mercredi 28 mars 2018

ANNIE PERREAULT FRANCHIT SON MUR


ANNIE PERREAULT se risque dans un premier roman avec La femme de Valence où elle jongle avec des questions qui trouvent rarement de réponses dans une quête d’identité. Pourquoi réagit-on de telle façon devant un drame ? Pourquoi nous ne posons pas le geste approprié, restons figé, incapable d’un mot qui pourrait empêcher le pire ? Est-ce notre société individualiste qui nous pousse vers l’indifférence ? C’est cette question que nous toisons dans le drame de Claire et la volonté de Laura, sa fille, de comprendre, d’aller au-delà des apparences, de franchir un mur pour vivre dans sa tête et son corps une tragédie qui a marqué sa famille.

Annie Perreault se heurte à la culpabilité, au sens du devoir et de la responsabilité sociale et humaine dans ce premier roman. Elle secoue le lecteur dans son indifférence, cet instinct que nous devrions avoir pour intervenir dans les situations les plus dramatiques. Pourquoi demeurons-nous souvent des témoins dans une société qui pense tout prévoir ? Aurions-nous perdu le sens des autres, l’empathie qui permet de venir à la rescousse des désespérés qui croisent notre route et qu’un geste ou une parole pourrait réconforter. Comment empêcher le pire ?
Claire, mère de deux enfants, un garçon et une fille, se retrouve en vacances avec sa petite famille à Valence. Pendant que les enfants s’amusent avec leur père dans la piscine de l’hôtel située sur le toit, une femme approche. Elle est blessée à un bras, le sang coule et elle demande à Claire de garder son sac. La jeune femme ne bouge pas, n’arrive pas à intervenir même si elle voit que quelque chose ne va pas. L’étrangère passe par les toilettes et revient, s’assoit sur le muret et saute dans le vide.

Une blonde toute en os, ce sont les mots qui lui viennent quand Claire revoit la femme de Valence traverser la terrasse. Peau aussi, peau cireuse, grise. Des hanches étroites, un ventre raide et plat, des bras maigres, un cou creux, oui, entièrement osseuse sous un blond fatigué, le regard perdu et sombre, sans éclat. Des saccades dans son corps, des mouvements de patin comme si des cordes invisibles stabilisaient sa tête, mettaient en marche ses bras, ses jambes qui la mènent au bord du toit, franchissent la balustrade façon ciseaux, puis son bassin se plie et ses fesses se posent un moment sur la corniche quelques secondes ou quelques minutes, un temps qui semble suspendu, et voilà que la femme se laisse doucement glisser dans le vide. Tout en bas sur le boulevard des passants crient. (pp.21-22)

Qu’aurait-elle dû faire ? Quel geste aurait pu empêcher ce suicide ? Le corps sur l’asphalte, un talon fracassé. Ces images ne quitteront plus Claire. Ces instants vont la hanter, la font s’étourdir dans une foule de questions où elle a l’impression qu’elle aurait pu faire en sorte que rien de tout cela n’arrive. Pourquoi n’a-t-elle pas pris cette femme dans ses bras pour la retenir, lui apporter l’aide dont elle avait besoin ?
Claire rentre à Montréal et ne peut plus être la même. Le doute s’est glissé au fond de son être. Elle est responsable, elle est coupable de n’avoir pas su trouver les mots, de ne pas avoir pu empêcher ce geste désespéré. Elle s’est faite complice et pire, spectatrice.

Quelque chose se glace dans sa tête quand elle prononce les trois syllabes de Valence. Elle revoit un ciel de cendre, une chambre sans charme, une piscine, un gym climatisé avec des tapis de course et un mur couvert d’un long miroir devant lequel elle court sans avoir chaud. Claire a oublié la température de la mer Méditerranée, elle a oublié la gare et la cathédrale de Valence, mais elle se souvient avec une netteté clinique de la sensation de se figer sur le toit de l’hôtel Valencia Palace tandis que cette femme s’avance vers elle, lui confie son sac, puis se jette dans le vide. (p.44)

Comment oublier les yeux de cette femme, ce désespoir qu’elle a pu lire dans le regard de l’étrangère ? Pourquoi elle s’est approchée d’elle, pourquoi elle lui a donné son sac ? Elle s’est comportée comme tous ces gens qui détournent la tête devant la misère, la détresse des autres, les atrocités qui se produisent un peu partout autour d’eux sans jamais effleurer leur confort et leur indifférence.
Claire a gardé le sac, les choses personnelles de cette femme. Un bâton de rouge à lèvres, une trousse de maquillage, trois fois rien. Comme si elle avait hérité de cette étrangère, comme si elle avait reçu un legs avec ce sac en cuir usé.

BASCULE

Claire s’éloigne de son mari et de ses enfants. Elle est hantée par ce visage désespéré. Pourquoi est-elle venue vers elle quand il y avait d’autres personnes autour de la piscine ? Pourquoi c’est elle qu’elle a choisie ? Il y a une raison, un message peut-être ?

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La ville espagnole surgirait encore dans son esprit lorsque le Téléjournal dévoilerait les détails de l’enquête menée pour comprendre les circonstances de la mort d’un homme ivre gisant sur le quai de la station Langelier par un soir de janvier, heurté à la tête par le métro sous les yeux d’une quarantaine d’usagers et de trois employés de la société de transport. Tous avaient assisté à la scène sans le secourir  alors que deux rames passaient à quelques centimètres de lui, que seize minutes s’écoulaient et que l’homme se mourait dans l’indifférence générale. (p.73)

La culpabilité ronge Claire. Elle a été lâche, indifférente et égoïste. Elle ne peut oublier même en revenant à Montréal où elle a sa vie, où elle cultive sa passion pour la course à pied, les marathons qui la font voyager un peu partout dans le monde. Une manière de s’étourdir, d’oublier ce qui s’est brisé en elle ? Comment effacer un événement où nous n’avons pas été à la hauteur, où nous n’avons pas su poser les bons gestes ou encore quand nous avons tout simplement été inhumain ?
Sa fille Laura sait. Elle est témoin de la détresse de sa mère et n’arrive pas à la rejoindre, à faire le fameux geste ou trouver la phrase qui la ramènerait près d’elle et son frère. Claire s’éloigne de plus en plus, court vers une autre vie peut-être, se perd dans la masse des athlètes qui ne sont plus que des dossards et des numéros.

RETOUR

Claire revient à Valence, seule, pour tenter de comprendre et passer peut-être à autre chose. Elle retourne à l’hôtel Valencia, loue une chambre. Bien sûr, tous ont oublié le drame. Personne ne se souvient de cette femme, du corps sur la chaussée. Rien, aucune trace, aucun signe.
Claire continue le voyage en changeant de coiffure et de couleur de cheveux, en empruntant un autre nom et bondit pour ainsi dire de l’autre côté du mur.

Elle avait d’abord réservé trois nuits à l’hôtel Valencia Palace. Pour le reste du séjour, elle s’était créé à la dernière minute un compte sur couchsurfing.com pour se prouver qu’elle était encore capable d’aller vers des inconnus, de voyager comme dans la vingtaine, de s’abandonner au hasard des rencontres, de dormir n’importe où. Pour son profil, elle avait adopté un prénom slave, chois une belle photo d’elle, yeux vifs et demi-sourire mystérieux, répondu sobrement au questionnaire, avait mis en valeur ses voyages, ses champs d’intérêt, son espagnol impeccable. (p.134)

Une aventure avec un homme et elle disparaît, échappe à sa famille, à Montréal et à sa vie.
Laura est marquée par cette disparition. Comment oublier que sa mère est partie en voyage et qu’elle n’est jamais revenue ? Même les enquêteurs n’ont rien trouvé.
Laura s’entraîne à la course à pied pour comprendre peut-être ce que sa mère a vécu, décide d’aller courir un marathon dans la ville de Valence, de vivre ce qui passionnait sa mère, de courir pendant des heures avec elle d’une certaine façon pour aller au bout de son corps, de la souffrance et de la douleur, pour franchir le fil d’arrivée et triompher de tout ce qui peut la retenir et l’étouffer.
Pour avoir couru plusieurs marathons, dans toutes les conditions, je me suis senti aspiré par l’ambiance, l’effort, la justesse des propos d’Annie Perreault. L’euphorie des premiers kilomètres et après, quand le corps est en état second, l’impression de devenir invincible, de pouvoir survoler la terre. Et la fatigue, le fameux mur qui se dresse à quelques  kilomètres du fil d’arrivée. L’impression que le ciel vous plaque au sol, que vos jambes sont de ciment, que vous n’arrivez plus à respirer. Il faut une volonté de fer et un entraînement à la douleur particulier pour continuer à courir, pour s’arracher à soi.

...je perds la notion de distance, de temps, je ne sais plus combien de minutes encore, je ne peux pas abandonner si près de l’arrivée, j’ai mal aux jambes, j’ai mal partout, j’ai soif, je surchauffe depuis la plante de mes pieds jusqu’au-dessus de ma tête brûlante, une veine palpite à la saillie de mon corps, je n’en peux plus… (p.191)

Laura réussit son marathon. Elle comprend comment sa mère luttait pour aller au-delà de la douleur, ce mur que l’étrangère a franchi pour se lancer dans le vide. Elle a l’impression de parcourir les derniers mètres avec elle, dans une sorte d’extase qui va au-delà de la souffrance et du plaisir.
Ce roman m’a happé comme la force qui vous aspire quand vous vous élancez au départ d’un marathon. Cette énergie qui portait tous les coureurs sur le pont Jacques-Cartier à Montréal. L’impression d’être en apesanteur pendant des kilomètres. Et après, quand la masse des participants s’étirait, la solitude, l’euphorie qu’il faut contrôler et la douleur qui vous rattrape.
Les questions restent sans réponses bien sûr. Pourquoi réagit-on de telle ou telle façon devant la détresse des autres ? Pourquoi nos sociétés individualistes ne nous apprennent plus la compassion et ne donne plus les réflexes de poser le bon geste au bon moment ? Ce sont toutes ces questions que nous toisons dans le drame de Claire et la volonté de Laura d’aller au-delà des apparences, de franchir son propre mur pour vivre totalement dans sa tête et son corps, aller au-delà de l’événement et des apparences. Un très beau roman, une écriture vive qui ne vous lâche jamais.


LA FEMME DE VALENCE d’ANNIE PERREAULT est une publication des Éditions ALTO.



http://editionsalto.com/catalogue/femme-de-valence-annie-perreault/

vendredi 16 mars 2018

PIERRE MORENCY EST UN ENCHANTEUR

PIERRE MORENCY ne publie pas souvent. Son dernier ouvrage remonte à 2008 et c’est toujours un événement, du moins pour moi qui le suis depuis la parution de L’œil américain en 1989. Il revient après dix ans de silence avec Grand fanal, un livre qui mélange les poèmes et la prose. Un grand bonheur pour l’admirateur que je suis. Que voulez-vous, je suis fidèle à quelques écrivains et je les accompagne pour ainsi dire depuis que nos routes se sont croisées. Tous ont marqué mon itinéraire de lecteur et certainement aussi celui de l’écrivain que je suis devenu au fil des ans.

Voilà un titre intriguant. Parce que se faire traiter de « grand fanal », quand j’étais enfant, n’était pas tout à fait un compliment. Ça voulait dire quelqu’un qui prenait beaucoup d’espace et ne manquait jamais une occasion de se faire remarquer, pas nécessairement pour les bonnes raisons. C’est du moins ce dont je me souviens. Un original, certainement un esprit libre.
C’est aussi la lumière de la lanterne un peu crue et aveuglante, sifflante même parce que le fanal « parle » quand on l’allume. J’aimais cette « lumière sonore » quand je m’isolais dans le camp en bois rond de mon père, au milieu d’une forêt de cyprès. Je pouvais m’égarer toute la nuit dans Les frères Kamarazov de Dostoïevski ou encore dans Guerre et paix de Léon Tolstoï sans craindre d’être dérangé. La visite parfois d’un orignal qui passait par là et était attiré par la lueur. Un ours aussi qui s’éloignait rapidement quand il voyait mon gros livre. Les ours ne s’intéressent pas à la littérature, c’est connu.

Il cherchait l’eau de vie dégrisante, les vents nets et clairs, les oiseaux plongeurs, les poissons étincelants, il cherchait des pêcheurs et des nageurs comblés, peut-être aussi cherchait-il tout simplement parmi nous un être humain. Voilà donc revenu le vieux Diogène, lui dis-je. Pour toute réponse il me souffla près de l’oreille : « Je ne vous parle même pas de la faim et de la soif, mais de la manière dont vous vous y prenez pour manger tant de bruit. » Il éclata de rire, saisit son fanal et replongea dans la nuit. (p.14)

Cette lueur qui permet de s'avancer dans les ténèbres. C’est ce qu’a toujours été Pierre Morency dans sa poésie et ses récits. Un homme qui nous ouvre les yeux quand il s’enfonce dans un boisé, nous montre tout ce qui vit dans notre proche environnement, s’arrête sur des instants de vie et les tourne entre ses doigts.
Je pense aux émissions qu’il a animées à la radio de Radio-Canada de 1979 à 1981 et qui portaient le nom de Bestiaire de l’été. Il s’attardait aux oiseaux et nous permettait de découvrir un monde enchanteur. J’aimais sa voix chaude et berçante qui m’entraînait dans les marais ou encore entre les arbres et les buissons, nous faisait voir ces petits chanteurs que nous oublions trop souvent. C’était la plus belle manière de présenter le monde qui nous entoure, de faire entendre la musique de notre environnement. Je n’ai pas raté une émission. Je fermais les yeux et partais dans un monde si loin et si proche. C’est la magie de la radio, du moins ce l’était. Ces éblouissements ne sont guère possibles maintenant. Ma passion pour les oiseaux remonte à cette époque.
J’ai eu tout autant de plaisir à lire ses récits que Pierre Lussier a illustrés de belles façons. Je les garde précieusement, y retourne souvent pour me ressourcer, me bercer un moment dans cette écriture limpide comme une eau de source. Des petits bonheurs comme ceux-là font la vie. Comme d’écouter les œuvres pour piano de Claude Debussy dont je ne me lasse jamais.

REGARD

J’aime Pierre Morency parce qu’il est un regard sur le monde que nous connaissons si mal. Le lire ou l’écouter permet d’en apprendre sur vous et les autres. Il sait prendre le temps de regarder, possède l’art de vous mettre en état d’écoute.

J’ignore ce qu’il en est pour toi, mais depuis mon jeune âge j’ai beaucoup aimé regarder le plumage, l’agencement des couleurs, les mouvements, le vol des oiseaux. Le vol surtout, qui est comme un appel à s’alléger et à voir de haut. D’où me vient ce besoin, je ne saurais le dire, c’est du domaine de la curiosité. Cet appétit de connaître m’a amené à sortir dehors, à marcher là où c’est nature, ce qui est une bonne chose pour la santé mentale et le bien-être physique. J’ai ainsi donné beaucoup de plaisir à mes yeux ne serait-ce qu’en observant un simple nid posé su sol ou dans un arbre, en examinant la grande variété des oeufs si différents d’une espèce à l’autre, en suivant du regard le poème mobile des grandes oies migratrices dans le ciel d’avril. (p.17)

Il n’a pas perdu « ce don de faire voir » et c’est ce qui fait tout le charme de Grand Fanal, de ces courts textes et de ces poèmes qui nous permettent de nous rapprocher de l’état de conscience. C’est peut-être ça et tellement plus. Il nous donne la permission de tout arrêter pour nous abandonner à nos yeux et nos oreilles, pour nous sentir là, debout dans le présent et dans un moment d’être.

Parfois les mots sont torture
À qui tant les a poursuivis.
Le chien de mon voisin vient de mourir.
On l’a mis en terre avec sa laisse
Et la balle grise qui le faisait courir aux quatre coins
d’une vie restreinte.
Les mots sont lièvres chevauchant la tortue. (p.25)
 
Ce témoin ne cesse de parcourir des territoires qu’il connaît et qu’il ne cesse de redécouvrir. La pointe de l’île d’Orléans par exemple où il habite, ce lieu où il est possible de surprendre la côte de Charlevoix au loin, ces montagnes que Gabrielle Roy aimait tant. Là, debout sur les rochers comme à la proue d’un grand navire, il respire le fleuve « aux grandes eaux » qui rêve de la mer au-delà de l’embouchure du Saguenay.
Morency a des lieux comme ça près de l’eau où il se recueille, s’attarde, sent la vie tout autour, les courants marins et peut-être aussi les murmures de l’Amérique.

C’est un matin de gloire sur la neige
Un matin où l’on entre dans la chaleur de l’esprit
Pour dire enfin toutes les présences qui
        nous manquent
Pour faire se lever un silence majeur.

Apparaît alors la parole inouïe
Ouverture sur une chambre posée au milieu de la mer
Où viennent des oiseaux aux ailes de solitude.

Les heures vont couler en vagues lentes
Avant de se fondre avec la blessure de l’horizon. (p.45)

ARRÊT

Que j’aime cette poésie toute simple, ces mots qui me sortent de la bousculade des jours. Comme cela m’arrive dans le petit chemin derrière la grosse dune de Wilson que je « marche » deux fois par jour. Un lieu à l’abri des vents, un refuge pour tous les oiseaux du secteur. Un endroit où le poème peut habiter. Je m’arrête en entendant le rire du grand pic qui martèle un pin mort. Je le cherche parce qu’il joue à se dissimuler derrière le tronc. Je ne continue que quand j’ai vu sa grosse tête échevelée, son cou comme le manche souple d’une massue qui frappe le tronc avec une belle régularité. Et cette livrée noire, comme celle des frères enseignants de ma jeunesse, avec le rouge et le blanc. C’est un émerveillement chaque fois, tout comme mes conversations avec les mésanges qui me suivent tout l’hiver. Et je m’arrête encore parce qu’un arbre se plaint sous la poussée du vent. Le bruit de la chaise berçante de mon père me revient dans le soir, quand le silence collait au bord des fenêtres. Et tous les chemins des lièvres sur la neige nouvelle, la broderie fine et étudiée de la perdrix qui va ici et là.

Le store laisse entrer des filets de lumière.
Les corneilles là-bas ont un cri noir.
Elles se saisissent du printemps et le picorent
Tant et si bien qu’une chaleur s’échappe de la neige.

Sur la plage noire coule un peu de clarté.
À force de vouloir il faut bien que surgisse le mot
Qui fera chanter ce qui veut vivre
Afin que ce matin ne tombe pas trop bas.

Dans une île au milieu du fleuve, un homme
Vient parfois chercher cette chaleur
Que donnent les oiseaux quand ils volent
Et qu’ils posent un chant vif sur le store fermé. (p.73)

Pierre Morency me touche particulièrement. L’impression qu’il me saisit par les épaules, me rend toujours plus vivant et conscient. C’est peut-être ce qu’il est après tout, un « grand fanal » qui dégage une belle lumière sonore qui permet de mieux voir, de respirer dans un monde de plus en plus bruyant. Sa poésie permet de revenir aux choses vraies, au métier de vivre et de respirer, de voir et de comprendre toutes les merveilles qui traversent nos jours.
Je ne me lasse jamais de le lire, comme je ne me fatigue jamais de marcher derrière la dune en retenant mon souffle pour surprendre mon ami le grand pic, un monde qui ne cesse de m’enchanter quand je me donne la permission d’ouvrir les yeux et d’entendre toutes les musiques du monde. 


GRAND FANAL de PIERRE MORENCY est une publication des Éditions du BORÉAL.



http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/pierre-morency-397.html

vendredi 9 mars 2018

OUELLET TREMBLAY NOUS BOUSCULE


LAURENCE OUELLET TREMBLAY propose un récit particulier avec Henri de ses décors. Une histoire brève qui happe, comme si je ne pouvais échapper aux propos de cet homme qui fabrique des décors et habille une scène. Henri s’arrache à « son monde de papier » pour prendre la parole, ne tolère aucune réplique et tient pour ainsi dire les spectateurs en otage. Une lecture singulière, un flux verbal qui monte des coulisses, nous entraîne du côté de ceux qui n’ont jamais droit à la parole et qui sont indispensables à la magie du spectacle.

Un titre n’est jamais gratuit. Il indique une direction, ouvre une porte qui permet une aventure ou une expérience nouvelle. Henri de ses décors… Cet homme invisible se libère de ses liens et sort de l’ombre. Il prend la scène d’assaut, apostrophe le public qui n’a d’autre choix que de l’écouter. Henri se libère de la parole d’un auteur, renverse l’ordre des choses et occupe enfin le devant de la scène, le temps d’aller au bout de sa parole. J’ai pensé à celles qui rompent le silence depuis quelque temps, celles qui racontent ce qui a toujours été étouffé depuis des décennies. La victime enfin relève la tête et devient accusatrice.

La droiture m’est un mystère mais elle me demeure nécessaire, cela je le sais. J’ai bien beau être un spécimen particulier, celui avec lequel on ne trique pas, j’équarris mes arêtes pour devenir ce bloc lisse n’offrant aucune prise à vos crocs car que je vous connais, mes chers, vous êtes sans merci. Vous n’attendez que le bon prétexte pour grignoter ma prestance et ne laisser derrière que des bruits confus, des équivoques.  (p.15)

Le théâtre a toujours été un lieu où un spectateur et un auteur se rencontrent, où des comédiens jouent des personnages, deviennent des porteurs de mots, des messagers en somme. Avec Henri, tout bascule. L’anonyme, le nom à peine visible dans le programme, s’avance sous les projecteurs. Les conventions basculent, les comédiens regagnent les coulisses et Henri témoigne. Tout peut arriver dans ce jeu de la vérité.
Le travailleur de l’ombre n’en peut plus de ce silence. Il vit, il est humain, il a des choses à exprimer. Il oublie ses décors, dérobe la parole souveraine et dominatrice à l’auteur. Nous basculons dans le monde des « mots renversés » de Nicole Houde où tout ce que la société tait s’exprime enfin au grand jour, en « plein midi soleil ».

JOURNAUX

Henri ne vit que pour et par son travail, ces décors qu’il invente à partir des journaux qu’il ramasse ici et là dans la ville. Des journaux qui n’ont jamais été lus et qui sont vierges en quelque sorte, gardant tout leur potentiel d’information sur ce qui fait trembler la planète.

Les nouvelles je les ignore et le papier je le touche, je le découpe aux ciseaux, je le tresse et le chiffonne, le tisse comme de la dentelle. Chaque petite fioriture me demande plusieurs minutes, mais comme je n’ai rien d’autre à faire, rien d’autre que les décors, ça ne me dérange pas de travailler autant, je veux dire travailler de manière exagérée, des heures pour réussir une lampe ou un lambris. Je suis rapide, mes mains ne se fatiguent presque plus. Je fais tout, les ponts, les meubles, les ascenseurs et les bibelots, l’intérieur des matelas. Je fais tout comprenez, on ne me la fait pas. (p.13)

Les médias écrits ressassent des drames, des affrontements, des attentats, des guerres sans fin, reviennent jusqu’à la nausée sur les délires d’un Donald Trump ou les travestissements de la famille de Justin Trudeau en Inde.
Henri, en recyclant les journaux non lus, pervertit cette information. Il crée un lieu réel avec ce papier qui perd ainsi son rôle premier, devient un objet en soi et pour soi. Le décorateur fait muter la matière.
L’invisible se déplace devant le spectateur captif. C’est à son tour, c’est son moment. Il devient le personnage et l’auteur, l’acteur et le drame. Il est celui qui jongle enfin avec les mots et qui va raconter toutes les dimensions de sa vie.

Mon angoisse me coupe du monde et me contraint à y souffrir. Impitoyable, elle m’enlace pour ensuite m’abandonner seul sur le parvis. Seul et hirsute. (p.29)

Voilà la plus belle et plus grande des libérations, celle que comédiens et metteur en scène ignorent. Henri est nu dans sa parole, invente son espace d'expression et peut tout raconter. J’aime croire que la littérature donne cette permission, quelle offre des espaces de liberté.

BASCULE

Hervé Bouchard fait tenir son théâtre impossible grâce à sa parole scandée jusqu’à l’hallucination. J’ai encore en mémoire le spectacle qu’il a donné de Numéro Six, où, seul sur scène, cerné et captif de son texte, il le scande. La seule façon pour lui de se libérer est de dire son histoire, de la parcourir du début à la fin. Sa harangue nous emporte dans une spirale qui nous laisse pantois.
Laurence Ouellet Tremblay s’impose de la même façon et emprunte des expressions à des écrivains qu’elle aime. Il faut lire Voix et Images, le dernier numéro, où elle s’entretient longuement avec l’auteur de Parents et amis sont invités à y assister. Hervé Bouchard la fascine. Réjean Ducharme, Sylvia Plath, Valère Novarina, l’écrivain fétiche de Bouchard, lui fournissent certaines expressions. Il y a aussi du Boris Vian, du moins un certain esprit, du Samuel Beckett quand Henri prend les mots au pied de la lettre et décide de se creuser la cervelle. Nous ne sommes plus dans la métaphore, mais dans l’épouvantable cruauté des mots qui peuvent devenir des bombes à fragmentations.

Le majeur problème du creusage, ce n’est pas la douleur, pas le sang, on s’y habitue, ça ne fait pas si mal. Non, le majeur problème c’est qu’après tout ce temps, je ne sais plus où je m’en vais et ça me rend confus. Par soir de grand forage, j’imagine Catherine apparaître, elle marche vers mois et m’envoie la main, je la vois elle me dit ma chimère, mon amour, viens que je te tienne ensemble, que je te recolle. Une fois l’illusion passée, je me retourne lentement vers vous, le monde, me rassois dans mon œil et regarde surgir la peur de m’être passé au travers. De m’être creusé de bord en bord. (p.71)

Singulière aventure que celle que propose Ouellet Tremblay avec Henri de ses décors. Ce monologue passe par toute la gamme de l’émotion, évoque des souvenirs d’enfance, des amours, certaines frustrations, des espoirs et des désespoirs, l’angoisse de la solitude et de toujours être un marginal dans la ville.
Le narrateur de Ouellet Tremblay n’est que paroles dans cette boîte à mots qu’est une salle de théâtre. J’ai dû écouter ses délires possibles et imaginaires, croire à ses malheurs et ses terribles angoisses.
Henri mute sur scène, devient un personnage, un comédien, l’auteur et le metteur en scène, joue et ne joue pas son propre rôle. Autrement, dans la vie, il est celui que l’on prend pour un itinérant, celui que l’on fuit et que l’on ne veut surtout pas écouter. Un homme au petit chariot à qui on donne une pièce de monnaie pour qu’il s’éloigne, pour qu’il ne vienne pas perturber notre fausse quiétude.
Avec son monologue, Henri se métamorphose, s’offre aux regards et aux jugements des spectateurs, provoque une rencontre d’être à être. Ces moments donnent l’impression de respirer autrement, d’avoir connu un moment de conscience aiguë. Le texte de Laurence Ouellet Tremblay devient troublant et faut s’y attarder, ne jamais hésiter à revenir sur ses pas, à le questionner, à tourner les pages comme on le fait d’un journal parce qu’il ne cesse de nous pousser vers l’être, de bousculer les conventions, de nous étourdir pour le meilleur et le pire. J’ai encore la dernière phrase de ce récit qui vibre comme un gong dans ma tête : « La souffrance me fait bavarder. » Et si c’était cela le travail de l’écrivain : bavarder sur la souffrance.  


HENRI DE SES DÉCORS de LAURENCE OUELLET TREMBLAY, une publication de LA PEUPLADE.

 
http://lapeuplade.com/livres/henri-de-ses-decors/