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mardi 13 février 2018

JEAN-YVES SOUCY, LE BEAU VIVANT

JEAN-YVES SOUCY vient de publier un récit qui m’a permis de découvrir des aspects que je connaissais peu de cet écrivain et éditeur. Bien sûr, je me doutais qu’il aimait la chasse et la pêche par ses romans, mais jamais au point de passer tout un été à explorer une rivière pour taquiner la truite de mer et le saumon. Les pieds dans la mousse de caribou, la tête dans le cosmos nous attire dans le pays de la Côte-Nord, à Baie-Trinité plus précisément, là où lui et Carole, son épouse, s’installent pour toute une saison de pêche. Il y explorera la rivière Trinité dans tous ses méandres et ses fosses pendant que Carole travaillait à son roman La Gouffre.

Tout comme Jean-Yves Soucy, j’aime la forêt, les rivières et les lacs, les fréquente en contemplatif, m’attardant surtout aux arbres, à leur écorce, méditant devant de magnifiques épinettes. Que dire devant des pins aux troncs écaillés et les vastes parterres de fougères ? Rien ne remplace une promenade de plusieurs kilomètres à bicyclette dans le parc de Taillon où la forêt se montre dans ses plus beaux atouts. Le bonheur de surprendre un animal en liberté. L’orignal qui surgit toujours comme une illumination, l’ours que j’ai croisé à de nombreuses reprises, les castors qui nagent sans faire de bruit au milieu d’un étang qu’ils ne cessent d’explorer. Les loups plus discrets (je les ai surpris deux fois dans la forêt) et les perdrix qui font sursauter quand elles s’envolent dans un applaudissement étourdissant. Et cette multitude d’oiseaux qui s’approchent comme s’ils étaient curieux de vos gestes quand vous parcourez un sentier qui se glisse entre la montagne et un ruisseau. Je suis bien en forêt. J’aime m’attarder au soleil au printemps ou à l’automne pour me bercer avec le vent qui siffle tout doucement dans les pins. Et que dire du bonheur de voir surgir dans un ciel lumineux d’automne des centaines d’outardes ? J’en ai des frissons chaque fois. C’est une reconnaissance du temps et de la beauté du monde, un rappel que les saisons nous filent entre les doigts.
Jean-Yves Soucy partageait cette passion et aussitôt qu’il a pris sa retraite de l’édition, récupérant ses étés, il est parti avec Carole s’installer au bord de la mer à Baie-Trinité, dans une petite roulotte pour rêver et vivre en regardant autour d'eux, surveiller le jour finissant ou encore le soleil qui revient dans une marée de couleurs.

Trois jours après notre arrivée, Carole et moi commençons déjà à créer les habitudes qui modèleront notre quotidien ; à elle, la mer et la plage où faire de longues promenades, à moi, la forêt, la rivière et les lacs. Quand je reviens à la roulotte, je l’aperçois par la fenêtre devant la table, penchée sur le manuscrit du roman dont elle a eu l’inspiration lorsque nous avons campé durant une semaine au bord de la rivière du Gouffre, à Baie-Saint-Paul. (p.29)

Un roman que Carole Massé publiait en 2016 et que j’ai bien aimé. Comme tous les ouvrages de cette écrivaine minutieuse qui s’avance sur la pointe des pieds pour surprendre l’âme humaine.

RENCONTRE

J’ai connu Jean-Yves Soucy à la parution de son premier roman, Un dieu chasseur en 1976. Cette histoire est rapidement devenue un classique de notre littérature. Et Les chevaliers de la nuit en 1980 que j’ai lu et relu. Il m’est arrivé de le croiser dans les salons du livre. C’était toujours facile avec lui. Il me semble qu’il nous aurait fallu un peu de temps et certaines circonstances pour que nous devenions des amis. Mais je pense que Jean-Yves Soucy avait l’art d’approcher les autres facilement. Il le démontre bien dans son récit.
Tout un été sur la Côte-Nord, des jours de pêche et de plaisir. Un périple étourdissant où l’écrivain devient un guide. Son été du saumon a été une véritable initiation pour moi.
Et je me suis surpris à le suivre dans les fardoches le long de la rivière Trinité, à l’écouter m’expliquer la formation des collines, des rochers, à me pencher sur les petites fleurs qui poussent à l’ombre ou encore en plein soleil, à tâter les mousses du bout des doigts, à descendre dans une écore en m’accrochant aux arbustes pour atteindre le bas d’un rapide ou d’une chute.
Il est devenu un maître qui m’a expliqué la géologie, la flore de ce coin de pays, les animaux, les oiseaux, les comportements du saumon. Il m’a fait m’allonger sur un lit de pierre au milieu de la nuit pour me noyer dans le ciel, un vrai, celui que l’on admire dans toutes ses dimensions quand on ose s’éloigner des villes et de la pollution lumineuse. Il y avait aussi les champignons et les couleuvres qui se faufilaient en silence sous les courtes fougères. Enfin, tout ce qui vit, respire dans un coin sauvage qui n’est fréquenté que par les amoureux de la pêche.

Il ne suffit pas de contempler un paysage pour le « lire », il faut savoir ce qu’on regarde. Un paysage ne parle pas, sinon à l’âme et aux sens, ce qui revient au même. En se fiant uniquement à ses yeux, on ne voit que l’apparence, somme toute banane, du monde ; que c’est beau ! comme si tout était dit. Pour comprendre le monde autour de soi et vraiment goûter sa richesse, sa magie, l’intelligence doit d’abord lui donner un sens, ou plusieurs, complémentaires. Pouvoir nommer les choses et savoir quels phénomènes leur ont donné naissance suppose un certain bagage de connaissances préalables. (p.45-46)

Jean-Yves Soucy nous apprend une foule de choses sur notre pays et notre environnement. Il m’a fait remonter à la fonte des glaciers pour comprendre la formation de la côte, le bord de la mer de Goldthwait, les collines et les pitons rocheux qui ondulent à l’intérieur des terres. J’ai eu l’impression de suivre une sorte de frère Marie-Victorin qui connaissait le nom de toutes les plantes, le moment de leur floraison, les oiseaux de la forêt, les déplacements de l’orignal, les migrations des saumons et de la truite de mer. Une véritable encyclopédie qui vous faisait voir tout ce qui nous entoure d’un autre œil.
Dire que je réussis de peine et de misère à retrouver l’étoile Polaire dans le ciel avec la Grande Ourse et la Petite Ourse… Bien sûr, j’ai passé des nuits dans un sac de couchage, allongé sur le sable d’une plage du lac Saint-Jean pour surveiller les perséides qui enflammaient le ciel comme des allumettes. Des moments de grâce où je finissais toujours par m’endormir. Je me réveillais dans les frissons de l’aube, avec les cris des corneilles qui me demandaient ce que je faisais là. Je regardais cette merveille sans prendre la peine d’étudier la carte du ciel.

PÊCHE

La pêche était un véritable rituel pour Jean-Yves Soucy. Il scrutait les fosses et le lit de la rivière, ses méandres, la hauteur des chutes, la couleur de l’eau et des rapides, les arbres qui s’accrochaient aux berges, aux rochers qui effleuraient à peine dans le courant pour s’approprier le lieu, le comprendre, savoir où et comment les saumons se comportaient avec la poussée des marées. Il lisait littéralement la rivière ou le lac avant de s’y s’aventurer pour la cérémonie de la pêche.

Je ne tiens pas en place bien longtemps. En effet, au fil des semaines, j’ai retrouvé une bonne forme physique et je peux à nouveau marcher durant des heures, emprunter les sentiers qui grimpent dans les collines pour atteindre des lacs isolés, découvrir des paysages inédits, des points de vue qui m’incitent à la contemplation. Armé seulement de mon appareil photo, de jumelles et d’un carnet de notes, je cherche des plantes et des animaux que je n’ai pas encore aperçus dans la région, des traces du passage des glaciers. (p.142)

Un vivant formidable, un curieux de tout, un passionné qui a su entraîner ses filles dans ses aventures et même ses petits-enfants pour leur faire découvrir toutes les beautés et les leçons de la nature.
Un récit où il prend le temps de se souvenir de certains moments particuliers, des aventures qui se produisent quand on s’enfonce dans une forêt. La rencontre d’un ami d’enfance, un curieux hasard, lui rappellera que tout a une fin et que la vie, si belle et fascinante soit-elle, s’arrête un jour. Les retrouvailles avec Fernand, qui n’en a plus que pour quelques semaines à vivre, deviennent un moment fort de ce récit.
Surtout, il m’a envoûté avec la gestuelle du pêcheur qui devine où le saumon et la truite l’attendent. Et après, quand la ligne se tend, la lutte avec le grand poisson devient un moment d’épiphanie. L’affrontement de la vie et de la mort, ce grand jeu qui ne cesse de se répéter dans la nature. Pêcher, c’est apprendre à vivre et à comprendre surtout que notre présence est éphémère.
Jean-Yves Soucy m’a fait penser que j’ai peut-être raté quelque chose en négligeant la pêche. Et puis non ! J’ai vécu mes extases en forêt d’une autre manière. Quel bonheur de courir pendant des heures dans les montagnes derrière La Doré, sur des sentiers sablonneux, ou encore de m’arrêter pour boire dans une rivière qui dansait sur les pierres rondes ! Quelle joie de partir sur les chemins qui longeaient la rivière Ashuapmushuan ! Je respirais la forêt et les fougères par toutes les surfaces de mon corps. C’était bien plus qu’une course !
Et quelle chance de me retrouver devant un ours qui bondissait dans les fougères ! Ou encore de  me pencher sur les traces d’un orignal qui m’avait entendu souffler au loin. J’ai eu si souvent l’impression d’être immortel dans ces matins chauds de juillet où la course devenait une danse dans la lumière et les parfums âcres de la comptonie voyageuse.
Le récit de Jean-Yves Soucy est d’autant plus touchant qu’il est décédé juste avant que le livre ne paraisse. C’était un frère, j’en suis certain et il nous fait un très beau cadeau avec ce récit qui nous permet de découvrir une âme humaine curieuse qui savait s’ouvrir à la beauté de l’univers, un homme attentif à tous les êtres vivants qui l’entouraient.


LES PIEDS DANS LA MOUSSE DE CARIBOU, LA TÊTE DANS LE COSMOS de JEAN-YVES SOUCY, une publication de XYZ ÉDITEUR.


  

mardi 6 février 2018

L’HISTOIRE IGNORÉE DES INNUS

MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD nous offrent, avec Le peuple rieur, un autre regard sur le territoire du Québec et son passé. Certes, nous savons que le pays était habité par différentes nations autochtones, et ce depuis fort longtemps. Pourtant, les manuels d’histoire laissaient souvent entendre que tout a commencé pour de « vrai » au Canada avec l’arrivée des Français et de Jacques Cartier. Pourtant, l’Amérique a été fréquentée bien avant la venue des Français. Des pêcheurs basques et des Vikings rencontrèrent les Innus qui se déplaçaient sur leur immense territoire, le Nitassinan, qui couvrait une grande partie de la province de Québec. Un peuple nomade qui s’enfonçait dans les terres en hiver et qui se retrouvait près du fleuve et de la mer pendant la belle saison pour fraterniser, pêcher, chasser la baleine et commercer.

Je pense au petit garçon que j’étais en 1952 quand j’ai fait mon entrée à l’École numéro neuf, un matin de septembre. Une école de rang comme il en existait partout dans les villages et les paroisses. Elle se dressait à plus d’un kilomètre de la maison familiale, autant dire à l’autre bout du monde. Ce fut ma première grande sortie, mon premier contact avec les filles et les garçons du voisinage. Je garde en mémoire le plaisir que j’avais ressenti en recevant mes manuels scolaires. De véritables trésors. Ma première tâche a été de recouvrir mes livres avec un papier brun pour les protéger. Heureusement, ma sœur était plutôt habile dans ce travail et elle m’avait grandement aidé.
Et il y avait le manuel d’histoire d’un vert un peu délavé. J’avais du mal avec les couleurs parce que je suis un peu daltonien. Je l’ignorais à l’époque. Histoire du Canada de Farley et Lamarche. J’en garde précieusement un exemplaire. Il est un peu usé, mais en bon état. Un récit rédigé en 1935 et qui a connu plusieurs impressions et versions au cours des années. Mon exemplaire a été remanié en 1945, un an avant ma naissance. Peut-être le livre qui m’a fait le plus rêver. Toutes ces illustrations que je tentais de reproduire sur de grandes feuilles. Je me passionnais pour le dessin alors et avais toujours un crayon à la main. C’était une véritable obsession dans ma famille. Mes frères dessinaient comme des magiciens et je voulais tellement faire comme eux. Jacques Cartier, Champlain, Radisson et Des Groseilliers, le père Marquette et Joliette, Brébeuf et Lalemant, des noms qui ont rapidement fait partie de ma famille pour ainsi dire.

DÉCOUVERTE

La première partie consacrée aux Autochtones dans mon Histoire du Canada était rapidement expédiée. Huit pages dans un manuel de plus de 500 pages. Les auteurs en faisaient un portrait plutôt négatif. Ils sous-estimaient d’abord leur nombre. On sait qu’ils étaient plusieurs millions à peupler l’Amérique du Nord. Ils parlaient d’à peine 600 000 dans leur manuel. Dans leur esprit, les Indiens du Sud étaient les plus civilisés, particulièrement en Amérique centrale. Mais, plus on allait vers le Nord, plus les Blancs rencontraient des barbares. On ne parle jamais des Innus et on affirme que les premiers habitants étaient des sédentaires… Ils décrivent un individu têtu, orgueilleux, peu fiable, particulièrement cruel à la guerre et aux mœurs étranges. Les historiens passaient rapidement à la vraie histoire, celle de l’arrivée des Blancs et de la civilisation.
Je m’attarde souvent à l’illustration de la page 26 qui évoque Jacques Cartier à Gaspé. On voit qu’il vient de planter une croix immense, peut-être d’une dizaine de mètres de haut en plein cœur d’un village micmac. Une véritable gifle pour ces Indiens. Que feriez-vous si quelqu’un venait planter une croix devant votre maison ? Je n’étais pas conscient alors des propos racistes de mon manuel, des faits et des événements que l’on déformait pour justifier une guerre d’occupation et toutes les manœuvres d’usurpation.
Pourtant, les Indiens ont continué de me faire rêver avec l’arrivée de la télévision et des séries comme Le Dernier des Mohicans ou encore Aigle noir. Tous mes jeux tournaient autour des chasses et des entreprises des Autochtones. Je devins très habile dans la fabrication des arcs et des flèches, portais une plume de dindon sur la tête avec fierté, me prenais pour un grand chef et un redoutable chasseur. Les abords de la rivière aux Dorés devinrent mon territoire de découvertes et d’aventures. J’y écrivais déjà des romans dans ma tête.

VIDE

Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard comblent un vide terrible avec Le peuple rieur, soit l’histoire unique des Innus qui étaient là avant l’arrivée des Européens et qui sont toujours là. J’ai grandi à quelques kilomètres de Pointe Bleue, qui est devenue Mashteuiatsh en 1985, sans rien savoir de ces Innus, de leur vie, de leurs territoires qui comprenaient la rivière Ashuapmushuan près de laquelle je passais mes étés. Nous vivions dans l’indifférence l’un de l’autre, sans véritables contacts. Une anomalie quand j’y pense maintenant, le résultat de siècles d’incompréhension et de méfiance.

De l’arrivée précise de tel ou tel explorateur, nul récit ne fait mention. Les Amérindiens étant des peuples sans écriture — mais non pas sans mémoire —, les nouveaux venus s’accordèrent le soin et le privilège de rédiger « leur » histoire. Tout au moins, d’inclure les indigènes dans cette épopée du Nouveau Monde, dont ils faisaient évidemment partie intégrante. Entre les lignes de l’histoire écrite, il nous faut donc imaginer… (p.78)

Les Innus ont dû développer des trésors d’imagination pour survivre dans un territoire étonnant. Nomades, chasseurs et pêcheurs, ils ont survécu en se déplaçant selon les saisons, se regroupant à des endroits précis en bordure de mer pour pêcher et chasser la baleine en été, fraterniser, célébrer des unions et faire du commerce avec d'autres peuplades. L’hiver, ils remontaient les grandes rivières pour retourner dans leurs territoires de chasse, dans le domaine du caribou et de l’orignal, du castor et de la loutre, loin à l’intérieur du continent. Une vie rude, particulière que Serge Bouchard a très bien décrite dans Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu. Une vie fascinante qui a inspiré grandement Gérard Bouchard pour la partie autochtone de son roman Mistouk.
Les premiers contacts avec les Européens, l’arrivée des Français, de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain, les affinités plus grandes des arrivants avec les Hurons-Wendats, des sédentaires, donc plus civilisés dans l’esprit des conquérants que ces insaisissables chasseurs qui se déplaçaient sur le territoire selon une logique que les Français ne comprenaient pas.

HISTOIRE

Les auteurs racontent les premiers contacts souvent difficiles, les propos étonnants des missionnaires qui furent les premiers à décrire les agissements des Innus et leurs mœurs. Un regard toujours assez négatif, il faut le dire. Ils ne comprenaient pas leur pensée et surtout ces missionnaires avaient la vérité de Dieu dans leurs bagages. Tous ont cherché dès les premiers moments à sédentariser ces hommes et ces femmes, à en faire des Blancs et des paysans. Une bien triste histoire qui s’est répétée partout en Amérique. Thomas King en a long à dire sur le sujet et il raconte très bien les manœuvres des envahisseurs pour contrôler les Indiens, leur voler leurs terres dans l’Ouest du Canada et particulièrement en Colombie-Britannique.

Entre 1862 et 1879, ce sont les oblats Charles Arnaud et Louis Babel qui agirent en tant que responsables des Indiens de la Côte-Nord au nom du gouvernement — le père Arnaud avait d’ailleurs résidé aux Escoumins de 1852 à 1862. Ces missionnaires influents étaient les interlocuteurs, les dispensateurs des fonds de secours, les experts en reconnaissance des problèmes. Toutes leurs interventions, est-ce une surprise, tournaient autour de l’idée de sédentarisation, d’agriculture et de civilisation. Même si leur règne dans les affaires civiles s’acheva officiellement en 1979 — le Canada, désormais fédéré, avait voté sa Loi sur les Indiens et nommé un « agent des Indiens » pour les remplacer —, ils conservèrent la main sur toutes les décisions importantes jusqu’en 1911, c’est-à-dire tant et aussi longtemps qu’ils résidèrent à Pessamit. (p.244)

Une obsession qui traverse les siècles. Toutes les décisions et les manœuvres des Français cherchent à christianiser les autochtones pour en faire des Européens. La saga des pensionnats est un volet particulièrement honteux de cette approche raciste et inhumaine.

FOURRURE

Tout débute avec le commerce des fourrures qui deviendra rapidement l’activité la plus importante et lucrative en Nouvelle-France. Un poste de traite où les chasseurs et les trappeurs viennent échanger leurs fourrures contre des produits de première nécessité. Une exploitation éhontée des Innus et des profits énormes pour les grandes compagnies qui se découpaient le territoire sans jamais demander de permission aux vrais propriétaires. Cette chasse intensive transformera peu à peu la vie des nomades. Les chasseurs par nécessité deviennent des « trappeurs industriels » pour ainsi dire. Ils mettent ainsi les ressources en danger, particulièrement le castor qui se fait de plus en plus rare. Le pire était à venir, on s’en doute.
L’exploitation forestière devait donner presque le coup de grâce à la vie traditionnelle des Innus. Ces espaces immenses, particulièrement le Saguenay et le Lac-Saint-Jean qu’ils avaient toujours réussi à protéger des Blancs, furent envahis par des bûcherons qui construisirent des barrages, défrichèrent et s’approprièrent toutes les bonnes terres. Ce fut une véritable catastrophe pour les différentes nations du NitassinanPlus récemment, la construction des grands barrages a transformé le pays de façon irréversible en noyant des rivières et des territoires ancestraux.
Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard racontent cette terrible tragédie avec une foule de détails et d’anecdotes. J’ai pris plaisir à suivre le jeune anthropologue qu’était Serge Bouchard quand il est arrivé sur la Côte-Nord au début des années 1970 pour rencontrer ses premiers Innus. Il s’y fera des amis pour la vie. Il y retournera régulièrement pour étudier leur manière de vivre et de rêver le monde. L’anthropologue et l’écrivaine donnent aux Innus une histoire, leur histoire, mais ils nous offrent aussi une grande partie d’un passé que nous avons tenté de nier par toutes sortes de manœuvres. Il faut lire encore Thomas King et L’Indien malcommode pour voir les Canadiens signer des traités et les oublier avant même que l’encre soit séchée. Une tragédie et un racisme qui fait frémir. Juste l’existence des réserves est une honte et un témoignage douloureux de cette dépossession.

Tout le monde est surpris quand je dis que je raconte  aux Autochtones leur propre histoire. Et pourtant, les Québécois, les Canadiens connaissent-ils cette histoire qui est aussi la leur ? Je raconte l’Amérique d’avant, et puis celle d’après. J’insiste sur la violence coloniale, certes, mais aussi sur la dignité et la grandeur des peuples agressés par les politiques d’assimilation. Je leur dis par quoi sont passés leurs ancêtres, de la souveraineté à la dépossession. Je parle aussi du présent. De la valeur d’une identité, d’une langue, d’une tradition. Partout, dans les salles de réunion, dans les gymnases, les écoles, sous les tentes, je vois des yeux grands ouverts, des yeux abattus, des yeux embués ; je sens l’intérêt, la curiosité, et toujours, vers la fin de mes causeries, une immense fierté. (p.289)

Ce que j’aurais aimé avoir un tel livre quand j’ai commencé à fréquenter l’École numéro neuf de La Doré. J’aurais rêvé encore plus, je le sais, serais peut-être devenu un Indien qui s’aventure dans la forêt et les montagnes, remonte la belle rivière Ashuapmushuan où j’ai vécu des moments de bonheur sur les plages de granite des chûtes à l’Ours et sur les bancs de sable, en haut des rapides, où nous avions une idée du paradis où seul l’orignal osait s’aventurer.
Le peuple rieur est un livre nécessaire que tous les étudiants devraient lire pour comprendre ce qui s’est véritablement passé au Québec et au Canada, ce que nous avons perdu aussi en niant ces populations qui avaient su s’adapter au climat et à une géographie particulière. Véritable tragédie, nous n’avons pas voulu voir ce Nouveau Monde, ces humains, les entendre et les écouter pour apprendre une autre manière de respirer et d’être. Notre histoire est une épopée, bien sûr, mais par toujours glorieuse.


LE PEUPLE RIEUR de MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD, une publication des ÉDITIONS LUX.


mercredi 31 janvier 2018

MARIE-CÉLIE AGNANT N’OUBLIE PAS

MARIE-CÉLIE AGNANT propose six textes dans Nouvelles d’ici, d’ailleurs et de là-bas qui nous entraînent dans des univers troubles où très peu d’écrivains s’aventurent dans notre littérature. Madame Agnant, il faut le préciser, est originaire d’Haïti et habite le Québec depuis 1970. Ils seraient plus de 130 000 de ses compatriotes à s’être installés dans la Belle Province. Voici donc une femme qui a quitté son pays maintes fois frappé par des cataclysmes ou pire encore, entraîné dans des dérives politiques où les démunis écopent pour les lubies de certains qui se sentent investis d’une mission et qui n’hésitent jamais à s’en prendre à tous leurs opposants. Haïti écrit une saga d’une tristesse infinie depuis plusieurs années.

Tous les personnages de Marie-Célie Agnant sont en quête d’une forme d’ancrage et d’un lieu où il est possible de respirer, de rêver et de vivre sans craindre de se faire agresser ou tuer. Tous sont des migrants qui tentent de s’épanouir même s’il est difficile d’oublier ses origines. S’arracher au passé pour s’installer dans le présent n’est jamais chose facile.
Partout dans le monde, des réfugiés tentent d’atteindre un pays dont ils rêvaient. La plupart du temps, ils stagnent dans des enclos comme du bétail. On parle des camps de réfugiés. Ils ne savent pas ce qui les attend et ce que les militaires peuvent faire d’eux. Des centaines d’hommes et de femmes survivent ainsi dans une sorte de trou noir où ils doivent oublier leurs droits et leur dignité. Tous ont perdu la direction de leur vie et croupissent dans une prison simplement parce qu’ils ont commis le crime de venir d’ailleurs.
Ils ont eu le tort de naître dans un pays sous-développé, d’avoir subi des régimes sanguinaires où la grande majorité de la population n’arrivait jamais à vivre une vie décente et libre. Le nombre des réfugiés aurait dépassé les 60 millions d’individus l’an dernier et ne cesse d’augmenter.
Bien sûr, ces mouvements importants de populations provoquent des crises et des heurts. L’Europe est un exemple terrible. Il y a aussi les lubies d’un Donald Trump qui font fuir des gens vulnérables au Québec et au Canada. Partout, ces hommes et ces femmes cherchent une nouvelle terre pour améliorer leur sort et celui de leurs enfants. C’est comme ça que s’est faite la conquête de l’Amérique. Beaucoup de nouveaux arrivants aux États-Unis, au Canada et dans les pays d’Amérique du Sud n’arrivaient pas à manger à leur faim dans leur pays d’origine. Je pense aux Irlandais qui ont migré dans des conditions épouvantables. D’autres ont été déplacés de force. Les Noirs africains ont été vendus comme esclaves. L’un des plus grands crimes de l’humanité ! Il y aurait eu plus de cinq millions d’esclaves dans les Amériques et un peu plus de 600 000 seulement aux États-Unis. Et ce commerce infâme existe encore. On a fait les manchettes avec des cas récemment.

RÉFUGIÉS

Les migrations marquent l’histoire de l’humanité et elles sont souvent accompagnées par l’ostracisme, le racisme et l’exploitation. Marie-Célie Agnant imagine un réfugié dans un camp qui attend une lettre, la permission de franchir la barrière et de partir ailleurs pour enfin se forger un avenir.

Alors que je trouvais à des lieues de toi, j’avais ressenti cette peur que tu ne cachais pas, celle de tout laisser derrière toi pour aller rejoindre ta Mamusia, pour qui tu étais tout. Je te savais plein d’appréhensions, terrifié même, à l’idée de te retrouver dans un avion. Pour dissiper tes craintes, je t’exposais mes plans, te parlais de l’entreprise que nous allions faire grandir ensemble. J’avais tout fait pour te rassurer, en vain. « Le temps du vol n’est rien qu’un mauvais moment à passer », me disais-tu la veille, comme pour me rassurer à ton tour. (p.13)

Comment oublier les Indiens que l’on a refoulés dans des réserves, les privant de tout leur pays ? Ce sont nos camps de réfugiés et j’ai grandi tout près de Mashteuiatsh sans comprendre le drame de cette population.
Nous nous blessons au racisme, à l’intolérance, aux abus de pouvoir, aux viols et aux agressions en parlant des réfugiés. Tous quittent un pays pour ne pas être tués. Leurs villes et leurs villages ont été ravagés par des guerres qui ont tour rasé. Leur terre est devenue un charnier où il est impossible de vivre et de survivre, où il n’est plus imaginable de cultiver le sol contaminé par les bombes. La migration devient une question de vie et de mort. Le paradis qu’ils habitaient depuis des générations est maintenant un champ de cailloux après les bombardements et les folies des fanatiques. Des gens perdus, déracinés, isolés dans un pays étranger, incapables souvent de communiquer parce que personne ne parle leur langue. Un drame sans nom dont nous ne mesurons pas l’ampleur malgré tous les reportages. On s’attarde au corps d’un petit garçon retrouvé sur une plage, à des camps d’accueils, aux frontières qui se referment, mais rarement aux terribles difficultés que ces humains doivent affronter jour après jour.
Heureusement, des écrivains nous plongent dans la dérive d’un père qui n’arrive jamais à s’en sortir et se sacrifie pour que son fils ait une vie meilleure. Je pense à Niko de Dimitri Nasrallah qui décrit cette épouvantable réalité, un destin qui nous fait perdre toutes nos références.
Ils ont fui avec leurs vêtements et ils attendent, démunis, impuissants, espérant seulement avoir la permission de vivre comme des humains. Que dire des camps palestiniens où des enfants y naissent, grandissent et font des enfants à leur tour ? Ils ne connaîtront jamais un autre territoire que ces enclos où ils sont gardés à vue. C’est un destin à peine imaginable pour un Québécois qui fréquente les grands espaces et se permet toutes les escapades. Que dire de l’Innu qui voit son monde se recroqueviller aux limites de la réserve ?

EXPLOITATION

Et il y a toujours des gens sans âme qui réussissent à les exploiter et à leur soutirer le peu qu’ils ont. Lawrence Hill en fait une description plutôt troublante dans Le sans-papiers où une femme dirige un ghetto et exploite tout le monde. Elle s’est arrogé le droit de vie et de mort sur toute une population qui dépend d’elle et doit subir ses humeurs et ses fantaisies.
Caroline Vu décrit également cet univers sans pitié dans Palawan, son dernier roman, où des gens tentent par tous les moyens d’aider des Vietnamiens qui vivent en marge du monde, ne demandant qu’un peu d’espoir et un passeport pour la liberté.
Il y a aussi les nantis de ces pays qui ont dû fuir et qui trouvent refuge à l’étranger. Ils réussissent à se refaire un petit milieu et vivent dans un luxe désolant. Leurs enfants rêvent d’une société où il n’y a plus de frontières raciales.
C’est le cas de Sigrid qui pense vivre comme tous les jeunes, mais qui apprend brutalement qu’il existe des frontières qu’il n’est pas possible de franchir. Le racisme dans sa manifestation la plus horrible.

Cette histoire, qui n’en était pas une, avait fait le tour de l’île. Pour la punir — Joséphine prétendait que c’était pour la forcer à choisir —, on l’avait expédiée à New York. Cependant, depuis son arrivée, elle se sentait engagée dans un marathon insensé, vers un état de nudité dont elle découvrait à présent toute l’horreur. Engluée dans son brouillard, Sigrid sentit qu’on prenait son pouls ; des mains tâtaient son corps, devenu l’objet premier de la condamnation. Sous les draps rêches, elle se sentit frissonner, car elle était tellement nue ; nue dans son exil, nue dans sa peau, nue dans son cerveau farci d’horreurs depuis l’enfance, nue dans l’incommensurable bêtise du monde. (p.61-62)

D’autres s’installent et sont condamnés à faire des tâches peu valorisantes, mal payées. Une mère compte ses sous et travaille du matin au soir pour arriver à faire venir son fils au Canada. Le rêve se transforme en cauchemar dans la plus absurde des tragédies, sans que l’on sache vraiment ce qui a pu se produire. Peut-être tout simplement la crainte de l’autre qui est de plus en plus présente avec les attaques terroristes. Le monde des années 70, où il était possible de découvrir tous les pays, s’est refermé et est devenu dangereux. Plusieurs pays sont maintenant des terres interdites. La belle grande fraternité qui faisait danser les jeunes il y a cinquante ans n’aura pas duré bien longtemps.
Marie-Célie Agnant plaide pour les apatrides, les errants et les dépossédés de ce monde, les maudits de la terre. Je le répète. Ils sont plus de 60 millions à vivre dans des lieux où l’on aurait du mal à garder le bétail, à tourner dans des enclos boueux et poussiéreux, à espérer qu’un jour ils auront la chance de partir et de s’installer dans un vrai pays.

« Tu oublies que le monde, c’est aussi la Palestine. La Palestine, avec la dépossession qui n’en finit plus, les territoires volés, les morts que nul ne compte et dont personne ne se soucie. La Palestine, avec ses cris, ses enfants assassinés, ses larmes et cette misère innommable. N’est-ce pas toi qui nous as, depuis toujours, rabâché les oreilles avec cette situation que tu as toujours qualifiée d’ignoble ? » (p.70)

Un espoir qui s’use avec le temps et qui bien souvent, surtout quand la chance ne se manifeste pas, peut tourner à la violence. Les textes de Marie-Célie Agnant frappent fort, bouleversent, étonnent, même si on sait déjà que toutes ces situations existent et se perpétuent. Et il ne faut surtout pas rater L’attente, la dernière nouvelle. Un bijou de texte qui m’a retourné. Tout cela dans une langue riche, luxuriante qui subjugue littéralement.
Heureusement, la littérature a encore le pouvoir de dénoncer et de bousculer nos aveuglements. Cela a toujours été son rôle et elle doit continuer à montrer l’horreur pour faire changer les choses peut-être, du moins à allumer un peu de conscience et d’empathie dans l’esprit des lecteurs. Marie-Célie Agnant fait un travail de mémoire nécessaire. L’humanité a besoin de se souvenir, quoi qu'on dise.


NOUVELLES D’ICI, D’AILLEURS ET DE LÀ-BAS de MARIE-CÉLIE AGNANT, une publication des ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.


  
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