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vendredi 28 avril 2017

Victor-Lévy Beaulieu s’attarde à Mark Twain

VICTOR-LÉVY BEAULIEU, comme il a su si bien le faire avec Herman Melville, James Joyce et Friedrich Nietzsche, récidive en décidant de scruter la vie et l’œuvre de Mark Twain, un écrivain américain qui a marqué son époque et influencé nombre d’écrivains. Des livres qui ont touché le jeune homme de Trois-Pistoles alors qu’il cherchait à se faire une place dans le monde du journalisme à Montréal.

Une fois de plus, Victor-Lévy Beaulieu, se tourne vers une grande figure de la littérature américaine pour se mesurer, évaluer peut-être sa propre démarche et sa vie consacrée à l’écriture. Une façon de jeter un coup d’œil sur la route parcourue depuis sa première publication en 1969. Je connais le nom de Mark Twain sans l’avoir lu. Ça arrive ce genre « de vide dans notre savoir littéraire ». Tous les lecteurs en ont.
Jack Kerouac en parle dans Journal de bord, son journal intime, comme d’un écrivain qui l’a marqué et qui est devenu l’un de ses maîtres. Je ne sais pour quelle raison, je ne me suis jamais retrouvé avec l’un de ses livres. C’est étrange parce que je suis de nature curieuse et quand un écrivain que j’aime lance un titre ou le nom d’un écrivain dans ses écrits, je m’empresse de me procurer l’une de ses publications. Il y a quelques années, j’ai fait l’effort de lire Don Quichotte de Cervantès pour combler un manque. J’avais toujours repoussé cette lecture pour des raisons mystérieuses.
Pourtant, je me suis passionné pour les écrivains des États-Unis pendant des années, lisant à peu près tout ce que je pouvais trouver. John Steinbeck, William Faulkner, Jack Kerouac, Henry Miller. Plus récemment Pat Conroy, John Irving et Paul Auster. Hemingway bien sûr, Truman Capote aussi. La liste pourrait s’allonger et donner le vertige.
Mark Twain est une célébrité à son époque et contrairement à bien des Américains, il sait que le Canada existe, particulièrement Montréal. Il y vient régulièrement pour réclamer ses droits d’auteur. Le problème ne date pas d’aujourd’hui. Il était l’ami de Louis Fréchette, l’auteur de La légende d’un peuple, celui que l’on a trop souvent classé comme « un imitateur de Victor Hugo ». Jean-Claude Germain, dans sa courte préface, nous rappelle que Fréchette avait ses aises aux États-Unis. C’était assez fréquent, semble-t-il, à l’époque d’aller au pays d’Andrew Johnson. La migration de nombreux Québécois alors faisait en sorte que les francophones se sentaient un peu chez eux aux États-Unis, particulièrement dans certains états. Il s’est fait un plaisir de recevoir son ami avec tous les égards qui lui étaient dus. Ce n’est pas tous les jours que le Québec alors reçoit une vedette de la littérature. Twain a même prononcé un discours mémorable à Montréal.

CONTACT

Victor-Lévy Beaulieu a trouvé un écrit de Samuel L. Clemens (le vrai nom de Mark Twain) alors qu’il s’aventurait dans le métier de journaliste. Il est devenu un modèle qui l’a aidé à trouver sa manière de dire et peut-être aussi sa façon un peu particulière d’aborder un sujet et de le « rendre dans ses grosseurs ».

Ainsi que je l’ai déjà dit, j’appris les rudiments du journalisme quand, après ma maladie et la convalescence d’un an qui suivit, je décidai de faire une croix sur mon avenir à la Banque Canadienne Nationale. Le Journal de Montréal en était alors à ses commencements et je trouvai à m’y faire embaucher grâce aux quelques articles que j’avais publiés ici et là- pigiste, ça s’appelait quand, n’étant pas à l’emploi exclusif d’une entreprise de presse, vous alliez de l’une à l’autre pour y proposer vos sujets de reportage. (p.67)

Ce fut un peu la même chose quand j’ai commencé à jouer de la dactylo pour Le Quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean. J’étais écrivain d’abord (j’avais deux livres de publiés) et prenaient mes textes pour des créations littéraires. C’était une forme de journalisme que l’on ne voyait guère dans le journal de Chicoutimi. Les gens réagissaient beaucoup à mes chroniques délirantes. Je m’approchais peut-être de la façon de Twain sans le savoir. Les patrons aimaient moins mon humour et ma façon peu orthodoxe de couvrir un événement, surtout pendant un cours séjour dans la section des sports. Il faut l’avouer, je m’y ennuyais terriblement. J’avais dû m’expliquer devant le directeur de la rédaction pour ma couverture d’une partie de baseball à Jonquière. Je ne racontais que les courses d’un petit chien qui échappait à sa maîtresse chaque fois qu’un joueur frappait la balle. Il voulait l’attraper à coup sûr et bondissait sur le terrain en jappant. Les gens applaudissaient. Le patron n’avait pas compris qui était la vedette de ce match. Ce chien était plus spectaculaire que toute l’équipe des Voyageurs de Jonquière.

PERSONNEL

On connaît la démarche de Beaulieu. Un pas dans l’œuvre de l’écrivain qu’il explore et un autre dans la sienne. Pour qui connaît les livres de l’homme de Notre-Dame-des-Neiges, il n’y a pas de grandes révélations. La grande blessure que constitue le départ des Trois-Pistoles, l’exil à Montréal, la vie de famille dans un appartement exigu où tous se marchent sur les pieds, les premières tentatives d’écriture et la lecture sur la galerie du logement pour trouver un peu la paix ont été racontés à maintes reprises. La découverte du journalisme aussi.
Le désir également de retrouver le paradis perdu du rang Rallonge, l’aventure dans le monde de l’édition et de la télévision.

Ses pulsions, l’éditeur doit être en mesure de les contrôler, car s’il agissait autrement, il ne serait plus en mesure de garder une certaine distance entre lui-même et les manuscrits dont il prend connaissance et pour lesquels sa tâche consiste à en faire des « produits » qui, une fois fabriqués, entrent dans le cycle du capitalisme donc celui d’une consommation qui échappe, sinon aux pulsions des acheteurs, du moins à celles du marché, lesquelles se fondent sur les besoins essentiels à la survie de l’espèce humaine. (p.271)


Beaulieu ne craint pas de revenir sur les étapes de sa vie, ce que tout écrivain fait d’une façon ou d’une autre, y ajoutant des précisions qui font le délice de ses admirateurs. Je ne me lasse pas, trouvant toujours un petit quelque chose qui ajoute à ma connaissance de la vie et l’œuvre de cet écrivain que j’admire.
Twain aura fait un parcours assez semblable à celui de Beaulieu, du moins dans les premières étapes de sa vie. Une famille pauvre à Florida pour Twain, un coin perdu du Missouri, la lutte pour s’en sortir et connaître une certaine aisance matérielle. Ce sera une véritable obsession chez le frère de Twain, rêveur impénitent et impulsif. Un doué pour les projets qui tournent au fiasco et qui lui soutire régulièrement de l’argent. J’ai un frère qui correspond à ce type de rêveur. Il n’a cessé de réinventer la roue tout au long de ses nombreuses entreprises en voulant m’entraîner dans son sillage. Je suis bien trop prudent pour lui avoir cédé.

FORTUNE

Mark Twain fera fortune en faisant des tournées à la Charles Dickens (on sait que le grand écrivain anglais faisait des tournées en Angleterre pour lire ses livres. C’était un événement attendu et les gens se précipitaient pour l’entendre lire des passages de ses nouveaux livres. Il est venu aux États-Unis et au Canada, créant l’événement) tout en se laissant exploiter par son frère Orion ou escroquer par un associé dans l’aventure de l’édition. Il a publié les mémoires du président américain Ulysses S. Grant. Un succès de librairie, un désastre financier à cause de cet associé malhonnête. Il avait peut-être le sens du récit, l’art de parler en public, mais pas la fibre des affaires.
Il aura pourtant une vie exemplaire d’écrivain, d’homme de parole et sera d’une fidélité exemplaire envers sa femme et ses filles. Un énorme succès matériel, mais une vie personnelle difficile avec la mort qui frappe souvent et fait qu’il se ronge de culpabilité. Surtout lors du décès de son jeune fils et de l’une de ses filles.
Une présence fascinante sur la scène et devant ses admirateurs, une vie intime et personnelle particulièrement difficile. Des drames qu’il dissimulera souvent sous les habits de l’humour. Il sera forcé, après son aventure dans l’édition, à entreprendre une tournée mondiale pour se refaire financièrement malgré une santé plutôt chancelante.
Victor-Lévy Beaulieu l’accompagne dans ce cheminement qui sort de l’ordinaire, réfléchit sans cesse à sa vie, son travail d’écrivain, se regarde si l’on veut dans les yeux de ce frère étranger qui s’est sacrifié pour l’écriture. Un beau moment de lecture, même si Beaulieu ne s’avance pas dans l’œuvre de Twain comme il le fait avec Melville, Joyce ou Nietzsche. Il s’en tient à ce que dit l’auteur dans son autobiographie que j’ai terriblement envie de lire maintenant. Il faudra que je m’encabane pendant tout un hiver pour y arriver. Parce que 5000 pages, seulement pour son journal, il faut avoir du temps devant soi. Mais qui sait, les aventures de lecture me tentent toujours et je vais m’y mettre un de ces jours.
Et il faudrait bien que je vous explique pourquoi Beaulieu a choisi un titre aussi étrange.

Twain trouva à s’engager comme apprenti-pilote. L’une des tâches de l’apprenti-pilote était de surveiller les bas-fonds lorsqu’on naviguait près des côtes. Lorsqu’il ne restait plus que deux brasses de tirant d’eau, l’apprenti-pilote devait crier « Mark Twain ! », ce qui signifiait qu’on était alors à douze pieds de toucher le fond. D’où le pseudonyme que Samuel Clemens adopta quand sa carrière d’écrivain prit son envol, Mark Twain ! Deux brasses ! Douze pieds ! Mark Twain ! Je m’appelle Mark Twain ! (pp.170-171)

Voilà, vous savez tout ou presque maintenant. Il ne vous reste qu’à vous plonger dans ce livre pour connaître une nouvelle page de l’Amérique et certains aspects de la vie de Victor-Lévy Beaulieu.

À DOUZE PIEDS DE MARK TWAIN de VICTOR-LÉVY BEAULIEU est paru aux Éditions Trois-Pistoles.


PROCHAINE CHRONIQUE : TAQAWAN d’ÉRIC PLAMONDON, roman paru chez Le QUARTANIER.




vendredi 21 avril 2017

Tous ces gens qui demeurent des inconnus


«C’EST DONC DE VOTRE VIE qu’il était, qu’il est, qu’il sera ici question. De votre labeur. De vos aspirations. De ce que vous avez réussi ou non à faire de vos jours. C’est aussi de vos amours  et de vos ennuis, de vos déceptions et de votre courage – en avez-vous ? – qu’on parlera. De vos rires et de vos pleurs. Pleurez-vous ? C’est de votre façon d’occuper le temps qu’il sera aussi question. Comment l’occupez-vous ce temps ? Qu’en avez-vous fait ? Qu’avez-vous réellement accompli depuis dix, depuis vingt, depuis trente ans, hier, aujourd’hui ? » (p.67)
  
Voilà de terribles questions. Et, j’avoue, n’avoir pas de réponses à fournir. Certainement une manière on ne peut plus claire de montrer ses intentions et de présenter sa démarche romanesque. Il faut patienter pourtant avant que les choses ne deviennent claires, que Julie Bouchard pointe le lecteur du doigt. Les personnages, c’est vous et votre voisin, un peu tout le monde qui vous entoure. Alors, c’est mon histoire et aussi la vôtre dont il sera question ici.
Un chauffeur d’autobus en est à sa dernière journée de travail, une caissière d’un marché situé tout près, une jolie femme, monte dans son autobus matin et soir, un professeur d’université, bien seul après sa séparation, une étudiante qui se débat dans des fantasmes singuliers et un agent de sécurité. J’oublie l’éboueur qui aime la lecture et le voleur qui s’apprête à faire le coup de sa vie, celui qui le rendra riche. Bien des gens qui vont sur les trottoirs, traversent les rues de Montréal, s’attardent dans des endroits où tous s’arrêtent, travaillent, reprennent leur souffle, tentent d’oublier la monotonie des jours.
Tout ce qui se passe dans un même lieu, un même espace en un même temps, qui crée le mouvement et une belle agitation. Virginia Woolf a eu l'idée en 1925 avec Mrs Dalloway. Marie-Claire Blais arrive à nous étourdir depuis la parution de Soifs en 1995. Une fresque qui ne cesse de prendre toutes les directions après huit ouvrages et des milliers de pages. Elle nous entraîne dans un milieu américain qui tente de survivre et de croire que tout est toujours possible même si tout s’écroule dans cette société en décadence. Une entreprise unique et bouleversante.

LABEUR

Les hommes et les femmes multiplient les rencontres et les gestes pendant une journée. Certains ne font que quelques pas pour être sur les lieux de leur travail. D’autres prennent l’auto ou encore le transport en commun pour traverser la ville avant de changer de vêtements, de jouer un rôle pour accueillir les clients. Olivia change d’identité tous les matins quand elle endosse l’uniforme du marché où elle est caissière. Sa vie ne va très bien avec cet homme qui arrive et disparaît, sa fille qu’elle ne voit plus. Elle sourit, reste polie et gentille comme la consigne l’exige. Elle ne sait rien des tourments et des préoccupations des clients qui défilent, sortent, reviennent, repartent sans dire un mot, restent toujours des inconnus.

Une fois sa journée commencée s’enclenche une série de tâches à accomplir qui l’occuperont jusqu’au soir. Son occupation principale, pendant huit heures et demie, consiste à scanner des aliments ou autres biens de consommation, comme des fruits – plein de fruits exotiques dont elle connaît les codes par cœur -, des légumes bio, des biscuits au chocolat, des baguettes aux graines de tournesol, de la bière de micro-brasserie, de la crème glacée artisanale italienne authentique à la vanille, des petits cornichons sucrés, des serviettes hygiéniques, des pommes Cortland qu’elle prend pour des Empire, des navets, des courges spaghetti, des courges musquées, des courges poivrées, des bonbons pleins de sucre, des raisins verts en spécial. (p.31)

Tous ces produits qui prennent tant d’importance, qu’il faut payer, recycler et acheter chaque semaine. Julie Bouchard ne nous épargne rien. Elle nous pousse dans les gestes les plus anodins, les plus futiles, ceux que l’on aime oublier tellement ils semblent absurdes quand on prend la peine de s’y attarder.
Tout ce qui fait la société de consommation et son invraisemblable confusion, tout ce que la vie moderne exige en déplacements, transports, sourires, paroles futiles. Tous ces gens qui se croisent en ville, que vous rencontrez sans jamais savoir ce qu’ils vivent. Bien sûr, rien n’est pareil dans un village où tout le monde se connaît, où la vie privée est souvent un euphémisme. Comment savoir que le chauffeur d’autobus qui vous salue avec un grand sourire souffre de solitude depuis que sa femme est partie ou que le professeur d’université que l’on croit bien installé dans sa vie est en pleine dérive ?

Il enseigne à l’Université de M. depuis dix ans et cette session d’automne il donne un cours intitulé « Contrôle de l’inhibition présynapitique des afférences sensorielles au cours de la locomotion fictive ». Il a deux postdoctorats d’une université américaine bien connue, un physique agréable, une capacité pulmonaire intéressante depuis qu’il ne fume plus, a couru cinq marathons avec cette nouvelle capacité pulmonaire intéressante, et il y a trois mois, il s’est séparé d’Harmony. Plus précisément, elle s’est séparée de lui, après douze ans de vie commune et trois enfants (Rachel, Casey Lindsay), sans trop d’explications. Elle ne l’aimait plus, en somme. Ah non, attendez, c’était un peu plus précis ; elle n’avait plus de sentiments pour lui. Voilà. Car, disait-elle – concentrée à couper un oignon espagnol, vêtue de son t-shirt blanc de coton porté sans soutien-gorge et de son jean délavé moulant parfaitement son cul – il n’était pas assez ci, puis un peu trop ça. Tu comprends chéri ? En résumé, elle ne se sentait plus bien à ses côtés, elle ne pouvait plus « s’épanouir ». (pp. 35-36)
Toutes ces occupations insignifiantes qui finissent par avaler vos jours. Pas le temps de reprendre son souffle. Quelqu’un attend, quelqu’un a besoin d’une information ou de manger. Vous pensez vous calmer le soir, à la maison, mais la plus terrible des solitudes vous rattrape. Il reste la télévision.
Et tout recommence, tout se précipite. Le temps n’arrête pas, le temps vous pousse. Il faut courir et monter dans l’autobus. La journée, comme toutes celles de la semaine, est pareille à celle de demain. Il suffit d’avoir les bons gestes au bon moment pour que l’équilibre soit maintenu.

BASCULE

La première neige tombe sur la ville et tout ralentit, les autobus prennent du retard. La mécanique a des ratés. La circulation devient difficile et les marcheurs ont oublié de chausser leurs grosses bottes. La chaussée est glissante et les vêtements trop légers. Tous se hâtent pour oublier cette journée qui complique tout. Qui a eu la folle idée d’avoir un hiver et de la neige ?
Gaston Leblanc, le chauffeur d’autobus, laisse monter ses derniers passagers avant de terminer sa journée. C’est la fin, une vie qui bascule dans son miroir. Il deviendra peut-être un autre dans sa retraite, avec tous ses jours devant lui, il ne sait trop. L’important est d’arriver à destination. Ce retard l’agace un peu.
Olivia accélère le pas. Elle est décidée, va mettre de l’ordre dans sa vie. Elle glisse. Sous les pneus de l’autobus. Tout s’arrête sauf la neige. Le sang. Les gens, les passagers ne savent quoi dire, que faire. La mort enraye tout. Toute la rue retient son souffle.
Faut-il une tragédie pour que les gens se regardent, pour qu’ils se voient dans l’autobus, se parlent et redeviennent des humains ?

QUESTIONNEMENT

Julie Bouchard nous décrit avec moult détails une vie absurde. Une belle manière de démontrer l’aliénation de tout le monde dans l’agitation du quotidien, la course à la consommation, le travail et l’amour. Je ne peux m’empêcher de penser à Herbert Marcuse qui a si bien décrit l’asservissement de l’être humain dans L’homme unidimensionnel, un essai qu’il publie en 1964. Un livre qui a changé ma vie quand je l’ai lu à l’Université de Montréal.
Labeur de Julie Bouchard semble bien inoffensif de prime abord, mais voilà une véritable petite bombe qui ébranle tout. Cette lecture vous laisse un peu groggy. Oui, la vie est souvent insignifiante et répétitive, mais tout autour de vous ne cesse de recommencer. Le soleil se lève et se couche, les jours se succèdent pour devenir des mois, des années, une vie avec la mort en prime. Julie Bouchard dérange, bouscule, vous pousse dos au mur. Un roman comme je les aime. Une manière de mettre des grains de sable dans l’engrenage pour nous arrêter, nous faire réfléchir, avant de baisser la tête et de foncer. On ne sort pas de sa peau comme ça. Je dois passer à l'épicerie avant de rentrer, acheter des carottes...

LABEUR de JULIE BOUCHARD, roman paru à La PLEINE LUNE.


PROCHAINE CHRONIQUE : À DOUZE PIEDS DE MARK TWAIN de Victor-Lévy Beaulieu.



http://www.pleinelune.qc.ca/titre/453/labeur

mercredi 12 avril 2017

La vie n'arrête pas de multiplier les deuils

LES HUMAINS, un jour ou l’autre, font face à la mort. La vie va de pertes en naissances. Le rêve d'un enfant aspire Élisabeth. Tout son présent se concentre sur cet avenir, cet être qui sera son prolongement. Sa petite fille meurt à la naissance. La jeune femme perd ses repères et arrive mal à refaire surface. Théo a vécu heureux avec sa femme pendant des années. Il se retrouve seul à ressasser le passé. Il y a aussi d’autres femmes qui tournent et tentent de s’accrocher. Chacun doit trouver en soi des forces pour demeurer debout. Un projet, un travail ou des souvenirs, s’attacher à certains lieux qui rappellent ce qui nous a permis d’avoir un aperçu du bonheur.

J’ai pris du temps avant de me laisser prendre par le roman de Louise Gaudette. Concerné, plutôt. Élisabeth me semblait un peu excessive et complaisante dans sa douleur. Bien sûr, perdre un bébé n’est jamais un moment facile. Tout bascule vers l’avenir avec la promesse d’un enfant. Un rêve à deux pour accompagner le petit être qui ouvre les yeux sur le monde dans un émerveillement que se perd en devenant adulte.
Élisabeth n’arrive plus à se sentir là, dans ses jours et ses nuits. Son existence est à la dérive. Sa petite Sofia, l’enfant qui n’a pas vécu, l’enfant qui devait permettre à l’avenir de s’installer, a brisé le rêve. C’est un deuil terrible pour le couple. Saul, le père, un musicien, part en tournée en Europe pour donner une série de concerts. C’est sa manière de vivre son deuil. Bouger, agir et faire entendre la beauté.
Que faire pour éloigner la mort qui a tout ravagé ? Élisabeth tente d’oublier, de reprendre goût à la vie, mais elle ne sait que tourner sur place. Il faut partir, être ailleurs, quitter les lieux qui rappellent trop ce qui vous a retourné.

Le souvenir de notre fille s’immisçait entre nous deux comme les autres fois et me donnait envie de pleurer, mais je te voulais et désirais que tu me serres de toutes tes forces et que tu pousses plus fort, que tu entres loin, plus profond encore, pour atteindre ce centre, ce creux maintenant inhabité, si désespérément vide, afin que rejaillissent la vie, mon amour, et notre bonheur. (p.23)

SOLITUDE

Théo a perdu sa fille et sa femme. Il lui reste des souvenirs, des lieux, un chalet où il a vécu des jours heureux avec sa femme, une peintre. Avec sa fille aussi qui est devenue artiste. Il a appris à voir avec elles. L’œuvre d’art est une prise de conscience du monde, un questionnement qui ne trouve presque jamais de réponses.

Lorsque j’ai appris la mort de ma fille, j’ai eu l’impression qu’on venait de m’arracher brutalement une partie de moi-même. Des images d’elle bébé, enfant, fille et femme tourbillonnaient dans ma tête. Celle que j’appelais affectueusement ma « joie de vivre » n’était plus ; ni ses doux sourires, ni sa tendresse, ni sa candeur. Je ne m’en suis pas remis. (p.80)

Et il continue, sachant que sa vie se recroqueville un peu plus chaque matin. À plus de quatre-vingts ans, la fin est presque palpable. Il garde une certaine sérénité parce qu’il a eu plus que sa part de la vie.
Il effleure des objets qui lui rappellent des présences, la période ensoleillée de sa jeunesse. Les morts survivent dans la tête de ceux qui continuent, le temps d’une génération, peut-être que ça peut déborder parfois.
Je pense souvent à mon père décédé en 1970 et ma mère qui a failli réaliser l’exploit de devenir centenaire. Ils rôdent souvent. Je les vois, les entends. Parfois, ils débordent de jeunesse, de gestes et de rires. Ou encore, ils traînent les pieds sur un trottoir, peu certain de leur espace. Je m’accroche à leurs regards, retrouve des mots qui ont marqué l’homme que je suis. Peut-être aussi que les écrivains sont terriblement doués pour ressasser les souvenirs et qu’ils arrivent difficilement à échapper aux pièges de l’enfance.

PUZZLE

Élisabeth passe un moment dans le chalet de Théo pour écrire un livre sur le taï-chi. Elle en a fait un métier et enseigne l’art du geste lent pour saisir la vie et la retenir peut-être. Les deux discutent, se savent marqués même s’ils en sont à des moments différents de leur course. Le taï-chi permet de s’arrêter, d’oublier un peu et d’être là, totalement dans le présent.

- Au risque de passer pour un vieux fou, je dois avouer qu’Anne est en fait toujours présente. Elle est même avec nous en ce moment, Élisabeth. Mais n’aie crainte, je ne crois pas au fantôme ! Peut-être que tous les vieux font comme moi ; on commence par intégrer nos morts et on les maintient en vie à l’intérieur de nous, telles des âmes qui viennent s’accoler à la nôtre. Je lui parle tout au long de la journée et continue de partager avec elle mes pensées et mes impressions, comme je le faisais de son vivant, mes pensées et mes impressions. Je n’avais pas imaginé vieillir seul. J’étais même persuadé qu’étant le plus âgé des deux, ce serait moi qui mourrais le premier. (p.117)

Plusieurs personnes se croisent et un monde s’échafaude peu à peu. Très particulier comme roman. La trame se fragmente pour faire ressentir la solitude des protagonistes. Chacun nous entraîne dans son récit et des croisements se font. Des amitiés se dessinent, des secrets flottent et restent des secrets. La vie est du dit et du non dit. Peut-être que c’est l’instinct qui fait que ces gens s’attirent en tentant de masquer leur vulnérabilité. Et il y a aussi cette amie d’Élisabeth, si loin et si proche, qui se décide à donner des nouvelles. Peut-être est-elle en fuite depuis longtemps, qu’elle tente d’échapper à un mal qu’elle transporte dans toutes les villes du monde. Elle n’arrive pas à prendre ses distances du viol collectif d’une jeune étudiante à Delhi. Elle est complètement retournée.

Je t’écris de Delhi, où la colère et la consternation après le viol collectif d’une jeune étudiante font rage. Je me sens profondément révoltée et triste. Je suis revenue avant-hier d’un trek de douze jours dans les Annapurnas. Si ce n’était pas de ce terrible événement, je t’aurais parlé des femmes sherpas qui ont guidé notre groupe, de l’immensité du ciel, du froid, des étoiles et des cimes enneigées, mais les expériences s’entrechoquent trop violemment. (p.137)

Peut-être que nous fuyons tous la perte d’un proche. Faut pas s’illusionner pourtant. Impossible de s’échapper. La mort fait partie des expériences et elle s’avance un jour ou l’autre. Elle prend tout son sens alors quand elle touche un être aimé. Et nous voilà vulnérables, impuissants, sans mots. Il reste à se guérir, à accepter et à corriger peut-être le présent qui ne sait que glisser entre nos doigts.
Un roman tout en finesse. L’impression de suivre des femmes et des hommes qui vont sur la pointe des pieds pour ne pas s’écrouler. Le corps joue le jeu, le visage est souvent un masque, mais l’esprit est pris de tremblements.
J’aime cette manière de nous pousser tout doucement devant la question la plus importante qu’un homme ou une femme ont à affronter dans la vie. La perte d’un être aimé, la mort qui vient vous souffler dans le cou et qui vous rappelle notre vulnérabilité. Et tout bouge malgré la douleur, la difficulté à reprendre son souffle, l’impression que tous les chemins se referment. La vie ne sait que la vie.
Voilà la beauté de ce premier roman de Louise Gaudette qui sait nous prendre la main, nous parler à l’oreille sans jamais nous brusquer. Impossible de ne pas tomber sous le charme.

COMME LES NUAGES de LOUISE GAUDETTE, roman paru à La PLEINE LUNE.


PROCHAINE CHRONIQUE : LABEUR de JULIE BOUCHARD, nouveauté de La Pleine Lune.