mardi 3 avril 2018

MUSTAPHA FAHMI NOUS QUESTIONNE


MUSTAPHA FAHMI nous offre un véritable cocktail de réflexions dans La leçon de Rosalinde, un essai paru récemment à La Peuplade. Un titre qui vient de la comédie de William Shakespeare : Comme il vous plaira. Rosalinde entend bien éduquer Orlando, son amoureux, avant de l’épouser. « L’amour est un jeu, mais un jeu que l’on doit jouer avec sincérité, et l’imagination est le seul lieu où il peut se développer. » C’est ce que nous propose cet enseignant spécialiste de Shakespeare : faire réfléchir et nous questionner sur la grande aventure de vivre en société et surtout, comment amorcer un dialogue avec les autres pour se transformer peut-être.

Mustapha Fahmi, dans cet éventail de textes qui tourne autour de la littérature, cette mal-aimée de notre époque, nous convie à « un jeu de la vérité ». Une belle manière de soupeser certaines vérités et de débusquer bien des mensonges, d’observer les dérives de notre époque, de se demander pourquoi il est encore si important de fréquenter les grands textes, de s’approcher de certains personnages de Shakespeare qui demeurent des contemporains par leur façon de questionner leur milieu et leur vie.
J’aime quand on secoue des certitudes que nous répétons souvent sans y penser, des propos qui masquent une réalité que nous n’aimons pas trop voir. C’est peut-être le rôle du maître que de secouer les bonnes questions, que de s’attarder à une époque qui n’a jamais été autant corsetée malgré toutes les outrances et les fausses vérités que les médias et les réseaux sociaux ne cessent de ressasser. On peut toujours se rassurer en réitérant que c’est là l’espace de la plus grande liberté, mais est-ce que cela nous donne la permission de dire tout ce qui nous passe par la tête sans jamais prendre la peine d’écouter l’autre ? Parce que pour le professeur de l’Université du Québec à Chicoutimi, dialoguer demande une écoute qui permet de forger sa pensée et d’aller à la rencontre de l’autre. Mustapha Fahmi le répète avec justesse et travaille à la verticale afin de parler-vrai. Ses textes permettent des arrêts, des silences qui secouent nos convictions et peut-être nous donnent un autre regard. J’aime ces propos qui font du bien à l’intelligence. C’est ce à quoi s’attarde la belle Rosalinde en secouant son Orlando pour lui donner un autre regard par le jeu et l’imagination, pour vivre un amour qui ne cesse de se renouveler et éviter ainsi de sombrer dans les habitudes.

AVENTURE

Mustapha Fahmi tourne autour de personnages de fictions qui sont connus, autant que certains hommes et femmes politiques. Surtout, il tient compte de l’autre, ce que nous oublions volontiers dans cette ère des communications. Nous pensons à tort, depuis l’invention des médias de masse, que la communication consiste à mitrailler l’autre avec nos propos, de l’empêcher de parler et de s’exprimer. Un genre de parole qui tient de la propagande et élimine toute réflexion. Une sorte d’intoxication qui nous plonge rapidement dans la plus terrible des cacophonies.
Le professeur amorce le dialogue avec son lecteur (un peu comme Socrate a pu le faire à son époque) où l’un et l’autre deviennent des égaux dans une véritable quête de vérité. Une manière de faire que nous ne pratiquons plus ou que nous avons oublié depuis que « certains spécialistes de la communication » veulent nous réduire à l’état de consommateur, de client, de bénéficiaire ou d’usager.

Plus personne ne pense à se taire de nos jours. Pourtant, la sagesse est dans le silence. Et, très souvent, l’impact d’un mot dépend de la qualité du silence qui l’entoure. On peut partager des mots avec n’importe qui, même avec un ennemi. Le silence en revanche, on ne le partage qu’avec les personnes qu’on aime. (p.13)

L’enseignant en profite pour renouveler sa foi envers les grandes œuvres et la littérature, pour s’attarder à son rôle dans une société qui se dit moderne et de l’autre côté même de la modernité.
La pensée écrite est essentielle, vitale et permet de soupeser les croyances de nos contemporains, de s’arracher à la course du temps pour explorer encore et encore des œuvres qui ne cessent de scruter la grande aventure humaine. Ce que nous oublions la plupart du temps dans un univers de consommation et de gaspillage, de guerres et de croyances meurtrières où nous détruisons la planète avec une férocité rarement vue dans l’histoire humaine.

Cependant, si les dons sont tous des dettes déguisées qu’il faut payer tôt ou tard, qu’en est-il des dons du passé ; notre héritage littéraire, artistique et architectural, par exemple ? Et que dire de notre patrimoine naturel : nos forêts, nos rivières et nos lacs ? Il n’y a qu’une seule façon, en fait, de retourner le don du passé : c’est en le transmettant aux générations futures en bon état. Ce n’est pas faire preuve de générosité envers l’avenir, c’est plutôt une obligation morale envers le passé. (p.31)

Une société qui tourne le dos à ses grands écrivains, aux textes qui portent la réflexion, se condamne à disparaître rapidement. Nous touchons l’âme et l’esprit et inutile de dire que Mustapha Fahmi m’a rassuré dans ma vie de lecteur et d’écrivain, sur ces rencontres avec ceux et celles qui secouent mes silences et permettent souvent de jongler avec deux ou trois questions qui ne trouveront jamais de réponses.
 
LES MAÎTRES

Bien sûr, le spécialiste shakespearien s’attarde à son écrivain favori, renouvelle sa foi en ces tirades qui restent percutantes. Particulièrement chez certains personnages du dramaturge élisabéthain qui choisissent la marge dans leur société pour comprendre leur rôle, leur vie et surtout devenir conscients des autres et de leur époque.

Mais le secret d’une vie bonne ne réside-t-il pas dans la capacité de traiter les choses et les personnes justement comme on traite la littérature, c’est-à-dire en tant que fins en elles-mêmes, au lieu de les réduire constamment à des moyens, à des outils ? On peut dire également que c’est l’inutilité de la littérature qui en fait sa force et sa gloire. Une chose utile est susceptible de perdre toute sa valeur au moment où elle perd son utilité aux yeux de ceux qui s’en servent ; une chose inutile, en revanche, une fois adoptée, elle l’est pour toujours. Si les romans de Jane Austen, par exemple, avaient été aussi utiles que la machine à vapeur, inventée à la même période, le progrès les aurait déjà remplacés par d’autres romans, plus « avancés » et plus « utiles ».  (p.88)

Monsieur Fahmi en profite pour réaffirmer le rôle traditionnel de l’université et questionne ce qu’elle est devenue dans une société où tout se calcule à l’aune des pertes et des profits. Adopter un point de vue mercantile en éducation et à l’université, c’est vouloir réduire l’institution d’enseignement à un supermarché où l’on offre des produits dilués. L’université doit élever, permettre la réflexion, secouer toutes les fausses vérités, amorcer un dialogue qui démêle le vrai du faux. Surtout arriver à surprendre l’autre dans son être, à l’écouter et à progresser dans une réflexion, une pensée nouvelle peut-être qui aide à mieux respirer.

Le passage résume aussi en quelque sorte l’histoire de l’université moderne en Occident. Qu’elle soit le lieu de la raison, comme le concevait Kant au XVIIIe siècle, ou le lieu de la culture, comme l’imaginaient les idéalistes du XIXe, ou encore le lieu de l’excellence et de la performance comme veulent nous le faire croire les bureaucrates de notre époque, l’idée de l’université a toujours été liée à celle de la liberté : la liberté de penser, de créer, de critiquer. Une critique affirmative, bien entendu, qui va au-delà de la plainte ou de l’indignation, qui va au-delà même de l’opposition. Car aussi légitime soit-elle, l’opposition demeure une composante essentielle du pouvoir. Et une opposition systématique ne fait en fin de compter que consolider le pouvoir qu’elle cherche à subvertir. (p.101)

J’ai eu la chance d’entendre Mustapha Fahmi parler de William Shakespeare et ce professeur peut devenir un conférencier redoutable. Il secoue les tourments qui hantent les personnages du grand dramaturge, nous entraîne dans le monde de Roméo et Juliette, nous bouscule gentiment pour élever et changer notre pensée. Mustapha Fahmi fait côtoyer des personnages qui traquent un idéal, une poésie qui échappe aux clichés et à la norme que tous les personnages de Nicole Houde tentent de repousser dans son œuvre souvent bouleversante.
La leçon de Rosalinde est une profession de foi en cette parole qui échappe aux carcans du « langage de propagande ». C’est bien d’entendre de tels propos quand on parle de « facts news », de ces fausses nouvelles, de ces mensonges qui encombrent nos médias et qui ne servent qu’à cultiver le cynisme et augmenter le pouvoir des manipulateurs.
Parler juste, c’est toujours avoir conscience de l’autre tout en bousculant des certitudes, se mettre en danger d’une certaine façon. C’est s’avancer vers la conscience de soi et des autres, tenter de penser l’état du monde et de ne jamais fuir ses responsabilités.

La littérature nous permet de révéler ce que nous n’osons pas exprimer dans la vie de chaque jour. C’est notre seul accès à la vérité. (p.130)

Mustapha Fahmi nous convoque au silence et à la méditation, exige d’aller vers l’autre pour se mettre en état d’écoute en fréquentant des textes qui ne cessent de nous bousculer.
Il faut parcourir La leçon de Rosalinde en prenant son temps, comme pendant une promenade dans un parc où les arrêts sont plus nécessaires que les distances à parcourir. Il ne faut surtout pas hésiter à flâner sur une page pour étudier la direction que l’auteur propose. Un livre qui demande de s’asseoir entre deux gestes pour prendre conscience de ce que nous sommes en train de faire et de dire. La réflexion aime les hésitations et les zigzags, les questions qui laissent avec une question. Tout change, tout bouge et la pensée qui stagne est une pensée qui se meurt. Mustapha Fahmi nous le rappelle bellement dans ce livre précieux qui va m’accompagner longtemps.


LA LEÇON DE ROSALINDE de MUSTAPHA FAHMI est une publication des Éditions LA PEUPLADE.


http://lapeuplade.com/livres/la-lecon-de-rosalinde/

mercredi 28 mars 2018

ANNIE PERREAULT FRANCHIT SON MUR


ANNIE PERREAULT se risque dans un premier roman avec La femme de Valence où elle jongle avec des questions qui trouvent rarement de réponses dans une quête d’identité. Pourquoi réagit-on de telle façon devant un drame ? Pourquoi nous ne posons pas le geste approprié, restons figé, incapable d’un mot qui pourrait empêcher le pire ? Est-ce notre société individualiste qui nous pousse vers l’indifférence ? C’est cette question que nous toisons dans le drame de Claire et la volonté de Laura, sa fille, de comprendre, d’aller au-delà des apparences, de franchir un mur pour vivre dans sa tête et son corps une tragédie qui a marqué sa famille.

Annie Perreault se heurte à la culpabilité, au sens du devoir et de la responsabilité sociale et humaine dans ce premier roman. Elle secoue le lecteur dans son indifférence, cet instinct que nous devrions avoir pour intervenir dans les situations les plus dramatiques. Pourquoi demeurons-nous souvent des témoins dans une société qui pense tout prévoir ? Aurions-nous perdu le sens des autres, l’empathie qui permet de venir à la rescousse des désespérés qui croisent notre route et qu’un geste ou une parole pourrait réconforter. Comment empêcher le pire ?
Claire, mère de deux enfants, un garçon et une fille, se retrouve en vacances avec sa petite famille à Valence. Pendant que les enfants s’amusent avec leur père dans la piscine de l’hôtel située sur le toit, une femme approche. Elle est blessée à un bras, le sang coule et elle demande à Claire de garder son sac. La jeune femme ne bouge pas, n’arrive pas à intervenir même si elle voit que quelque chose ne va pas. L’étrangère passe par les toilettes et revient, s’assoit sur le muret et saute dans le vide.

Une blonde toute en os, ce sont les mots qui lui viennent quand Claire revoit la femme de Valence traverser la terrasse. Peau aussi, peau cireuse, grise. Des hanches étroites, un ventre raide et plat, des bras maigres, un cou creux, oui, entièrement osseuse sous un blond fatigué, le regard perdu et sombre, sans éclat. Des saccades dans son corps, des mouvements de patin comme si des cordes invisibles stabilisaient sa tête, mettaient en marche ses bras, ses jambes qui la mènent au bord du toit, franchissent la balustrade façon ciseaux, puis son bassin se plie et ses fesses se posent un moment sur la corniche quelques secondes ou quelques minutes, un temps qui semble suspendu, et voilà que la femme se laisse doucement glisser dans le vide. Tout en bas sur le boulevard des passants crient. (pp.21-22)

Qu’aurait-elle dû faire ? Quel geste aurait pu empêcher ce suicide ? Le corps sur l’asphalte, un talon fracassé. Ces images ne quitteront plus Claire. Ces instants vont la hanter, la font s’étourdir dans une foule de questions où elle a l’impression qu’elle aurait pu faire en sorte que rien de tout cela n’arrive. Pourquoi n’a-t-elle pas pris cette femme dans ses bras pour la retenir, lui apporter l’aide dont elle avait besoin ?
Claire rentre à Montréal et ne peut plus être la même. Le doute s’est glissé au fond de son être. Elle est responsable, elle est coupable de n’avoir pas su trouver les mots, de ne pas avoir pu empêcher ce geste désespéré. Elle s’est faite complice et pire, spectatrice.

Quelque chose se glace dans sa tête quand elle prononce les trois syllabes de Valence. Elle revoit un ciel de cendre, une chambre sans charme, une piscine, un gym climatisé avec des tapis de course et un mur couvert d’un long miroir devant lequel elle court sans avoir chaud. Claire a oublié la température de la mer Méditerranée, elle a oublié la gare et la cathédrale de Valence, mais elle se souvient avec une netteté clinique de la sensation de se figer sur le toit de l’hôtel Valencia Palace tandis que cette femme s’avance vers elle, lui confie son sac, puis se jette dans le vide. (p.44)

Comment oublier les yeux de cette femme, ce désespoir qu’elle a pu lire dans le regard de l’étrangère ? Pourquoi elle s’est approchée d’elle, pourquoi elle lui a donné son sac ? Elle s’est comportée comme tous ces gens qui détournent la tête devant la misère, la détresse des autres, les atrocités qui se produisent un peu partout autour d’eux sans jamais effleurer leur confort et leur indifférence.
Claire a gardé le sac, les choses personnelles de cette femme. Un bâton de rouge à lèvres, une trousse de maquillage, trois fois rien. Comme si elle avait hérité de cette étrangère, comme si elle avait reçu un legs avec ce sac en cuir usé.

BASCULE

Claire s’éloigne de son mari et de ses enfants. Elle est hantée par ce visage désespéré. Pourquoi est-elle venue vers elle quand il y avait d’autres personnes autour de la piscine ? Pourquoi c’est elle qu’elle a choisie ? Il y a une raison, un message peut-être ?

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La ville espagnole surgirait encore dans son esprit lorsque le Téléjournal dévoilerait les détails de l’enquête menée pour comprendre les circonstances de la mort d’un homme ivre gisant sur le quai de la station Langelier par un soir de janvier, heurté à la tête par le métro sous les yeux d’une quarantaine d’usagers et de trois employés de la société de transport. Tous avaient assisté à la scène sans le secourir  alors que deux rames passaient à quelques centimètres de lui, que seize minutes s’écoulaient et que l’homme se mourait dans l’indifférence générale. (p.73)

La culpabilité ronge Claire. Elle a été lâche, indifférente et égoïste. Elle ne peut oublier même en revenant à Montréal où elle a sa vie, où elle cultive sa passion pour la course à pied, les marathons qui la font voyager un peu partout dans le monde. Une manière de s’étourdir, d’oublier ce qui s’est brisé en elle ? Comment effacer un événement où nous n’avons pas été à la hauteur, où nous n’avons pas su poser les bons gestes ou encore quand nous avons tout simplement été inhumain ?
Sa fille Laura sait. Elle est témoin de la détresse de sa mère et n’arrive pas à la rejoindre, à faire le fameux geste ou trouver la phrase qui la ramènerait près d’elle et son frère. Claire s’éloigne de plus en plus, court vers une autre vie peut-être, se perd dans la masse des athlètes qui ne sont plus que des dossards et des numéros.

RETOUR

Claire revient à Valence, seule, pour tenter de comprendre et passer peut-être à autre chose. Elle retourne à l’hôtel Valencia, loue une chambre. Bien sûr, tous ont oublié le drame. Personne ne se souvient de cette femme, du corps sur la chaussée. Rien, aucune trace, aucun signe.
Claire continue le voyage en changeant de coiffure et de couleur de cheveux, en empruntant un autre nom et bondit pour ainsi dire de l’autre côté du mur.

Elle avait d’abord réservé trois nuits à l’hôtel Valencia Palace. Pour le reste du séjour, elle s’était créé à la dernière minute un compte sur couchsurfing.com pour se prouver qu’elle était encore capable d’aller vers des inconnus, de voyager comme dans la vingtaine, de s’abandonner au hasard des rencontres, de dormir n’importe où. Pour son profil, elle avait adopté un prénom slave, chois une belle photo d’elle, yeux vifs et demi-sourire mystérieux, répondu sobrement au questionnaire, avait mis en valeur ses voyages, ses champs d’intérêt, son espagnol impeccable. (p.134)

Une aventure avec un homme et elle disparaît, échappe à sa famille, à Montréal et à sa vie.
Laura est marquée par cette disparition. Comment oublier que sa mère est partie en voyage et qu’elle n’est jamais revenue ? Même les enquêteurs n’ont rien trouvé.
Laura s’entraîne à la course à pied pour comprendre peut-être ce que sa mère a vécu, décide d’aller courir un marathon dans la ville de Valence, de vivre ce qui passionnait sa mère, de courir pendant des heures avec elle d’une certaine façon pour aller au bout de son corps, de la souffrance et de la douleur, pour franchir le fil d’arrivée et triompher de tout ce qui peut la retenir et l’étouffer.
Pour avoir couru plusieurs marathons, dans toutes les conditions, je me suis senti aspiré par l’ambiance, l’effort, la justesse des propos d’Annie Perreault. L’euphorie des premiers kilomètres et après, quand le corps est en état second, l’impression de devenir invincible, de pouvoir survoler la terre. Et la fatigue, le fameux mur qui se dresse à quelques  kilomètres du fil d’arrivée. L’impression que le ciel vous plaque au sol, que vos jambes sont de ciment, que vous n’arrivez plus à respirer. Il faut une volonté de fer et un entraînement à la douleur particulier pour continuer à courir, pour s’arracher à soi.

...je perds la notion de distance, de temps, je ne sais plus combien de minutes encore, je ne peux pas abandonner si près de l’arrivée, j’ai mal aux jambes, j’ai mal partout, j’ai soif, je surchauffe depuis la plante de mes pieds jusqu’au-dessus de ma tête brûlante, une veine palpite à la saillie de mon corps, je n’en peux plus… (p.191)

Laura réussit son marathon. Elle comprend comment sa mère luttait pour aller au-delà de la douleur, ce mur que l’étrangère a franchi pour se lancer dans le vide. Elle a l’impression de parcourir les derniers mètres avec elle, dans une sorte d’extase qui va au-delà de la souffrance et du plaisir.
Ce roman m’a happé comme la force qui vous aspire quand vous vous élancez au départ d’un marathon. Cette énergie qui portait tous les coureurs sur le pont Jacques-Cartier à Montréal. L’impression d’être en apesanteur pendant des kilomètres. Et après, quand la masse des participants s’étirait, la solitude, l’euphorie qu’il faut contrôler et la douleur qui vous rattrape.
Les questions restent sans réponses bien sûr. Pourquoi réagit-on de telle ou telle façon devant la détresse des autres ? Pourquoi nos sociétés individualistes ne nous apprennent plus la compassion et ne donne plus les réflexes de poser le bon geste au bon moment ? Ce sont toutes ces questions que nous toisons dans le drame de Claire et la volonté de Laura d’aller au-delà des apparences, de franchir son propre mur pour vivre totalement dans sa tête et son corps, aller au-delà de l’événement et des apparences. Un très beau roman, une écriture vive qui ne vous lâche jamais.


LA FEMME DE VALENCE d’ANNIE PERREAULT est une publication des Éditions ALTO.



http://editionsalto.com/catalogue/femme-de-valence-annie-perreault/

vendredi 16 mars 2018

PIERRE MORENCY EST UN ENCHANTEUR

PIERRE MORENCY ne publie pas souvent. Son dernier ouvrage remonte à 2008 et c’est toujours un événement, du moins pour moi qui le suis depuis la parution de L’œil américain en 1989. Il revient après dix ans de silence avec Grand fanal, un livre qui mélange les poèmes et la prose. Un grand bonheur pour l’admirateur que je suis. Que voulez-vous, je suis fidèle à quelques écrivains et je les accompagne pour ainsi dire depuis que nos routes se sont croisées. Tous ont marqué mon itinéraire de lecteur et certainement aussi celui de l’écrivain que je suis devenu au fil des ans.

Voilà un titre intriguant. Parce que se faire traiter de « grand fanal », quand j’étais enfant, n’était pas tout à fait un compliment. Ça voulait dire quelqu’un qui prenait beaucoup d’espace et ne manquait jamais une occasion de se faire remarquer, pas nécessairement pour les bonnes raisons. C’est du moins ce dont je me souviens. Un original, certainement un esprit libre.
C’est aussi la lumière de la lanterne un peu crue et aveuglante, sifflante même parce que le fanal « parle » quand on l’allume. J’aimais cette « lumière sonore » quand je m’isolais dans le camp en bois rond de mon père, au milieu d’une forêt de cyprès. Je pouvais m’égarer toute la nuit dans Les frères Kamarazov de Dostoïevski ou encore dans Guerre et paix de Léon Tolstoï sans craindre d’être dérangé. La visite parfois d’un orignal qui passait par là et était attiré par la lueur. Un ours aussi qui s’éloignait rapidement quand il voyait mon gros livre. Les ours ne s’intéressent pas à la littérature, c’est connu.

Il cherchait l’eau de vie dégrisante, les vents nets et clairs, les oiseaux plongeurs, les poissons étincelants, il cherchait des pêcheurs et des nageurs comblés, peut-être aussi cherchait-il tout simplement parmi nous un être humain. Voilà donc revenu le vieux Diogène, lui dis-je. Pour toute réponse il me souffla près de l’oreille : « Je ne vous parle même pas de la faim et de la soif, mais de la manière dont vous vous y prenez pour manger tant de bruit. » Il éclata de rire, saisit son fanal et replongea dans la nuit. (p.14)

Cette lueur qui permet de s'avancer dans les ténèbres. C’est ce qu’a toujours été Pierre Morency dans sa poésie et ses récits. Un homme qui nous ouvre les yeux quand il s’enfonce dans un boisé, nous montre tout ce qui vit dans notre proche environnement, s’arrête sur des instants de vie et les tourne entre ses doigts.
Je pense aux émissions qu’il a animées à la radio de Radio-Canada de 1979 à 1981 et qui portaient le nom de Bestiaire de l’été. Il s’attardait aux oiseaux et nous permettait de découvrir un monde enchanteur. J’aimais sa voix chaude et berçante qui m’entraînait dans les marais ou encore entre les arbres et les buissons, nous faisait voir ces petits chanteurs que nous oublions trop souvent. C’était la plus belle manière de présenter le monde qui nous entoure, de faire entendre la musique de notre environnement. Je n’ai pas raté une émission. Je fermais les yeux et partais dans un monde si loin et si proche. C’est la magie de la radio, du moins ce l’était. Ces éblouissements ne sont guère possibles maintenant. Ma passion pour les oiseaux remonte à cette époque.
J’ai eu tout autant de plaisir à lire ses récits que Pierre Lussier a illustrés de belles façons. Je les garde précieusement, y retourne souvent pour me ressourcer, me bercer un moment dans cette écriture limpide comme une eau de source. Des petits bonheurs comme ceux-là font la vie. Comme d’écouter les œuvres pour piano de Claude Debussy dont je ne me lasse jamais.

REGARD

J’aime Pierre Morency parce qu’il est un regard sur le monde que nous connaissons si mal. Le lire ou l’écouter permet d’en apprendre sur vous et les autres. Il sait prendre le temps de regarder, possède l’art de vous mettre en état d’écoute.

J’ignore ce qu’il en est pour toi, mais depuis mon jeune âge j’ai beaucoup aimé regarder le plumage, l’agencement des couleurs, les mouvements, le vol des oiseaux. Le vol surtout, qui est comme un appel à s’alléger et à voir de haut. D’où me vient ce besoin, je ne saurais le dire, c’est du domaine de la curiosité. Cet appétit de connaître m’a amené à sortir dehors, à marcher là où c’est nature, ce qui est une bonne chose pour la santé mentale et le bien-être physique. J’ai ainsi donné beaucoup de plaisir à mes yeux ne serait-ce qu’en observant un simple nid posé su sol ou dans un arbre, en examinant la grande variété des oeufs si différents d’une espèce à l’autre, en suivant du regard le poème mobile des grandes oies migratrices dans le ciel d’avril. (p.17)

Il n’a pas perdu « ce don de faire voir » et c’est ce qui fait tout le charme de Grand Fanal, de ces courts textes et de ces poèmes qui nous permettent de nous rapprocher de l’état de conscience. C’est peut-être ça et tellement plus. Il nous donne la permission de tout arrêter pour nous abandonner à nos yeux et nos oreilles, pour nous sentir là, debout dans le présent et dans un moment d’être.

Parfois les mots sont torture
À qui tant les a poursuivis.
Le chien de mon voisin vient de mourir.
On l’a mis en terre avec sa laisse
Et la balle grise qui le faisait courir aux quatre coins
d’une vie restreinte.
Les mots sont lièvres chevauchant la tortue. (p.25)
 
Ce témoin ne cesse de parcourir des territoires qu’il connaît et qu’il ne cesse de redécouvrir. La pointe de l’île d’Orléans par exemple où il habite, ce lieu où il est possible de surprendre la côte de Charlevoix au loin, ces montagnes que Gabrielle Roy aimait tant. Là, debout sur les rochers comme à la proue d’un grand navire, il respire le fleuve « aux grandes eaux » qui rêve de la mer au-delà de l’embouchure du Saguenay.
Morency a des lieux comme ça près de l’eau où il se recueille, s’attarde, sent la vie tout autour, les courants marins et peut-être aussi les murmures de l’Amérique.

C’est un matin de gloire sur la neige
Un matin où l’on entre dans la chaleur de l’esprit
Pour dire enfin toutes les présences qui
        nous manquent
Pour faire se lever un silence majeur.

Apparaît alors la parole inouïe
Ouverture sur une chambre posée au milieu de la mer
Où viennent des oiseaux aux ailes de solitude.

Les heures vont couler en vagues lentes
Avant de se fondre avec la blessure de l’horizon. (p.45)

ARRÊT

Que j’aime cette poésie toute simple, ces mots qui me sortent de la bousculade des jours. Comme cela m’arrive dans le petit chemin derrière la grosse dune de Wilson que je « marche » deux fois par jour. Un lieu à l’abri des vents, un refuge pour tous les oiseaux du secteur. Un endroit où le poème peut habiter. Je m’arrête en entendant le rire du grand pic qui martèle un pin mort. Je le cherche parce qu’il joue à se dissimuler derrière le tronc. Je ne continue que quand j’ai vu sa grosse tête échevelée, son cou comme le manche souple d’une massue qui frappe le tronc avec une belle régularité. Et cette livrée noire, comme celle des frères enseignants de ma jeunesse, avec le rouge et le blanc. C’est un émerveillement chaque fois, tout comme mes conversations avec les mésanges qui me suivent tout l’hiver. Et je m’arrête encore parce qu’un arbre se plaint sous la poussée du vent. Le bruit de la chaise berçante de mon père me revient dans le soir, quand le silence collait au bord des fenêtres. Et tous les chemins des lièvres sur la neige nouvelle, la broderie fine et étudiée de la perdrix qui va ici et là.

Le store laisse entrer des filets de lumière.
Les corneilles là-bas ont un cri noir.
Elles se saisissent du printemps et le picorent
Tant et si bien qu’une chaleur s’échappe de la neige.

Sur la plage noire coule un peu de clarté.
À force de vouloir il faut bien que surgisse le mot
Qui fera chanter ce qui veut vivre
Afin que ce matin ne tombe pas trop bas.

Dans une île au milieu du fleuve, un homme
Vient parfois chercher cette chaleur
Que donnent les oiseaux quand ils volent
Et qu’ils posent un chant vif sur le store fermé. (p.73)

Pierre Morency me touche particulièrement. L’impression qu’il me saisit par les épaules, me rend toujours plus vivant et conscient. C’est peut-être ce qu’il est après tout, un « grand fanal » qui dégage une belle lumière sonore qui permet de mieux voir, de respirer dans un monde de plus en plus bruyant. Sa poésie permet de revenir aux choses vraies, au métier de vivre et de respirer, de voir et de comprendre toutes les merveilles qui traversent nos jours.
Je ne me lasse jamais de le lire, comme je ne me fatigue jamais de marcher derrière la dune en retenant mon souffle pour surprendre mon ami le grand pic, un monde qui ne cesse de m’enchanter quand je me donne la permission d’ouvrir les yeux et d’entendre toutes les musiques du monde. 


GRAND FANAL de PIERRE MORENCY est une publication des Éditions du BORÉAL.



http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/pierre-morency-397.html