jeudi 14 août 2003

Un moment de réflexion dans la bousculade

Malgré tout la vie, malgré tout l’écriture, malgré tout l’existence pourrait-on dire du livre de Robert G. Girardin. Un texte qui cumule à la fois de très courtes histoires et des aphorismes. Le genre d'écrit à ne pas lire d’une traite. Il faut le fréquenter longuement, traîner un bon bout de temps sur ces courts récits, fouiller, relire pour en apprécier la saveur et tous les mots.
Girardin touche à tout ce qui fait la vie d’un homme qui voyage et qui prétend tirer des leçons des agissements de ses contemporains. Parce que cet écrivain se veut moralisateur dans un monde sans morale, se veut réflexif et signifiant dans un monde qui se perd de plus en plus dans le virtuel et le jetable.
«Un jour, je suis né et je ne me le rappelle pas. Un autre jour, je vais mourir et je ne me le rappellerai pas non plus.» ( p.90)
Bien sûr une entreprise du genre comporte des risques et Robert G. Girardin bascule parfois dans la facilité.
«La feuille de papier vaut bien la feuille d’aluminium.
Un café seul refroidit vite.» (p.144 )
«À Montréal, je me sens souvent comme un Acadien dans un ascenseur à Moncton.» (p.154)

Regard

Le regard que cet écrivain pose sur le monde révèle plus sa véritable nature que ce qu’il veut dénoncer ou montrer. On devine un concept de la liberté, un genre de vie qui se veut particulièrement proche des années d’errances où il fallait fuir toutes les formes de travail ou d’engagements. Girardin est demeuré fidèle aux années 70, ces années où l’on rêvait l’amour et la paix tout en préparant un monde particulièrement matérialiste  et dur.
Pourtant cet ouvrage est nécessaire dans une société où les pauses réflexives sont de moins en moins fréquentes. Ces phrases une fois retournées et scrutées à la loupe réussissent à nous faire sourire, à nous questionner ou nous font hausser les épaules tout simplement. C’est déjà beaucoup.
Girardin écrit le journal du quotidien, propose la réflexion au jour le jour. Il y est question de la vie, de la mort, du sens à donner à l’aventure contemporaine qui affole les plus audacieux, du travail, des guerres et de la violence. Le livre s’est construit au hasard des rencontres, d’une lecture, d’une sortie ou tout simplement d’un mot glané dans la rue. Le lecteur gardera ce qu’il veut.
«Petit à petit, le train s’éloigna, emportant ce moment de bonheur qu’il ne revivrait plus. L’écrivain quitta la gare et retourna à sa mélancolie. Le bonheur, comme l’orgasme, ne dure pas longtemps.» ( p.37)
Que dire devant les folies de la guerre, les affrontements et les tueries sinon répéter, retrouver des formules qui n’ont jamais été comprises. Robert G. Girardin ne s’en prive guère et c’est pour le meilleur et le pire.

«Malgré tout, histoires et aphorismes» de Robert G. Girardin est paru à La Pleine Lune.

Pas facile de briser les carcans de l’imaginaire

Le Groupe Ville-Marie, depuis quelques années, sous la houlette de Simone Saurens, publie un collectif à l’occasion de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. Plusieurs écrivains d’ici et d’ailleurs se laissent tenter par un thème. L’entreprise n’est guère nouvelle mais elle s’avère toujours intéressante pour jauger l’originalité et l’imaginaire des écrivains.
Quarante écrivaines et écrivains ont répondu à l’appel du métro. Une aventure un peu périlleuse, surtout quand on mélange poésie et prose. Qu’on le veuille ou non, le poème ne s’aborde pas comme la prose. Question de rythme, de souffle qui appartiennent en propre aux deux genres. Peut-être faut-il lire «Lignes de métro» en deux temps. S’attarder d’abord aux poèmes et après, plonger dans les nouvelles. On arrivera ainsi à mieux rendre justice aux prosateurs et aux poètes de ce collectif.
La présentation est faite par ordre alphabétique, ce qui n’est pas nécessairement la meilleure façon de procéder. On va de texte en texte, d’un genre à l’autre sans force directrice. Les écarts sont énormes.
Cette lecture révèle surtout comment il est difficile pour les écrivaines et les écrivains de s’arracher aux clichés. Quelques-uns arrivent à se démarquer et à bricoler un texte original mais ils sont rares. Mentionnons François Barcelo, Lili Gulliver, Michel Desautels, surtout pour la fin de sa nouvelle.

Lieux communs

Les lieux communs se bousculent tout au long de ces quarante rames de métro qui vont en cahotant un peu beaucoup. Étouffement, enfermement, promiscuité, reflets dans les vitres de la rame, bousculades, peur de l’autre et inévitablement, la fin de tout, le suicide. Quelques-uns aussi ne peuvent résister à la tentation d’énumérer les stations en faisant allusion au chemin de la croix ou pour jeter un regard derrière l’épaule. Aline Apostolska, Rober Racine et François Vignes.
Le souterrain aussi évoque les profondeurs de l’inconscient et permet de révéler certains secrets. Stanley Péan, Naïm Kattan et Philippe Haeck. Ce sont les plus intéressants.
On peut citer Danielle Fournier pour les deux derniers vers de son poème.
«Personne pourtant ne t’accompagne
Quand tu t’assois à côté de ton ombre.» (p. 73)
Recueil inégal et qui manque un peu de tonus. Une dizaine de textes se distinguent tout au plus sur la quarantaine. C’est un peu mince, surtout avec les grands noms qui signent des textes.

«Lignes de métro», collectif sous la direction de Danielle Fournier et Simone Sauren est paru à L'Hexagone-VLB éditeur.

Jacques Michaud se contente des anecdotes

«Sakka» désigne l’horizon en inuktitut selon l’auteur. Jacques Michaud nous entraîne dans sa première époque, nous pousse vers l’âge adolescent, revient, repart, passe d’un temps à l’autre et finit par nous étourdir.
 Pourtant, l’enfance a été singulière. Elle a été celle des gens de la campagne qui ont connu l’école du rang, le plaisir d’avoir la forêt à portée de la main en Abitibi (pourquoi écrire Abbittibbi), d’avoir des frères et des sœurs pour apprivoiser le monde et ses turpitudes.

Tout au long de cette lecture on cherche l’intention, la direction et le but de l’auteur. Où veut en venir Jacques Michaud avec cette quinzaine de récits qui voltigent ici et là. J’ai dû me résoudre à l’anecdotique. Ce qui aurait pu s’avérer un agréable récit, devient un fatras de souvenirs mal ficelé.
«Son vaisseau débordait, il s’était même permis de faire un comble. Le jeu d’adresse n’était cependant pas terminé. Il lui fallait maintenant sortir de sa cache. Alors qu’il cherchait un appui solide où déposer le poids de sa jambe, un sifflement aigu fendit l’air, frappa le fond de l’horizon pour rebondir tout aussitôt. Marie-Claire, la cadette des sœurs, cria à s’en déchirer la voix. Jéal prit peur, perdit pied et, du même coup, la récolte de fruits qu’il tenait à la main. Le sifflement se répercuta à nouveau. Cette fois, il en reconnut la nature: le bruit de l’explosion de balles de calibre .22 retentissait au-dessus de sa tête.» (p.56)
Et ce n’est pas une fin pathétique qui sauve l’entreprise. Quand on nage dans l’enfance, il faut la manière. Le style, le rythme, la couleur et l’originalité manquent totalement à Jacques Michaud.
«Le souffle court et le cœur tremblotant, ils découvrirent la blancheur laiteuse de deux hémisphères qu’une ligne sombre et profonde réunit pour en faire tout à coup la face cachée de la lune.» (p.23)
Tant de mots pour expliquer que les deux petits garçons viennent de baisser leurs culottes sous la galerie. Ils découvrent leurs anatomies. Le lecteur ne peut qu’abdiquer devant une écriture qui a trop bouffé d’hormones.

«Sakka» de Jacques Michaud est édité aux Éditions Vents d’Ouest.

Voyager autour de soi comporte des risques

Sylvie Massicotte en signant «Au pays des mers» offre un ouvrage qui aurait très bien figuré dans la belle collection «Écrire» des Éditions Trois-Pistoles. Tout y est ! Un thème, une piste de réflexion, un lieu pour l’écriture, une fascination pour les bords de mer où les rencontres et les hasards peuvent se bousculer. Parce que devant la mer, la réflexion vient avec la vague et le ressac. Sylvie Massicotte, avec ce texte tout en questions et en regards, fait oublier les frontières. Nous la suivons sur les routes de l’écriture et jamais nous n’avons envie de rebrousser chemin. La contemplation de l’horizon, une journée particulière évoque les pays de l’enfance. Nous basculons dans un texte de fiction qui devient le galet qui capte le regard. Parce que la mer c’est le temps aboli, le temps renouvelé, l’espace qui se défait et s’ouvre à la vie et aux traces qui marquent le corps. Ces signes et toutes ces petites cicatrices, ce sont la matière du texte après tout. C’est la limite du rêve et de la réalité, la frontière du présent et du passé.
«L’écriture que je pratique part du principe que le lecteur est intelligent. Capable de déduire. C’est précisément pendant qu’il est en train d’extraire l’information, au fil de la lecture, qu’il sentira un inconfort semblable à celui éprouvé par les personnages eux-mêmes déstabilisés dans un moment de leur existence. Cette expérience va bien au-delà de l’histoire racontée.» (pp.50-51)
Déduire, peut-être avons-nous la clef de Sylvie Massicotte. Aller au-delà pour sentir, pour voir, pour trouver le sens et les sens.

Matière

Tout peut servir. Un voyage effectué il y a des années qu’il faut reconstituer à grands coups de mémoire, une conversation qui a changé l’écriture et le regard; un texte qu’on a laissé comme un caillou pour ne pas s’égarer. Sylvie Massicotte s’accroche à des extraits déjà publiés et les insère dans son texte pour montrer le vécu qui se transforme en fiction. Parce que le voyage, c’est toujours la direction du texte, les pas qui rapprochent de soi dans une danse un peu étrange.
Comment résister ?
Le lecteur, tout autant que l’écrivaine, réfléchit à l’art de dire et de vivre. Des questions justes et pertinentes, des pistes qui nous font entrevoir la femme et son univers. Chapitres courts, esquisses au fusain presque, Massicotte construit un puzzle qui nous ouvre un jardin discret et fascinant.
«Il y a ce que je me suis fait vivre pour écrire. Il y a ce que je ne me fais plus vivre, pour écrire quand même. L’écriture passe la première. De temps en temps, je la repousse. C’est est assez. Cette fois, ce sera moi. Je traverse une période sans mot, comme l’été où je me suis surtout occupée à organiser des ateliers pour mieux parler d’elle : l’écriture.» (p.21)
Un livre à relire, une écriture juste, des rencontres marquantes comme celle de l’écrivain Denis Bélanger à qui je dois des bonheurs de lecture.

«Au pays des mers» de Sylvie Massicotte est paru aux Éditions, Leméac.

Gilbert Choquette joue de la dualité

Gilbert Choquette a signé une quinzaine d’ouvrages jusqu’à maintenant, remportant le prix France-Québec en 1985. Une carrière discrète et marquée par la persévérance. Je me souviens pour avoir lu «La mort au verger», un roman d’amour particulièrement dur et violent.
Dans les cinq nouvelles des «Contes de la voix mauve», Monsieur Choquette s’attarde aux forces qui s’affrontent dans une même personne et qui peuvent surgir selon les rencontres et les hasards. Si souvent ces antinomies sont maîtrisées, elles peuvent aussi faire en sorte qu’une femme et un homme mènent une double vie. Qui voit-on dans le miroir?
Dans la première nouvelle, «La voix mauve», la mieux réussie du recueil, Choquette présente deux femmes «identiques». Le problème de la gémellité est bien posé. Le narrateur croise la «copie conforme» de son épouse lors d’un voyage. Deux femmes semblables et différentes.... Comment choisir entre l’épouse légitime et cette psychologue américaine qui fuit un mari écrivain en Italie.
Choquette installe le doute. Peut-être que l’épouse se livre à un jeu pervers et étrange. Aurait-elle décidé de faire subir une épreuve à son mari. Elle doit passer des vacances dans le Maine, mais a-t-elle décidé de changer d’identité et de jouer l’étrangère aux côtés de son philosophe de mari.
L’idée paraît trop belle. Choquette fait mourir l’épouse légitime et la remplace par l’étrangère. Les voyeurs peuvent aller se rhabiller.

Le démon

Valérie, dans «Une fiancée ambiguë», doit affronter le démon qui vit en elle. Le noir et le blanc, le mal et le bien se chevauchant dans un même être. L’histoire ne va nulle part. Ce questionnement qui aurait pu être pertinent dans un monde qui ne jure que par l’image tourne à vide. Qui faut-il choisir dans notre monde? L’ange ou le démon?
Et comment croire à l’époque d’Internet et du terrorisme international aux jeunes filles qui vivent recluses dans leur chambre pour écrire de la poésie en arrosant le papier de leurs larmes? On voudrait imaginer une satire mais Choquette gâche tout avec cette écriture qui sent la boule à mites et la poussière du grenier.
«Allons, il n’est pas trop tard pour aller lécher de mes yeux altérés la flaque immense de la Méditerranée.» (p.11)
De quoi fuir au bout du monde et ne plus jamais s’approcher de «la flaque immense de la Méditerranée».
«Or le philosophe  en moi, rationnel malgré lui et peu enclin à la naïveté, préférait reporter tout son trouble sur l’ignorance où j’avais été de l’existence de la dame en question qui pouvait bien, après tout, revêtir par hasard les traits d’une autre personne sans attenter à la stricte vraisemblance.» (p.18)
Tout est dit. Le problème est là.

«Contes de la voix mauve, Cinq histoires singulières» de Gilbert Choquette est paru aux Éditions Humanitas.

lundi 14 avril 2003

Jean-Marc Massie connaît la magie du verbe

Jean-Marc Massie tient une place particulière dans la poussée du conte au Québec et de ces conteurs qui gravitent autour de la maison Planète rebelle. Il nous offre trois contes dans cette récente publication. «L’Enfant de la Pinto», «La Démembreuse» et «L’arrêt circulaire du Gros Bill à Verbobyl». Ces trois temps ou histoires révèlent bien la manière de ce «parleur» qui semble être né sur une scène. Il en est capable. Un disque accompagne le tout.
Ses histoires se situent résolument dans le monde contemporain et il n’hésite jamais à plonger dans un futur incertain. L’imagination et la parole éclatent dans toutes les directions. Le plaisir d’inventer, sans jamais se donner de balises, emporte le verbe. Nous glissons dans des contes fantastiques, nous nageons dans l’invraisemblable, le verbe gicle pour notre plus grand plaisir. Il pousse sur le réel, nous enferme dans l’espace et le temps, nous fait voyager sous terre ou dans les airs, bouscule le passé et l’avenir.
«Ce jour-là, à Outremont, trois jeune filles aux cheveux décolorés déroulaient leurs bas de laine noirs jusqu’aux genoux et ajustaient leurs jupes d’écolières de sorte que l’on puisse imaginer la courbe anorexique de leur pubis. Elles avaient l’accent parisien et pourtant, leur tournures de phrases étaient québécoises. Elles marchaient droit devant avec l’assurance de ces êtres qui croient que tout leur est dû.»  (p.46 )
Il faut se donner le plaisir de l’entendre au préalable. La voix réussit à faire passer l'inconcevable qui bloque un peu à la lecture. Il lui arrive parfois d’être un peu victime de ses audaces et de son imaginaire. Il bascule dans le sordide avec «La Démembreuse». J’avoue m’être un peu égargé dans les inventions langagières du «Gros Bill à Verbobyl».
Un conteur existe dans sa parole, un conteur est toujours un peu amputé quand nous nous débattons avec ses écrits uniquement. Il faut entendre Jean-Marc Massie pour l’apprécier. Nous rencontrons alors un magicien, un inventeur de monde, un explorateur du langage qui ne cesse de surprendre et de dérouter.

«Delirium tremens, contes mutagènes» de Jean-Marc Massie est paru aux Éditions Planète rebelle.

samedi 12 avril 2003

Napoléon Aubin demeure très pertinent


Les éditions Trois-Pistoles ont eu la fort bonne idée de se pencher sur des textes oubliés et peu connus. Les oeuvres de ceux que l’on peut appeler les précurseurs, ces écrivains qui ont noirci nombre de pages et qui ont basculé dans l’oubli. Ne reste plus qu’un nom bien souvent ou des extraits qu’il faut dénicher dans certaines anthologies.
La collection La Saberdache, qui se donne comme mission de publier des textes écrits avant 1900, était lancée avec des textes d’Arthur Buies, peut-être le plus connu des oubliés. Marilène Gill et Mario Brassard récidivaient avec Napoléon Aubin.
Ces méconnus ont pratiqué le journalisme, dirigeant des journaux où ils oeuvraient seuls. Napoléon Aubin ne fait pas exception. Il a animé pendant nombre d’années «Le Fantasque» en y écrivant toutes les rubriques.
Plume alerte, sarcastique, forte, grand pourfendeur des modes et défendeur des idées nouvelles, voilà l’homme que nous découvrons dans ces contes et récits. Suisse de naissance, émigrant aux États-Unis d’abord, résidant au Canada par la suite. Inventeur, homme de science comme le voulait la tradition ou la conception de l’honnête homme de l’époque, Napoléon Aubin ne cesse d’étonner. Il fallait être audacieux pour défendre la liberté de la presse en cette époque turbulente où les patriotes affrontaient militairement l’armée anglaise avec les conséquences que nous connaissons. Les journalistes étaient surveillés et les délits punis. Napoléon Aubin se retrouva en prison pour avoir publié un poème de Joseph-Guillaume Barthe.
«Il est si dangereux maintenant de parler des choses de ce monde que je me vois forcé de m’occuper presque exclusivement des habitants des astres.» (p.148)

Petinence

Les textes de Napoléon Aubin se démarquent par leur originalité et leur pertinence. Les sujets demeurent originaux et intéressants. Par le biais de la fiction ou de la science-fiction, Aubin montre les travers de la société et se moque de ses mœurs. Éducation, justice, modes littéraires, tout y passe. On ne peut que regretter que «ce voyage sur la lune» soit demeuré inachevé. Aubin en profite pour passer ses contemporains au rabot et on ne peut s’empêcher de faire un lien avec la révolte des patriotes de 1837-1838. Il y avait là une force et une verve qui se lit encore fort bien. On ne peut que sourire devant ce trait humoristique.
«Je vous dirai donc, en attendant mieux, qu’on s’y habille à peu près comme par ici, avec cette seule différence que quoique la mode générale y soit, pour les dames, de s’y couvrir de robes, il en est néanmoins beaucoup qui ne se gênent point de porter les culottes. Donc, espérez et patientez.» (p.139)
 Certaines descriptions de la nature sont particulièrement juste comme celles du conte «Une chanson, un songe, un baiser». On y sent la marque du romantisme même si Aubin s’en moque avec un bonheur certain. Pas facile d’échapper à son époque même pour un esprit libre et rebelle.
Ce qui distingue Napoléon Aubin, c’est l’efficacité de sa plume, son humour, son imagination et sa pertinence. Pour tout cela et pour le plaisir aussi, il faut relire ses contes et ses récits. Il aurait encore bien à dire sur nos façons de faire et de nous comporter après un certain 11 septembre.
«On conçoit qu’avec une liberté de la presse aussi limitée, la seule ressource d’un littéraire est de déployer ses ailes, de s’envoler vers les astres et les régions éthérées plutôt que de gémir plus longtemps sur une terre préjugée où pour plaire et vivre il faut ramper, ramper bien bas, et lécher l’argot de ceux qui se croient grands parce qu’ils se le font dire souvent, qui ont le droit dans le fourreau du sabre et le cœur au fond de leur gousset.» (p.149)
Nous avons encore besoin de Napoléon Aubin pour nous montrer nos contradictions face aux événements qui nous bousculent et nous perturbent. Malheureusement, ils sont de moins en moins nombreux dans nos journaux. Les Éditions Trois-Pistoles font là œuvre nécessaire.

«Contes et récits» de Napoléon Aubin sous la direction de Marilène Gill et Mario Brassard a été édité aux Éditions Trois-Pistoles.

Le pays idéal et parfait existe-t-il?

Jean Marcel a adopté la Thaïlande il y a une dizaine d’années. Il nous avait fait le plaisir de nous redonner les grands mythes fondateurs de ce pays dans «Sous le signe du singe» en 2001. Cette fois, par des lettres, il nous présente la Thaïlande qui l’a subjugué au moment où il mettait les pieds dans l’aéroport de Bangkok. Le «pays des hommes libres» si on se fie à sa traduction.
Jean Marcel, dans huit missives, aborde différents sujets. Comment il a découvert la Thaïlande, ses caractéristiques, la religion, la langue, la cuisine, le système politique et les préjugés que les Occidentaux entretiennent devant ce monde si différent.
C’est presque trop beau. On hésite un peu, méfiant. Et si Jean Marcel exagérait et décrivait un monde qui n’existe pas? Des millions de gens souriants et calmes, des pacifistes mais aussi des individualistes indomptables qui préfèrent la fuite à l’affrontement. Est-ce possible?
«Ce sourire n’était pas de simple politesse à l’égard d’un étranger que l’on accueille, il révélait le fond du puits de l’âme, pas seulement de l’âme de la personne qui l’émettait, mais de tout un peuple qui l’affiche à tout moment, à tout propos, à tout venant. C’est un univers entier, en effet, qui sourit dans chaque Thaï : c’est le fondement de la culture thaïe, et si on ne l’a pas compris, on ne comprendra rien à rien.» (p.25)
Le lecteur s’abandonne rapidement à ce guide enthousiaste. Il s’ébahit avec Jean Marcel et partage sa joie. Un pays où les hommes se font moine plutôt que militaire ne peut qu’étonner.

Pays idéal

Il existe peut-être le pays idéal et Jean Marcel le décrit. Un petit livre qui fait rêver et espérer. La Thaïlande est un état moderne dont il faut s’inspirer. Oui, un pays pacifiste a sa place dans ce monde d’échanges planétaires. Il faut croire que le modèle occidental fait d’affrontements, de guerres et de violences peut être cassé. Il serait peut-être possible de changer les hommes et les femmes…
«On comprend dès lors qu’un culte fondé sur la connaissance ( de ces quatre vérités ) tienne pour le mal absolu l’ignorance ( dont Marx plus tard dira aussi, comme le Bouddha, qu’elle est la source de tout mal ), et que de l’ignorance naisse l’incompréhension du monde qui engendre la colère… mal absolu dans la société thaïe.» (p.53)
La connaissance peut tout changer. Le mal absolu se nourrit de l’ignorance. Nous n’avons qu’à suivre l’actualité pour nous en convaincre.

«Lettres du Siam» de Jean Marcel est paru aux Éditions de L’Hexagone.

mercredi 9 avril 2003

Paul Bussières montre un visage de Cuba


Coup sur coup, en 2002, peut-être est-ce un signe des temps, trois écrivains faisaient paraître des romans qui abordent la dictature dans autant de pays des Amériques. On pense à Mario Vargas Llosa qui dressait un portrait saisissant de Rafael Leonidas Trujillo, dans «La fête au Bouc» publié chez Gallimard. Cet homme aura dominé pendant des décennies la République dominicaine avec la complicité des Américains avant d’être assassiné. Plus près de nous, Sergio Kokis dressait un portrait remarquable dans «Le magicien», le troisième tome de sa trilogie publiée chez XYZ Éditeur, du président Alfredo Stroessner qui a écrasé toute opposition au Paraguay en se glorifiant d’être le doyen des dictateurs. Il ne manquait qu’une visite à Cuba et à Fidel Castro. Paul Bussières comble cette lacune avec un roman étonnant et remarquable.
«Olimpia de La Havane» nous plonge au cœur même du régime de Castro. Le lecteur débarque dans «l’île des barbus» au moment où le pays se trouve isolé et ébranlé par ce qui se passe en Europe de l’Est. La chute du mur de Berlin est proche et l’Union soviétique vacille. La guerre en Angola a laissé Cuba un peu amoché. Le régime se sent menacé et fragile. La Révolution, quand elle se croit blessée, devient dangereuse et capable des pires aveuglements. La frénésie agite les colonels et les serviteurs de la machine étatique qui tentent de protéger leurs privilèges et de colmater les brèches. Il y a aussi ceux qui montent dans l’appareil gouvernemental et qui croient leur tour venu. Où sont les amis quand tous peuvent trahir, quand tous sont des coupables en devenir? Nul n’est intouchable sauf Fidel Castro, la figure emblématique qui plane sur cette société qui déraille.

Gens simples

Paul Bussières s’attarde aux hommes et aux femmes qui cherchent un peu de paix et de bonheur. Pas la peine de s’égarer dans les débats idéologiques ou les discours théoriques. Chacun en a assez de son quotidien et il faut bien que la vie soit, que demain advienne. L’approche est d’autant plus efficace.
Olimpia,  l’épouse d’Alberto qui tombe en disgrâce, l’un de ceux qui a bien profité du régime, devient la figure emblématique de cette volonté de vivre et de survivre. Ils ont été près du pouvoir mais sans croire au marxisme plus qu’il ne fallait. Ils ont toléré le communisme sans pour autant être des croyants ou des illuminés. Un mélange d’hommes et de femmes que l’on peut trouver dans toutes les sociétés. Ils travaillent, ils croient à l’amitié, ils tentent d’aider et de profiter de ce qu’il y a. Des gens qui s’accommodent du bonheur ordinaire, d’une petite vie tranquille, d’un peu d’air pour respirer.
Mais il y a ceux qui doivent tout à ce régime et qui ne respectent personne. Il y a la jeunesse qui se dresse devant les plus anciens. Tous sont coupables d’avoir été là depuis toujours. La meilleure façon de survivre dans un tel régime est d’accuser. Le mensonge est la seule vérité et la plus terrible des armes. Parce que la Révolution est aveugle, violente, sans pitié pour ceux et celles qui hésitent. Il faut des coupables et les premiers collaborateurs de Fidel, Tony et Ochoa, seront exécutés pour haute trahison. Il est si facile de monter des preuves, de contrôler la machine judiciaire.

Surprise

Paul Bussières, qui nous avait étonné et fasciné avec son incomparable «Mais qui donc va consoler Mingo» en 1992, nous pousse au cœur de cette société qui tourne à vide. Nous surprenons Fidel Castro, grand maître et chef d’orchestre sympathique à la rigueur, intouchable et isolé, un peu perdu dans les habits de son personnage.
Le plus étonnant dans ce roman de Bussières, c’est que les dissidents comme les profiteurs, les révoltés comme les victimes, les zélés comme les fourbes se côtoient, se parlent, se suspectent et n’hésitent pas à s’allier si cela devient nécessaire. Tous ont un côté humain, même les plus fanatiques. Les bourreaux avec les victimes ont un côté tendre qui fait que le lecteur est toujours un peu ébranlé. Rien n’est noir ou blanc, rien n’est vrai ou faux. Il faut juste se laisser porter par le récit qui est mené de main de maître.
Chez Sergio Kokis, Mario Vargas Llosa et Paul Bussières, nous retrouvons des similitudes, des manières qui sont propres aux dictatures, qu’elles soient de droite  ou de gauche. Ces trois romans décrivent une virilité exacerbée, animale et obsessive. Stroessner se prenait pour le grand géniteur de son pays tout comme Rafael Leonidas Trujillo. Bussières est plus subtil. L’obsession de Cardoso, tout comme celle du régime, sera l’homosexualité. Il faut être viril, fort, impitoyable. Pitié et compassion sont le propre des «maricones». Paul Bussières signale ce côté macho mais apporte plus de nuances et de subtilités. Si Castro se comporte avec les femmes un peu comme Trujillo le faisait, comme Stroessner l’a fait, il reste doux, séducteur et moins prédateur sexuel.

Ambition

Cardoso et Mazorra, ces petits exécutants qui grimpent les échelons par le mensonge et la délation, sont dévorés par l’ambition. Ils sont prêts à tout pour avoir une belle maison au bord de la mer. Ils frappent aveuglement et se laissent prendre aux mêmes pièges. Tous finissent par penser au bien personnel, au confort et ils se détournent de la Révolution. L’histoire se répète, l’histoire se répétera toujours. Un couple étrange, un homosexuel refoulé et un grand menteur nous font circuler dans les couloirs du ministère de l’Intérieur où l’on prépare les exécutions et où s’écrivent les pires scénarios.
Et souvent, au détour d’une phrase, on ne peut s’empêcher de songer à George W. Bush. «Parce que nous voulons le bien, parce que nous voulons détruire le mal, creuser jusqu’à ses propres racines et l’éradiquer», scande Raul Castro pour justifier les purges. W.Bush avait les mêmes mots pour lancer la guerre contre l’Afghanistan et l’Irak. Peut-être que, partout dans le monde, les sociétés en sont  «au capitalisme prédateur» comme l’affirme Alberto, le mari d’Olimpia, qui justifie ses rapines par de grands mensonges et de belles théories. Qu’importe le régime politique, le pour soi domine et chacun tente par tous les moyens de profiter de la situation. Les exemples aux États-Unis et en Europe de ce «capitalisme prédateur» sont fort nombreux. Il semble bien que l’individualisme  n’a pas de frontières.
Il y a bien sûr la trame politique mais il faut se rabattre sur les figures qui habitent ce roman. Olimpia et Lolo, la croyante catholique qui est aux prises avec l’arthrite et qui devient l’image même de Cuba, le petit Ricardito et le vieux Chala qui ne demande qu’à couler des jours paisibles; Ramon Guerra qui, malgré son travail dans l’armée, est demeuré un homme doux et tendre. Il y a aussi Carlos qui lutte pour changer les choses, qui sauve Tamara injustement condamnée pour avoir été inoculée par le virus du SIDA. Ils luttent pour l’avenir, pour l’espoir même si c’est difficile. Bussières ne ferme jamais la porte.
Un roman senti, vrai et qui, par le biais d’un enfant, d’un amour impossible, d’Olimpia qui se sent responsable du monde, nous entraîne dans la belle aventure des faiseurs de liberté. Il ne faut peut-être pas de grands gestes, de grandes théories mais simplement y croire pour que le meilleur advienne. Il suffit d’aider autour de soi et les choses changent.
Un roman bien écrit, nerveux, porté par des dialogues savoureux et justes. Un ouvrage qui dénonce mais qui fait croire en demain malgré les pires excès de la dictature. Les humains ne changeront jamais mais ce n’est pas une raison pour désespérer. «Et ainsi s’acheva, à La Havane, l’année 1989. Un mur, quelque part, était tombé. Olimpia, qui avait tout perdu, avait bien failli  être emportée, elle aussi. On ne lui avait laissé que son courage, à Olimpia, mais c’était celui de vivre», écrit Paul Bussières à la toute fin. Ce courage, c’est peut-être la volonté de changer les choses.

«Olimpia de la Havane» de Paul Bussières est paru aux Éditions Robert Laffont.