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mercredi 18 octobre 2017

LISE TREMBLAY DÉRANGE ENCORE


LISE TREMBLAY revient à ses thèmes de prédilections dans L’habitude des bêtes, un roman qui nous entraîne dans un village du Québec marqué par les saisons, particulièrement par le temps de la chasse. À l’automne, les hommes deviennent frénétiques et dangereux. Ils ne retrouvent leur vie normale qu’après avoir traqué l’orignal et abattu la bête mythique. Cette année-là, rien n’est pareil. Des loups sont aperçus ici et là. Même près des maisons. Les chasseurs s'inquiètent, surtout Stan Boileau qui veut éliminer ces bêtes maléfiques. On prévoit un carnage. Les agents de la faune se démènent. En plus, les orignaux deviennent fous et foncent sur les gens en pleine rue. La tique s’attaque aux cheptels et rend les bêtes démentes.

Quel bonheur que d’ouvrir un nouveau roman de Lise Tremblay ! Encore une fois, elle me permet de parcourir un univers que je crois bien connaître. Ce fut le cas dans ses ouvrages La Héronnière et La sœur de Judith. Toutes ses publications en fait. Une sorte d’exploration de la mythologie du village, de la campagne, de ses tabous, de ses pulsions, surtout des silences qui recouvrent certains agissements. Ça peut aller jusqu’à l’absurde comme dans La Héronnière.
Les hommes s’excitent. La présence des loups dans les forêts avoisinantes inquiète. Tous les regards se tournent vers Stan Boileau qui impose ses vues depuis toujours dans le village. Les agents de la faune, surtout Patrice, le neveu de Rémi, ne peuvent fermer les yeux et font tout pour empêcher le carnage.
L’étranger, même s’il est là depuis des années, est condamné à être spectateur. Il ne peut rien dire, rien faire. C’est le cas de Talbot, un dentiste qui a décroché et qui vit dans son chalet au bord du lac avec son vieux chien Dan. Rémi, son homme à tout faire, est le baromètre, celui qui lui permet de saisir le pouls du village.

Les touristes, c’est la bête noire de Rémi. C’est de l’ordre de l’instinct. Rémi n’aime pas les étrangers, tous les étrangers. Les étrangers de Montréal, de Québec, de la ville d’à côté. Il ne fait pas de différence, Noirs, Asiatiques, Blancs, s’ils ne sont pas nés au village, ils sont étrangers. Je fais aussi partie des étrangers. Il ne manque jamais une occasion de me le dire. (p.19)

C’est là que Lise Tremblay s’impose. L’écrivaine a l’art de fouiller dans des pulsions que les gens de la campagne n’aiment pas voir étaler sur la place publique. Une forme de fatalité qui impose une ligne à suivre. Et les écrivains, justement, sont là pour dire ce que tout le monde veut taire.

CHASSE

La chasse réveille tous les mâles et ils deviennent comme fous, emportés par la fièvre. Un instinct les pousse dans la forêt, sur les traces de l’orignal, à confronter souvent un autre chasseur. Ces affrontements peuvent tourner au drame. Il y a toujours des cas de folie qui sont signalés, des agressions, des menaces de mort.
J’ai toujours hésité à courir dans la forêt pendant cette période même si c’est le plus beau moment pour le faire. Parce que je tombais inévitablement sur un chasseur qui circulait sur un tout-terrain, une bière entre les cuisses, l’arme chargée sur les guidons. Même tôt le matin. Surtout le matin. Les lois n’existent plus alors. Quand je m’aventurais dans les sentiers du centre de ski de fond Le Norvégien, je croisais inévitablement le même chasseur. En habit de combat, arme à la main, il faisait peur. Je résistais, par orgueil de mâle peut-être, pour ne pas lui abandonner un territoire qui était aussi le mien. J’avais le droit à la forêt et rien ne me faisait plus plaisir que de lever une ou deux perdrix avant de le voir s’avancer en haut d’une colline. Des vies sauvées que je me disais.
Lise Tremblay plonge dans cette période de frénésie. Rien de spectaculaire cependant, pas de fusillade entre deux chasseurs. C’est plus subtil. C’est toujours le non-dit chez Lise Tremblay qui s’impose.

Mina a compris que Lucille était aux abois. Elle l’avait rarement vue comme ça. Lucille a peur. Elle a peur à cause de la gang d’en bas. Pendant la chasse, ils deviennent fous. Mina m’a demandé ce que j’en pensais, je ne savais pas trop, j’ai appris il y a longtemps à ne pas me mêler de ce qui se passe au village. Ils sont comme les loups, ils vivent en meute et se protègent. Ils peuvent s’entre-tuer, mais ne t’avise pas d’intervenir, même la victime va se retourner contre toi. (p-47)

Les pulsions que les mâles étouffent en temps normal s’expriment. Un désir de mort, de sang, la traque de la grosse bête pour l’abattre, défiler avec le trophée sur le nez de son camion. Tous ceux qui viennent pour « tuer » ne semblent plus se contrôler. Ils deviennent des envahisseurs et ceux qui n’ont pas une histoire qui remonte à la fondation du village doivent se taire. Ils n’ont pas droit de parole.

TERRITOIRES

Les loups envahissent le territoire des chasseurs et s’en prennent aux orignaux. Stan Boileau va leur régler leur cas. Tous attendent, surveillent.
Peut-être que les humains détestent les loups parce que ces bêtes ont les mêmes instincts qu’eux, les mêmes comportements. Il y a le mâle dominant et les autres doivent montrer patte blanche.
La confrontation est inévitable entre Boileau et Patrice, le jeune agent de la faune qui tient tête au vieux mâle alpha. Tous prévoient un bain de sang. Particulièrement Rémi qui a toujours cédé devant Boileau. Comme si les dominés souhaitaient cette empoignade.
Lise Tremblay nous entraîne aussi dans des histoires parallèles. La fille de Talbot, Carole, se fait opérer pour enlever tout ce qui dépasse. Elle n’a jamais voulu du corps d’une femme. Il y a Dan, le vieux chien qui est au bout de sa vie. Mina, la vieille têtue, s’isole dans son chalet près du lac. Talbot lui rend visite tous les jours. Une amitié, des rencontres qui lui permettent de comprendre ce qui l’attend quand l’âge va prendre le dessus.
J’aime ces romans qui semblent s’éparpiller et qui finissent par n’emprunter qu’un seul sentier. Lise Tremblay est particulièrement habile dans cet art de nous lancer dans des directions opposées pour mieux nous raccrocher.

Pendant le reste de la journée, j’ai beaucoup pensé à Boileau, à son aplomb. Il y avait dans sa façon de se tenir une sorte d’assurance qui faisait peur, on n’avait pas envie de se mettre en travers de son chemin. Je suis sorti comme d’habitude et lorsque je suis revenu vers cinq heures, son camion avait disparu. (p.86)

Rémi, celui qui sait si bien comprendre les humains et les bêtes, a du mal à tenir en place. Dan meurt, au bout de ses forces. Mina se retrouve à l’hôpital. Elle ne peut se relever comme elle l’a fait si souvent. Elle est au bout de son parcours. C’est ça aussi la vie.
Lise Tremblay a l’idée formidable de ne pas boucler son récit. Je suis resté sur un pied, en attente, sans trop savoir. Il ne peut y avoir de gagnants quand on affronte des peurs ataviques, des instincts qui viennent de la nuit des temps. Tout est toujours à recommencer.

Pendant que Patrice me parlait, j’ai pensé qu’il allait gagner. Il allait gagner parce qu’il était jeune et que Stan Boileau était vieux. Et que les vieux perdent toujours. C’est dans l’ordre des choses. (p.155)

L’écrivaine ne cesse de bousculer les milieux fermés que sont les villages depuis la parution de L’hiver de pluie. Un monde déchiré entre la tradition et la modernité. Et il y a ceux qui viennent d’ailleurs, qui n’arrivent jamais à se faire une place. On le voit particulièrement dans La Héronnière.
J’ai aimé parcourir mon monde et le sien, ce monde civilisé qui peut devenir barbare quand on secoue des manières de voir et de penser. Je le sais parce que je reste un étranger dans mon village d’adoption. Je suis un Talbot qui se mêle de ses affaires devant le grand lac même si je suis là depuis plus de vingt ans.
Une écriture lisse et maîtrisée, une partition où pas un mot ne dépasse. Une œuvre forte, sentie. Lise Tremblay n’arrive jamais à me décevoir.


L’HABITUDE DES BÊTES de LISE TREMBLAY, roman paru chez BORÉAL ÉDITEUR.


                                                                                                                                         
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/habitude-des-betes-2572.html

jeudi 12 octobre 2017

MARJOLAINE BOUCHARD SUBJUGUE

MARJOLAINE BOUCHARD, après avoir fréquenté des personnages historiques, décide de faire confiance à son imaginaire en plongeant dans une période récente du Québec, soit celle précédant la Révolution tranquille. Elle nous entraîne à l’intérieur des murs d’un couvent, celui des sœurs du Bon-Conseil de Chicoutimi. Un lieu qui va rappeler bien des souvenirs à des femmes d’une certaine génération qui ont hanté ces salles de classe pendant des années avant de devenir institutrices. Je pense notamment à Nicole Houde qui a sillonné les couloirs de ce couvent sans pour autant arriver à être « maîtresse d’école ». Une période où la religion enrobe les moindres gestes et se fait omniprésente dans les enseignements des matières scolaires. Qui oserait de nos jours commencer un cours par une prière ?

Je ne suis pas un lecteur de romans historiques. J’ai souvent l’impression de lire à peu près le même ouvrage. C’est trop souvent fait rapidement et les auteurs s’enfoncent avec une complaisance étonnante dans les clichés. C’est peut-être pourquoi j’ai pris du temps à m’aventurer dans Les portes du couvent de Marjolaine Bouchard même si j’ai tout lu de cette écrivaine.Je n’ai jamais été un admirateur de Michel David, encore moins de Daniel Lessard. Un réflexe, des préjugés, peut-être… 
Et j’avais de bonnes raisons pour me tenir un peu loin. J’ai passé un été à lire comme un forcené. Être membre d’un jury littéraire important a ses exigences. 
J’ai toujours eu du plaisir pourtant à lire Marjolaine Bouchard et quand est paru le deuxième tome de son triptyque, je ne pouvais plus me désister. J’ai pris une grande respiration avant de plonger.
Pendant plusieurs pages j’ai boudé un peu. Un entêtement, un désir de ne pas aimer ce genre d’ouvrage. Celui ou celle qui suivent mes chroniques savent que j’aime les romans où l’on doit travailler souvent pour comprendre où veut nous entraîner l’auteur. Surtout, j’aime une écriture qui me secoue et qui me fait me demander dans quelle embarcation je viens de monter. J’ai cherché à trouver des défauts à ce texte. Une écriture un peu convenue, de longues descriptions, des répétitions souvent. Tout pour ne pas suivre sœur Irène aux Escoumins et la petite Flora qui survit à la perte de sa famille.
Peu à peu, Marjolaine Bouchard a eu le dessus. La vlimeuse a réussi à faire tomber toutes mes résistances et à me mener par le bout du nez. Je me suis surpris à me passionner pour le quotidien d’une fillette qui commence sa scolarité et celle d’une religieuse qui enseigne la musique.

AVENTURE

Joseph-Albert Blackburn a un faible pour la bouteille même s’il fait des efforts pour sortir sa famille de la misère. Un séducteur qui a fait tourner les têtes dans sa jeunesse, un homme qui se décourage souvent, bat sa femme et la laissera handicapée. L’incendie de la maison familiale emporte toutes les sœurs de Flora qui se retrouve chez son oncle et sa tante. Le père s’est volatilisé après le drame tout comme son fils Julien qui promettait à sa petite soeur de former un cirque et de partir à la conquête du monde.

Il s’installe d’abord à cinq pas de la silhouette, écarte un peu les jambes, en plaçant le pied droit derrière. Il empoigne fermement un couteau par le manche et le lance. Sans que ses pieds ne bougent, tout son corps s’engage vers la cible. Le poignard file en exécutant un tour sur lui-même et toc ! la lame se pique non loin de la tête dessinée. Un autre couteau suit rapidement et se plante, cette fois, près de la cuisse. Puis un troisième ne tarde pas à se ficher près de l’épaule. Flora observe, les yeux ronds, pendant que Julien récupère ses lames pour recommencer les manœuvres, aussi vite, aussi précis. Après cette démonstration, il explique : il prépare un numéro d’envergure, un grand spectacle dont les gens raffoleront. Cependant, il lui faut davantage de couteaux, de l’équipement plus sophistiqué, entre autres une grande cible tournante sur laquelle il placera une partenaire. (p.78)
Tout le monde a le sens du spectacle dans la famille Blackburn. Peut-être un héritage du père qui a chanté dans un groupe pendant sa jeunesse et de la mère Marie-Alice qui joue du piano et chante avec une justesse étonnante.

COUVENT

 Flora possède une voix d’ange que sœur Irène voit s’épanouir avec plaisir. Cela n’empêche pas la jeune fille de rêver au retour de son frère, de vouloir partir sur les routes, d’attirer les regards des spectateurs. Elle possède aussi une imagination fertile et raconte des histoires qui captivent tout le monde. Le réel se transforme, même les pires drames de sa famille, quand elle se lance. Une fabulatrice formidable.
Marjolaine Bouchard a le sens du rebondissement. Bien sûr le genre veut cela, mais on se laisse prendre par les petites intrigues, les chagrins, les conflits qui ne manquent jamais dans un couvent. La petite fille rêveuse qui enjôle tout le monde avec sa voix d’ange ne peut que séduire. Elle peut aussi mentir. Elle apprend curieusement que le mensonge peut la faire parvenir à ses fins. Tout le contraire de l’éducation que l’on veut lui inculquer. Et il y a sa cousine Jeanne, la parfaite aux comportements si étranges.

Si Flora mettait des mots sur son sentiment envers sa cousine, les mots eux-mêmes tantôt sentiraient le bon pain chaud et réconfortant de tante Blanche, tantôt goûteraient l’amère huile de foie de morue qu’elle est forcée d’avaler tous les jours, vu sa maigreur. Mais Flora manque de mots, et ses tortillements d’anguille sous les fortes caresses de Jeanne expriment ce manque. (p.122)

Et puis j’ai parcouru les deux gros volumes de cette fresque sans reprendre mon souffle. Même quand on perd le personnage auquel on s’est attaché pendant une centaine de pages pour en suivre un autre, même quand on oublie Flora pour basculer dans le quotidien des religieuses, les questionnements de sœur Irène sur sa vocation, des conflits qui ne manquent jamais de surgir dans une classe. Ça devient une aventure palpitante. On aime croire que Julien va surgir un matin sur sa moto pour emporter la petite fille sur les routes du Saguenay jusque dans le lointain pays de Charlevoix. On rêve avec Flora de s’inventer un autre monde plein de musique et de chants, de lanceurs de couteaux et de jongleurs.

LE QUOTIDIEN

Marjolaine Bouchard a l’art de faire vibrer le quotidien, d’incarner une époque révolue. Bien sûr, j’ai connu ce genre d’éducation chez les frères Maristes. Ils m’ont permis de découvrir les mystères de la science, les beautés de la littérature et de la musique. Je me souviens du frère Lambert qui a eu la bonne idée de nous faire écouter de la musique classique. Ce fut une véritable révélation. Si tous les étudiants se faisaient un devoir de détester cette musique, j’ai aimé cela. Le frère Lambert a ouvert une fenêtre et après, j’ai pu apprivoiser les œuvres des grands compositeurs. Il y avait  le théâtre aussi, les petits rôles que nous nous partagions entre amis. Et aussi la poésie que l’on découvrait à petites gorgées. Cela m’a mené tout naturellement vers l’écriture. Ce sont les frères Maristes de Saint-Félicien qui ont éveillé le lecteur boulimique que je suis devenu et l’écrivain qui tente toujours d’aller plus loin dans son exploration.
Bien sûr, j’ai pensé souvent à La passion d’Augustine de Léa Pool en suivant Marjolaine Bouchard. On peut faire des liens. Nous sommes un peu dans les mêmes lieux, mais l’écrivaine y apporte sa touche, sa manière de voir. Elle a surtout un extraordinaire sens de l’observation pour décrire les gestes du quotidien. Une précision chirurgicale.
J’ai lu d’un seul élan les quelques 600 pages de cette aventure et me suis répété que j’aurais dû attendre pour bondir tout de suite dans le troisième volet, la suite et dernière étape des aventures de Flora et d’Irène dans un Québec révolu, une époque qui avait ses grandeurs et dont, malheureusement, on a retenu que les aspects les plus scabreux. Malgré des cas malheureux, des dizaines de garçons et de filles ont découvert un autre monde dans ces salles de classe un peu étouffantes.
Marjolaine Bouchard réussit à rendre palpitante une époque, des principes d’éducation qui feraient hurler tous les jeunes de maintenant. Surtout, il ne faut pas résister comme je l’ai fait. Le pouvoir de raconter des histoires, Marjolaine Bouchard le partage avec sa petite Flora. Elle aime s’inventer des aventures pour en faire de gros romans, pour transformer la vie peut-être et la rendre plus douce.


LES PORTES DU COUVENT (TÊTE BRÛLÉE et AMOURS EMPAILLÉES) de MARJOLAINE BOUCHARD est paru chez LES ÉDITEURS RÉUNIS.

                                                                                                                                    

https://www.lesediteursreunis.com/cataloguedetail/311/les-portes-du-couvent.html



vendredi 6 octobre 2017

CAROLINE VU REVIENT SUR SA VIE


CAROLINE VU, dans Palawan, revient sur la période difficile de son enfance. Comme plusieurs de ses concitoyens, elle a fui le Vietnam après le départ des Américains en 1973. Un voyage risqué sur des bateaux en mauvais état. En plus, il y avait toujours la hantise des pirates qui abordaient ces embarcations, violaient les femmes après avoir dépouillé tout le monde. La mort rôde. Kim est poussée sur un bateau par sa mère et navigue vers l’ailleurs. Elle veut se rendre en Californie où vit une tante, se retrouve à Palawan, dans un camp de réfugiés, doit se débrouiller avec la famille de tatie Hung, survivre dans des conditions terribles. La rencontre avec un médecin français va changer sa vie.  

Le père est parti avec les Américains. La petite Kim est certaine de l’avoir vu s’accrocher au dernier hélicoptère à s’envoler. Sa mère travaille sans arrêt à son restaurant pour nourrir tout le monde. Une cuisinière hors pair qui n’a pas de temps pour la tendresse. La vie est rude avec l’arrivée des communistes. Un peu tout le monde rêve de partir en Amérique. Des gens peu scrupuleux entassent les réfugiés sur des rafiots. Ils vivent souvent les pires sévices ou encore disparaissent sans laisser de traces.
Kim se retrouve sur une de ces embarcations qui pourraient couler à la prochaine vague. Sa mère l’a confiée aux soins d’une voisine qui migre avec sa famille. Elle se retrouve dans un camp de réfugiés et doit trouver à manger, des brindilles pour le feu, aller chercher de l’eau. La vie est difficile, mais il y a l’espoir de partir dans le paradis des Américains. Tous rêvent de se rendre là-bas et de faire venir leurs proches pour tout recommencer, toucher enfin au bonheur.
Kim devient traductrice auprès des autorités médicales puisqu’elle parle français. Une solide amitié se noue entre le docteur Jacques et la petite fille qui fait tout pour venir en aide aux siens.

MENSONGE

Et arrive la chance de partir. Kim ment, se fait passer pour une autre et migre aux États-Unis. Elle répète le geste de son père, ce qu’elle a cru voir à la télévision. Il a repoussé une vieille femme, a pris sa place dans l’hélicoptère.
Kim débarque à Derby au Connecticut, dans une famille qui la dorlote et fait tout pour la rendre heureuse. Une mutation, un changement de corps presque.

Une femme joyeuse et volubile se détacha du groupe. Elle gesticulait, toute excitée, en venant à ma rencontre. Elle portait des lunettes fumées orange, des boucles d’oreilles roses, ballantes, et un chapeau rouge. Une écharpe violette s’ajoutait à son manteau bleu vif. Cette femme haute en couleur se présenta elle-même ; Mary Thompson. Elle serait ma mère d’accueil en Amérique. Sa gentillesse apaisa quelque peu mes inquiétudes. Mais sa tenue vestimentaire excentrique me fit un peu peur. Et si c’était une sorcière ? (p.136)

Son adaptation à la vie américaine se fait bien, même si elle sait qu’elle a pris la place d’une autre qui est peut-être morte de faim. Cette question la hante malgré des études, la vie facile et l’attention de sa nouvelle famille. Qui est-elle ? Une Américaine ou une Vietnamienne ? Une tricheuse. Cette question obsède bien des immigrants. Les enfants de ces réfugiés ne se souviennent de rien et ne veulent souvent rien savoir de leur pays d’origine. Ils font tout pour passer inaperçus.
Kim Thuy a bien fait ressentir ce malaise dans son roman Vi où elle retourne au Vietnam, ressentant un étrange malaise dans le pays de ses origines. Elle sait qu’elle est une étrangère et tout le monde lui fait ressentir qu’elle n’est plus des leurs malgré les apparences. Un choc, un refus de ce qu’elle croyait être profondément.

QUÊTE

Kim cherche à savoir ce qui est arrivé à ceux et celles qui attendent encore, gardent espoir, tente de mettre des images sur sa traversée dont elle ne se souvient pas. Une véritable hantise. Après avoir fait médecine à Montréal, elle tente de retrouver cette tante mythique en Californie, se rend compte du subterfuge de sa mère. La tante américaine n’existe pas. Elle retourne à Palawan comme médecin pour démêler des fils.

Oui, je renonçais à Claude pour un projet dans le Sud-Est asiatique. J’échangeais l’amour d’un homme contre la poursuite de ma destinée. Ou peut-être pour suivre les traces d’un autre homme ? Comme une criminelle qui revient sur la scène de son crime, cela me démangeait de retourner sur les lieux qui m’avaient transformée en menteuse. Derrière mon masque de médecin se cachait une jeune immigrante illégale qui aurait pu être déportée. Je devais l’assumer. (p.265)

Et la voilà dans le rôle du docteur Jacques qu’elle n’oublie pas. Elle écoute les histoires des réfugiés qui ne demandent qu’à raconter leurs pérégrinations. Certains disent la vérité, d’autres inventent une histoire pour se rendre intéressants, pour réussir peut-être à partir. Elle retrouve un garçon, son premier amour qui est devenu proxénète. Un choc. Dans la misère, il y a toujours quelqu’un pour exploiter les plus misérables. Elle se rend au Vietnam pour boucler la boucle, retrouve sa mère dans sa ville d’origine. L’infatigable, la travaillante souffre de la maladie d’Alzheimer et ne reconnaît pas sa fille.

Dans la chambre qu’elle partageait avec cinq autres patients, ma mère me regarda, déroutée. Ses cheveux en broussaille, sa bouche qui bavait et l’odeur de sa couche qui n’avait pas été changée me prirent complètement au dépourvu. Ce n’était pas de la dépression. C’était de la démence précoce. (p.327)

Une rencontre pénible. Kim ne retrouve pas la mère volontaire, celle qui décidait de tout dans cette vieille femme qui la regarde étrangement. C’est le choc. Et peut-être aussi que pour survivre, pour oublier son malheur, il vaut mieux oublier.
Kim se rend compte de la futilité de sa démarche. Les histoires qu’elle écoute ne changeront jamais son passé. Elle a beau compatir avec cette petite fille forcée de se prostituer, rien ne peut la rassurer, rien ne peut changer dans sa vie, dans ce qu’elle a fait et est devenue. Le passé est tout autant une fiction que la réalité et l’avenir.  Elle apprend que son père n'a jamais quitté le Vietnam. Son imagination a tout fait. Peut-être qu’il vaut mieux ne pas se souvenir, tout effacer comme sa mère afin de mieux respirer. Il y a des vies si lourdes, si terribles, qu’il vaut mieux fermer les yeux et s’éloigner tout doucement.

SOUVENIR

Kim finira par se rappeler du voyage qui l’a fait passer du Vietnam à Palawan. Elle a connu l’horreur. Le capitaine a violé tatie Hung à répétition devant tout le monde pendant cette traversée. Des gestes d’une barbarie incroyable. Devant tous les réfugiés pour les humilier. Son mari faisait semblant de dormir pendant ces agressions sauvages. Des souvenirs douloureux. Comment tatie Hung a-t-elle pu survivre à cette horreur ?

Pendant toutes ces années, j’ai ressassé ma perte de mémoire. Je me rends compte aujourd’hui que cela n’a plus d’importance. Me rappeler mon trajet en bateau n’aurait rien ajouté à ma vie. Vous, vous avez oublié une vie entière ; que sont mes deux semaines d’oubli en comparaison de vos cinquante années d’amnésie ? (p.337)

Cette question d’identité m’a touché particulièrement. Qui on est quand on vit au Canada tout en croyant appartenir au peuple du Québec ? Bien sûr, nous n’avons pas connu l’horreur de ces Vietnamiens qui ont fui en risquant leur vie et en subissant toutes les humiliations. Kim comprend que l’on survit en acceptant sa vie, en la racontant pour le meilleur et le pire. L’écriture sert à ça peut-être, se donner une mémoire, une autre mémoire. Ce qui est important, ce n’est pas tant la vérité que ce fil qui permet d’avancer et de trouver sa place.

« Vivez l’instant présent. Ne regardez ni en arrière ni en avant. Ne regrettez pas le passé et ne craignez pas l’avenir. Ce sont les paroles du Bouddha. » (p.355)

La quête de Caroline Vu m’a beaucoup touché même si on hésite tellement à parler d’identité au Québec. Le passé est ce qui constitue un individu et tous nous devons avoir une histoire pour respirer dans le moment présent. Nous devenons celui que nous voulons être, celui que nous cherchons en se faisant médecin ou encore écrivain. C’est peut-être la meilleure façon de se réinventer que de s'attarder à une phrase, raconter son histoire pour se dissimuler et changer de peau.
Un roman qui en dit beaucoup sur ces gens qui doivent fuir pour ne pas mourir, qui s’installent dans un pays tellement différent de celui qu’ils ont quitté. Ils restent souvent coincés entre deux mondes, ne sachant trop qui ils sont. Ils changent leur histoire, oublient leur passé ou tentent de le secouer pour avancer sans trop claudiquer. La vie exige ça. La vie d’un humain demande une histoire, un récit. Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va. Et c’est peut-être la plus étrange des fictions qu’une vie, particulièrement pour ceux et celles qui partent par une nuit particulièrement sombre, sur une embarcation où les pires atrocités peuvent arriver. Caroline Vu n’oublie pas, écrit pour respirer, être, se tenir bien droite. Elle y réussit parfaitement.


PALAWAN de CAROLINE VU est paru aux ÉDITIONS de LA PLEINE LUNE.

                                                                                                                                          

http://www.pleinelune.qc.ca/titre/459/palawan

mercredi 20 septembre 2017

CATHERINE ÈVE GROLEAU DÉRANGE

CATHERINE ÈVE GROLEAU m’a d’abord dérouté avec Johnny. Dans le premier chapitre, je me suis demandé dans quel piège je m’aventurais. J’avançais lentement, méfiant, prêt à refermer le livre. Et puis une sorte de renversement, d’embellie, je ne sais trop, s’est produit. Comme si tous les nuages qui alourdissaient le texte s’évaporaient. Valentine abandonne ses enfants et son mari. Elle fonce sur l’autoroute vers Québec, pour surprendre le fleuve, retrouver ses repères, respirer dans tout son corps. Elle trouve refuge chez sa tante, un certain temps. Le calme, la paix dans une grande maison silencieuse. Valentine a tout perdu dans l’aventure du mariage avec Johnny, surtout ses illusions, son rêve d’échapper à l’univers étouffant de sa mère.

Ça commence mal. Je l’ai dit. Une écriture pleine de détails inutiles, de répétitions, d’images maladroites.  « …des toiles d’araignée liquides sur les portes… », « …à force de kilomètres et de gaz en direction est… », « … les sorties défilaient à coup de panneaux métalliques…» L’impression de claudiquer quand j’aurais voulu foncer aux côtés de Valentine jusqu’au bout de l’horizon.
Dommage ! Ce roman aurait pu être un grand roman si seulement l’écrivaine avait su maîtriser ses élans, décrire simplement la vie de Valentine et Johnny sans chercher à faire littéraire. Ce tic m’a agacé tout au long de ma lecture. Pourquoi maquiller son écriture quand l’action est forte et que les personnages vous aspirent dans leur sillon ?
Johnny est né à Odanak, la réserve des Abénakis. Une enfance rude. Un solitaire qui s’initie à la chasse, hésite entre l’héritage du grand-père et la misère des siens. Il part, ne peut que partir, changer de corps, s’installer à Montréal, devenir un Italien. Valentine est rebelle et veut échapper à la grisaille du quotidien. Tous les hommes veulent s’en approcher, la toucher, la posséder. Elle plaît. En rencontrant Johnny, elle croit échapper à l’attraction terrestre.

Juste à la voir marcher sur l’estrade, Johnny avait su en un coup de poing qu’elle était comme lui. Ils allèrent au drive-in avec sa Maserati noir décapotable, le soleil se prenait sur le capot. Les cheveux blonds de Valentine brillaient, il la regardait trop, il n’était pas gêné de la fixer. Les gars de Ville-Émard la scrutaient du coin de l’œil, rougissaient et détournaient les yeux quand elle les regardait ; là Valentine était celle qui évitait les regards et le fixait quand il ne la voyait pas. (p.27)

Johnny fait des livraisons, transporte des substances illicites pour la petite pègre, aime les vêtements dispendieux, les bijoux et les cigares, les grosses voitures. Il est la coqueluche de toutes les filles qui se prostituent dans les bars qu’il fréquente.

JUMEAUX

Amour, promenades, restaurants chics, beaux vêtements. Le piège se referme sur Valentine. Johnny en fait la mère de ses enfants. La voici dans une vaste maison luxueuse, esclave de ses enfants et de son homme. Tout pourrait aller avec l’amour, mais il y a les mensonges de Johnny, ses tricheries et ses infidélités.
Elle part jusqu’au bout de la route, jusqu’à l’épuisement pour retrouver qui elle est. La rêveuse, la volontaire prête à tout pour vivre une vie différente, traverse le Québec, jusqu’au Bas du Fleuve où tout peut recommencer.

Elle remonta dans l’auto, soulagée de fuir son image, d’avancer. Drummondville passa, encore une heure et demie jusqu’à Québec, ensuite deux heures pour atteindre L’Isle-Verte. Les sorties défilaient à coup de panneaux métalliques, elle en avait  pour trop longtemps. Malgré le café chaud, elle n’y arriverait pas. Elle verrait bientôt le fleuve, le vrai, pas celui de Montréal. Le fleuve plein de sel, d’odeurs d’algues, celui qu’elle avait vu sur des cartes postales dans le bureau de poste de Ville-Émard, le Bas du fleuve à l’eau pure, aseptisée par le sel. (p.10)

Bien sûr, la fuite ne permet pas d’échapper à son enfance, à ce que l’on est. Louise Desjardins l’illustre très bien dans son roman L’idole. Évelyne a voulu couper tous les ponts en s’installant à Buenos Aires, mais des moments d’enfance la bousculent, la ramènent là-bas, en Abitibi.
Johnny a beau jouer les Italiens, il reste indien. Valentine a beau retourner aux études, elle demeure celle que toutes les femmes détestent. Elle est la menace qui aimante tous les hommes. Comment fuir son destin, échapper à soi et à son image ? Comment s’empêcher de plaire ?
Johnny boit pour ne pas penser, incapable de donner un coup de barre et de reprendre sa vie en mains. Il recommence ses livraisons pour rencontrer ses enfants. Malgré ses efforts, il reste un errant dans sa tête et son corps, incapable de quoi que ce soit.

RECOMMENCEMENT

Les personnages sont prisonniers de l’univers qui les a vus naître dans le roman de Catherine Ève Groleau. Valentine, malgré ses études, ne peut empêcher les hommes de tourner autour d’elle. Elle est condamnée à être une femme fatale. De mère aussi. Elle cherche à s’effacer en cultivant des légumes au bout d’un rang pour n’être personne.
Ses enfants sont marqués par cette fatalité qu’ils ont en héritage. Eux non plus ne pourront s’imposer comme humains libres de tous les choix et de toutes les réussites. Angie a reçu la beauté et ce besoin irrépressible de séduire. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Nelly Arcand qui a fait de sa beauté une obsession. Franco tente d’échapper au carcan familial en s’intéressant à l’astronomie. Le fils aime la discipline militaire pour obéir, pour ne plus être soi. Il cherche à sortir de lui comme son père et sa mère l’ont fait avant lui.
Johnny, au volant de son camion, ne sait faire que ce qu’il a fait la veille et qu’il répétera le lendemain. Le choc survient quand il surprend sa fille dans le salon avec un voisin. Elle est aimantée par les hommes, ne peut que donner son corps pour attirer l’attention. Un manque d’amour terrible. Un vide impossible à combler.

Elle attendait de se faire prendre derrière les conteneurs. Johnny, avant de brûler dans le ciel de la Mauricie, lui avait dit que c’était une ostie de traînée. Elle était venue le voir l’été avant qu’il s’explose la cervelle, Valentine l’avait laissée partir tout le mois d’août, ne sachant plus quoi faire avec elle. Johnny l’avait prise à se faire rentrer dedans en plein milieu du salon ; le voisin avec son pantalon avachi sur ses chevilles, penché sur elle en grognant comme un porc suant. Il avait tiré le gars par les cheveux, avait traité Angie de crisse de plotte ; le lendemain, il ne lui avait rien dit sur la route en la ramenant à Valentine. (p.198)

Quel roman dérangeant. Les personnages sont enfermés dans leur vie et ne peuvent changer. C’est peut-être le destin des Indiens qui n’ont plus d’avenir et qui ne peuvent s’accrocher à leur passé obsolète. Tous des errants qui troquent leur identité, marqués par leur enfance et un destin qui les casse. Valentine ne fera jamais oublier sa beauté même en faisant tous les efforts. Une fatalité terrible les broie peu à peu.
Cette forme de malédiction est particulièrement dérangeante. La quête d’identité est troublante, difficile et impossible. J’ai eu souvent envie de hurler. Signe que madame Groleau présente ici un univers singulier et percutant. Un très bon roman malgré certains travers d’écriture.


JOHNNY de CATHERINE ÈVE GROLEAU est paru aux ÉDITIONS du BORÉAL.