Une
version de cette
chronique
est parue
dans
Lettres québécoises,
automne
2018,
numéro
171.
La bibliothèque
était à peine plus grande qu’une garde-robe à l’École secondaire Pie XII de
Saint-Félicien. Les livres, debout sur les rayons, tapissaient deux murs. Je
croyais alors que c’était la plus grande bibliothèque du monde. Nous y allions
une fois par semaine, classe après classe, le temps de choisir son livre. Le
frère Ouellet prenait la fiche fixée à l’intérieur de la quatrième de
couverture où nous devions inscrire nom et prénom, le jour et la date de
l’emprunt. C’était du sérieux et cette carte révélait si un livre était
populaire ou boudé par mes camarades. J’ai vite recherché les ouvrages que
personne n’empruntait. Quand la fiche était vierge, c’était pour moi. C’est là
que j’ai déniché mon premier essai littéraire sans trop le savoir. J’ai compris
alors qu’on pouvait lire en patinant à la surface comme sur un lac quand la
glace prend ; que c’était possible aussi de fouiller sous les mots, entre
les phrases pour découvrir des secrets !
Mes collègues
s’arrachaient les Bob Morane d’Henri
Verne. Il y avait même des listes d’attente pour les derniers arrivés. J’en ai
lu un, un deuxième et j’ai eu du mal à terminer le troisième. Je préférais
Jules Verne, partir avec lui sur la lune. Déjà, j’avais l’envie d’explorer.
C’est ainsi que je
me suis retrouvé avec un livre de Séraphin Marion entre les mains. Un gros bouquin
à l’écriture serrée que personne n’avait touché ou emprunté. Ça suffisait pour le
rendre irrésistible. Déjà, le prénom de l’auteur était un peu inquiétant. Il
rappelait l’unique Séraphin que ma mère détestait à s’en confesser. J’écrivis mon
nom et mon prénom sur le petit carton en soignant ma calligraphie comme il se devait.
Le frère Ouellet me regarda un moment sans rien dire, se demandant peut-être ce
qui me prenait, quel genre d’énergumène il avait devant lui. Lui-même, le plus
grand des lecteurs, n’avait jamais ouvert ce livre…
Je ne me souviens
plus du titre, mais très bien de mon exploration. Il y était question d’Émile
Nelligan, le poète au « jardin de givre ». J’ai compris alors que pour saisir
ce qu’un poète donne à lire, il faut souvent se faufiler entre les mots et creuser
pour toucher les racines. Je pensais au champ de patates à l’automne qu’il
fallait retourner pour faire remonter à la surface les plus beaux spécimens de la
famille des solanacées.
HASARDS
Plus tard, en 1969,
lors de mon exil à Montréal, j’ai lu Nègres
blancs d’Amérique de Pierre Vallières. Il en était souvent question à
l’université. J’ai encore la seconde édition revue et corrigée de Parti Pris.
Ce récit m’a fait voir le Québec et le Canada d’un autre oeil, a fait jaillir une
pensée politique qui était encore terriblement floue. C’est là que mon
engagement pour la souveraineté du Québec a fait jour, « ce pays qui n’est
toujours pas un pays » comme le dit si bien Victor-Lévy Beaulieu.
Les propos à la
fois autobiographiques et réflexifs de Vallières, je les ai reçus comme un crochet
de gauche au menton. Nous n’étions donc que ça. Les autorités pouvaient faire
ça à des hommes qui prônaient l’indépendance de leur peuple. La démocratie,
c’était aussi ça.
La
section où Charles Gagnon et moi sommes toujours détenus, au moment où ces
lignes sont écrites, est réservée principalement aux malades mentaux, aux
narcomanes, à ceux qui sont accusés d’homicide, et qui sont passibles de
l’emprisonnement à vie, aux dépressifs, aux fous « politiques » enfin qui,
comme Charles et moi, sont un peu considérés par les officiers comme des
esprits « dérangés ». (p.11)
J’ai pris du
temps à venir à bout de ces pages. Les phrases me secouaient, me déstabilisaient,
les mots vibraient comme un gros bourdon qui s’acharne contre une vitre. J’avais
l’impression de retourner la réalité à l’envers, de vivre une crise de
conscience, de me réveiller tout en sueurs après un cauchemar. Étions-nous, au
Québec, des détenus, des séquestrés dans des cellules réservées aux « esprits
dérangés » ? C’est là que j’ai pris goût aux livres qui secouent les idées et donnent
un autre regard.
RÉVÉLATION
Tout de suite
après vint L’homme unidimensionnel d’Herbert
Marcuse. L’essai a été traduit en 1968, mais je l’ai trouvé plus tard, dans une
librairie de la rue Saint-Denis, tout près du théâtre Le Rideau Vert. Je ne
sais ce qui m’a attiré vers cet essai austère. Le titre peut-être.
Monsieur Marcuse
allait beaucoup plus loin que Pierre Vallières. Nous étions non seulement des
conquis, mais des femmes et des hommes manipulés par un système politique et
social qui nous réduisait à être des consommateurs et des producteurs de biens
souvent inutiles. Déjà, on pouvait prévoir le désastre planétaire dans lequel nous
nous trouvons maintenant. Le philosophe était un visionnaire. Ouragans,
tremblements de terre se succèdent maintenant. La Terre se défend contre toutes
nos agressions. La société nous plonge encore et toujours dans l’illusion, des
fantasmes et des images qui n’ont rien à voir avec la réalité.
C’est alors que
j’ai pris la décision de devenir écrivain. J’en rêvais depuis l’enfance. Il
était temps de me prendre au mot. La seule manière de me libérer était de dresser
des phrases. Je devais lire pour y arriver, me méfier des certitudes, garder le
doute à portée de la main, apprendre à dire et à voir autrement. Je devais cosigner ma naissance comme l’a si bien
écrit plus tard mon ami Bruno Roy.
PERRAULT
J’ai toujours eu
un faible pour les chemins mal fréquentés, les ouvrages qui vous poussent dans
des territoires inconnus. C’est à l’université que j’ai vu pour la première
fois ces « prélèvements de réalité » que sont les films de Pierre Perrault. Des
images qui montraient l’île aux Coudres, un monde en voie de disparition.
Perrault me
faisait penser à mon père qui partait souvent dans la forêt pour trouver la
paix et le silence. Pour la suite du
monde en 1962, Le règne du jour en 1967, Les
voitures d’eau en 1968 et Un royaume
vous attend en 1975 retentirent comme des gongs. J’ai visionné ces films à
plusieurs reprises en retenant mon souffle. Et Un pays sans bon sens corroborait d’une certaine manière les propos
de Pierre Vallières. Nous étions en train de tourner le dos à notre passé pour
glisser dans un avenir qui ferait de nous des étrangers. Nos maisons «
partaient à la dérive sur les routes » et les terres défrichées avec la sueur
dans les yeux retournaient à l’état sauvage.
Ce sont les
films de Pierre Perrault qui m’ont donné la permission de plonger dans les
excès des travailleurs forestiers, d’écrire La
mort d’Alexandre. Ma volonté de faire vibrer le langage de ma mère et de
mon père dans « une écriture orale » vient des films de ce grand cinéaste dont les
images vivent encore en moi.
UN FRÈRE QUI…
Le frère Untel,
tout le monde en parlait à l’université et je me méfiais. J’ai lu Les Insolences au début des années 70,
avec plusieurs années de retard. J’hésite toujours à me précipiter sur les
succès du jour parce qu’ils sont souvent décevants.
Le bon frère
mariste (les frères qui m’ont enseigné au secondaire) avait frappé un circuit et
secoué les cordages. Le Québécois parlait la langue du noble animal qui avait
permis à mon grand-père et mon père de survivre dans les forêts et de cultiver des
terres d’argile coriace. Je parlais la langue de cette bête qu’admirait tant
mon père.
Ces propos m’ont
choqué. Peut-être par respect du cheval qui m’a toujours impressionné. Je
voulais bien ébranler les murs de l’école et de la famille, secouer les ponts
de la société des curés, mais mon père et ma mère ne parlaient pas la langue
d’une bête de trait.
Quand le bon
frère devint Jean-Paul Desbiens et qu’il officia dans La Presse, je compris que j’avais eu raison de me méfier. Ses
mémoires et ses réflexions, des années plus tard, me révélèrent un homme incapable
de secouer les diktats de l’Église, englué dans des rituels disparus, perdu
dans une société qu’il n’arrivait pas à comprendre.
JONH SAUL
J’ai croisé John
Saul au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean en 1978. Il venait de publier
une enquête sur un militaire français. Mort
d’un général connaissait le succès. Nous nous sommes revus à Paris et dans
plusieurs manifestations culturelles.
Les bâtards de Voltaire en 1993, je l’ai ressenti comme une « arme d’intelligence
massive ». Cette réflexion sur la rationalité qui mène aux pires tautologies,
la pensée des Jésuites en particulier, me troublait. Comme si Saul tendait la
main à Marcuse.
J’ai réussi à
inviter l’essayiste au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean l’année
suivante pour une conférence devant les écrivains de la région. Ce fut un
moment de grâce. Bien sûr que cette « raison déraisonnable » explique
l’élection d’un président qui est la « voie, la vérité et la vie ». De si bons Américains du même auteur m’a
fait prendre conscience des manières de voir de ces voisins inquiétants, sûrs
d’eux et particulièrement belliqueux et agressifs. Nous l’avons vu dans les
négociations de l’ALENA. Un président des États-Unis doit gagner. Tout le
temps.
Je suis souvent
déçu par les essais. Bien sûr, il y a Pierre Vadeboncoeur et sa solide
réflexion, Jacques Grand’Maison malgré ses béquilles religieuses. Mais que dire
de l’indigence d’un Jean Larose ou les tribulations de certains rodeurs qui ont
du mal à penser ?
La réflexion, je
la trouve maintenant dans les carnets et les écrits intimes des écrivains. Les
si beaux textes de Robert Lalonde me font percevoir le monde qui m’entoure
d’une autre manière et me donne des yeux neufs. Serge Bouchard m’enchante aussi
par sa simplicité et sa justesse. C’est peut-être seulement ça un essai : un
texte qui permet d’ouvrir les yeux, de vivre un moment de conscience, d’enlever
des bottes trop étroites qui font claudiquer. C’est aussi prendre le
regard d’un autre pour mieux se faire face dans le miroir. Et j’ai tenté l’aventure
dans Le Réflexe d’Adam et Souffleur de mots… Et peut-être aussi de
lire Nicole Houde d’une autre manière avec L’Orpheline
de visage.
Je souris en pensant que ces livres, pas un étudiant des cégeps ne va oser les emprunter dans leurs grandes bibliothèques. J’ai écrit des livres qui attirent quelques marginaux qui préfèrent les sentiers qui permettent une autre liberté, un autre regard, une autre pensée peut-être.
Je souris en pensant que ces livres, pas un étudiant des cégeps ne va oser les emprunter dans leurs grandes bibliothèques. J’ai écrit des livres qui attirent quelques marginaux qui préfèrent les sentiers qui permettent une autre liberté, un autre regard, une autre pensée peut-être.