Nombre total de pages vues

Messages triés par pertinence pour la requête mihali. Trier par date Afficher tous les messages
Messages triés par pertinence pour la requête mihali. Trier par date Afficher tous les messages

jeudi 12 décembre 2019

THÉRIAULT, MAGE ET PROPHÈTE

YVES THÉRIAULT OCCUPE UNE place importante dans notre littérature et pourtant peu de spécialistes s’y attardent. Ce pionnier a inventé pour ainsi dire le métier d’écrivain professionnel au Québec, vivant de sa plume, dépensant sa grande énergie dans de nombreux médias, multipliant des textes qui ont été diffusés au Canada anglais et au Québec. Auteurs de livres à succès, il est aussi l’un des premiers à rêver le Nord, un territoire qui continue de fasciner nombre de romanciers contemporains. Un précurseur également en faisant une place aux autochtones dans ses récits, ouvrant le chemin aux Innus et Inuit qui s’imposent depuis quelques années. Autodidacte, cet original a encore beaucoup à nous dire et c’est pourquoi il faut retourner à ses écrits les plus marquants. Sa fille Marie José Thériault, avec les Éditions Le dernier havre, met en valeur l’œuvre de son père avec l’aide de quelques collaborateurs, dont Renald Bérubé. Yves Thériault mériterait amplement d’avoir une biographie fouillée qui prolongerait le travail de Victor-Lévy Beaulieu qui lui a consacré un essai en 1999 avec Un loup nommé Yves Thériault.

J’ai croisé Yves Thériault une fois, au Salon du livre de Montréal. Il venait de publier L’herbe de tendresse chez VLB Éditeur. J’y présentais La mort d’Alexandre. C’était en 1982. L’écrivain m’impressionnait. J’avais connu alors un redoutable vendeur qui m’avait accueilli dans le stand comme si nous nous avions vécu dans le même village depuis toujours. Il interpellait les visiteurs, discutait avec tout le monde, me présentait à tous, me montrant qu’un auteur devait se démener pour qu’un livre trouve son lecteur. Je ne pouvais que demeurer un peu en retrait, pas du tout convaincu de pouvoir en faire autant.
J’ai parcouru Agaguk il y a bien longtemps et il y a encore bien des romans et des récits de cet écrivain qui m’attendent. Et pour signaler mes carences, Renald Bérubé, ça ne peut venir que de lui, m’a fait parvenir Cahiers Yves Thériault 2 et la réédition de Contes pour homme seul. Grand savant et connaisseur des textes courts (Bérubé a publié une remarquable synthèse de la nouvelle et de la « short story » aux États-Unis), l’enseignant dirige cette deuxième mouture des cahiers où des écrivains et des chercheurs se penchent sur le travail de Thériault, démontrant la place particulière qu’il occupe dans notre monde de la fiction.
Les universitaires arpentent la littérature (du moins ceux qui lisent) et arrivent à ranimer des œuvres qui sombrent dans l’oubli malgré leurs qualités. 
L’occasion est bonne pour s’attarder à Yves Thériault. L’année 2019 marque le 75e anniversaire de la parution de Contes pour un homme seul publié en 1944 aux Éditions de l’Arbre, la maison qui offrira aussi Le torrent d’Anne Hébert
Un groupe dirigé par Renald Bérubé remet dans l’actualité des ouvrages que l’on a tendance à oublier, happés que nous sommes par les publications contemporaines qui se multiplient comme les pains d’un boulanger qui a perdu le sens de la mesure. Pourtant, une littérature ne peut exister sans les fictions qui ont ouvert des pistes et secoué des problématiques qui sont toujours bien présentes dans notre société. Il faut connaître les chemins des écrivains pour mieux saisir les romans de maintenant.
Les études de Cahiers Yves Thériault 2 présentent la géographie des textes, quelques personnages qui traversent ses histoires et donnent une forme d’ossature à une œuvre qui prend des directions souvent étonnantes.
Conteur avant tout, c’est lui qui l’a répété, Contes pour un homme seul, le titre le dit bien, est marqué par le genre. Rarement dans la tradition orale on s’attarde aux lieux et à l’époque. « Il était une fois » et nous voilà dans un monde rêvé et plus vrai que le réel. Thériault a gardé cette habitude. Le Nord, la Gaspésie, la Côte-Nord, la mer, le fleuve. Juste assez pour ne pas avoir le vertige, pour s’inventer une topographie personnelle du conte et ne pas perdre pied.

TÂCHE IMMENSE

Pas une tâche facile que de traverser la production de Thériault. Ses textes courts et ses contes pour la radio font environ 7000 pages selon les spécialistes. Et, ce qui est moins su du grand public, une partie de son travail a été écrit en anglais et reste à découvrir par les lecteurs francophones.
Comment aborder une œuvre aussi foisonnante qui a secoué le Québec, une littérature qui a enfoncé ses racines en cette terre d’Amérique qu’il fallait montrer et inventer par les mots ? Les participants à ce deuxième cahier, une douzaine en tout, décrivent l’importance des autochtones dans ses récits, la présence du Nord, la nature obsédante qui devient souvent un personnage terrifiant, les « invasions barbares » des Blancs qui bouleversent l’espace physique et humain des Innus et des Inuit.
La dernière campagne électorale fédérale a placé l’environnement et les changements climatiques parmi les priorités des politiciens, donnant ainsi raison à Yves Thériault qui était sensible à cette question il y a 70 ans. 
Avec Agaguk en 1958, il met en scène la vie de ces nomades que les contacts avec les Blancs bousculent et altèrent à jamais. On connaît les difficultés que vivent ces femmes et ces hommes. Chaque nouvelle publication qui nous entraîne dans les pays du Grand Nord ajoute une page à la tragédie sans nom. Je signale le dernier roman de Felicia Mihali, Le tarot de Cheffersville qui donne froid dans le dos.
Thériault a été l’un des premiers à s’éloigner des villes pour plonger dans le vertige et la perte de sens, une nature que l’on saccage, à s’intéresser à ces populations que l’on a déboussolées et désorientées. En ce sens, Audrée Wilhelmy avec Blanc Résine, renoue avec le grand-père spirituel qu’est l’auteur du Dompteur d’ours en confrontant le nomadisme et le sédentarisme, en décrivant les ravages effectués par une exploitation minière qui s’installe dans ce milieu fragile.
Plusieurs romanciers sont les héritiers de ce grand conteur et homme de paroles qu’a été Yves Thériault. Je pense à Jean Désy, Paul Bussières, Isabelle Larouche, Marie-Pier Poulin et Juliana Léveillée-Trudel. La liste peut s’allonger comme ces rivières qui baignent le Nunavut et font saliver Hydro-Québec. Une manière de passer la parole aux écrivaines autochtones qui savent si bien décrire leur réalité. Il faut lire Naomie Fontaine, Natasha Kanapée Fontaine, Joséphine Bacon et Marie-André Gill qui sont de plus en plus entendues ici comme ailleurs.
Les textes de Thériault font comprendre que la littérature, la nécessaire, se moque du temps, des balises et des enfermements. Tout comme le grand rire de Renald Bérubé secoue les rives du Saint-Laurent et devient contagieux quand il aborde l’univers de ses écrivains préférés.

CONTES POUR…

N’ayant pas parcouru Contes pour un homme seul ou ne me souvenant pas l’avoir fait, je devais remédier à cette carence. Que de trous dans ma culture, étant un lecteur sauvage qui se laisse entraîner souvent dans des sentiers que je n’avais pas remarqués ! Je me suis avancé sur la pointe des pieds, un soir de lune, alors que le vent dormait dans la dune.
J’aime les contes, tout le monde le sait. Je me suis souvent risqué dans des histoires traditionnelles ou personnelles devant des gens qui ne demandaient qu’à croire mes menteries. Je ne suis pas Fred Pellerin, mais je connais deux ou trois récits qui ont fait frémir bien des spectateurs, surtout quand je m’attarde aux premiers bâillements de mon village de La Doré.
Cette parole qui se faufile entre l’oralité et l’écrit dans Contes pour un homme seul m’a saisi dès les premières pages. Thériault manipule la langue et la pousse dans des dimensions étonnantes. C’est plus encore : des battements des tambours qui vous emportent au loin, dans un monde où le réel et l’imaginaire cohabitent et donnent une autre dimension à la vie.
Quel plaisir de suivre le Troublé, ce marginal qui se tient loin des villageois, ce prophète que certains croient idiot et qui se montre un mage. Un héros qui migrera dans la littérature de Thériault, mais qui s’imposera aussi dans nombre d’oeuvres au Québec. Chez Thériault, la folie est une forme de conscience aiguë de l’existence et des épreuves que nous devons traverser.
L’écrivain confronte cette fatalité qui broie ses personnages, les maintient entre la vie et la mort, provoque des drames qui dépassent l’entendement. Certaines réalités s’accrochent aux épaules des hommes et des femmes même s’ils se croient immunisés et capables de tout.

TRAVAIL IMPORTANT

Renald Bérubé et Marie José Thériault nous offrent une mémoire et un passé toujours vivants et signifiants. Ils permettent ainsi de suivre la démarche d’un créateur dans toutes ses dimensions et surtout, de comprendre comment la pensée et les thèmes porteurs de notre société s’enracinent dans les œuvres de certains précurseurs. Thériault a été un capteur de rêves et un sourcier.
Cet écrivain a marqué son époque et il est important qu’on lui donne sa place. Surtout qu’on signale son originalité. L’homme a échappé à toutes les théories de la littérature pour créer son propre chemin, s’appuyant sur une oralité qui a nourri notre imaginaire pendant des siècles. Nous avons tous le devoir de nous arrêter pour voir et entendre ceux qui ont élevé la voix il n’y a pas si longtemps. Cahiers Yves Thériault 1 et 2 comblent en partie cette carence. Il reste beaucoup à faire, on le comprend parce qu’Yves Thériault a su cerner notre appartenance au territoire américain comme pas un, le métissage et les grands problèmes qui se sont accentués depuis la publication de ses œuvres phares. Il est plus contemporain que jamais, toujours là, au cœur de l’actualité.


UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE EST PARUE DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, DÉCEMBRE 2019.

CAHIERS YVES THÉRIAULT 2, sous la direction de RENALD BÉRUBÉ, Éditions LE DERNIER HAVRE, 286 pages, 14,95 $.
CONTES POUR UN HOMME SEUL, YVES THÉRIAULT, Éditions LE DERNIER HAVRE, 174 pages, 12,95 $.
BRÈVE HISTOIRE DE LA NOUVELLE (SHORT STORY) AUX ÉTATS-UNIS, RENALD BÉRUBÉ, Éditions LÉVESQUE ÉDITEUR, 2015, 232 pages, 27,00 $.

jeudi 27 mai 2021

LE MONDE PERDU DE SON ÂME

JEAN-FRANÇOIS LÉTOURNEAU est hanté par le Nord dans Le territoire sauvage de l’âme (quel beau titre), les grands espaces, la possibilité peut-être de vivre autrement dans une nature qui n’a pas encore été trop défigurée par les humains. Un lieu qui ne fait pas de quartiers, capricieux, mais qui fascine quand on apprend à composer avec lui. Professeur de français à Kuujjuaq, l’écrivain se retrouve dans un monde inconnu qui constitue pourtant une partie importante du territoire du Québec. Le voilà à s’agiter devant des adolescents qui le regardent comme l’étranger qu’il est, des jeunes dont il n’arrive pas à prononcer le nom et avec qui il doit passer toute une année. Ils ne l’écoutent pas et font tout ce qu’ils veulent. Le nouvel enseignant parle pour se justifier d’être là peut-être, pour se prouver qu’il est vivant.

 

Le contact avec le Nord ne se fait jamais facilement, du moins dans les récits de plus en plus nombreux qui nous plongent dans cet univers rude et fascinant. C’est toujours un incroyable dépaysement. Et il y a cette méfiance des Inuits et la langue. Tous communiquent en anglais et en inuktitut. Beaucoup de publications s’attardent aux étudiants qui apprennent ce qu’ils veulent, ne réagissent pas comme dans le Sud, ayant un rapport avec l’autorité qui étonne. Curieusement, ce sont surtout des professeurs qui écrivent en mettant les pieds dans ce pays dans le pays et qui nous racontent leurs grandes et petites mésaventures. L’année s’annonce longue pour Guillaume. 

 

Les jeunes parlent entre eux, ignorent en riant tout ce que tu leur proposes. Et toi, tu continues d’enseigner dans le vide en regardant les collines rocheuses par la fenêtre. En orbite de la vie dans le Nord, du quotidien de tes élèves, ton esprit vivote quelque part dans le Sud. Mais ton corps, lui, se tient debout, chancelant, devant une classe de l’école Jaanimmarik. Tu en sais tellement moins que tout le monde ici. (p.36)

 

Le nouvel enseignant parcourt le village jusqu’à la frontière, s’attarde devant cet espace qui se répand au-delà du ciel, revient sur ses pas, tourne pour apprivoiser le milieu, bouger et se calmer, faire sien ce village qui semble vouloir le happer.

Ce qui se présentait comme un long calvaire pour Guillaume, une aventure qui s’enfonce dans des ornières connues et souvent décrites, change brusquement lorsqu’il décide de se rendre à l’aréna et de chausser ses patins. On le regarde bizarrement au début, mais quand il saute sur la glace, il est un joueur de hockey et un bon. Il s’intègre rapidement à l’équipe et gagne le respect de ses camarades. Tout bascule, rien ne sera pareil. Tout comme quand Irina, le personnage de Felicia Mihali dans Une nuit d’amour à Iqaluit enseigne le tricot à ses jeunes étudiantes.  

 

ACCEPTATION

 

Le hockey lui permet de devenir quelqu’un dans la vie de la communauté, de se faire des amis et de profiter d’excursions avec eux dans la toundra pour la chasse et la pêche, des fins de semaine sous la tente avec les collègues, au bord de la rivière Koksoak, dans un coin de pays où ils occupent tous les territoires de leurs corps et de leur tête. 

 

Parfois, tu marches dans les rues du village et tu n’en reviens pas d’être encore là, avec tes cheveux longs, ton gros nez et un sens de l’humour de plus en plus affûté. Les études des anthropologues, des ethnologues, des sociologues. Les analyses des psys, des travailleurs sociaux, des éducateurs spécialisés. Les écris romantico-exotiques des poètes, des romanciers et des autres amoureux des grands espaces vierges… Et si l’esprit du Nord n’était que le rire de tes élèves résonnant dans le vide de la toundra? (p.64)

 

Ce qui étonne dans le récit de Jean-François Létourneau, c’est le saut dans le temps. Le lecteur retrouve Guillaume, quelques années plus tard, dans le Sud. Le Nord est décrit par la lorgnette du souvenir, d’histoires qu’il raconte le soir avant le sommeil. Le jeune enseignant s’est marié avec Caroline, une Gaspésienne qui est débarquée à Kuujjuaq, la deuxième année. 

Ce fut l’amour. 

Le couple a des enfants. Guillaume prend une année sabbatique pour s’installer dans un coin isolé, près de la Massawippi, en Estrie où il compte ancrer sa petite famille, leur apprendre la beauté de la nature dans une tente de prospecteur qu’il monte au milieu des arbres. Rapidement, ce refuge devient le centre de l’univers. 

Caroline et Guillaume ont quitté le Nord les larmes aux yeux, avec le sentiment de trahir des amis et les étudiants. Ils l’évoquent souvent. Ce fut une période fabuleuse, le commencement du monde, une initiation et peut-être aussi la fin d’une époque. 

 

NATURE

 

La tente, sous les arbres, devient le lieu rêvé pour les enfants, le temps des histoires, d’imaginer des aventures, de secouer des heures qui resteront marquantes pour les jeunes. Ils adorent se glisser dans les sacs de couchage, vivre la plus belle des complicités autour du petit poêle à bois. C’est l’occasion d’explorer la forêt, d’apprivoiser le ruisseau et les bêtes qui parcourent encore ce coin qui ne résistera pas à l’étalement urbain. La construction d’une autoroute annonce la fin de la solitude. Guillaume le sait, les régions sauvages sont de plus en plus rares et l’humain ne semble avoir qu’un but : faire disparaître ces espaces où la nature fait ce qu’elle doit faire. La vie à la frontière ne durera pas, tout comme le Nord a été bouleversé par l’arrivée des Blancs. Le saccage s’impose autant à Iqaluit qu’à Sherbrooke. Tout ça malgré les appels, les cris et les constats alarmants. Nos gouvernements planifient le désastre et la pollution. 

 

RÉSISTANCE

 

Comment protéger la nature, contrer les gestes qui menacent de tout détruire de notre environnement? Comment dire non au béton et à l’asphalte qui balafrent les pinières où l’automobile doit circuler envers et contre tous? Comment vivre en lien avec la forêt sans dépendre des gadgets électroniques qui hantent nos jours? Comment laisser les arbres, les cours d’eau et les bêtes en paix quand la ville s’étend comme un cancer?

Plus que tout Le territoire sauvage de l’âme est un questionnement sur les lubies des humains et un regard nostalgique sur un monde qui disparaît peu à peu. Le séjour de Guillaume et Caroline dans le Nord se transforme en récit mythique où ils ont connu le bonheur dans un espace étourdissant, fragile aussi, et menacée par les projets des entreprises qui souhaitent y exploiter les mines et le pétrole. 

Jean-François Létourneau lance un appel en évoquant son enfance et son père qui vivait au bout d’un rang. libre. Nous perdons nos racines, l’art de respirer le plus simplement possible dans notre environnement. Le constat est tragique. Tout disparaît comme la tente de prospecteur qui devient la proie des flammes. Le monde sauvage, celui de son âme et de ses ancêtres, n’a plus d’endroits pour s’épanouir.

 

Ses mains tremblent. En haut, Marie-Claire réclame des céréales en criant, son frère court en rond dans le salon et la nargue. Guillaume s’essuie le coin des yeux, remonte avec la boîte, le cordon du cœur traînant dans ses souvenirs. Caroline est penchée sur le journal. Son chum sait à quoi elle pense, à qui elle pense. Il dépose la photo de la tente sur la table. Elle la regarde, sourit. Dehors, les bruants continuent de virevolter dans les cèdres. Il faudrait qu’il neige bientôt, pour recouvrir les restes du désastre. Les enfants n’osent plus regarder par la fenêtre. Ils ne sont pas retournés dans les bois depuis le feu. Ils ont ressorti les tablettes et la PS4. La tente était si belle sous la neige : la toile blanche, le tuyau du poêle, la promesse de l’abri. (p.131)

 

La vie simple et lente n’est-elle qu’une légende que l’on raconte le soir autour d’un feu quand on vit en camping pendant quelques jours? Les humains ont pillé les «territoires sauvages de l’âme», ces lieux où nous pouvions être dans toutes nos dimensions et toutes nos grandeurs.

Un court roman un peu déprimant, mais combien juste! Nous allons tout perdre avec la banquise qui craque, «le Nord qui fond sur le reste du monde» comme l’écrit Létourneau. Un beau récit qui met en contact avec un milieu qui se défait peu à peu. J’ai refermé le livre avec un pincement au cœur, me demandant où était passé ce qui faisait mon bonheur pendant les mois d’été, quand, adolescent, je m’installais avec ma famille dans un camp en bois rond situé dans une forêt de pins gris. J’adorais ces jours sans électricité, sans la douche et salle de bain, le silence des arbres, les bêtes sauvages qui parcouraient les alentours et que nous pouvions admirer. Tout cet espace hanté par les cyprès, les trembles et les bouleaux, les coteaux de fougères sont devenus une bleuetière où pas un ours et un original n’osent s’aventurer. Tout ce que je peux faire maintenant, c’est de recréer ce monde avec mes mots, des phrases et des histoires qui me ramènent encore et toujours au village des commencements, à ces étés magiques au milieu d’une forêt apaisante, avec un grand lac aux eaux limpides où j’ai appris à nager avec les canards. 

C’est ce qu’a fait Jean-François Létourneau avec ce très beau texte qui envoûte malgré sa désespérance et le sentiment d’avoir perdu encore une fois le paradis, son équilibre et sa raison d’être. Vivons-nous pour produire des gadgets inutiles ou pour nous intégrer à la nature qui nous entoure et que nous devons protéger?

 

LÉTOURNEAU JEAN-FRANÇOISLe territoire sauvage de l’âme, Éditions du BORÉAL, 144 pages, 20,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/territoire-sauvage-ame-2781.html 

vendredi 28 juillet 2023

JEAN DÉSY A MAL À SON PAYS DU NORD

JE CONSTATE en m’attardant à la biographie de Jean Désy qui apparaît à la fin de Être et n’être pas qu’il y a plusieurs de ses titres que je n’ai pas lus même si j’ai parcouru la plupart de ses romans, ses récits et ses essais avec plaisir. Nos rencontres, toujours intéressantes et fort intenses, permettent de combler mes lacunes. Parce qu’avec Jean Désy, nous allons rapidement à l’essentiel, à ce qui fait que la vie est étourdissante et fascinante. Nous venons de passer un beau moment ensemble. Un groupe d’une dizaine d’écrivains et écrivaines, malgré le smog, a débarqué sur l’île Connelley, l’une des nombreuses îles du lac Saint-Jean, dans le secteur de Saint-Gédéon. Charles Sagalane faisait office de guide. Un endroit où une de ses bibliothèques de survie occupe un lieu de rêve sur une courte plage piquée de pins qui poussent dans le sable, jusqu’à la frange de l’eau. 

 

Jean Désy m’a offert Être et n’être paschronique d’une crise nordique que je n’avais pas parcouru lors de sa parution en 2019. Le texte vient d’être réédité par Bibliothèque québécoise dans un format de poche, propre à la lecture nomade comme je le fais souvent dans le parc de la Pointe Taillon par cet été chaud et imprévisible. Un coin à l’ombre devant le lac et un moment de recueillement dans le plus beau des silences. 

La page couverture présente nanuq, un ours blanc assis sur sa terre de glace de plus en plus menacée par le réchauffement climatique. Il nous regarde droit dans les yeux. Une bête dangereuse qui semble si douce pourtant. Il incarne bien le Nord du Québec, ce pays magnifique aux humeurs changeantes qui ne font jamais de quartier. 

Un livre rédigé pendant ses séjours à Salluit situé au nord du Québec, tout au bord du détroit d’Hudson. Jean Désy, pour ceux qui ne le sauraient pas encore, y travaille comme médecin, effectuant des remplacements pendant de courtes périodes. Des récits écrits entre 2016 et 2018. Il était alors de garde à Salluit, mais devait répondre aux appels qui proviennent de tout le secteur et réagir aux urgences qui ne manquent jamais de survenir, surtout au milieu de la nuit. Beaucoup de consultations par téléphone. Des décisions à prendre rapidement malgré les aléas du climat qui immobilise la communauté pendant des jours quand le vent se met à souffler et paralyse tout dans le pays.

 

«Dans le cas de ce présent essai, j’ai colligé plusieurs faits et anecdotes qui me sont arrivés dans le Grand Nord, notant ce qui me passionnait, m’émouvait, mais aussi me dérangeait ou me troublait. J’ai voulu plonger dans ces “écrivages” d’abord parce que le Nord avec ses espaces infinis, souvent faits de toundra, m’a toujours puissamment inspiré, tout comme il continue de fournir un sens magnifié à mon existence.» (p.9)

 

Pratiquer la médecine dans ce coin de pays, c’est faire face à des situations difficiles. Des accidents et contrer si possible les effets de l’alcool et des drogues qui constituent un véritable fléau dans cette partie du Québec. On le sait maintenant. Les Québécois qui ont séjourné dans ce pays ont donné un bon aperçu de la vie des Inuit d’aujourd’hui. Ils sont désorientés, perdus sur un territoire qu’ils avaient pourtant réussi à apprivoiser au cours des siècles. Le Nord va mal. Que ce soit Jean Désy, Juliana Léveillée-Trudel ou Félicia Mihali, tous décrivent une société en proie à des problèmes de violence et un désarroi indicible.

 

«Que se passe-t-il au Nunavik, particulièrement autour de l’adolescence, pour que ces êtres si naturellement joyeux plongent dans de tels états de détresse, parfois en l’espace de quelques semaines, sombrant dans les innombrables addictions qui deviennent de réelles “antichambres” du suicide?» (p.31)

 

Le médecin réagit aux cas les plus urgents, mais il n’a pas beaucoup de ressources pour soigner l’âme de ce peuple qui ne sait plus à quoi s’accrocher. Femmes battues, violées, accidents de VTT, que l’on conduit saoul à une vitesse folle, maladies mentales, alcoolisme qui use rapidement les adultes. Des enfants abandonnés, une détresse qui pousse des jeunes à en finir. En plus, la tuberculose en recrudescence dans ce coin de pays. Un fléau que l’on croyait disparu depuis un moment de la surface du globe.

 

«Une centaine de cas auraient été diagnostiqués au cours des trois dernières années. J’ai du même coup appris que c’est à partir des “smoke houses” que se déclareraient les principaux foyers. Dans ces petits cabanons à peine chauffés, faits de simples panneaux en contreplaqué, s’entassent des dizaines de jeunes fumeurs de marijuana ou de haschich qui jouent aux cartes en toussant. La consommation de “mari” fait particulièrement tousser.» (p.136)

 

Jean Désy aime le Nord, les grands espaces, la lumière singulière des jours sans fin, sa splendeur, son calme et aussi ses humeurs. La toundra est devenue nécessaire à cet agité qui se dit nomade et qui est toujours prêt à aller voir ce qu’il y a derrière une colline ou une chaîne de montagnes. Il doit y séjourner plus ou moins souvent pour s’apaiser et se ressourcer, pour sentir «son âme s’envoler». Parce que l’endroit est propice au recueillement et à la méditation, aux excursions où l’on se retrouve face à soi-même.

 

RÉFÉRENCES

 

Bien sûr, le Nord est désemparé et déboussolé. Le peuple inuit a perdu ses ancrages en devenant sédentaire après avoir parcouru ces vastes territoires pendant des millénaires, s’y adaptant parfaitement malgré un climat très rude. Le Nord est malade de tous les maux du Sud. Les jeunes sont branchés sur les réseaux sociaux qui les mettent en contact avec un univers d’abondance et de consommation qui les coupe de leur réalité. Surtout, ce peuple est en voie d’oublier son passé et n’a plus guère d’emprise sur son présent. Une situation tragique qui ne peut laisser indifférent. Jean Désy en est pleinement conscient et il ne peut que se sentir impuissant devant ces hommes et ces femmes qu’il aime par-dessus tout. 

 


PROBLÈMES

 

Tout au long de ses récits, l’écrivain suggère des solutions qui touchent la configuration des villages par exemple. On a importé la banlieue du Sud dans le Nord sans consulter personne. L’éducation qui est la clef de l’avenir, doit être repensée. Les jeunes finissent rarement leur secondaire et quand ils veulent poursuivre des études, ils doivent s’exiler à Montréal souvent où ils ont beaucoup de mal à s’adapter. 

Le médecin connaît bien les problèmes et les ravages causés par l’alcool, mais nul ne peut sauver quelqu’un contre son gré. Ce sont les Inuit qui doivent trouver des manières de se guérir de leurs dépendances et de leur mal-être. 

Un récit humain, à la limite du tolérable avec des cas de violence qui vous laissent sans mots. Que dire des suicides qui se font dans l’indifférence presque? Désy raconte qu’un jeune s’est pendu dans une chambre, pendant que ses amis attendaient dans la pièce d’à côté. 

Un livre important pour comprendre les tourments du Nord et les ravages que les Blancs ont causés chez cette population que nous avons infantilisée et rendue dépendante. Une nature dure, époustouflante, fascinante, mais un peuple en plein désarroi qui a peut-être perdu le Nord. Un clin d’œil à Shakespeare, bien sûr avec ce titre, mais il y a pire que la grande question que posait William. Que faire quand on vit, mais qu’on n’est rien, que l’on a égaré son âme, sa culture, son regard sur son environnement et même sa langue? Des textes perturbants. Jean Désy y dévoile sa sensibilité et son empathie pour ce peuple en plein désarroi. À lire absolument.

 

DÉSY JEANÊtre et n’être paschronique d’une crise nordique, Bibliothèque québécoise, Montréal, 200 pages.

http://www.livres-bq.com/catalogue/355-etre-et-n-etre-pas.html 

mardi 19 février 2008

Peut-on abolir le temps et redessiner sa vie?

Si, pour la plupart des écrivains, la langue est une matière qu’il faut dompter, certains tentent d’en défaire les composantes pour inventer un autre langage. Ce rêve hante nombre de créateurs. Une tentative où plusieurs écrivains se sont brisé les dents, il faut le dire. Suivre les traces de James Joyce ou Victor-Lévy Beaulieu n’est certainement pas souhaitable. S’enfermer dans un jargon plus ou moins heureux fait oublier la fibre même de l’écriture. Un écrivain publie pour communiquer avec ses semblables et témoigner de sa société et de son époque. Il ne doit pas s’empêcher pour autant de s’aventurer dans des sentiers peu fréquentés ou d’en ouvrir de nouveaux.
En lisant l’incipit de «Sweet, Sweet China», j’ai pensé tout de suite à «L’Inquisitoriale» de Michaël La Chance.
«Moi, je suis la première personne de toutes les histoires», écrit la romancière Felicia Mihali. «Là où il y a quelque chose à raconter, moi, le Narrateur éternel, je crée le monde grâce à la grammaire, aux artifices de la conjugaison, de la déclinaison et des accords».
Michaël La Chance lui fait écho à sa manière : «Car, sitôt sur papier, un mot est déjà une phrase, un appel de celui que j’étais à celui que je serai, quel qu’il soit. Il m’a fallu ce détour pour aller à la rencontre de celui qui écrit ces mots aujourd’hui.»
Les auteurs engagent souvent des dialogues sans le savoir. Peut-être que le travail du chroniqueur consiste à les écouter et à les mettre en présence les uns des autres.

Le temps

Michaël La Chance, écrivain et professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi, tente de modifier notre regard sur la vie et notre façon de découper le temps. La poésie ne saurait être sans bousculer ce monde plus ou moins chaotique et incertain.
«Nous sommes encore, à notre insu, ce que nous avons été. Et aussi, à notre insu, nous sommes déjà ce que nous serons. Nos âges cohabitent, mais un empressement fiévreux nous fait étirer la vie comme ficelle, les brins cassés, effilochés, pour que nous ne ressemblions jamais à nous-mêmes sinon dans le resserrement factice de l’instant.» (p.13)
Contraction du moment pour inventer un présent autre. Pour y parvenir, La Chance retourne sur des lieux, évoque différentes époques de sa vie, des amours qui «revivent» par ce «souvenir activé». Il ramène ainsi le passé dans le présent comme un pêcheur qui ferre un poisson. Il abolit aussi le futur d’une certaine manière. Il n’y a de «vrai» que ces moments reconstitués.

Fragments

Michaël La Chance invente des artefacts qui ravivent une réalité avalée par les souvenirs. Il est aussi possible de s’approprier les textes des autres. «Je est aussi les autres» peut-on dire en triturant la formule de Rimbaud.
«Ma nymphe se fait un voile du frisson de l’onde. Je retire le voile et je me noie. Voilà ce qu’une telle beauté dit de la forme du monde, lorsqu’elle dit qu’en ce monde la beauté est possible. Je l’attends dorénavant dans les bras tordus des branches et aussi dans l’haleine des collines.» (p.33)
L’aventure de l’écriture devient alors une véritable quête qui tente de cerner la vie dans son essence. Des textes d’une beauté étrange s’imposent, de véritables moments de grâce. Une écriture qui se hisse souvent à des sommets, frôle parfois les aphorismes.
«Je marche sur la grève, retournant mes phrases, assurant mon pied sur les rochers. Le langage est un fauve fluide, un essaim de signes. Précipitant ses brisants contre l’aspérité du réel, il laisse l’écume blanche des mots sur nos lèvres.» (p.26)
Tout se fait et se défait chez Michaël La Chance. Comme le flux et le reflux de la vague qui réécrivent sans cesse le bord de la mer.
Un livre éclaté, exigeant, qui ramène inévitablement à soi, au rêve d’un récit reconstitué de sa vie. Lecture déroutante, envoûtante qui fait que l’on ravive des émotions lointaines, que l’on sollicite des souvenirs qui sont comme des nœuds que le temps ne peut dénouer. Il reste à les triturer, les magnifier ou encore, le plus simplement possible, les reconstituer par le langage.

«L’inquisitoriale» de Michaël La Chance est paru aux Éditions Triptyque.

lundi 22 janvier 2024

UN ROMAN BOULEVERSANT DE MICHEL JEAN

J’AI SOUVENT LU des romans qui m’ont entraîné dans le Grand Nord québécois, cette partie du pays que l’on nomme le Nunavik. La plupart du temps, ce sont des textes signés par des résidents du Sud qui vont travailler pendant quelques années dans le refuge du froid. Du moins, c’était ainsi, il n’y a pas si longtemps, avant les bouleversements climatiques. Beaucoup d’enseignants qui s’exilent et se butent à une réalité qu’ils avaient du mal à imaginer avant de descendre de l’avion et de se présenter dans une classe. Impossible d’œuvrer comme on le fait à Montréal ou à Alma. Les jeunes pensent autrement et ils n’ont pas totalement oublié la liberté qui était la leur avant l’école. Certains coopérants n’arrivent pas à s’adapter et d’autres parviennent à négocier un pacte avec eux, à vivre une forme de paix fragile. Felicia Mihali, Juliana Léveillé-Trudel, Jean Désy, la liste pourrait s’allonger. À vrai dire, ça me plaît bien de m’aventurer dans un ouvrage signé par quelqu’un qui nous présente l’envers du décor. Qimmik de Michel Jean se risque dans cette aventure. 


Michel Jean est une figure de proue dans le monde littéraire du Québec avec ses romans qui font la joie de milliers de lecteurs ici et un peu partout à l’étranger. Qimmik, (un mot inuktitut qui signifie un chien ou une race canine) nous entraîne dans des événements terribles qui ont marqué les gens de ce territoire et changé leur façon d’appréhender l’espace. 

 

«Sur ce continent longtemps oublié, les humains vivent avec leurs qimmiit, leurs chiens. Des chiens gros, forts, résistants et fidèles. Depuis cinq mille ans, l’inuktitut et le jappement des qimmiit résonnent dans le Nunavik. La vie y est cruelle. Mais c’est ce qui la rend belle. Précieuse.» (p.14)

 

Pour une fois, nous nous aventurons dans le quotidien des Inuit qui subsistaient naguère de la chasse et de la pêche. Michel Jean nous permet de suivre Saullu et Ulaajuk, un jeune couple, des nomades qui fuient Kuujjuaraapik. La petite agglomération connaît de grands bouleversements depuis que les Blancs du Sud ont découvert que cette portion du pays était importante. Un chamboulement survenu après la Deuxième Guerre mondiale.

Les deux vivent selon des traditions millénaires et un savoir appris des parents dès leur plus jeune âge. Ils font preuve d’ingéniosité et de patience pour manger tous les jours et avoir des vêtements chauds qui les protègent pendant des hivers à glacer le sang. Ils peuvent aussi, de temps en temps, compter sur la chance.

 

SOLITUDE

 

Les deux s’enfoncent dans la toundra, s’éloignent des rives de la baie d’Hudson avec leurs chiens qui sont de vrais partenaires dans toutes leurs entreprises. Sans eux, ils ne pourraient repérer les trous où viennent respirer les phoques à la surface et que la neige dissimule. Impossible non plus de se déplacer sur de longues distances sans eux. Ils peuvent même retrouver leur refuge dans une tempête où le ciel se confond avec le sol. 

Nous les accompagnons dans ce territoire fascinant, magnifique et j’ai eu souvent l’impression d’être à côté de Saullu quand elle passe des heures, parfaitement immobile, attendant la remontée du phoque ou encore de suivre Ulaajuk dans ses expéditions, d’encourager l’attelage à avancer pendant les heures de cette journée si courte. 

Ils bougent dans la beauté et la splendeur de ce coin de pays si mal connu, filant tout droit en longeant l’horizon on dirait. Et que dire de cette secousse sismique qui ébranle le ciel et le sol dans sa course? Une sorte de brouillard qui flotte sur la plaine avec un bruit de commencement du monde.

 

«Une mer vivante et grouillante. Cinq mille? Huit mille? Dix mille caribous les bois au vent? Combien de cœurs battent au même rythme devant moi? Aucun autre animal sur terre, à part les humains peut-être, ne ressent le besoin de vivre en communauté nombreuse au sein d’une nature austère. Ce troupeau parcourt la toundra depuis la nuit des temps. Ce territoire est le sien.» (p.128)

 

Michel Jean a eu la bonne idée de faire coïncider deux grands moments de l’histoire du Nord. Celle d’avant les Blancs d’abord, les tâches de la vie traditionnelle et nomade, les activités de chasse et de pêche, les déplacements constants avec les chiens, les travaux de préparation des peaux, le tannage, la confection des vêtements, des bottes, les mitaines qui occupent toutes les heures et les saisons. 

 

SÉDENTARISATION

 

Tous doivent se plier à la sédentarisation dans des villages qui ne répondent pas aux aspirations des familles. Ils doivent accepter les manières de faire du Sud, leurs matériaux et des maisons où ils étouffent. Ces deux manières de confronter le réel se sont imposées dès les premiers contacts entre les arrivants de France et les autochtones. La paroisse, le défrichage de la terre, l’agriculture et l’élevage opposés à la mouvance dans les forêts selon les saisons, le long des rivières qui permettaient d’aller un peu partout. Ce n’est pas pour rien que les coureurs des bois avaient si mauvaise réputation. Deux visions du monde qui se sont heurtées à l’époque de la Nouvelle-France. Oui, l’histoire s’est reproduite dans le Nord quand les gens du Sud ont décidé de s’approprier des territoires dont personne ne voulait, il y a si peu de temps.

La venue des Blancs a été une malédiction et une véritable catastrophe pour ces nomades. La plus sauvage des conquêtes et un colonialisme aveugle qui s’est imposé de façon unilatérale. L’épopée du Nord est une tragédie que l’on ignore et qui se perpétue malgré toutes les informations et les dénonciations. Les interventions des entreprises minières qui n’ont laissé que déchets et rebut après leur départ. De ces projets qui ont noyé une partie du territoire?

Tout cela près de chez nous, au début des années cinquante, quand je me débattais dans les corridors de l’enfance et que j’apprenais à la dure ce qu’était l’autorité et les règles à la petite école. 

Toujours la même approche. 

Le conquérant se sent l’obligation de civiliser ces populations et de les faire entrer de force dans la modernité, la productivité et l’exploitation des ressources naturelles sans se soucier des traditions des peuples premiers. Sans les consulter bien sûr! Et que dire des barrages de La Grande avec le recul? Nous avons bien eu l’entente de la paix des Braves avec les Cris, mais les Inuit ont été oubliés dans ce pacte et n’ont pas réussi à dicter leur vision des choses alors. 

 

«Les chasseurs cris avaient dit vrai. Peut-être qu’au fond mon esprit refusait d’accepter cette réalité. Je n’en veux pas aux Inuit qui vivent ici maintenant. Ils n’ont pas eu d’autre choix que de venir. J’en veux à ceux qui ont décidé cela. Ceux qui vivent loin d’ici et nous imposent leur monde. Ce n’est pas le mien. Ce n’est pas le nôtre. Toutes ces personnes qui s’entassent les unes sur les autres sont-elles aussi effrayées que moi? Nos chiens hurlent, mais aucun qimmik ne leur répond. Où sont-ils?» (p.170)

 

Et pour parvenir à les sédentariser, la police a abattu les chiens. Une véritable tragédie, un carnage. Les Américains ont fait la même chose pour soumettre les tribus de l’Ouest qui vivaient près des grands troupeaux de bison. Ils ont massacré ces bêtes jusqu’à les éliminer presque. Après, les autochtones ne furent plus que l’ombre d’eux-mêmes et ils durent se résoudre à la mort lente dans des réserves. 

 

«Un jour quatre agents sont venus chez nous avec leurs armes, comme si nous étions des criminels. Ils ont abattu nos chiens devant mon père et moi. L’un après l’autre. Nous étions paralysés, mais eux rigolaient. Ils faisaient des blagues. J’imagine que pour eux ce n’était rien d’important. Mon père les regardait et, moi, j’avais le goût de vomir. Ils ont tué tous nos chiens en riant. Puis ils sont allés chez les voisins. Je les ai suivis pour les avertir, mais ça n’a rien donné. La douleur que j’ai ressentie ce jour-là fait partie de moi. Je vis avec elle chaque jour. Et c’est intolérable. Ils étaient quatre de la Sûreté du Québec. Ils ont osé rire. Ils ne rient plus maintenant. On est quittes.» (p.176)

 

Un roman bouleversant, terrible de justesse et de beauté. Michel Jean a eu la bonne idée d’évoquer la tragédie de ceux et celles qui doivent venir à Montréal, la plupart du temps pour des soins dans les hôpitaux, et qui n’ont pas d’argent pour retourner dans leur pays. Ils se retrouvent à la rue, totalement démunis et perdus, inutiles et vulnérables, dépossédés de tout leur passé et sans avenir. Une actualité épouvantable et choquante. Une quête d’identité aussi pour Ève qui a été adoptée par une famille francophone et qui peut, à cause de son métier d’avocate, défendre les siens. Particulièrement un Inuit accusé du meurtre d’anciens policiers de la Sûreté du Québec. 

Michel Jean a trouvé le ton et surtout la retenue nécessaire pour sensibiliser le lecteur à cette tragédie qui a eu lieu dans un coin du Québec sans que nous en ayons pris conscience vraiment. Bien sûr, les écrivains parlent de drames, d’alcoolisme, de drogues, de violence, mais qui est à la source de tout ça? Pourquoi les Inuit sont déboussolés et ne savent plus que faire de leur vie? Il faut des voix comme celle de Michel Jean pour le dire, l’expliquer, mettre le doigt sur des malheurs effroyables et, et des comportements que nous avons du mal à reconnaître. 

 

JEAN MICHEL : Qimmik, Éditions Libre expression, Montréal, 224 pages. 

https://editionslibreexpression.groupelivre.com/blogs/auteurs/michel-jean-jean1062