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dimanche 19 janvier 2014

J.R. Léveillé fait confiance à la vie



Après plus de 600 chroniques, je sens le besoin de renouveler la formule. J’entreprends donc une période de réflexions. J’aimerais trouver une autre façon de parler des livres, tenir une sorte de Carnet de lecteur pour me rapprocher de l’écrivain et de l’acte de lire. J’y vais à tâtons. J’apprécierais vos commentaires. C’est avec vous que je vais trouver une autre manière qui servira peut-être mieux l’écrivain et l’écrivaine, vous donnera encore plus l’envie de lire. Voici une première tentative. Merci pour vos suggestions.


Elle a vingt ans Angèle, est métisse et rêve de devenir architecte. Elle est proche du monde des arts et sa grande amie travaille dans une imprimerie. Ueno Takami est poète, artiste d’origine japonaise. Beaucoup plus âgé qu’elle, le courant passe entre eux dès le premier regard. Une histoire d’amour ? Beaucoup plus. Angèle découvre l’art de regarder, de dire, d’être dans son corps et sa tête.
Le livre a été publié une première fois en 2001 aux Éditions du Blé, au Manitoba. Léveillé a beaucoup écrit, mais j’ignore tout de cet écrivain. Combien d’auteurs sont condamnés à l’ombre ? Les détours que prend un livre pour arriver jusqu’à vous peuvent devenir un récit fascinant. Mylène Bouchard, l’éditrice, raconte cette histoire dans une courte préface.
Roman par fragments. Cent soixante-quatre. Pourtant le récit est en continu. Il aurait pu exister dans une présentation « normale ». Les fragments sont intéressants pourvu qu’ils fassent faire des bonds dans le temps, se moquent un peu de la linéarité. C’est rarement le cas ici. Rien pour nuire à la lecture. Heureusement.
Étrange titre. Quelque chose m’a fait tiquer un moment. J’ai appris en lisant que le lac, où Ueno Takami a construit sa cabane, porte le nom de Lac qui se couche. Tout devient lumineux alors. Quel beau nom pour un lac !
Des phrases résument presque un livre.

Je l’ai rencontré à Winnipeg dans une galerie d’art, lors d’une exposition d’un artiste cri. (p.17)

Le Manitoba, un milieu de créateurs qui tentent de voir la réalité autrement. La présence des Autochtones aussi.
Quelques jours plus tard, je me suis réveillée en sursaut. Non pas d’épouvante. Mais comme si l’éveil était venu de l’intérieur de mon rêve et m’avait propulsée dans le grand jour éclairé. (p.22)

« Non pas d’épouvante. » Drôle d’expression. Ça sonne mal. Maladroit.
Le rêve semble important chez Angèle. Un rêve qui laisse un peu tordu au réveil, qui permet de voir une autre dimension de la réalité. Une vision plutôt. La sœur d’Angèle voit ce qui va arriver dans ses rêves. Et qu’est la création artistique sinon d’abord une intuition, un éblouissement ?
Je ne sais pas au juste quel effet me faisait cet homme. Lorsque ma sœur me rendait heureuse, j’avais un sentiment de jets rosés. Quand j’étais bien avec ma mère, je percevais une nuée bleuâtre. Avec Ueno, j’étais envahie par une blancheur transparente. (p.27)

Percevoir le monde et les autres par les couleurs. Avoir « un sentiment de jets rosés… » Ouais… Bonne idée cependant. Bien sûr, Rimbaud n’est pas loin.
Un paysage étonnant du Manitoba
Avec Ueno Tamaki, le blanc domine. Évocation de la toile blanche. Il faudra des couleurs, des signes pour qu’il y ait histoire d’amour et vécu.
Il trouvait que j’avais une beauté inhumaine. « C’est plastique », disait-il. (p.31)

Étrange affirmation. La beauté d’Angèle est inhumaine. Je cherche une autre expression et je ne trouve rien. Plastique… Je ne dirais jamais ça à ma compagne.
— Oui. Les choses wabi-sabi sont le registre tangible du passage et de l’effet de l’air, du vent, du soleil. La rouille, la décoloration, la déformation, les fissures en sont les caractéristiques essentielles. Pourtant ces choses possèdent un caractère irréductible. (p.32)
...
Paysage vu à partir d’un autobus en mouvement. Angèle ne retient que les formes et les lignes. Nous avons là le travail de Ueno Tamaki. D’où vient l’idée d’une gravure, d’un roman ? Angèle découvre le processus de la création. Il faut savoir regarder. Et j’ai un flash ! Angèle est aussi le prénom de l’héroïne du dernier roman de Louise Desjardins, Rapide danseur. Une Angèle perdue, tourmentée qui cherche son identité en Abitibi. La quête de soi serait-elle le propre des régions nordiques ?
Mais j’apprécie tout autant ce début de printemps au Manitoba. Ça reprend où l’automne a cessé, en plus nu. En plus désolé sans sentiment d’accablement. C’est comme s’il y avait une éclaircie dans les arbres. On voit plus. On voit plus loin. Les oiseaux de passage ne sont pas camouflés. Il y a une espèce de grand vide en attente. Une sorte de souffle qui commence. Toutes les couleurs sont plus ou moins uniformes. Il y a là un calme et une simplicité naturelle qui me plaisent infiniment. Tout le paysage est une dentelle, un pur lacis d’air et de lignes. (p.56)

Le paysage devient un tableau, une toile en gestation. J’aime.
— L’objet de l’art n’est pas de représenter la nature, ou même de la symboliser, mais de faire apparaître la forme en la tirant du vide. C’est l’essentiel. (p.69)

Comment peut-on symboliser la nature ?

J’aime les textes qui s’attardent à la toponymie du pays. Voilà l’histoire du territoire qui fait surface en quelques mots. Tout comme le langage propre aux métis manitobains. Une sorte de mélange des parlers de ceux qui ont habité le territoire. Le mitchif, un mélange de l’ojiwa ou du cri, de l’anglais et du français. Fascinant. J’aimerais entendre ça, ça sonne comment?
Bonne réflexion sur l’art d’occuper un lieu. Notre chez-soi devrait être la matérialisation de notre conception du monde. Malheureusement, la ville et les contraintes économiques ont fait que nous habitons des maisons anonymes, des appartements semblables où nous sommes plus ou moins emprisonnés. Les cages des immenses tours d’habitation m’horripilent. Les démunis doivent se contenter de ces clapiers.
— J’ai meublé cet endroit de choses que j’aimais. Je me suis dit que si elles me plaisaient et que j’étais bien avec moi-même, elles devaient être belles et s’arrangeraient entre elles. (p.88)
Angèle prend conscience de son corps et de l’environnement. L’œuvre d’art naît de l’observation, de l’éblouissement et du geste qui suit. Être artiste, c’est trouver une manière d’être là, de traduire un lieu et un espace. L’art contemporain oublie trop souvent  cet aspect.
Roman d’amour ? Découverte surtout de l’art de vivre, de voir, de regarder, de respirer et d’aimer. Angèle traduit les poèmes de Tamaki. Elle comprend qu’elle doit les recréer. Décrire un paysage, c’est le réinventer. Traduire un texte, c’est le régurgiter. Faire un tableau, c’est modifier l’univers.
J’aime ces réflexions qui vous arrêtent comme une halte le long d’une autoroute. Beau moment de lecture. Un roman qui échappe à la frénésie, au verbiage pour se centrer sur l’être. C’est ce qui fait son charme. De beaux personnages vibrants. On ne peut qu’aimer. Angèle aura un enfant et la perception du poète japonais ne se perdra pas. Léveillé fait confiance à l’avenir. Un texte qui a gardé toute sa pertinence et son actualité. Voilà peut-être le propre de l’œuvre d’art.

Le soleil du lac qui se couche de J. R. Léveillé est paru aux Éditions La Peuplade, 137 pages, 20,95 $

jeudi 16 janvier 2014

Une réalité que nous refusons de voir


David Adams Richards aborde, dans Enquête dans la réserve, une question que nous retrouvons rarement dans notre littérature. Pourtant, cette réalité marque l’histoire de l’Amérique, occupe souvent les manchettes des médias, surtout quand il est question de revendications territoriales, de la nation métisse ou des négociations de l’Approche commune. Gérard Bouchard, dans Uashat, nous entraînait dans ce monde dur, mais son roman est passé un peu sous silence. Est-ce là un sujet tabou ?
 
David Adams Richards, un romancier né au Nouveau-Brunswick, présente la question autochtone avec une franchise et une manière qui m’a laissé un peu perplexe au début. J’ai eu du mal à trouver mes repères dans les premières pages, peut-être parce que j’avais l’impression que le temps se défaisait, s’étiolait pour nous faire prendre un certain recul devant des événements qui ont traumatisé la Réserve micmaque située dans la baie de Miramichi, en 1985. Il faut un peu de patience, mais le déclic se fait. Tout est rédigé comme un rapport de police. Les faits, les événements, les intervenants, les personnages décrits le plus sobrement possible, sans jamais se laisser emporter par l’émotion ou les passions. Markus Paul, le petit-fils d’Amos, le chef de la Réserve à l’époque, raconte cette affaire qu’aucun témoin ne peut oublier. 

C’est un accident qui causa la mort d’Hector Penniac, un Autochtone de la réserve d’Amos Paul. Mais peu de temps après, on en vint à considérer cette mort comme suspecte. Et une fois devenue suspecte, on en vint à la considérer comme criminelle. Il y avait deux raisons possibles pour que ce soit Roger qui l’ait provoquée, l’une liée au racisme et l’autre au syndicalisme : cet homme avec lequel le syndicat avait des problèmes se serait vengé de ne pas avoir été autorisé à travailler ce jour-là. (p.15)

Accident ou meurtre ? Un coupable est vite trouvé. Roger Savage. Ce Blanc permet de canaliser toutes les frustrations et stimule quelques individus qui convoitent le poste de chef pour de bonnes et mauvaises raisons. La victime est désignée, l’agneau doit être immolé. Il vit à la frontière de la Réserve. Tous le connaissent, tous l’aiment bien même s’il est un peu rude. Et Roger Savage possède des droits sur les fosses à saumons que revendiquent les Autochtones. Toutes les frustrations refont surface. L’étau se resserre et la vie devient impossible pour ce travailleur qui ne demande qu’à agrandir sa maison parce qu’il doit bientôt se marier.

La vérité

Le vieux chef Amos Paul tente de calmer les siens, de prendre du recul, de se tenir au-dessus de la mêlée. Ce n’est pas évident quand un journaliste, qui rêve d’être une vedette médiatique, débarque et souffle sur les braises dans ses reportages. Le frère de la victime, Joël, une tête brûlée, ne parle que de vengeance, de justice. Il cherche surtout à faire le trafic de la drogue. Isaak Snow est plus modéré, mais il est poussé à l’avant de la scène. Amos semble tellement fragile, incapable de prendre une décision, de régler cette affaire rapidement.
Tout le roman est là.
L’action ou la réflexion, les faits, l’analyse quand on se retrouve devant une situation qui peut s’enflammer. Le chef Amos voit rapidement que le jeune Hector Penniac n’est pas mort comme on voudrait le laisser croire. Il s’est passé quelque chose dans la cale du navire que l’on chargeait de bois. Certains faits troublants n’ont pas de réponses. Mais qui veut réfléchir ? Tous cherchent à en finir. Autant les médias que les policiers. Un coupable fait l’affaire de tout le monde.

Héritage

Markus, le petit-fils d’Amos, était adolescent à l’époque, connaissait tout le monde, prenait soin de Petit Joe et ne pouvait imaginer sa vie sans Sky, la sœur de son ami. Un amour plus grand que la Réserve et le monde. Un amour comme on en connaît peut-être une fois dans sa vie. Il est rapidement marginalisé quand les guerriers dressent des barricades. Markus aime son grand-père et tente de naviguer entre lui et la communauté. La situation ne cesse de s’envenimer avec les étudiants qui viennent manifester, la drogue qui circule librement. Les passions ne pourront se calmer que dans le sang et la mort.

Le passé n’existait plus. Pourtant, de tant de façons, leurs anciens et leurs chefs clamaient que pour s’ouvrir à l’avenir et guérir leurs plaies, ils devaient rétablir ce passé qui avait disparu. Autrement dit, ils étaient depuis cent ans engagés dans une course sans fin et dénuée de sens, comme des hamsters dans une roue. Quitter la roue, c’était quitter la réserve. Quitter la réserve, c’était quitter le territoire. Quitter le territoire, c’était quitté le passé. Quitter le passé, c’était quitter ce qu’ils étaient comme peuple. Cela les changerait pour toujours. (p.129)

Markus, devenu agent de la GRC, élucidera les événements une vingtaine d’années plus tard. Il fera la lumière sur cette histoire sordide, mais ne pourra jamais effacer les blessures, les morts qui ont brisé sa vie et celle de ses amis.
David Adams Richards plaide pour l’humanisme, la réflexion, la compréhension peut-être, surtout la tolérance. Toute la frustration et la colère des Micmacs passent dans ce roman qui échappe au temps, nous plonge dans les zones les plus sombres de l’Amérique. C’est touchant, magnifique et surtout nous rappelle une réalité que nous refusons encore de voir et de considérer. Un grand roman d’une actualité évidente qui ne risque pas de perdre sa pertinence. Du moins, rien n’indique que la question autochtone va se régler dans les années à venir à la satisfaction de tous.

Enquête dans la réserve de David Adams Richards est paru aux Éditions La Pleine lune.

dimanche 5 janvier 2014

Le temps de la dernière chronique est venu


Jamais je n’ai pensé que ce moment viendrait si rapidement. La décision est tombée. Fini les chroniques au Progrès-Dimanche. Situation économique oblige. La raison universelle de justifier les bonnes et les mauvaises décisions. La dernière chronique, la 605e, celle qui met fin à l’aventure d’une vie. Un document de 1815 pages. Je souhaitais me rendre à la 1000e bien sûr. Difficile d’imaginer que le contact ne se fera plus dans ce journal où j’ai été présent pendant quarante ans.

La littérature du Québec, avec ses grandes figures, ses inconnus et surtout les écrivains et écrivaines du Saguenay-Lac-Saint-Jean, a donné un sens à ma vie. Les écrivains d’ici, ceux qui ont changé le théâtre au Québec : Michel Marc Bouchard, Larry Tremblay, Daniel Danis et Jean-Rock Gaudreault m’accompagnent depuis tant de temps. Des noms connus dans le monde, méconnus dans leur milieu. Des modèles qu’on voit rarement à la télévision.
Et tous les autres, les Alain Gagnon, Guy Lalancette, Hervé Bouchard, Élisabeth Vonarburg, Lise Tremblay, Pascale Bourassa, Marjolaine Bouchard, Dany Tremblay, Jean-Pierre Vidal. La liste pourrait s’allonger. Plus de 155 chroniques, plus de 25 pour cent des textes, mettent en valeur ces écrivains qui disent la région. Pour plusieurs, c’est le seul écho après une publication.

Blogue

Je leur ai offert une plate-forme mondiale en 2010 avec le blogue http://yvonpare.blogspot.ca. Soixante pour cent des visiteurs proviennent du Québec et du Canada. Les autres sont des États-Unis, d’Allemagne, de Russie, de Pologne, de la Belgique, de la France et des  pays du Moyen-Orient. Une fréquentation en constante progression, une diffusion faite uniquement sur les médias sociaux. J’ai la prétention de croire que quelques auteurs du Saguenay-Lac-Saint-Jean et du Québec sont lus dans le monde grâce à ce blogue. La preuve que l’écrivain, peu importe son lieu de résidence, parle à la planète. Il n’y a pas de littérature régionale, mais une seule et belle et grande littérature du Québec.


Économie

La littérature au Québec a généré des revenus de près de 700 millions $ en 2012. Des milliers d’emplois dépendent de ce secteur. Le cinéma, dont on parle avec raison, traîne loin derrière avec des recettes de 170 millions $. Quatre fois moins de revenus et pourtant cent fois plus de visibilité que les écrivains. J’ai répété ces faits pendant des décennies aux élus, aux patrons, aux lecteurs. Comment expliquer le succès du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean avec ses 20 000 fidèles? Un taux de fréquentation enviable. Par comparaison, il faudrait que le Salon du livre de Montréal accueille près de 300 000 visiteurs pour présenter des statistiques comparables à celles du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, alors qu’il attire 120 000 visiteurs bon an mal an. Il y a des lecteurs ici comme ailleurs, n’en déplaise aux alarmistes qui agitent la cloche de l’analphabétisme.



Un roman, une nouvelle, un essai bousculent la société, la dérangent, la montrent sous un angle souvent peu favorable. Nous ne sommes pas dans les publicités où tout est parfait. Nous plongeons dans la fissure, la blessure, ce qui fait que la société va de travers parce que la plupart des gens n’arrivent pas à s’identifier aux gagnants, aux vedettes interchangeables, aux rois du rire et de la blague vermoulue. Nous ne sommes pas dans la consommation, l’étourdissement, l’instinct. Nous scrutons l’être, l’âme humaine.





La littérature demeure un refuge pour la pensée, la réflexion en cette époque qui glisse imperceptiblement vers un autre Moyen-Âge où la mémoire et le savoir-faire disparaissent dans le trou noir d’un disque dur qui avale tout. L’expulsion de la pensée et de la réflexion des universités et des médias est inquiétante. Reste le culte du je, du moi dilatable, l’émotion, le vécu dans ce qu’il a de plus réducteur, l’opinion jetable à la radio, à la télévision, dans les journaux. Opinion qui tue la pensée, relève du bavardage, de la perte de temps, de l’humeur et des pulsions.



Le blogue

Certains suggèrent de continuer sur le blogue, «bénévolement». J’ai toujours défendu l’écrivain pour qu’il soit reconnu comme un professionnel et qu’il soit rémunéré pour ses interventions publiques. J’aime la littérature, le livre, mais pas au point de renier la démarche d’une vie.
Des dizaines de personnes ont écrit des lettres de protestations aux dirigeants du Quotidien et du Progrès-Dimanche. De quoi m’ébranler. Je ne pensais pas que c’était possible.



Vous avez été merveilleux, incroyables. J’en garderai un souvenir précieux. Merci de m’avoir lu, de me l’avoir dit si souvent. Merci de lire envers et contre tous. La littérature québécoise a besoin de vous.

Cette 605e chronique est la dernière à paraître
dans le Progrès-Dimanche.

mardi 31 décembre 2013

Élise Turcotte tente de cerner sa démarche

Photo Annie Lafleur
J’aime quand un écrivain se demande pourquoi il écrit et quels sont les pays qu’il arpente dans ses romans ou ses poésies. Quelle est cette nécessité qu’il ne peut satisfaire que dans et par l’écriture ? La collection Écrire des Éditions Trois-Pistoles répond à cette question de bien des manières, souvent maladroitement. Certains collaborateurs y sont allés de réflexions sincères et touchantes. Je pense à Bruno Roy, Dominique Blondeau et André Roy. D’autres se sont contentés d’appliquer un mince vernis sur le sujet, peut-être parce qu’ils ne savent pourquoi ils écrivent et qu’ils ont peur d’aborder ce sujet. Jongler avec des questions peut être dangereux.

Élise Turcotte, dans Autobiographie de l’esprit, questionne sa vie. Je suis souvent revenu à la pochette du livre pendant ma lecture. Ces dessins évoquent les grottes de Lascaux, les illustrations qui ornent les murs de ce refuge et qui en disent tant sur nos ancêtres les hommes et les femmes. Il aurait peut-être fallu parler de « radiographie de l’esprit » avec Élise Turcotte.
Jamais elle ne se contente d’une suite d’événements. L’enfance, les parents, un incident qui oriente toute la vie. Non. Si la plupart des autobiographies empruntent ce sentier, Élise Turcotte refuse de s’y avancer.
Elle préfère les méandres de la pensée, les chemins qui l’éloignent de la destination qu’elle pensait atteindre. Alors l’écrivaine se livre totalement, nous emporte dans toutes les dimensions de son esprit et de son univers.

Si je perds de vue un roman en chantier, au moment d’y retourner, j’erre plus que jamais dans la maison, à la recherche de voix fantômes. Tout se passe comme si je devais retrouver le fil du récit, non sur le papier, mais dans l’air, ou dans l’ombre, ou dans le vide, ailleurs que dans les mots, cherchant de pièce en pièce par où le reprendre. Ce fil, c’est la voix, le chant du roman. (p.25)

Comme si Élise Turcotte refusait tout, de l’écriture pour explorer « certains ravages » comme on dit des traces de l’orignal qui hante un territoire particulier de la forêt en hiver.
Le rythme, la cadence du texte, le souffle qui le marque et le révèle. Écrire est peut-être trouver une musique, une respiration qui n’existe qu’au cœur de la phrase.

Ce rythme brisé s’est si bien installé dans mon corps que je me réfugie de moi-même dans l’empêchement quand l’écriture coule de source. C’est ainsi que la résistance s’est peu à peu révélée être ma manière de travailler. (p.24)

Résister, s’empêcher d’écrire pour écrire, refuser de dire pour s’exprimer. Toujours dire non à la facilité, aux clichés, aux déjà entendus.

Tout naît d’une négation dans l’écriture, et c’est parfois difficile, et il faut se défendre dans le champ de bataille qu’on a soi-même créé. (p.34)

Comment dresser la carte de sa pensée, des territoires de son imaginaire et de ses obsessions ? Peut-être est-ce en suivant l’ombre qui va et se défait. Cette chimère qui s’efface et apparaît au loin. Peut-être que tout réside dans les objets qui encombrent nos espaces, les mots des autres que nous surprenons ou quelques souvenirs, des vies perdues, des voyages et ces êtres que nous n’arrivons jamais à connaître.
 
Il paraît que je suis macabre. C’est vrai que tous mes projets pendant un certain temps ont mis en scène la mort, des morts, même des mortes de Ciudad Juarez. Mais je ne vois rien de macabre là-dedans. Je ne collectionne pas les squelettes. Je ne hume pas l’odeur des cadavres. Je n’aime pas la pourriture. Peut-être que je fais seulement parler, juste pour moi, pour l’entendre, un monde à côté. (p.59)

Le monde d’à côté, celui qui exige toutes les énergies physiques et psychiques. Tout du soi. La vie et son pendant sombre qu’est la mort. Écrire. Une expérience d’abandon surtout où l’instinct prend le dessus pour effleurer ce qui résiste au temps et à l’espace.

C’est justement cette position inconfortable entre la sensation de l’incommunicable et l’urgence d’exprimer cet incommunicable qui fait de moi un écrivain. (p.111)

Tout ce qui est dit et ne se dit pas, se vit et s’imagine, est de l’ordre du palpable et de la conscience. Se dresser sur la frange de la vie et de la mort pour vibrer dans la joie et l’angoisse.

C’est pourquoi j’ai si souvent employé la formule Il y a… dans ma poésie. Dès que j’entends ces mots, il y a, une brèche s’ouvre dans le monde qui me ramène à l’énigme de la vie. Paradoxalement, écrire, c’est aussi tendre vers ce silence, vers cette nudité de la vérité où il n’y aurait plus rien à découvrir. (p.111)

Un ouvrage à lire absolument pour ceux et celles qui s’intéressent à l’écriture. Élise Turcotte ne recule devant rien. Une franchise admirable, une intelligence enviable. C’est là que l’on reconnaît l’écrivaine, la vraie, celle que l’on aime. Bien sûr, Autobiographie de l’esprit ne sera jamais dans la liste des grands succès. Élise Turcotte n’écrit pas pour ça. Voilà.

Autobiographie de l’esprit d’Élise Turcotte est paru aux Éditions La Mèche.

lundi 23 décembre 2013

Rachel Leclerc réussit à nous envoûter

Qui n’a pas rêvé de remonter le temps, de retrouver un grand-père méconnu ou une grand-mère dont on parle à mots couverts? Nos ancêtres ont marqué leur époque et ont fait que nous sommes ce que nous sommes. Rachel Leclerc tente l’aventure dans Le chien d’ombre. Une nuit où Richard Levasseur peut discuter avec son ancêtre qu’il a peu connu, une légende dans la famille. Il y apprend des choses étonnantes, découvre les amours de son aïeul et aussi, peut-être, pourquoi il s’est un peu égaré dans sa vie. On le sait, la fiction permet tout ce que la vie aime nous refuser.
Un cimetière, au milieu de la nuit, la première tempête de neige de l’année. Une nuit magique où le froid n’a pas d’importance, où la peur et l’angoisse s’évanouissent. Et les heures qui s’étirent, comme l’éternité, pour discuter avec un grand-père décédé il y a des années. Voilà le roman de Rachel Leclerc.

Mais je me souviens de cette nuit-là et de ce qui m’y fut raconté. Je me souviens surtout de celui qui me la raconta et de ce qui se dessina entre nous, une complicité ou même davantage, un espoir de nous sauver l’un et l’autre. Lui serait sauvé de la mort ou, pire, de l’oubli et du ridicule, et moi de quelque chose que je ne sais pas nommer encore, peut-être simplement de l’insignifiance d’une vie— et ce serait déjà beaucoup. (p.17)

Joachim révèle ce que personne ne sait dans la famille. L’ancêtre a vécu des amours, avec sa femme Marie Lévesque, la grand-mère de Richard, mais aussi une passion avec Dorothée qu’il a croisée dans une auberge, au cours de ses nombreux voyages. Un amour illicite, défendu par les bien-pensants de l’époque. Une nuit unique, inoubliable.

Être le premier homme à toucher une pareille femme alors que j’étais marié avec ta grand-mère, alors que l’époque et toute la société interdisaient à Dorothée de m’approcher sous peine d’excommunication, c’était comme si Dieu et le diable avaient décidé de me faire un cadeau empoisonné. Nous avons passé la nuit ensemble, et je te jure que je me suis soûlé de sa chair tant que j’ai pu. Des années plus tard, il m’arrivait de sentir sur moi sa peau brûlante. (p.45)

Un fils est né de cette rencontre. Richard ne savait pas qu’il avait un demi-frère. Sa famille non plus. Amours interdites, fils bâtard qui se retrouve à l’orphelinat et qu’une religieuse aime comme son propre enfant.
L’aïeul et le petit-fils se comprennent au-delà du temps, deviennent des égaux dans cette neige qui recouvre tout. La vie, peu importe les époques, est faite d’intrigues, de passion, d’épreuves, de douleurs existentielles et de manœuvres de salopards qui ne cherchent qu’à assouvir leurs instincts.

Découverte

Richard comprend en écoutant son grand-père pourquoi certaines choses inexpliquées et inexplicables ont marqué sa vie et celle de sa famille. La réalité n’est jamais celle que l’on pense savoir.

Tu te souviens de tant de choses, Richard, mais pourquoi la plupart de ces choses sont-elles si noires? N’y a-t-il pas de beaux moments dans ta tête? Bien sûr qu’il y en a, mais beaucoup sont venus plus tard, ils ne sont pas de la même époque. Le temps a fini par t’apporter ce qu’il accorde aux survivants: un peu d’abondance et quelques amis venus du hasard, auprès desquels tu as appris l’amour et la liberté. (p.205)


Ces confidences deviennent passionnantes et j’ai rapidement oublié le temps, le lieu insolite, l’invraisemblance même de ce tête-à-tête. Rachel Leclerc a su si bien m’entraîner dans son roman que j’ai sursauté à la fin, me demandant comment je n’avais pas vu de quoi il retournait. L’écrivaine place des indices pourtant. Captivé par le récit, emporté par la vie de Joachim et de son fils Georges, j’ai lu en aveugle.
Et à la toute fin, à la dernière page, nous comprenons que pour arriver à dialoguer avec les morts, il faut peut-être… Je n’en dis pas plus. Il faudra parcourir Le chien d’ombre de Rachel Leclerc pour comprendre. Un roman complexe, beau de vie et de sensualité, de chaleur et d’amour. Une écriture qui vous soulève et vous emporte loin, très loin.

Le chien d’ombre de Rachel Leclerc est paru aux Éditions du Boréal.

lundi 16 décembre 2013

Catherine Leroux : une finesse rare

Notre siècle est marqué par l’effacement des frontières, la science qui permet le clonage ou encore de remplacer certains organes défectueux chez les humains. La vie se prolonge maintenant au-delà de la mort. L’identité devient de plus en plus floue avec les migrations, la multiplication des contacts, le refoulement des cultures nationales au rang de folklore. Une langue s’impose, une culture de masse décrète ses diktats dans les médias. Le «moi» devient multiple, vaseux, incertain et difficile à cerner. Catherine Leroux, dans Le mur mitoyen, malmène quelques tabous et questionne ce que nous pouvons nommer le «soi».

Des jumeaux, un garçon et une fille, séparés à la naissance, se retrouvent à l’âge adulte. Ils ne savent rien de leur origine, s’aiment, deviennent des inséparables, des amants et des époux. Marie et Ariel sont promis à un bel avenir. Ils peuvent changer le monde. Ils apprennent qu’ils sont frère et sœur. Imaginons le choc, le drame dans leur vie personnelle et publique.
Madeleine a un fils. Il doit subir une transplantation d’un rein. Au cours de tests, elle apprend qu’elle n’est pas la mère avant sa naissance. Non, ce n’est pas une tricherie ou une infidélité. Ce serait trop simple. Madeleine avait un jumeau ou une jumelle et l’un et l’autre se sont amalgamés dans le sein de sa mère. Deux embryons qui ont fini par n’en faire qu’un. Comme s’il y avait deux êtres en elle. Comme si elle était elle et l’autre avec deux codes d’ADN. Un moi confondu dans l’autre.
Et que dire des femmes et des hommes qui reçoivent un rein, un foie, des yeux ou un cœur? Qui sont les donneurs? Comment sont-ils morts? Que ressentirait un greffé s’il apprenait qu’il a reçu le rein d’une personne assassinée, qu’il a le foie d’une femme violée, battue et sauvagement étranglée? Il doit sa vie à un fou, un tueur. De quoi avaler de travers.

Questionnement

Les personnages de Catherine Leroux vivent des situations singulières, tentent de s’accommoder avec des énigmes bouleversantes. Que vont décider Marie et Ariel qui s’aiment à en avoir mal?
«À les voir, on ne se doute de rien. Le tremblement qui les secoue de l’intérieur est invisible. Ils se parlent peu, ne se touchent pas, se regardent à peine. Trop dangereux. À l’instar de Tristan et Iseult, il leur faut une épée, une lame qui les empêche de tomber l’un sur l’autre comme les particules d’une étoile qui s’effondre sur elle-même.» (p.114)
Des tabous que la société ne tolère pas. Des questions existentielles se faufilent entre les mailles de ces histoires, remettent tout en question, transforment la vie. L’ignorance serait-elle préférable? Simon et Carmen veulent savoir à tout prix qui est leur père. Ils se livrent à une quête obsessionnelle. Ne rien savoir peut aussi être dévastateur.
«Le monde est un endroit injuste où les bons deviennent mauvais de n’être jamais récompensés, où les véritables méchants ne sont que rarement châtiés et où la plupart des hommes zigzaguent entre les deux extrêmes, ne saints ni démons, louvoyant entre les peines et les bonheurs, les doigts croisés, touchant du bois. Chaque être divisé en deux, chacun avec sa faille autour de laquelle s’agitent le bien et le mal.» (p.210)

Attraction

Les personnages de Catherine Leroux ressemblent à des corps qui dérivent dans le temps et l’espace, s’attirent et se repoussent comme les planètes. Ils se rapprochent imperceptiblement pour se blesser et se perdre peut-être. Il m’a fallu du temps pourtant avant de saisir les liens qui unissent ces femmes et ces hommes qui vivent ici et là sur le continent américain. L’impression, pendant une bonne moitié du roman, d’être largué par la narratrice, de bondir d’une histoire à une autre sans voir les ponts. Et puis il y a des rencontres, des hasards et la lumière se fait.
Juste, intrigant, troublant et mené de façon très habile. Une toile d’araignée se développe à laquelle il est impossible d’échapper. Des personnages convaincants, bousculés par une fatalité qui les dépasse et va les briser. Que dire de plus sinon que Le mur mitoyen est un roman particulièrement fascinant. Catherine Leroux aime bousculer le lecteur, lui demander des efforts. Une finesse rare et une narration brillante qui confirme le talent que l’écrivaine déployait dans La marche en forêt.

Le mur mitoyen de Catherine Leroux est paru aux Éditions ALTO.

lundi 9 décembre 2013

Philippe Porée-Kurrer scrute notre avenir

Les technologies de maintenant permettent de communiquer avec tout le monde, partout, en tout temps, de chercher de l’information sur des appareils de plus en plus sophistiqués et efficaces. Il est possible de savoir où vous êtes, ce que vous faites, avec qui vous avez des contacts à partir de vos communications, de suivre vos moindres déplacements. J’ai même eu la surprise de voir un drone surgir devant mes fenêtres, il n’y a pas si longtemps. Un homme s’amusait à filmer, dans la maison, inconscient qu’il violait ma vie privée. Où situer alors la frontière entre l’espace public et le privé? La question s’impose avec ces gadgets que nous adoptons avec enthousiasme et une folle insouciance.

«La révélation de Stockholm», le nouveau roman de Philippe Porée-Kurrer, nous plonge dans une réalité que nous connaissons mal. Imaginez un chercheur qui aurait réussi à créer une intelligence artificielle, un cerveau comme celui des humains, possédant une puissance décuplée. Un être presque, proche de nous, éprouvant certains sentiments et des émotions.
«Cette entité, appelons là ainsi, est partout sur Internet. Elle occupe tout le réseau. Il doit cependant y avoir, quelque part, un système nerveux central qu’il s’agit de localiser pour le museler… …C’est du reste assez intéressant si l’on considère que, sinon cette exception majeure, rien de ce qui est électronique ou numérisé d’une manière ou d’une autre ne peut leur échapper, aucune conversation téléphonique, aucun document, aucune décision transmise d’une façon ou d’une autre, aucune émission radio ou télé, rien!» (p.52)
Cette formidable intelligence permettra à ceux qui la contrôlent de diriger la planète. Un nouveau Big Brother d’une efficacité inimaginable. Il manque un élément aux Chaco, les financiers, pour avoir le champ libre. Ils commencent par supprimer Magnus Solberg, l’inventeur. Il était devenu dangereux et inutile. Sa fille Selma a peut être la réponse qui manque. Elle prend la fuite pour échapper au foyer d’accueil. Une simple fugue devient une aventure passionnante.
Magnus Solberg a créé un double de cette intelligence. Pour contrer peut-être les intentions maléfiques. Deux entités de même puissance qui ne savent rien l’une de l’autre. Ygg au service des forces du mal et Vara du côté du bien. Les deux sphères d’un cerveau qui se complètent d’une certaine manière, s’attirent et pourraient se comprendre. L’un plutôt masculin et l’autre féminin. La confrontation du bien et du mal comme dans les westerns. Ces «êtres» possèdent leurs façons de communiquer, des langages mathématiques et poétiques qui échappent à l’entendement humain. À côté de ces «intelligences», l’homme et la femme sont désuets et d’une autre époque.

Poursuite

Une course folle s’engage pour retrouver Selma. Elle navigue sur le voilier de la famille. Un jeu d’enfant de la retracer grâce au GPS. La fille est futée, sait brouiller les pistes, souhaite aller en Suède, le pays d’origine de son père, rejoindre une tante qui pourra l’aider à comprendre ce qui est arrivé.
Porée-Kurrer nous étonne par l’étendue de ses connaissances, la richesse de son imagination, la puissance de ses évocations et les événements qui se succèdent. Nous voyageons aux quatre coins de la planète. Dubaï, Mexique, Fécamp en France, le lieu de naissance de l’écrivain, un village de Colombie-Britannique, Sunne en Islande, une ville mise en évidence par le formidable écrivain Göran Tunström. Le monde de maintenant n’a plus de frontières, de centre ou de périphérie. Tout est dans tout. Tout est partout.
Selma a entraîné Clovis dans l’aventure, un orphelin en fuite comme elle. Les deux affrontent les vagues et les vents, les manœuvres de Luzangela et de Leon Chaco, des êtres sans âme, capables de toutes les férocités pour arriver à leurs fins. Heureusement, la jeune fille peut compter sur des alliés qui veillent, dont le double de Ygg, Vara. Ainsi les chances sont plus équilibrées.

Aventure étonnante

Une fiction avant-gardiste, une manière de secouer des certitudes et de nous faire vivre une quête qui ne cesse de surprendre et de dérouter. Surtout, il ouvre une fenêtre sur une réalité que nous saisissons mal. L’écrivain pose ici les premiers jalons d’une fresque étonnante par sa pertinence et son ampleur. Le projet s’étendra sur sept romans. Une fiction solidement documentée et des personnages humains et attachants. Du Porée-Kurrer à son meilleur, une formidable aventure, une belle manière de faire réfléchir à ce que nous faisons et vers quoi nous allons.

Les gardiens de l’onirisphère, La révélation de Stockholm de Philippe Porée-Kurrer est paru aux Éditions JCL.

lundi 2 décembre 2013

Samuel Archibald bouscule sa génération

Il est rare qu’un raconteur d’histoires se lance dans une réflexion où il tente de cerner la réalité et nos façons de vivre. Que dire de la famille, de l’avenir et de l’héritage légué par les parents? Secouer nos valeurs, nos obsessions et peut-être aussi le futur de moins en moins certain qui est réservé à nos enfants? Nous vivons un déclin, semble-t-il, une crise des valeurs, un effritement de la société de consommation et des profits gonflables. Samuel Archibald , l'auteur d’Arvida tente de voir clair dans ce fouillis.

Samuel Archibald est né à Arvida, on le sait. Ses grands-pères ont travaillé en usine et ont réussi à gravir les échelons en besognant comme des forcenés et à bien vivre. Mieux que leurs parents. Sa famille a connu des hauts et des bas, sans se démarquer particulièrement.
«Je suis né gosse de riche dans une famille d’extraction ouvrière. Juste à temps pour mon adolescence, ma famille en est redevenue une de classe moyenne, mais de classe moyenne très inférieure. Et monoparentale.» (p.18)
Une strate sociale qui se faufile entre les très riches et les indigents. Une partie de la population qui a pris de l’expansion à partir des années soixante-dix en misant sur l’éducation, le militantisme syndical et la formation continue pour améliorer son sort. Des volontaires qui pensaient surtout aux conditions de vie qu’auraient leurs enfants.
«Au Québec, on l’a vu, la classe moyenne s’est formée hors d’une dynamique spécifique de classes. Elle a emprunté ses valeurs aux groupes qui lui ont prêté ses effectifs. Elle est une classe ouvrière qui a réussi. Et qui entretient jalousement l’humilité de ses ancêtres cultivateurs.» (p.28)

Réalité

Résultat : une génération ayant des capacités financières plus grandes que celles des générations précédentes, mais aussi particulièrement endettée. Surtout. Des couples qui consomment pour consommer, se donner du prestige peut-être, sans pouvoir se raisonner. Une génération impulsive, à l’affût des dernières tendances et des nouveaux gadgets. Influençable donc, la cible des spécialistes en marketing. Ces gens votent, paient des taxes et les gouvernements pensent à eux quand ils prennent des mesures fiscales ou formulent des projets de loi. Ils peuvent faire et défaire les gouvernements. Ce qui n’empêche pas ces agités de la consommation de ressentir un malaise devant leurs façons de faire. Souvent, ils cherchent un sens à leur vie tout en continuant à s’étourdir.
«La classe moyenne a une double personnalité, il me semble. Elle travaille fort, quoi qu’on en dise. Mais je pense qu’elle s’ennuie. Elle passe son temps au centre d’achats. Elle achète des affaires sans arrêt et se console en se comparant avec d’autres qui sont plus dépensiers qu’elle.» (p.44)
Des hommes et des femmes qui pensaient trouver le bonheur dans l’achat d’une maison, d’un chalet, de deux ou trois autos et de tous les jouets qui permettent de gazouiller et communiquer. Une consommation frénétique qui ne satisfait pas et qui les pousse vers des recommencements et les mêmes déceptions. Une génération qui a peut-être inventé la dépression et le burn-out. Il en est ainsi de l’amour et de la vie de couple. Le ou la partenaire devenant interchangeable.

Danger

Une société qui a peut-être conscience aussi que sa gloutonnerie insatiable a mis la planète en danger. Que faire alors?  Tout ce sur quoi ils ont misé leur glisse entre les doigts avec la mondialisation, la maximisation des profits, la production qui se déplace vers l’Asie. Les États-Unis vivent sous respirateur artificiel, l’Europe vacille. Ce qui peut expliquer la fascination pour les films à catastrophes. Peut-être que nous avons là la clef du succès de La route de Cormac McCarthy où l’humanité retourne à la barbarie après un drame nucléaire.
«Peut-être que ces étranges divertissements apocalyptiques sont une façon pour la classe moyenne d’apprivoiser, sur le mode du feu d’artifice, son extinction annoncée.» (p.72)
Samuel Archibald y va de nombreux exemples qu’il puise dans son expérience, sa vie à Arvida et sa famille. Sans être une réflexion qui étourdit avec des chiffres et des statistiques, ce court pamphlet dresse un portrait juste de la société de maintenant. L’écrivain lance des pistes de discussions fort pertinentes. Peut-être qu’il y a là l’amorce d’un changement qui a connu une forme d’embellie dans la contestation étudiante et le mouvement des carrés rouges le printemps dernier. Un témoignage qui se lit comme un récit.

Le sel de la terre de Samuel Archibald est paru aux Éditions Atelier 10.