-il, à l’arrivée des Blancs. Il n’en reste que quelques spécimens dans les enclos de certains parcs. On peut en voir quelques survivants à Saint-Félicien dans le grand parc de la boréalie.
Serge Bouchard dans ces courts textes nous livre sa pensée, son regard en s’attardant à certaines grandes tragédies de notre époque, aux erreurs de l’histoire et imagine comme notre continent était beau il y a moins de 400 ans. Une belle manière de nous faire comprendre que nous avons tourné le dos au nouveau paradis et à un monde vierge dont nous rêvons encore et toujours. Nous n’avons rien appris malgré des espoirs de recommencement, malgré tous les avertissements. Nous avons été « de grands lièvres fous » qui au lieu de créer un monde, l’ont saccagé avec une frénésie incroyable.


L’ŒUVRE DU GRAND LIÈVRE FILOU, chroniques de SERGE BOUCHARD publiées aux éditions MULTIMONDES, 2018, 224 pages, 19,95 $.



http://editionsmultimondes.com/livre/l-oeuvre-du-grand-lievre-filou/

jeudi 22 novembre 2018

CANTY PLONGE DANS LA LECTURE


DANIEL CANTY nous a habitués aux livres étranges qui nous font chercher nos repères et nous entraîne souvent dans des régions où il est n’est guère facile de s’orienter. Je pense à Wigrum et à ce récit étrange qu’est Les États-Unis du vent où, avec un copain, il se laisse guider par les caprices du vent dans le pays d’Ernest Hemingway et de Pat Conroy. Un voyage imprévisible et la découverte de lieux et de gens que les circuits touristiques ignorent. Ici, il étonne encore avec  La Société des grands fonds. Juste le titre est une question et une énigme. Autant lui donner la parole pour qu’il nous propose son aventure de lecture.

Une formule me visite comme un eurêka. J’ai l’intention de fonder, inspiré par une longue expérience de lecture au bain, une société des grands fonds à la charte incertaine. Je souhaite m’y laisser porter par les flots entremêlés des livres et l’eau, et vous y entraîner. (p.24)

Et Canty est certainement encore plus précis à la toute fin de son ouvrage où il donne le goût de plonger dans certains livres que vous n’avez pas encore rencontrés dans vos pérégrinations de lecteur.

La prégnance d’une émotion m’a poussé à calquer La Société des grands fonds sur la Société des poètes disparus. Je ne vous connais peut-être pas, mais j’espère que nos sensibilités, au fil de ces pages, ont pu s’accorder. J’ai voulu que ce livre, pour vous, semble un livre de magie. (p.176)

En d’autres mots, Daniel Canty a découvert la lecture alors qu’il était enfant et jamais il ne s’est éloigné des livres depuis. Il partage ici ses émois de lecteur, des moments de grâce qu’il a vécus en s’aventurant sur les phrases comme sur un fil. Surtout quand il s’installe dans sa baignoire pour des heures, s’abandonnant aux bercements des mots et de l’eau qui réchauffe son corps et peut-être aussi son âme. Une expérience, je l’avoue, que j’ignore complètement ne m’étant jamais abandonné à la lecture en eau tiède.
Ce récit lui permet de revenir sur des ouvrages qui ont marqué sa vie et des films qu’il a visionnés à plusieurs reprises. Des histoires, des romans qui sont devenus des références auxquelles il revient souvent. Si vous êtes un lecteur, vous savez que certains écrivains ne vous laissent jamais en paix.

ANCRAGES

Je pourrais vous parler de L’odyssée qui me suit depuis des années. J’y reviens souvent et chaque fois que j’ouvre ce livre, la magie opère et je dois le parcourir du début à la fin. Les histoires d’Homère me fascinent au point où je m’en suis inspiré comme écrivain pour inventer un périple jeannois à son héros dans Le voyage d’Ulysse. Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez est aussi l’un de ces livres que j’explore sans cesse et que j’apporterais sur une île déserte. Il en est ainsi des carnets de Robert Lalonde qui ne sont jamais très loin ou des explorations de Victor-Lévy Beaulieu qui me fascinent, surtout quand il décide de prendre à bras le corps les œuvres d’Herman Melville, de James Joyce ou encore de Friedrich Nietzche.
Certains essais ou romans vous hantent et vous avez toujours l’impression en les relisant d’enlever une pelure et de vous rapprocher ainsi un tout petit peu plus près des propos de l’écrivain, de jongler avec un questionnement qui vous secoue encore et toujours après des années. Certains titres obsèdent, résistent et vous repoussent tout en vous liant à eux d’une manière toujours plus forte. Des livres qui vous suivront pendant toute votre vie.

LIEUX

J'ai mon coin dans la maison, un grand fauteuil près du foyer où le feu se laisse aller à ses fantaisies et attire les chattes qui viennent s’étirer devant les flammes pour s’imbiber de chaleur. C’est l’endroit où je lis le plus souvent même si je peux le faire un peu partout, particulièrement dans l’autobus qui me fait traverser le Québec quand je dois me rendre à Montréal.
Et l’été, quand le soleil pèse bas et lourd sur le lac et le sable, je passe des jours sous un grand parasol, devant les petites vagues qui meurent sur la plage, ne levant les yeux que quand j’entends le cri d’une mouette ou d’un écureuil qui s’abandonne à la colère.
Pour moi, une journée sur le sable, dans l’air vibrant de juillet, devient le lieu qui permet de m’aventurer dans une histoire que j’épluche comme une orange. C’est souvent l’occasion d’une relecture de tout ce qu’un écrivain que j’aime a publié.
Tout lecteur connaît aussi des phases ou des cycles. Des livres vous suivent dans vos migrations et vous accompagnent, même si un chroniqueur comme moi est lié à l’actualité et aux parutions récentes. Je rêve de m’adonner à la relecture. Peut-être que viendra une époque dans ma vie où je ne ferai que ça.

LECTEUR DE FOND

Daniel Canty est un lecteur de fond comme on dit coureur de fond qui se fie aux hasards et qui aime être déstabilisé.

Ma nouvelle méthode de lecture ambulatoire peut produire des résultats semblables à ceux de la lecture au bain. Elle s’appuie sur le pouvoir de déplacement de la fiction, qui permet à des lieux et à des expériences distants de se rejoindre. Je ne suis plus celui que j’étais. Je me retrouve en lisant. Vous aussi, j’en suis certain. (p.58)

Cette aventure ne cesse de se renouveler, de vous entraîner dans des sentiers peu fréquentés et délaissés ou encore vous fait découvrir une autoroute que vous empruntez pour la première fois et qui peut prendre fin brusquement. Les circonvolutions de la lecture sont toujours imprévisibles et étonnantes.
Et un livre rejoint toujours des préoccupations en vous, des questionnements et si vous écrivez, des problèmes formels ou stylistiques, des manières de dire. Je ne répéterai pas ici les conséquences qu’a eues sur mon écriture la lecture d’Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Ça m’est arrivé d’amorcer un roman et d’être bouleversé par un inconnu qui devient un ami proche. Une manière de faire qui provoque en moi une sorte d’illumination. Ce fut le cas quand j’ai découvert Agustin Gomez-Arcos et L’agneau carnivore.

J’écoute mon ami d’un jour lire, avec ce même air amusé que je lui ai connu, et je n’ose plus lui parler. Alistair donne la parole à ce qu’on entend en creux au fond de nous-mêmes, la présence vécue de la mort et la nécessité de se raconter. (p.93)

J’avoue avoir trouvé un ami et un frère de lecture en Canty. Oui, j’ai la prétention d’être un lecteur de fond qui ne traverse que très rarement une journée sans ouvrir un livre, sans m’aventurer sur une page qui est toujours aussi mince et fragile qu’une nouvelle glace sur le lac. J’engage le dialogue avec un écrivain que je ne rencontrerai peut-être jamais et qui devient l’un de mes proches. La lecture possède cet étrange pouvoir. Lire, c’est accepter de ne jamais arriver à destination et de ne jamais empoigner une vérité immuable.

RENCONTRE

Canty croise Borges, Bradbury, Alain Grandbois, Robert Lalonde et de nombreux jongleurs qui bousculent les phrases et deviennent des compagnons d’aventure.

La fréquentation des classiques est après tout une discipline du reste, l’anthropologie d’une rencontre impossible, où les fragments d’une civilisation qui nous a précédés, dont l’écho et l’éclat continuent de rayonner, ravivent l’énigme d’exister. Grecs anciens. Chimistes modernes. Affinités électives. Anne Carson sait que les époques de l’imperdu n’ont rien à faire de nos méthodes de datation. Un livre est un fragment du temps, qui s’invente une forme pour y survivre. (p.142)

Quelle belle équipée permet Daniel Canty ! Il ouvre les portes de son enfance, de ses rêves, de ses jeux à Lachine. Sa vie à Vancouver où d’autres lectures viennent le troubler. Son séjour à New York qui lui permettra de devenir un autre. Les lieux suggèrent souvent des lectures et forgent la pensée. Un habitant de la Boréalie ne peut lire les mêmes choses qu’un Australien même si certains ouvrages réussissent à transcender le climat, les époques et les langues. Je pense à Don Quichotte de Cervantès qui est devenu une histoire qui parle à tous les individus de tous les temps et de tous les lieux.
Une belle manière de livrer certains secrets. Parce que la lecture comme l’écriture permet aussi de nous approcher de certains mystères, de nous faufiler dans des couloirs que nous hésitons à emprunter souvent.  Se pencher sur un roman ou un essai, c’est partir pour la Chine et se retrouver en Amérique comme Christophe Colomb l’a fait, plonger dans un autre monde qui vous aspire ou vous repousse.
Daniel Canty ouvre ici le monde de ses lectures. Il m’a convaincu plus que jamais d’écrire ce carnet de lecteur que j’imagine depuis un certain temps. Bien sûr, je vais adhérer à la Société des grands fonds pour partager mes bonheurs de lecture et ces moments inoubliables que seuls les écrivains vous permettent de vivre.


LA SOCIÉTÉ DES GRANDS FONDS, un RÉCIT de DANIEL CANTY publié à LA PEUPLADE, 2018, 208 pages, 24,95 $.



http://lapeuplade.com/livres/la-societe-des-grands-fonds/