jeudi 2 novembre 2017

MATHIEU VILLENEUVE NOUS ENVOÛTE

MATHIEU VILLENEUVE entreprend un périple singulier dans Borealium tremens, une épopée où David Gagnon, après avoir hérité d’une terre abandonnée, tente de renouer avec ses ancêtres. Le personnage, dans ce roman baroque et hallucinant, se perd dans des chemins oubliés de son pays du Lac-Saint-Jean. La maison brûlée où il s’installe est insalubre et pleine d’artéfacts qui moisissent avec la mémoire collective. Un retour aux sources qui ne se fait pas sans périls. Un roman qui m’a particulièrement touché.

David Gagnon a tout quitté pour parcourir les routes de l’Amérique. Il voulait peut-être retrouver la pulsion qui poussait les explorateurs vers de nouveaux horizons, des peuples étranges et d’autres manières de secouer la réalité. Ce Nouveau Monde que l’on a saccagé. Les Autochtones ont payé chèrement dans leur corps et leur âme l’arrivée des envahisseurs européens.
Si le voyage tient hors du temps, arrive un moment où il faut défaire ses pas. Le retour n’est jamais facile pour celui qui a traversé le continent et est devenu un étranger sur les terres qui l’ont vu naître.
Je me suis retrouvé dans un univers familier avec Mathieu Villeneuve. Comme si je regagnais les espaces rêvés et connus du pays de La Doré. David Gagnon arpente le Lac-Saint-Jean, ce territoire que je n’ai cessé de visiter de toutes les manières d’écritures possibles depuis des dizaines d’années. J’y ai entendu comme un écho au Voyage d’Ulysse qui s’aventure dans un pays mythique et réel. Je voulais alors faire éclater le temps historique, plonger dans une époque où les frontières n’existent pas et jongler avec des mythes et des légendes.
La colonisation toute récente de ce coin du Québec a laissé des cicatrices un peu partout. Comme si les « faiseurs de terre » n’avaient pas eu le temps de marquer le territoire de façon durable.
J’ai pensé souvent aussi aux personnages de William Faulkner en m’avançant dans la fresque de Villeneuve, à ces hommes marqués par la guerre de Sécession qui ne savent que foncer à toute vitesse sur les routes du Sud des États-Unis pour surprendre la mort au premier tournant, boire jusqu’à l’hallucination.

REDÉCOUVRIR

Autant mon Ulysse est habité par une grande naïveté ou pureté, autant Gagnon est miné par un héritage de démences, d’alcoolisme et d’obsessions qui poussent souvent à la destruction.

De toute façon, Auguste n’aurait jamais pu compléter ses études. Disons qu’il lui manquait deux-trois boulons. D’abord, il n’avait aucune aptitude sociale. À part moi et les animaux de la ferme, personne ne voulait l’écouter. Une chance qu’il avait son violon… Il pouvait passer des heures enfermé dans sa chambre, à improviser des pièces impressionnantes, sans jamais se fatiguer. Enfin, c’était avant ses périodes de spleen chroniques. Il avait aussi une tendance à l’obsession. Quand une idée naissait dans son crâne, il était impossible de la lui faire oublier. Il relisait toujours les mêmes vieilles affaires : un livre de légendes amérindiennes, des journaux jaunis, un missel - il disait qu’il avait appartenu à Maria Chapdelaine en personne-, des traités d’astrophysique et de mathématiques, des cartes de la région, des manuels de mécanique. (p.39)

Un incendie a rongé les murs et les cloisons de la maison ancestrale. La pluie s’infiltre partout. Les idées de David s’égarent dans des visions éthyliques où il rêve du Grand Livre qui va secouer les assises du monde. Une maison pleine d’objets, de livres, d’écrits, de photographies, de vêtements qui témoignent d’un passé récent et ancien. Il y a surtout le journal d’Auguste.
L’héritier s’installe dans une sorte de musée familial, l’antre d’Auguste qui distillait des quantités d’alcool phénoménales et qui a laissé un testament que David entreprend d’apprivoiser. Il découvre Marie Bouchard, la reine-métisse qui a régenté tout le pays.

QUÊTE

David reçoit l’aide de son frère Alexis et de Lianah, une femme qu’il a aimée avant de partir dans le vaste monde pour échapper à la folie héréditaire peut-être, qu’il aime encore. Un amour impossible. Le temps a creusé un fossé entre eux.
David veut surtout à écrire le texte fondateur, la Bible qui fera le lien entre les ancêtres et lui, donnera un sens à sa vie et peut-être aussi à ceux qui ont risqué leur corps et leur intelligence dans l’aventure de la colonisation.

— C’est aussi pour écrire un roman que je pars, mon oncle. Ça va s’appeler Borealium tremens. C’est l’histoire d’un gars qui décide de s’installer sur les lots de ses ancêtres pour retaper une baraque en ruine pis vivre d’une terre inculte. Mais je peux pas vous parler du dénouement… Ça s’est jamais vu dans l’histoire de la littérature saguenéenne. Le rêve de mon personnage, justement, c’est de la marquer au fer rouge, cette littérature-là. Il veut qu’on donne son nom à une MRC, à une école, à une rue principale. Il veut qu’on se souvienne toujours de lui. (p.63)

Écrire un nouvel Évangile n’est pas chose facile quand on s’imbibe d’alcool et de drogues. Comment être à la hauteur de Marie Bouchard qui régnait sans partage sur ce coin de terre, d’Auguste qui cherchait à renverser l’ordre des choses ? Pourquoi cette grandeur, cet avenir démesuré s’est-il ratatiné pour ne laisser qu’une maison ouverte aux quatre saisons, des artéfacts que la pourriture gagne peu à peu ?

OBSESSIONS

Le roman de Mathieu Villeneuve tend un fil entre des légendes et l’histoire récente. Je pense encore à mon Voyage d’Ulysse où je bascule du côté du mythe et du conte pour me faufiler entre le réel et l’inventé, le possible et l’imaginaire, la culture millénaire des Innus et celle des Blancs.
Contrairement à Mathieu Villeneuve, je bascule du côté de l’épopée, m’accrochant à L’odyssée d’Homère, l’un des grands textes fondateurs de l’humanité, pour ne pas basculer dans les volutes du rêve.
L’aventure de Villeneuve s’avère particulièrement périlleuse. David, malgré ses efforts, n’arrive pas à contrer sa dépendance à l’alcool et aux drogues. Comment faire naître la légende, le mythe dans un tel état ? Il rêve d’un geste d’éclat, de tout recommencer. Si Auguste a échoué, il doit réussir.
Villeneuve suit un personnage qui se lance frénétiquement sur des chemins sans issues, s’attarde dans des lieux qui deviennent magiques quand il a pris de la cocaïne ou vidé toutes les bouteilles. Un clin d’œil peut-être à Jack Kerouac qui n’a cessé de parcourir le continent, filant derrière une ombre et un rêve inatteignable. Il voulait peut-être échapper à sa naissance, mais elle le rattrapait chaque matin quand le soleil le retrouvait.

— Là, on fait mon tour du lac à moé. Pas les niaiseries de Véloroute des Bleuets, pas une affaire de lambineux qui fait la route du fromage cheddar sans se déboucher une seule bière de toute le voyage. Non, un vrai tour du Lac : en pleine nuite, en passant par les petites routes qui sont même pas sur les cartes touristiques, en arrêtant dans toutes les paroisses où c’est qu’y a un bar, une taverne, un feu, n’importe où où c’est qu’on peut boire pis sniffer. Pis y est pas question qu’on arrête pas à une paroisse, on les fait toutes : Girardville, Sainte-Hedwidge, Notre-Dame-de-Lorette… (p.166)

Le récit part dans toutes les directions, comme si l’écriture explosait ou implosait. Comme si David devait mourir à soi pour renaître comme un certain Jésus de Nazareth. Personne ne peut l’accompagner dans cette quête qui a rendu Auguste fou. Comment effacer les erreurs, les gaucheries qui ont saccagé le pays, comment retrouver le temps d’avant la construction des grands barrages ? Il faut tout faire sauter, comme Auguste l’a imaginé, retrouver la terre sacrée d’avant, quand tous les rêves étaient possibles, quand Marie Bouchard pouvait vivre en reine.

PARENTÉ

Une quête étrange qui ne peut déboucher que sur la mort et la destruction dans un pays qui n’est toujours pas un pays comme l’écrit si justement Victor-Lévy Beaulieu. David le sait, mais il ne peut s’empêcher de tenter l’impossible.
J’aime ce roman qui veut échapper à toutes les balises et secouer l’imaginaire, ce texte échevelé qui témoigne peut-être du plus grand échec qui puisse frapper une nation.

Chaque rang porte sa masse d’accidents niaiseux, de malheurs enfouis, de caves jamais cimentées et de greniers qu’on ne visite plus, même plus pour chasser les souvenirs, parce qu’on ne sait plus quoi se rappeler et qu’il n’y a plus personne pour le faire. Chaque maison a embaumé ses vivants et veillé ses morts. Même enterrés au village, ils n’ont jamais quitté leurs lots. Et maintenant, ils revenaient pour moi. Ou plutôt, moi j’allais vers eux. (p.214)

Un roman bouleversant qui balafre le territoire, de La Doré à Alma, passant par Péribonka et Sainte-Monique et encore nombre de paroisses quasi oubliées. Un texte puissant, envoûtant.
David devient une sorte de Messie qui tente de comprendre ses ancêtres tarés et obsédés, un chevalier à la Triste Figure qui n’arrive plus à faire la part entre le réel et l’imaginaire.
J’ai lu Borealium tremens dans une sorte de transe qui me ramenait constamment à ma démarche d’écriture, celle que je secoue tous les jours depuis presque cinquante ans, cette quête de l’être qui ne cesse de s’imposer et de me glisser entre les doigts dans ce pays du Lac-Saint-Jean où tout est démesure.


BOREALIUM TREMENS de MATHIEU VILLENEUVE est paru à la maison d’édition LA PEUPLADE.  



jeudi 26 octobre 2017

STÉPHANE LEDIEN HANTE DES LIEUX


STÉPHANE LEDIEN, dans Des trains y passent encore, mélange habilement le conte, les légendes et la nouvelle. Tout tourne autour du Tracel de Cap-Rouge, une construction qui fascine l’écrivain et lui permet de s’aventurer dans des histoires à faire frémir. De quoi empêcher de fermer l’œil pendant une nuit au lecteur impressionnable que je suis. Ce Tracel coupe le ciel et semble permettre de filer dans une autre dimension. Il n’en fallait pas plus pour secouer un monde familier et imaginaire.

C’est sombre. C’est souvent étrange. J’ai eu du mal à reconnaître l’écrivain qui racontait ses tribulations au Québec dans Un Parisien au pays des pingouins. Il semble s’être bien adapté à son nouveau pays et voici qu’il explore la désespérance des humains dans une douzaine de nouvelles, s’attarde dans un lieu qui permet de voyager dans le temps et l’espace. Les hommes, c’est connu, aiment confronter les lois de la nature pour s’évader de la vie ordinaire, échapper à l’indifférence et surtout, peut-être, à un anonymat qui peut devenir terriblement lourd à porter.
Voici un cocktail d’obsessions et de peurs, de pulsions et de bravades qui se manifestent dans certaines circonstances, surtout quand les humains font la fête et s’étourdissent dans l’alcool et les blagues. L’expression québécoise « se conter des peurs » définit bien ici le travail de Stéphane Ledien.

Depuis plus de cent ans, le Tracel de Cap-Rouge se dresse avec majesté. Tel que je l’imagine, il assiste, omniscient, à l’inexorable déroulement de nos vies. Chaque matin, je l’admire et le laisse me surprendre. Me suspendre à des fables imaginaires auxquelles se mêlent du vécu, du vrai, du faux et des faits divers. Lorsque des trains y passent, de jour, de nuit, des rêves s’y accrochent en passant, à l’instar des vagabonds d’autrefois. Sa voie est une percée vers l’Ouest d’antan. Vers les voyages et les mystères. Vers la grande et les petites histoires. (p.13)

Une tribu indienne se bute à une sorte de filet qui semble surgir de la brume pour les précipiter dans la mort. Peut-être que Ledien, dans cette allégorie, illustre le sort qui attendait les nations indiennes avec l’arrivée des Blancs. Une vision qui les plonge dans un temps où ils n’ont plus de place.

Soudain, une forme apparut. Gigantesque, ajourée comme un filet de pêche ou ces tissus usés que l’on regarde de trop près. Bordée de noir, la colossale disposition de motifs se découpait droit devant eux. Tous s’immobilisèrent, prudents. « Iouskeha ?  » Après s’être emparé de leur regard, le doute se répandait dans leur voix. Mais l’apparition n’avait rien du Grand Esprit. Sahale le ressentit au plus profond de lui-même : il n’y percevait la présence d’aucun animal. L’espace d’un instant, la chose lui fait vaguement penser à un myriapode, un corps long et plat pourvu d’innombrables pattes fines ou striées. (p.34)

Voilà qui devient inquiétant. La mort rôde dans cet endroit et peut bondir d’un moment à l’autre. Des fantômes n’arrivent pas à s’éloigner, comme ce vieil Indien ensanglanté, que Ledien semble seul à remarquer. C’est certainement le rôle de l’écrivain que de voir ce que les autres arrivent mal à distinguer.
Et j’aime croire que malgré toutes nos connaissances et nos certitudes, il reste des zones d’ombres, des phénomènes qui échappent à toutes les explications logiques. J’aime quand toutes les dimensions de la vie se mélangent.

HISTOIRE

Les conteurs aiment convoquer les diables et les êtres maléfiques, se plaisent à faire peur et à effaroucher les âmes sensibles. Alain Gagnon, cet écrivain trop tôt en allée, démontrait très bien dans ses ouvrages que certains endroits agissent comme des points d’acupuncture et permettent aux humains de passer d’une dimension à l’autre, de libérer des forces qui peuvent terroriser toute une population. Des peurs qu’il faut apprivoiser et comprendre, que l’humain finit toujours par terrasser. Le réel n’est pas ce que l’on voit ou ce que l’on peut imaginer. C’est peut-être tout cela ensemble ou quelque chose de plus encore.
L’écrivain américain Paul Auster a souvent misé sur ces possibilités. Beaucoup de ses personnages basculent dans une autre vie en poussant une porte ou en empruntant une route de campagne. Chez lui, certains lieux sont comme des couloirs qui permettent d’échapper à la linéarité du temps et vous poussent dans une autre dimension.
Ledien a l’art de créer des ambiances un peu troubles et d’installer une sorte de tension palpable. Ce Tracel agit comme catalyseur. Des jeunes s’y regroupent pour faire la fête ou encore pour se lancer des défis. Ils veulent prouver qu’ils sont capables de dompter les forces de la nature et surtout vaincre leur peur.

Étienne, le costaud de la bande, leur raconte comment un jeune de leur école secondaire s’est tué en grimpant sur le troisième pilier, plus loin dans la vallée.
— Il niaisait, pis il a gagé qu’il pourrait monter jusque sur les rails. Il avait pas mal bu, faque, en escaladant, il a glissé pis il s’est pitché en bas.
Les autre sacrent, rigolent, poussent des « hou ! » énergiques.
— Tu racontes n’importe quoi ! lance soudain Jean-Jacques. Je connais bien son frère, à ce gars-là. C’était pas un accident. Il l’a fait exprès. Paraît qu’il voulait mourir, à cause d’une fille qui venait de le crisser là. (p.55)

Un lieu idéal pour mettre fin à sa désespérance et au mal de vivre. Le pont Jacques-Cartier à Montréal exerce un attrait semblable pour les désespérés.

PEURS

J’avoue que je n’aime pas tellement la littérature à frissons. Je ne suis pas un admirateur de Stephen King ou de Patrick Sénécal même si j’adore les contes et les légendes. J’évite la plupart du temps les scènes d’horreurs, les massacres, la description des morts violentes. Ledien a le bon goût de ne pas basculer dans cette sorte de réalisme morbide où le sang coule à flots.
Et quant à l’horreur, la réalité politique dépasse à peu près tout ce qu’un écrivain peut inventer. Il n’y a qu’à penser aux attentats qui transforment des camions en bombes, à ces massacres où les tueurs font preuve d’une imagination morbide pour faire le plus grand nombre de victimes. J’aime quand Stéphane Ledien s’attarde à certaines scènes tendres comme dans Arrière, arrière-saison où il préfère les petites touches aux grands traits. C’est subtil et plein de finesse.

La sagesse l’avait gagné. La maladie aussi. En novembre, le vent fit ses offices. Le chêne garda ses ramages ; Pépé mourut de son grand âge. Et quand vint le printemps et que la maison fut vendue, on enterra au pied de l’arbre les cendres du vieil homme. Telles avaient été ses dernières volontés. On raconte, depuis lors, que le chêne endeuillé est le premier à s’effeuiller quand l’automne surgit dans ces contrées. (p.78)

Une belle façon de mélanger les époques, les légendes et de secouer les craintes qui ont peuplé l’enfance de tous les petits garçons et toutes les petites filles. Peut-être que, malgré tout, j’aime parfois avoir peur, effleurer certaines craintes qui ont toujours eu la part belle dans mon enfance. Il suffit de lire la série Contes et légendes publiées aux Éditions Trois-Pistoles pour prendre conscience que l’imaginaire et les histoires font partie du vécu de tous les humains et que c’est là le mortier de toute culture.
Stéphane Ledien fait hésiter souvent devant notre réalité et parvient imperceptiblement à changer notre regard. L’écrivain est là pour nous faire voir le monde autrement et peut-être pour nous répéter que les peurs, les légendes survivent, s’imposent malgré tous les étourdissements médiatiques et les certitudes qui habitent le monde de maintenant.
Des textes efficaces, une belle unité, un imaginaire riche et particulièrement fertile d’un écrivain qui sait surprendre et voir autrement.


DES TRAINS Y PASSENT ENCORE de STÉPHANE LEDIEN, nouvelles parues chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


http://www.levesqueediteur.com/des_trains.php

mercredi 18 octobre 2017

LISE TREMBLAY DÉRANGE ENCORE


LISE TREMBLAY revient à ses thèmes de prédilections dans L’habitude des bêtes, un roman qui nous entraîne dans un village du Québec marqué par les saisons, particulièrement par le temps de la chasse. À l’automne, les hommes deviennent frénétiques et dangereux. Ils ne retrouvent leur vie normale qu’après avoir traqué l’orignal et abattu la bête mythique. Cette année-là, rien n’est pareil. Des loups sont aperçus ici et là. Même près des maisons. Les chasseurs s'inquiètent, surtout Stan Boileau qui veut éliminer ces bêtes maléfiques. On prévoit un carnage. Les agents de la faune se démènent. En plus, les orignaux deviennent fous et foncent sur les gens en pleine rue. La tique s’attaque aux cheptels et rend les bêtes démentes.

Quel bonheur que d’ouvrir un nouveau roman de Lise Tremblay ! Encore une fois, elle me permet de parcourir un univers que je crois bien connaître. Ce fut le cas dans ses ouvrages La Héronnière et La sœur de Judith. Toutes ses publications en fait. Une sorte d’exploration de la mythologie du village, de la campagne, de ses tabous, de ses pulsions, surtout des silences qui recouvrent certains agissements. Ça peut aller jusqu’à l’absurde comme dans La Héronnière.
Les hommes s’excitent. La présence des loups dans les forêts avoisinantes inquiète. Tous les regards se tournent vers Stan Boileau qui impose ses vues depuis toujours dans le village. Les agents de la faune, surtout Patrice, le neveu de Rémi, ne peuvent fermer les yeux et font tout pour empêcher le carnage.
L’étranger, même s’il est là depuis des années, est condamné à être spectateur. Il ne peut rien dire, rien faire. C’est le cas de Talbot, un dentiste qui a décroché et qui vit dans son chalet au bord du lac avec son vieux chien Dan. Rémi, son homme à tout faire, est le baromètre, celui qui lui permet de saisir le pouls du village.

Les touristes, c’est la bête noire de Rémi. C’est de l’ordre de l’instinct. Rémi n’aime pas les étrangers, tous les étrangers. Les étrangers de Montréal, de Québec, de la ville d’à côté. Il ne fait pas de différence, Noirs, Asiatiques, Blancs, s’ils ne sont pas nés au village, ils sont étrangers. Je fais aussi partie des étrangers. Il ne manque jamais une occasion de me le dire. (p.19)

C’est là que Lise Tremblay s’impose. L’écrivaine a l’art de fouiller dans des pulsions que les gens de la campagne n’aiment pas voir étaler sur la place publique. Une forme de fatalité qui impose une ligne à suivre. Et les écrivains, justement, sont là pour dire ce que tout le monde veut taire.

CHASSE

La chasse réveille tous les mâles et ils deviennent comme fous, emportés par la fièvre. Un instinct les pousse dans la forêt, sur les traces de l’orignal, à confronter souvent un autre chasseur. Ces affrontements peuvent tourner au drame. Il y a toujours des cas de folie qui sont signalés, des agressions, des menaces de mort.
J’ai toujours hésité à courir dans la forêt pendant cette période même si c’est le plus beau moment pour le faire. Parce que je tombais inévitablement sur un chasseur qui circulait sur un tout-terrain, une bière entre les cuisses, l’arme chargée sur les guidons. Même tôt le matin. Surtout le matin. Les lois n’existent plus alors. Quand je m’aventurais dans les sentiers du centre de ski de fond Le Norvégien, je croisais inévitablement le même chasseur. En habit de combat, arme à la main, il faisait peur. Je résistais, par orgueil de mâle peut-être, pour ne pas lui abandonner un territoire qui était aussi le mien. J’avais le droit à la forêt et rien ne me faisait plus plaisir que de lever une ou deux perdrix avant de le voir s’avancer en haut d’une colline. Des vies sauvées que je me disais.
Lise Tremblay plonge dans cette période de frénésie. Rien de spectaculaire cependant, pas de fusillade entre deux chasseurs. C’est plus subtil. C’est toujours le non-dit chez Lise Tremblay qui s’impose.

Mina a compris que Lucille était aux abois. Elle l’avait rarement vue comme ça. Lucille a peur. Elle a peur à cause de la gang d’en bas. Pendant la chasse, ils deviennent fous. Mina m’a demandé ce que j’en pensais, je ne savais pas trop, j’ai appris il y a longtemps à ne pas me mêler de ce qui se passe au village. Ils sont comme les loups, ils vivent en meute et se protègent. Ils peuvent s’entre-tuer, mais ne t’avise pas d’intervenir, même la victime va se retourner contre toi. (p-47)

Les pulsions que les mâles étouffent en temps normal s’expriment. Un désir de mort, de sang, la traque de la grosse bête pour l’abattre, défiler avec le trophée sur le nez de son camion. Tous ceux qui viennent pour « tuer » ne semblent plus se contrôler. Ils deviennent des envahisseurs et ceux qui n’ont pas une histoire qui remonte à la fondation du village doivent se taire. Ils n’ont pas droit de parole.

TERRITOIRES

Les loups envahissent le territoire des chasseurs et s’en prennent aux orignaux. Stan Boileau va leur régler leur cas. Tous attendent, surveillent.
Peut-être que les humains détestent les loups parce que ces bêtes ont les mêmes instincts qu’eux, les mêmes comportements. Il y a le mâle dominant et les autres doivent montrer patte blanche.
La confrontation est inévitable entre Boileau et Patrice, le jeune agent de la faune qui tient tête au vieux mâle alpha. Tous prévoient un bain de sang. Particulièrement Rémi qui a toujours cédé devant Boileau. Comme si les dominés souhaitaient cette empoignade.
Lise Tremblay nous entraîne aussi dans des histoires parallèles. La fille de Talbot, Carole, se fait opérer pour enlever tout ce qui dépasse. Elle n’a jamais voulu du corps d’une femme. Il y a Dan, le vieux chien qui est au bout de sa vie. Mina, la vieille têtue, s’isole dans son chalet près du lac. Talbot lui rend visite tous les jours. Une amitié, des rencontres qui lui permettent de comprendre ce qui l’attend quand l’âge va prendre le dessus.
J’aime ces romans qui semblent s’éparpiller et qui finissent par n’emprunter qu’un seul sentier. Lise Tremblay est particulièrement habile dans cet art de nous lancer dans des directions opposées pour mieux nous raccrocher.

Pendant le reste de la journée, j’ai beaucoup pensé à Boileau, à son aplomb. Il y avait dans sa façon de se tenir une sorte d’assurance qui faisait peur, on n’avait pas envie de se mettre en travers de son chemin. Je suis sorti comme d’habitude et lorsque je suis revenu vers cinq heures, son camion avait disparu. (p.86)

Rémi, celui qui sait si bien comprendre les humains et les bêtes, a du mal à tenir en place. Dan meurt, au bout de ses forces. Mina se retrouve à l’hôpital. Elle ne peut se relever comme elle l’a fait si souvent. Elle est au bout de son parcours. C’est ça aussi la vie.
Lise Tremblay a l’idée formidable de ne pas boucler son récit. Je suis resté sur un pied, en attente, sans trop savoir. Il ne peut y avoir de gagnants quand on affronte des peurs ataviques, des instincts qui viennent de la nuit des temps. Tout est toujours à recommencer.

Pendant que Patrice me parlait, j’ai pensé qu’il allait gagner. Il allait gagner parce qu’il était jeune et que Stan Boileau était vieux. Et que les vieux perdent toujours. C’est dans l’ordre des choses. (p.155)

L’écrivaine ne cesse de bousculer les milieux fermés que sont les villages depuis la parution de L’hiver de pluie. Un monde déchiré entre la tradition et la modernité. Et il y a ceux qui viennent d’ailleurs, qui n’arrivent jamais à se faire une place. On le voit particulièrement dans La Héronnière.
J’ai aimé parcourir mon monde et le sien, ce monde civilisé qui peut devenir barbare quand on secoue des manières de voir et de penser. Je le sais parce que je reste un étranger dans mon village d’adoption. Je suis un Talbot qui se mêle de ses affaires devant le grand lac même si je suis là depuis plus de vingt ans.
Une écriture lisse et maîtrisée, une partition où pas un mot ne dépasse. Une œuvre forte, sentie. Lise Tremblay n’arrive jamais à me décevoir.


L’HABITUDE DES BÊTES de LISE TREMBLAY, roman paru chez BORÉAL ÉDITEUR.


                                                                                                                                         
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/habitude-des-betes-2572.html