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jeudi 26 octobre 2017

STÉPHANE LEDIEN HANTE DES LIEUX


STÉPHANE LEDIEN, dans Des trains y passent encore, mélange habilement le conte, les légendes et la nouvelle. Tout tourne autour du Tracel de Cap-Rouge, une construction qui fascine l’écrivain et lui permet de s’aventurer dans des histoires à faire frémir. De quoi empêcher de fermer l’œil pendant une nuit au lecteur impressionnable que je suis. Ce Tracel coupe le ciel et semble permettre de filer dans une autre dimension. Il n’en fallait pas plus pour secouer un monde familier et imaginaire.

C’est sombre. C’est souvent étrange. J’ai eu du mal à reconnaître l’écrivain qui racontait ses tribulations au Québec dans Un Parisien au pays des pingouins. Il semble s’être bien adapté à son nouveau pays et voici qu’il explore la désespérance des humains dans une douzaine de nouvelles, s’attarde dans un lieu qui permet de voyager dans le temps et l’espace. Les hommes, c’est connu, aiment confronter les lois de la nature pour s’évader de la vie ordinaire, échapper à l’indifférence et surtout, peut-être, à un anonymat qui peut devenir terriblement lourd à porter.
Voici un cocktail d’obsessions et de peurs, de pulsions et de bravades qui se manifestent dans certaines circonstances, surtout quand les humains font la fête et s’étourdissent dans l’alcool et les blagues. L’expression québécoise « se conter des peurs » définit bien ici le travail de Stéphane Ledien.

Depuis plus de cent ans, le Tracel de Cap-Rouge se dresse avec majesté. Tel que je l’imagine, il assiste, omniscient, à l’inexorable déroulement de nos vies. Chaque matin, je l’admire et le laisse me surprendre. Me suspendre à des fables imaginaires auxquelles se mêlent du vécu, du vrai, du faux et des faits divers. Lorsque des trains y passent, de jour, de nuit, des rêves s’y accrochent en passant, à l’instar des vagabonds d’autrefois. Sa voie est une percée vers l’Ouest d’antan. Vers les voyages et les mystères. Vers la grande et les petites histoires. (p.13)

Une tribu indienne se bute à une sorte de filet qui semble surgir de la brume pour les précipiter dans la mort. Peut-être que Ledien, dans cette allégorie, illustre le sort qui attendait les nations indiennes avec l’arrivée des Blancs. Une vision qui les plonge dans un temps où ils n’ont plus de place.

Soudain, une forme apparut. Gigantesque, ajourée comme un filet de pêche ou ces tissus usés que l’on regarde de trop près. Bordée de noir, la colossale disposition de motifs se découpait droit devant eux. Tous s’immobilisèrent, prudents. « Iouskeha ?  » Après s’être emparé de leur regard, le doute se répandait dans leur voix. Mais l’apparition n’avait rien du Grand Esprit. Sahale le ressentit au plus profond de lui-même : il n’y percevait la présence d’aucun animal. L’espace d’un instant, la chose lui fait vaguement penser à un myriapode, un corps long et plat pourvu d’innombrables pattes fines ou striées. (p.34)

Voilà qui devient inquiétant. La mort rôde dans cet endroit et peut bondir d’un moment à l’autre. Des fantômes n’arrivent pas à s’éloigner, comme ce vieil Indien ensanglanté, que Ledien semble seul à remarquer. C’est certainement le rôle de l’écrivain que de voir ce que les autres arrivent mal à distinguer.
Et j’aime croire que malgré toutes nos connaissances et nos certitudes, il reste des zones d’ombres, des phénomènes qui échappent à toutes les explications logiques. J’aime quand toutes les dimensions de la vie se mélangent.

HISTOIRE

Les conteurs aiment convoquer les diables et les êtres maléfiques, se plaisent à faire peur et à effaroucher les âmes sensibles. Alain Gagnon, cet écrivain trop tôt en allée, démontrait très bien dans ses ouvrages que certains endroits agissent comme des points d’acupuncture et permettent aux humains de passer d’une dimension à l’autre, de libérer des forces qui peuvent terroriser toute une population. Des peurs qu’il faut apprivoiser et comprendre, que l’humain finit toujours par terrasser. Le réel n’est pas ce que l’on voit ou ce que l’on peut imaginer. C’est peut-être tout cela ensemble ou quelque chose de plus encore.
L’écrivain américain Paul Auster a souvent misé sur ces possibilités. Beaucoup de ses personnages basculent dans une autre vie en poussant une porte ou en empruntant une route de campagne. Chez lui, certains lieux sont comme des couloirs qui permettent d’échapper à la linéarité du temps et vous poussent dans une autre dimension.
Ledien a l’art de créer des ambiances un peu troubles et d’installer une sorte de tension palpable. Ce Tracel agit comme catalyseur. Des jeunes s’y regroupent pour faire la fête ou encore pour se lancer des défis. Ils veulent prouver qu’ils sont capables de dompter les forces de la nature et surtout vaincre leur peur.

Étienne, le costaud de la bande, leur raconte comment un jeune de leur école secondaire s’est tué en grimpant sur le troisième pilier, plus loin dans la vallée.
— Il niaisait, pis il a gagé qu’il pourrait monter jusque sur les rails. Il avait pas mal bu, faque, en escaladant, il a glissé pis il s’est pitché en bas.
Les autre sacrent, rigolent, poussent des « hou ! » énergiques.
— Tu racontes n’importe quoi ! lance soudain Jean-Jacques. Je connais bien son frère, à ce gars-là. C’était pas un accident. Il l’a fait exprès. Paraît qu’il voulait mourir, à cause d’une fille qui venait de le crisser là. (p.55)

Un lieu idéal pour mettre fin à sa désespérance et au mal de vivre. Le pont Jacques-Cartier à Montréal exerce un attrait semblable pour les désespérés.

PEURS

J’avoue que je n’aime pas tellement la littérature à frissons. Je ne suis pas un admirateur de Stephen King ou de Patrick Sénécal même si j’adore les contes et les légendes. J’évite la plupart du temps les scènes d’horreurs, les massacres, la description des morts violentes. Ledien a le bon goût de ne pas basculer dans cette sorte de réalisme morbide où le sang coule à flots.
Et quant à l’horreur, la réalité politique dépasse à peu près tout ce qu’un écrivain peut inventer. Il n’y a qu’à penser aux attentats qui transforment des camions en bombes, à ces massacres où les tueurs font preuve d’une imagination morbide pour faire le plus grand nombre de victimes. J’aime quand Stéphane Ledien s’attarde à certaines scènes tendres comme dans Arrière, arrière-saison où il préfère les petites touches aux grands traits. C’est subtil et plein de finesse.

La sagesse l’avait gagné. La maladie aussi. En novembre, le vent fit ses offices. Le chêne garda ses ramages ; Pépé mourut de son grand âge. Et quand vint le printemps et que la maison fut vendue, on enterra au pied de l’arbre les cendres du vieil homme. Telles avaient été ses dernières volontés. On raconte, depuis lors, que le chêne endeuillé est le premier à s’effeuiller quand l’automne surgit dans ces contrées. (p.78)

Une belle façon de mélanger les époques, les légendes et de secouer les craintes qui ont peuplé l’enfance de tous les petits garçons et toutes les petites filles. Peut-être que, malgré tout, j’aime parfois avoir peur, effleurer certaines craintes qui ont toujours eu la part belle dans mon enfance. Il suffit de lire la série Contes et légendes publiées aux Éditions Trois-Pistoles pour prendre conscience que l’imaginaire et les histoires font partie du vécu de tous les humains et que c’est là le mortier de toute culture.
Stéphane Ledien fait hésiter souvent devant notre réalité et parvient imperceptiblement à changer notre regard. L’écrivain est là pour nous faire voir le monde autrement et peut-être pour nous répéter que les peurs, les légendes survivent, s’imposent malgré tous les étourdissements médiatiques et les certitudes qui habitent le monde de maintenant.
Des textes efficaces, une belle unité, un imaginaire riche et particulièrement fertile d’un écrivain qui sait surprendre et voir autrement.


DES TRAINS Y PASSENT ENCORE de STÉPHANE LEDIEN, nouvelles parues chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


http://www.levesqueediteur.com/des_trains.php

mercredi 18 octobre 2017

LISE TREMBLAY DÉRANGE ENCORE


LISE TREMBLAY revient à ses thèmes de prédilections dans L’habitude des bêtes, un roman qui nous entraîne dans un village du Québec marqué par les saisons, particulièrement par le temps de la chasse. À l’automne, les hommes deviennent frénétiques et dangereux. Ils ne retrouvent leur vie normale qu’après avoir traqué l’orignal et abattu la bête mythique. Cette année-là, rien n’est pareil. Des loups sont aperçus ici et là. Même près des maisons. Les chasseurs s'inquiètent, surtout Stan Boileau qui veut éliminer ces bêtes maléfiques. On prévoit un carnage. Les agents de la faune se démènent. En plus, les orignaux deviennent fous et foncent sur les gens en pleine rue. La tique s’attaque aux cheptels et rend les bêtes démentes.

Quel bonheur que d’ouvrir un nouveau roman de Lise Tremblay ! Encore une fois, elle me permet de parcourir un univers que je crois bien connaître. Ce fut le cas dans ses ouvrages La Héronnière et La sœur de Judith. Toutes ses publications en fait. Une sorte d’exploration de la mythologie du village, de la campagne, de ses tabous, de ses pulsions, surtout des silences qui recouvrent certains agissements. Ça peut aller jusqu’à l’absurde comme dans La Héronnière.
Les hommes s’excitent. La présence des loups dans les forêts avoisinantes inquiète. Tous les regards se tournent vers Stan Boileau qui impose ses vues depuis toujours dans le village. Les agents de la faune, surtout Patrice, le neveu de Rémi, ne peuvent fermer les yeux et font tout pour empêcher le carnage.
L’étranger, même s’il est là depuis des années, est condamné à être spectateur. Il ne peut rien dire, rien faire. C’est le cas de Talbot, un dentiste qui a décroché et qui vit dans son chalet au bord du lac avec son vieux chien Dan. Rémi, son homme à tout faire, est le baromètre, celui qui lui permet de saisir le pouls du village.

Les touristes, c’est la bête noire de Rémi. C’est de l’ordre de l’instinct. Rémi n’aime pas les étrangers, tous les étrangers. Les étrangers de Montréal, de Québec, de la ville d’à côté. Il ne fait pas de différence, Noirs, Asiatiques, Blancs, s’ils ne sont pas nés au village, ils sont étrangers. Je fais aussi partie des étrangers. Il ne manque jamais une occasion de me le dire. (p.19)

C’est là que Lise Tremblay s’impose. L’écrivaine a l’art de fouiller dans des pulsions que les gens de la campagne n’aiment pas voir étaler sur la place publique. Une forme de fatalité qui impose une ligne à suivre. Et les écrivains, justement, sont là pour dire ce que tout le monde veut taire.

CHASSE

La chasse réveille tous les mâles et ils deviennent comme fous, emportés par la fièvre. Un instinct les pousse dans la forêt, sur les traces de l’orignal, à confronter souvent un autre chasseur. Ces affrontements peuvent tourner au drame. Il y a toujours des cas de folie qui sont signalés, des agressions, des menaces de mort.
J’ai toujours hésité à courir dans la forêt pendant cette période même si c’est le plus beau moment pour le faire. Parce que je tombais inévitablement sur un chasseur qui circulait sur un tout-terrain, une bière entre les cuisses, l’arme chargée sur les guidons. Même tôt le matin. Surtout le matin. Les lois n’existent plus alors. Quand je m’aventurais dans les sentiers du centre de ski de fond Le Norvégien, je croisais inévitablement le même chasseur. En habit de combat, arme à la main, il faisait peur. Je résistais, par orgueil de mâle peut-être, pour ne pas lui abandonner un territoire qui était aussi le mien. J’avais le droit à la forêt et rien ne me faisait plus plaisir que de lever une ou deux perdrix avant de le voir s’avancer en haut d’une colline. Des vies sauvées que je me disais.
Lise Tremblay plonge dans cette période de frénésie. Rien de spectaculaire cependant, pas de fusillade entre deux chasseurs. C’est plus subtil. C’est toujours le non-dit chez Lise Tremblay qui s’impose.

Mina a compris que Lucille était aux abois. Elle l’avait rarement vue comme ça. Lucille a peur. Elle a peur à cause de la gang d’en bas. Pendant la chasse, ils deviennent fous. Mina m’a demandé ce que j’en pensais, je ne savais pas trop, j’ai appris il y a longtemps à ne pas me mêler de ce qui se passe au village. Ils sont comme les loups, ils vivent en meute et se protègent. Ils peuvent s’entre-tuer, mais ne t’avise pas d’intervenir, même la victime va se retourner contre toi. (p-47)

Les pulsions que les mâles étouffent en temps normal s’expriment. Un désir de mort, de sang, la traque de la grosse bête pour l’abattre, défiler avec le trophée sur le nez de son camion. Tous ceux qui viennent pour « tuer » ne semblent plus se contrôler. Ils deviennent des envahisseurs et ceux qui n’ont pas une histoire qui remonte à la fondation du village doivent se taire. Ils n’ont pas droit de parole.

TERRITOIRES

Les loups envahissent le territoire des chasseurs et s’en prennent aux orignaux. Stan Boileau va leur régler leur cas. Tous attendent, surveillent.
Peut-être que les humains détestent les loups parce que ces bêtes ont les mêmes instincts qu’eux, les mêmes comportements. Il y a le mâle dominant et les autres doivent montrer patte blanche.
La confrontation est inévitable entre Boileau et Patrice, le jeune agent de la faune qui tient tête au vieux mâle alpha. Tous prévoient un bain de sang. Particulièrement Rémi qui a toujours cédé devant Boileau. Comme si les dominés souhaitaient cette empoignade.
Lise Tremblay nous entraîne aussi dans des histoires parallèles. La fille de Talbot, Carole, se fait opérer pour enlever tout ce qui dépasse. Elle n’a jamais voulu du corps d’une femme. Il y a Dan, le vieux chien qui est au bout de sa vie. Mina, la vieille têtue, s’isole dans son chalet près du lac. Talbot lui rend visite tous les jours. Une amitié, des rencontres qui lui permettent de comprendre ce qui l’attend quand l’âge va prendre le dessus.
J’aime ces romans qui semblent s’éparpiller et qui finissent par n’emprunter qu’un seul sentier. Lise Tremblay est particulièrement habile dans cet art de nous lancer dans des directions opposées pour mieux nous raccrocher.

Pendant le reste de la journée, j’ai beaucoup pensé à Boileau, à son aplomb. Il y avait dans sa façon de se tenir une sorte d’assurance qui faisait peur, on n’avait pas envie de se mettre en travers de son chemin. Je suis sorti comme d’habitude et lorsque je suis revenu vers cinq heures, son camion avait disparu. (p.86)

Rémi, celui qui sait si bien comprendre les humains et les bêtes, a du mal à tenir en place. Dan meurt, au bout de ses forces. Mina se retrouve à l’hôpital. Elle ne peut se relever comme elle l’a fait si souvent. Elle est au bout de son parcours. C’est ça aussi la vie.
Lise Tremblay a l’idée formidable de ne pas boucler son récit. Je suis resté sur un pied, en attente, sans trop savoir. Il ne peut y avoir de gagnants quand on affronte des peurs ataviques, des instincts qui viennent de la nuit des temps. Tout est toujours à recommencer.

Pendant que Patrice me parlait, j’ai pensé qu’il allait gagner. Il allait gagner parce qu’il était jeune et que Stan Boileau était vieux. Et que les vieux perdent toujours. C’est dans l’ordre des choses. (p.155)

L’écrivaine ne cesse de bousculer les milieux fermés que sont les villages depuis la parution de L’hiver de pluie. Un monde déchiré entre la tradition et la modernité. Et il y a ceux qui viennent d’ailleurs, qui n’arrivent jamais à se faire une place. On le voit particulièrement dans La Héronnière.
J’ai aimé parcourir mon monde et le sien, ce monde civilisé qui peut devenir barbare quand on secoue des manières de voir et de penser. Je le sais parce que je reste un étranger dans mon village d’adoption. Je suis un Talbot qui se mêle de ses affaires devant le grand lac même si je suis là depuis plus de vingt ans.
Une écriture lisse et maîtrisée, une partition où pas un mot ne dépasse. Une œuvre forte, sentie. Lise Tremblay n’arrive jamais à me décevoir.


L’HABITUDE DES BÊTES de LISE TREMBLAY, roman paru chez BORÉAL ÉDITEUR.


                                                                                                                                         
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/habitude-des-betes-2572.html

jeudi 12 octobre 2017

MARJOLAINE BOUCHARD SUBJUGUE

MARJOLAINE BOUCHARD, après avoir fréquenté des personnages historiques, décide de faire confiance à son imaginaire en plongeant dans une période récente du Québec, soit celle précédant la Révolution tranquille. Elle nous entraîne à l’intérieur des murs d’un couvent, celui des sœurs du Bon-Conseil de Chicoutimi. Un lieu qui va rappeler bien des souvenirs à des femmes d’une certaine génération qui ont hanté ces salles de classe pendant des années avant de devenir institutrices. Je pense notamment à Nicole Houde qui a sillonné les couloirs de ce couvent sans pour autant arriver à être « maîtresse d’école ». Une période où la religion enrobe les moindres gestes et se fait omniprésente dans les enseignements des matières scolaires. Qui oserait de nos jours commencer un cours par une prière ?

Je ne suis pas un lecteur de romans historiques. J’ai souvent l’impression de lire à peu près le même ouvrage. C’est trop souvent fait rapidement et les auteurs s’enfoncent avec une complaisance étonnante dans les clichés. C’est peut-être pourquoi j’ai pris du temps à m’aventurer dans Les portes du couvent de Marjolaine Bouchard même si j’ai tout lu de cette écrivaine.Je n’ai jamais été un admirateur de Michel David, encore moins de Daniel Lessard. Un réflexe, des préjugés, peut-être… 
Et j’avais de bonnes raisons pour me tenir un peu loin. J’ai passé un été à lire comme un forcené. Être membre d’un jury littéraire important a ses exigences. 
J’ai toujours eu du plaisir pourtant à lire Marjolaine Bouchard et quand est paru le deuxième tome de son triptyque, je ne pouvais plus me désister. J’ai pris une grande respiration avant de plonger.
Pendant plusieurs pages j’ai boudé un peu. Un entêtement, un désir de ne pas aimer ce genre d’ouvrage. Celui ou celle qui suivent mes chroniques savent que j’aime les romans où l’on doit travailler souvent pour comprendre où veut nous entraîner l’auteur. Surtout, j’aime une écriture qui me secoue et qui me fait me demander dans quelle embarcation je viens de monter. J’ai cherché à trouver des défauts à ce texte. Une écriture un peu convenue, de longues descriptions, des répétitions souvent. Tout pour ne pas suivre sœur Irène aux Escoumins et la petite Flora qui survit à la perte de sa famille.
Peu à peu, Marjolaine Bouchard a eu le dessus. La vlimeuse a réussi à faire tomber toutes mes résistances et à me mener par le bout du nez. Je me suis surpris à me passionner pour le quotidien d’une fillette qui commence sa scolarité et celle d’une religieuse qui enseigne la musique.

AVENTURE

Joseph-Albert Blackburn a un faible pour la bouteille même s’il fait des efforts pour sortir sa famille de la misère. Un séducteur qui a fait tourner les têtes dans sa jeunesse, un homme qui se décourage souvent, bat sa femme et la laissera handicapée. L’incendie de la maison familiale emporte toutes les sœurs de Flora qui se retrouve chez son oncle et sa tante. Le père s’est volatilisé après le drame tout comme son fils Julien qui promettait à sa petite soeur de former un cirque et de partir à la conquête du monde.

Il s’installe d’abord à cinq pas de la silhouette, écarte un peu les jambes, en plaçant le pied droit derrière. Il empoigne fermement un couteau par le manche et le lance. Sans que ses pieds ne bougent, tout son corps s’engage vers la cible. Le poignard file en exécutant un tour sur lui-même et toc ! la lame se pique non loin de la tête dessinée. Un autre couteau suit rapidement et se plante, cette fois, près de la cuisse. Puis un troisième ne tarde pas à se ficher près de l’épaule. Flora observe, les yeux ronds, pendant que Julien récupère ses lames pour recommencer les manœuvres, aussi vite, aussi précis. Après cette démonstration, il explique : il prépare un numéro d’envergure, un grand spectacle dont les gens raffoleront. Cependant, il lui faut davantage de couteaux, de l’équipement plus sophistiqué, entre autres une grande cible tournante sur laquelle il placera une partenaire. (p.78)
Tout le monde a le sens du spectacle dans la famille Blackburn. Peut-être un héritage du père qui a chanté dans un groupe pendant sa jeunesse et de la mère Marie-Alice qui joue du piano et chante avec une justesse étonnante.

COUVENT

 Flora possède une voix d’ange que sœur Irène voit s’épanouir avec plaisir. Cela n’empêche pas la jeune fille de rêver au retour de son frère, de vouloir partir sur les routes, d’attirer les regards des spectateurs. Elle possède aussi une imagination fertile et raconte des histoires qui captivent tout le monde. Le réel se transforme, même les pires drames de sa famille, quand elle se lance. Une fabulatrice formidable.
Marjolaine Bouchard a le sens du rebondissement. Bien sûr le genre veut cela, mais on se laisse prendre par les petites intrigues, les chagrins, les conflits qui ne manquent jamais dans un couvent. La petite fille rêveuse qui enjôle tout le monde avec sa voix d’ange ne peut que séduire. Elle peut aussi mentir. Elle apprend curieusement que le mensonge peut la faire parvenir à ses fins. Tout le contraire de l’éducation que l’on veut lui inculquer. Et il y a sa cousine Jeanne, la parfaite aux comportements si étranges.

Si Flora mettait des mots sur son sentiment envers sa cousine, les mots eux-mêmes tantôt sentiraient le bon pain chaud et réconfortant de tante Blanche, tantôt goûteraient l’amère huile de foie de morue qu’elle est forcée d’avaler tous les jours, vu sa maigreur. Mais Flora manque de mots, et ses tortillements d’anguille sous les fortes caresses de Jeanne expriment ce manque. (p.122)

Et puis j’ai parcouru les deux gros volumes de cette fresque sans reprendre mon souffle. Même quand on perd le personnage auquel on s’est attaché pendant une centaine de pages pour en suivre un autre, même quand on oublie Flora pour basculer dans le quotidien des religieuses, les questionnements de sœur Irène sur sa vocation, des conflits qui ne manquent jamais de surgir dans une classe. Ça devient une aventure palpitante. On aime croire que Julien va surgir un matin sur sa moto pour emporter la petite fille sur les routes du Saguenay jusque dans le lointain pays de Charlevoix. On rêve avec Flora de s’inventer un autre monde plein de musique et de chants, de lanceurs de couteaux et de jongleurs.

LE QUOTIDIEN

Marjolaine Bouchard a l’art de faire vibrer le quotidien, d’incarner une époque révolue. Bien sûr, j’ai connu ce genre d’éducation chez les frères Maristes. Ils m’ont permis de découvrir les mystères de la science, les beautés de la littérature et de la musique. Je me souviens du frère Lambert qui a eu la bonne idée de nous faire écouter de la musique classique. Ce fut une véritable révélation. Si tous les étudiants se faisaient un devoir de détester cette musique, j’ai aimé cela. Le frère Lambert a ouvert une fenêtre et après, j’ai pu apprivoiser les œuvres des grands compositeurs. Il y avait  le théâtre aussi, les petits rôles que nous nous partagions entre amis. Et aussi la poésie que l’on découvrait à petites gorgées. Cela m’a mené tout naturellement vers l’écriture. Ce sont les frères Maristes de Saint-Félicien qui ont éveillé le lecteur boulimique que je suis devenu et l’écrivain qui tente toujours d’aller plus loin dans son exploration.
Bien sûr, j’ai pensé souvent à La passion d’Augustine de Léa Pool en suivant Marjolaine Bouchard. On peut faire des liens. Nous sommes un peu dans les mêmes lieux, mais l’écrivaine y apporte sa touche, sa manière de voir. Elle a surtout un extraordinaire sens de l’observation pour décrire les gestes du quotidien. Une précision chirurgicale.
J’ai lu d’un seul élan les quelques 600 pages de cette aventure et me suis répété que j’aurais dû attendre pour bondir tout de suite dans le troisième volet, la suite et dernière étape des aventures de Flora et d’Irène dans un Québec révolu, une époque qui avait ses grandeurs et dont, malheureusement, on a retenu que les aspects les plus scabreux. Malgré des cas malheureux, des dizaines de garçons et de filles ont découvert un autre monde dans ces salles de classe un peu étouffantes.
Marjolaine Bouchard réussit à rendre palpitante une époque, des principes d’éducation qui feraient hurler tous les jeunes de maintenant. Surtout, il ne faut pas résister comme je l’ai fait. Le pouvoir de raconter des histoires, Marjolaine Bouchard le partage avec sa petite Flora. Elle aime s’inventer des aventures pour en faire de gros romans, pour transformer la vie peut-être et la rendre plus douce.


LES PORTES DU COUVENT (TÊTE BRÛLÉE et AMOURS EMPAILLÉES) de MARJOLAINE BOUCHARD est paru chez LES ÉDITEURS RÉUNIS.

                                                                                                                                    

https://www.lesediteursreunis.com/cataloguedetail/311/les-portes-du-couvent.html