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jeudi 31 mars 2016

Les écrivains aiment imaginer des mondes

TOUT RECOMMENCER, être Adam ou Ève sur une île déserte pour réinventer la vie. Cette idée a fasciné nombre d’écrivains. Tout commence bien malgré la solitude et la catastrophe. Après tout, le rescapé se retrouve dans un paradis et il n’a pas à se protéger des animaux sauvages. Arrive l’autre et tout bascule. La venue de Vendredi bouscule Robinson Crusoé. Le primitif et le civilisé doivent apprendre à vivre ensemble. Il faut réinventer la vie en société dans Sa majesté des mouches d’Arthur Golding où des enfants retournent à l’état sauvage. Qu’est-ce qui fait la civilisation et éloigne la barbarie ? Dynah Psyché, dans Rouge la chair, reprend le thème et l’explore à sa façon.

Daniel Defoe, Michel Tournier, Arthur Golding ont tenté d’inventer une vie nouvelle sans pour autant réussir à décrire un monde où la violence, les agressions et la folie disparaissent. Yann Martel dans L’histoire de Pi met face à face le tigre et le jeune garçon.  Ce sera l'humain qui profitera le plus de cette fréquentation. 
J’ai fait une incursion de ce côté, il y a plusieurs années, en me lançant dans un roman qui racontait l’histoire d’un survivant. Il se retrouvait seul sur la planète. Du moins, il le pensait jusqu’à ce qu’ils voient des empreintes sur le sable. Tout recommence. La peur, les craintes, l’autre qui devient une menace, les armes. J’ai abandonné le projet, n’arrivant pas à trouver une voie nouvelle. Comment ne pas penser à La route de Cornac McCarthy ? Le monde retourne à la sauvagerie quand il tente de se réinventer.
L’histoire des Amériques illustre ce mythe. Les arrivants rêvaient d’abandonner leurs « misères » dans la vieille Europe pour inventer un monde meilleur. La longue marche vers l’Ouest américain cherchait à s’éloigner des dogmes religieux de plus en plus étouffants pour créer une société libre. La Californie semble la plus réussie de ces utopies avec sa mentalité ouverte et sa tolérance. L’humain, semble-t-il, ne sait que reproduire des instincts ancrés au plus profond de lui. Un loup ne peut être qu’un loup.

RECOMMENCEMENT

Fiona vit dans une tribu de nomades. Tous déménagent à la saison des pluies pour se protéger des moustiques et de l’humidité. Ils naviguent dans de grands canots et se réfugient à l’intérieur du fleuve, sur les hautes terres. Les femmes vivent d’un côté et les hommes de l’autre. Un monde pacifique, fait de bonne entente et de partage.

Fiona ne quittait jamais la mangrove sans un petit serrement de cœur. Même si la migration était prévue et se répétait chaque année à la saison des pluies, la jeune fille aurait aimé y échapper. « Pourquoi doit-on partir ? » avait été une de ses questions rituelles quand elle était plus jeune. (p.9)

Les nomades vivent un tsunami qui emporte tout sur son passage. L’adolescente se retrouve sur une île, sauvée par un arbre mythique qui l’a protégée de la mort. Le sang-dragon pourrait être l’arbre du bien et du mal, celui de la connaissance qui garde la vie. Où est-elle et y a-t-il des survivants ? Elle explore son nouvel environnement, retrouve le corps de sa meilleure amie Kloé. Il reste l’espoir que des membres de sa tribu viennent la secourir. Sa mère ne l’abandonnera jamais. Elle se débrouille malgré la solitude, trouve des hameçons et peut attraper des poissons.
Après un certain temps, une bande d’enfants envahit son île. Ce qui pourrait s’avérer des retrouvailles, une fête, devient un cauchemar. Un garçon particulièrement brutal impose son pouvoir et domine les autres.

Fiona était littéralement estomaquée par le comportement des enfants. De jeunes sauvages, voilà ce qu’ils étaient devenus. On leur avait enseigné l’entraide et la solidarité, mais ils avaient oublié les leçons des adultes pour sombrer dans la guerre. Il fallait absolument les calmer et ce d’autant plus vite qu’elle trouvait inquiétante la présence des couteaux. Les enfants étaient prompts à s’enflammer, ils paraissaient excédés et prêts à tout, simplement parce que la faim les dominait. (p130.131)

La jeune fille doit se dresser devant Fulbert, le chef qui terrorise les plus jeunes. Elle est plus vieille et plus forte physiquement, incarne le pouvoir malgré elle. Comment ramener les enfants à des manières qui correspondent à celles que les parents et les anciens leur ont inculquées ? Que reste-t-il de l’ancienne vie ? Que deviennent les valeurs quand les liens de la collectivité s’effritent ? La civilisation est-elle l’affaire de la société ou de l’individu ?

QUESTIONS

Ce roman permet de réfléchir à la vie en groupe, aux instincts ancrés dans les êtres humains, aux pulsions qui caractérisent les mâles et les femelles. Fulbert est obsédé par le goût du sang. Le jeune chasseur pousse le groupe à la violence et aux excès grâce à un rituel qu’il invente. Fiona tente de garder son équilibre et de protéger les enfants de ce garçon qui semble prêt à tout.

De toute façon, elle le refusait, ce pouvoir qui consisterait à décider pour eux. Tout simplement parce qu’elle ne voulait pas que l’inverse se produise : qu’on prenne des décisions pour elle. Comme si la conscience de sa responsabilité vis-à-vis d’elle-même avait fait germer un profond besoin de liberté dans sa tête… Elle s’engageait à faire tout son possible pour prendre soin d’eux, mais ce rôle était-il jouable sans donner des ordres et statuer pour autrui ? Et si une opportunité se présentait pour qu’elle parte, mais seule, pourrait-elle les abandonner ? (p.144)

Fulbert incarne ce je sanguinaire et Fiona la collectivité. Les deux ne peuvent que se dresser l’un devant l’autre.

FILLETTE

Lilia, une petite, a disparu lors d’une chasse. Fulbert ne s’en soucie guère. Ce qui importe c’est la chair, le sang pour imposer sa férocité et sa puissance.
Une femelle lamantin a remplacé son bébé par l'enfant qui se nourrit à son sein. Les autres la suivent et l’animal devient la mère de tous. Symbole de générosité, de résilience, d’amour qui transgresse les frontières et permet le partage dans le plus incroyable des dons. On a eu le mythe de Tarzan qui a été adopté par des singes. Il ne faut pas oublier que Rome, selon la mythologie, a été fondé par Rémus et Romulus, des frères jumeaux nourris par une louve. Ce contact entre l’animal et l’humain est bien présent dans l’histoire de la pensée humaine.
Belle occasion de réfléchir sur ce que sont les instincts qui nous poussent à tuer ou à s’entraider. Le goût du sang serait-il particulièrement fort chez les mâles et moins présent chez les femelles ?
Rouge la chair nous pousse à la limite. L’amour, le partage, la générosité, le don de soi ne seraient pas seulement l’apanage de la race humaine. L’animal peut faire preuve d’empathie dans des comportements étonnants.

Or il l’avait retrouvée et il ne souhaitait plus la perdre. C’était son amie et elle était gentille. La preuve en était qu’elle avait partagé sa nouvelle mère avec eux. Ils avaient tous bu de son lait et une « famille » s’était formée à ce moment-là. Puisqu’elle était devenue leur mère, ils étaient frères et sœurs. Mais pas comme les jumelles Amala et Kamala qui se disputaient tout le temps. Une famille à eux, avec une seule règle, le silence… …Les autres l’avaient écouté, fascinés par son discours. Tout ce qu’il disait leur paraissait vrai, et même si le lait n’avait pas bon goût au début, même s’il les avait rendus malades, c’était tellement bon d’avoir retrouvé une maman et de former une famille…(p.249-250)

Un roman fort intéressant malgré certaines incongruités. Fiona vit dans la jungle et souvent on a l’impression qu’elle possède la pensée d'une citadine. Cela passe par un vocabulaire et des raisonnements décalés. Ça sonne un peu faux. Et elle ne cesse de se questionner sur ce qu’elle vit, doit faire ou doit défendre. Ces grandes considérations sont beaucoup plus le fait de l’auteure que du personnage, il me semble. Dans une situation semblable, il y a moins de raisonnements que de gestes. Les grandes introspections et les hésitations de Fiona cassent le rythme de l’histoire et nous font oublier un peu sa situation.
Malgré des tics, Rouge la chair n’en demeure pas moins un roman intéressant qui va à la source de cette violence qui détruit nos sociétés. L’écrivaine pousse plus loin en envisageant les rapports entre les bêtes et les humains. Une histoire séduisante qu’un élagage aurait pu rendre irrésistible.

PROCHAINE CHRONIQUE : Le géant de Francine Brunet publié chez Stanké.


Rouge la chair de DYNAH PSYCHÉ est paru chez XYZ Éditeur, 290 pages, 24,95 $.

lundi 28 mars 2016

La vie est la plus incroyable des histoires


QU’EST-CE QUI TIENT en vie ou qui fait que le corps flanche ? Christiane Duchesne, dans MOURIR PAR CURIOSITÉ, aborde cette question de façon étonnante. Emmanuel, après un grave accident, se retrouve dans le coma. Ses signes vitaux sont là, mais on doute de sa survie. Au mieux, il  perdra l’usage de ses jambes. Rose, sa tante, décide de lui parler pour le retenir, pour le garder là. Elle entreprend un voyage particulier en lui racontant la vie des ancêtres, se permettant d’inventer des personnages. Elle remonte l’échelle généalogique pour donner un visage à ceux qui, avec le temps, se réduisent à un nom et deux dates dans un cimetière. Ce qui importe pourtant, c’est l’espace entre la naissance et la mort, là où le vivant prend toutes ses dimensions.

Je me suis retrouvé, en lisant Christiane Duchesne, dans l’esprit d’un enfant qui attend son histoire avant de s’abandonner au sommeil. Mes parents ne nous racontaient jamais d’histoire avant d’aller au lit, mais nous avions un voisin qui était peut-être le plus grand menteur de la paroisse, celui qui pouvait transformer sa journée en événement fabuleux. Et comme il venait presque tous les soirs après le souper, il donnait sens à notre journée. Il ne faut pas chercher ailleurs mon goût pour les romans et l’écriture. Cet homme extravagant m’a poussé vers les livres et fait découvrir le merveilleux qui se cache dans tous les jours de la semaine.
Une vie est une vie, mais peut-être aussi qu’elle ne serait rien si elle n’était pas liée au passé, à une histoire qui permet de nous dresser dans le maintenant et à un souffle qui nous berce, nous enchante, nous bouscule et nous emporte comme une bouteille à la mer. Un héritage aussi, le plus beau de tous. Nous sommes ce maillon qui permet d’échapper au temps et aux enfermements du présent. Nous sommes ce temps entre un passé et le futur, un croisement qui soutient toute l’histoire de l’humanité.

Pour le moment, je me contente d’observer la mort en silence et de l’intérieur, tout cela est bien intriguant, ça aiguise la curiosité, je suis mon propre cobaye et je m’examine sous toutes les coutures avec attention, mais je ne suis pas mort, alors réjouissez-vous plutôt que de pleurer sur mon sort. Réjouissez-vous à ma place parce que, moi, je n’y arrive pas. (p.23)

Emmanuel s’accroche à la vie par la parole de cette tante qui n’est jamais à court de mots. Une expression biblique dit « le verbe s’est fait chair ». La vie se fait mots, histoires qui s’imbriquent à toutes les histoires vraies, possibles, rêvées ou inventées. Les phrases sont un souffle qui permet la conscience. C’est là la plus folle et la plus belle des aventures. Christiane Duchesne chevauche entre le réel et l’inventé, le possible et l’impossible. Elle nous permet de se moquer de la mort et de la déjouer par son imagination. 

Dans le grand arbre de la famille, elle choisit chaque jour un personnage, c’est la mission qu’elle se donne et dont elle ne parlera à personne. Thérapie par la généalogie, des histoires de famille comme une musique qui se fraiera un chemin entre les strates de la conscience, par petites couches qu’elle laissera se déposer lentement au rythme d’une par jour. Les histoires rassurent, même celles qui sont tristes, même celles qui font peur du seul fait qu’elles sont vraies ou tout au moins possibles, parce qu’une voix les raconte et les offre sans rien demander d’autre que d’y croire. Une corde à nœuds pour Emmanuel. (p.28)

Une sorte de conte des Mille et Une Nuits qui vous garde dans le présent. Rose est une Shéhérazade qui tient la mort à distance. J’aime ces personnages qui se succèdent et nous permettent d’oublier les enfermements du silence. L’impression d’aller d’une pierre à l’autre pour traverser une rivière. 

LIEN

Emmanuel a conscience de certaines présences, de ses parents ou du personnel soignant, mais ce qui importe, c’est cette corde que tient Rose, cette présence qui l‘attire tout doucement du côté de la vie.

Entre les visites de mes parents, des médecins et des infirmières, des ergos, des physios et tes sit-in, Rose, il y a de très longues heures de simili silence. Je pense au silence, je pense que je suis dans le silence, très loin à l’intérieur du silence. Ou dans ses creux. Je m’y perds comme on se perd dans celui de la mer qui n’est surtout pas tranquille, qui mène un vacarme énorme, avec le vent, les galets qui crépitent en roulant dans la vague, les mouettes agitées, les rouleaux blancs d’écume, les vagues qui se cassent, celles qui se frappent et celles qui s’enfuient, tout n’est que bruit au bord de la mer et en mer aussi, mais on se trouve au milieu de ce tapage dans un maelström de silence, dans un creux du silence, chacun possède le sien, et ce silence-là ne se partage pas puisqu’il naît de l’intérieur de celui qui écoute. (p.57)
 
Petit à petit, Emmanuel revient vers ses parents et son amie Juliette, retrouve tout ce qui lui a été enlevé quand le bolide a foncé sur lui. C’est long, c’est lent, ce sont bien des chemins et des courbes. Tout dans la vie est méandres et courbes sinueuses qui nous égarent dans le plus chaud du jour. Quand plus rien ne tient, il reste l’imaginaire, le pouvoir d’évoquer et de dire. « Vivre pour raconter », répétait Gabriel Garcia Marquez.
Je souhaite que sur mon lit de mort, quelqu’un vienne lire un livre que j’ai particulièrement aimé. L’un de ces écrivains qui ont marqué ma vie et m’ont permis de m’ouvrir les yeux sur ce qu’est l’art de vivre. Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Robert Lalonde, Gunther Grass, Jean Giono, Nicole Houde et Jacques Poulin. Je suis certain alors que je pourrai partir en souriant parce que jamais je n’aurai été aussi vivant.

RENCONTRE

Christiane Duchesne rend hommage ici à l’art de dire, de raconter, au métier qu’elle pratique et qu’elle pratiquera encore jusqu’à son dernier souffle. Parler, c’est vivre. Quel bel hommage à la littérature, à son travail qui est peut-être de tenir les consciences en éveil. J’aime penser que les écrits permettent de s’accrocher au présent et de tendre les bras vers le passé afin de permettre le futur. Tout repose sur nos gestes, des paroles, des rêves et nos manières de s’inventer. Les histoires permettent de tisser ces liens, de garder des personnages et des événements bien vivants. Autrement, que resterait-il ?

Se souviendra-t-il de tous ces gens, les inventés, les connus, les inconnus, aura-t-il su distinguer les vrais des faux ? Ils en reparleront tous les deux sur la plage de galets ronds, à moins qu’une fois revenu dans le monde, il n’ait plus envie de cette vaste famille. Un jour, plus tard, Rose racontera la vie de ses petits des écoles, ce sera son livre des miracles. Terminées les histoires, et les chaussettes aussi. (p.293)

Rien n’est fini. Tout recommence. On ne peut jamais en finir avec les histoires. La vie est une merveilleuse intrigue qui ne cesse de se renouveler. Il ne faut jamais arrêter d’inventer des « mensonges vrais » et des personnages parce que ce serait consentir au silence. Et cela, la vie ne le permet pas. Et je pense à Nicole Houde, Claude Le Bouthillier, Jacques Girard, tous des inventeurs de mondes qui viennent d’entreprendre le grand voyage. Je sais qu’ils ne peuvent mourir pour vrai malgré les apparences. Ils sont là, ils me tendent la main parce qu’ils m’ont laissé des romans, des talles de mots qui se moquent du temps.

Mourir par curiosité de CHRISTIANE DUCHESNE est paru chez Boréal, 296 pages, 25,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Rouge la chair de DYNAH PSYCHÉ publié chez XYZ ÉDITEUR.


vendredi 25 mars 2016

Monique Brillon affronte ses fantômes

LES JOURNAUX ET LES CARNETS d’écrivains me passionnent. Je me précipite quand ce genre de récit paraît. Pourtant, les médias et ceux qui parlent encore de littérature ne s’attardent guère au genre. On préfère les romans, d’une centaine de pages, les récits ou encore les biographies scabreuses. Il est rare que l’on s’attarde à la collection Écrire des Éditions Trois-Pistoles bien qu’on y déniche des joyaux. Jean-Pierre Guay, dans les années 1980, s’était lancé tête baissée dans l’écriture d’un journal personnel. Nous étions à peine une centaine à le lire. Je partageais ce plaisir avec mon ami Carol Lebel, un friand de ce genre littéraire. Je pense avoir déjà raconté tout ça.

Gaétan Lévesque savait dans quoi il s'aventurait quand il a lancé la collection Carnets d’écrivains dirigée par Robert Lalonde. En fait, l’idée vient du Camp littéraire Félix qui donne depuis quelques années des ateliers sur le carnet d’écrivain. Robert Lalonde était tout désigné pour lancer l’aventure. J’étais présent au premier atelier et cela a donné L’enfant qui ne voulait plus dormir. Monique Brillon avait osé s'avancer sur ce chemin qui allait on ne savait où. Écrire un carnet, c’est partir pour ailleurs, sans basculer dans le récit, sans une histoire, sans une direction précise. Et c’est peut-être tout cela à la fois.
J’imagine que les écrivains parlent tous de la même chose quand ils délaissent la fiction et les personnages pour raconter le moment présent et ce qui les pousse vers les mots. Lévesque Éditeur lançait récemment le quatrième titre de cette collection avec le Carnet d’une méduse de Monique Brillon. J’ai lu bien sûr Marie Clark et Marc-Antoine Cyr, ces compagnons d’aventure.
Je venais de mettre fin à la péripétie Claude Le Bouthillier, la relecture de l’ensemble de ses publications pour une présentation dans Lettres québécoises. Un mois de lecture intense qui a pris fin avec le décès de l'écrivain acadien. Et le carnet de Monique Brillon est arrivé. Je l’attendais, j’en avais besoin.

LE COMBAT

Monique Brillon est psychologue et c’est peut-être pourquoi elle a tant de mal avec les mots. Son carnet témoigne de cette longue et lente venue de l’écriture. Elle s’installe, prend son stylo, s’avance sur une phrase et tout bloque. Les questions affluent comme les marées du fleuve Saint-Laurent qu’elle recherche quand vient la saison d’été. Toutes ces interrogations qu’il faut oublier quand on plonge dans l’écriture font surface. Pour écrire, nous devons nous abandonner et surtout ne pas penser, être ce mouvement qui emporte les mots, le vent, les feuilles mortes, oublier les pourquoi et les comment. J’ai souvent rencontré des stagiaires au Camp littéraire Félix qui avaient une formation de psychiatre ou de psychologue. Ce sont toujours ceux ou celles qui ont le plus de mal avec la fiction et l’écriture. Au lieu de se laisser guider par l’élan, ils se retirent après une phrase ou deux, se mettent à raisonner. Tout s’enraye. Rien ne peut plus arriver. Et quand ils effleurent ce qui fait mal, ils ne sont plus qu’un regard sur soi. Difficile d'enlever les lunettes de l’analyste.

Écrire. Pour retisser les fils rompus, rattraper les mailles perdues qui me lient à l’oiseau, à l’arbre, à la pluie et à la neige, à ma chatte Capucine qui respire l’air du large et à ce fleuve, mon double. (p.13)

Toucher, sentir, écouter. Trop souvent je ne compte que sur le regard, ce sens qui place tout à distance. Le regard capte, emprisonne. Quand je veux bien écouter un patient, je détourne les yeux ou les ferme pour entrer en moi-même et laisser ses mots me toucher. Quand j’écris, où va mon regard ? (p.23)

Il faut justement fermer les yeux, entrer en soi et se laisser emporter là où les mots le veulent. Ne plus être qu'un mouvement vers l'avant, vers l'ailleurs qui est en soi.

MÉDUSE

Dans la mythologie, les textes parlent de l'importance des talismans, de l'angoisse de la castration, du rapport intime au monstrueux et aux sociétés matriarcales quand il est question de Méduse. L’animal, toujours selon ces sources, serait né de la rencontre de la terre et de la mer. Fort intéressant. Ce carnet est bellement nommé.
Monique Brillon parle du rapport à la mère, à l’eau, de ses craintes et de ses enfoncements dans la solitude, de ces lieux à la fois liquide et terrestre, l’ici et l’infini de l’horizon. Entre soi et l’écriture peut-être.
Que de nœuds à défaire, de peurs, de stupeurs et de tremblements avant de se retrouver dans la coulée de l’expression. Un projet de roman illustre parfaitement ce que madame Brillon veut cerner dans son carnet. J’ai eu le bonheur de lire ce manuscrit. Un univers flou, des impressions, des couleurs, la présence très forte des éléments, des personnages qui se dissolvent dans les épais brouillards des bords de mer. Tout est impressionnisme dans cette rencontre du monde liquide et terrestre. Comment pousser ces esquisses, ces couleurs mouvantes dans un espace réel et concret ?

QUESTIONNEMENT

Comment aborder ses peurs sans fermer les yeux ?

Je relis tous les mots écrits à pas de tortue depuis mon arrivée. Surprise d’y découvrir plusieurs petits passages qui éveillent en moi une vague émotion. Je les extrais du fouillis. Une agitation intérieure, une sorte de tremblement s’empare de moi. Envie de me lever, d’aller marcher, faire du vélo. Cette paix que je recherche, cette lenteur à laquelle j’aspire, j’ai peine à la tolérer. Sous le paisible va-et-vient de la vague, un tsunami gronde. (p.40)

Le goût pour les marées et les vents, le désir de lancer des messages vers le large pour que quelqu’un voit et entende ne s'éloignent jamais. Son amour des autres et sa réclusion, sa tristesse qui fait qu’elle s'isole. Ce désir d’écrire la laisse seule avec la marée, une chatte qui la force à s’oublier.

Qui est cette chatte pour me renvoyer ainsi mon reflet en miroir et réveiller des angoisses innommées, innommables ? Qui l’a mise sur mon chemin à ce moment précis où je me débats avec les images d’un roman qui n’en finissent pas de me torturer ? (p.51)

Sa vie se casse. Elle hésite entre le temps de l’écriture au bord du fleuve et le travail en ville où elle se met à l’écoute de l’autre.

POÉSIE

La poésie vient rythmer le carnet. Comme la vague qui frappe les rochers de l'île d'Orléans. Monique Brillon trouve une certaine aisance dans ces élans où elle s’abandonne aux mots et aux images sans trop chercher d’ancrage. Elle n’a pas à se soucier d’une intrigue ou d’un personnage. Le chant et la respiration donnent vie au poème. Ces textes marquent le carnet, le bercent.

Coulée de lave dans les veines
les mots couvent sous la cendre
un œil jaune se glisse par la fente.

Comment dire la révolte quand le magma
fuse avant le cri ? (p.33)

Carnet d’une méduse est un texte fort, courageux. Monique Brillon empoigne ses démons et s’attaque à ses résistances pour approcher le bout du quai. Je me souviens de ces rencontres de fin d’après-midi au Camp littéraire Félix où chacun avait à lire le texte qui avait retenu son attention pendant la journée. Elle commençait toujours par s’excuser comme si elle se sentait coupable. Et elle nous captivait avec son monde, ses angoisses, les grandes pertes de sa vie, sa solitude parfois terrible, son bonheur de pouvoir s’appuyer sur les mots des autres et de venir en aide à sa chatte Capucine.
L’écrivaine est puissante dans sa simplicité, son regard sur le fleuve, les lueurs du jour, les arbres et les oiseaux. Écrire, qu’on le veuille ou non, est une recherche de soi et une quête. Monique Brillon ouvre les fenêtres pour se dire, se crier parfois. Un acte courageux comme tout acte d’écriture qui se tourne vers soi. Parce que signer un carnet, c’est accepter que des visiteurs entrent sans frapper dans sa maison et mettent leurs mains un peu partout. C'est souvent intolérable.

PROCHAINE CHRONIQUE : Mourir par curiosité de CHRISTIANE DUCHESNE publié chez BORÉAL.


Carnet d’une méduse de Monique Brillon est paru chez Lévesque Éditeur, 128 pages, 16.00 $.


lundi 21 mars 2016

Robert Lalonde imagine un dialogue avec Tchekhov

ROBERT LALONDE a séduit bien des lecteurs avec ses chroniques dans Le Devoir ou en flânant dans ses carnets. L’important pour cet écrivain est de lire le monde et de s’approcher des autres pour saisir leurs regards. Émilie Dickinson, Annie Dillard et Marguerite Yourcenar l'attirent. Il a même emprunté la manière de plusieurs d’entre eux dans Des nouvelles d’amis très chers où il se plaît à écrire à la manière de Colette, Flannery O’Connor, Maupassant et quelques autres. Pas étonnant qu’il revienne vers Anton Tchekhov, l’homme de théâtre, l’auteur de nouvelles et d’oeuvres marquantes comme Oncle Vania ou Les trois soeurs. Un clin d’œil, une complicité, une manière de saluer un écrivain qu’il aime depuis toujours.

Je reviens souvent vers certains écrivains. Homère et L’odyssée, Gabriel Garcia Marquez. Combien de fois j’ai relu Cent ans de solitude ? Günter Grass et Paul Auster aussi. Il y a eu Giono, Tolstoï et Dostoïevski dans les commencements. Il m’est arrivé de prendre un été pour relire tout d’un écrivain. Marie-Claire Blais il y a quelques années, et Robert Lalonde. Véritable aventure que cette plongée dans un monde autre. Un chemin s’ouvre sur les préoccupations, les obsessions, les questions que l’auteur transporte d’un livre à l’autre. Je me suis toujours promis de le faire avec Victor-Lévy Beaulieu, mais il faudrait tout oublier pendant un an et plus. L’ampleur de son œuvre prend la dimension d’un continent. Je reviens aussi à La Maison du Remous de Nicole Houde, y trouvant chaque fois un aspect qui modifie mon regard. Le gardien des glaces d’Alain Gagnon est aussi l’un de mes livres fétiche. Malheureusement ou heureusement, le métier de chroniqueur vous garde dans l’actualité des livres et vous manquez souvent de temps pour les retrouvailles, les retours aux sources.

TEMPS

Anton Tchekhov vit ses derniers mois dans Le petit voleur, la dernière parution de Robert Lalonde. Sa santé est chancelante. La tuberculose sans doute, celle qui ne pardonne pas et que l’on combat par des séjours au bord de la mer où le soleil se fait plus tendre avec l’air salin. La vie en Russie, près de Moscou, les hivers froids, la neige et les vents ne pouvaient qu’être néfaste à l’écrivain. Il devait migrer, chercher le soleil.  
Juste avant de partir pour la Côte d’Azur, l’auteur de La cerisaie reçoit une lettre d’un admirateur. J’imagine que l’écrivain ne prenait pas la peine de répondre à toutes les demandes. Les propos du jeune Légorouchka attirent son attention. Une correspondance s’ensuivra. Le jeune idéaliste sait le toucher par sa spontanéité et surtout par ses textes maladroits. Josapht Goldenveiser, juif, fait tout pour masquer ses origines. Les deux ne se rencontreront jamais et tout se passera dans ces échanges épistolaires. Cela me fait penser à Georges Simenon et Pierre Caron qui ont correspondu pendant des années.

VÉCU
Le maître et le disciple vivent à peu près les mêmes choses. Légorouchka, lors de son voyage en train, rencontre Alba, dont il devient éperdument amoureux. L’homme de théâtre n’oublie pas Olga Leonardovna Khipper qui incarne l’un de ses personnages dans La Mouette.
Cette correspondance entre le jeune et le maître permet à Robert Lalonde de s’attarder à l’art d’écrire. Anton prodigue des conseils au jeune apprenti, lui lègue si on veut un art, une manière de dire, un certain héritage.

Ferais-tu partie, toi aussi, de ceux qui sont avec les autres sans y être ? Ce qui expliquerait que tu veuilles écrire ? Si tel est le cas, sache que tu ne dois pas montrer le personnage simplement comme il est. Tu dois savoir à quoi il rêve ! Et ne jamais parler de ce que tu ne connais pas, ne comprends pas. Tu ne dois pas peintre la vie telle qu’elle est ni telle qu’elle devrait être, mais telle que tu la voies en rêve - du moins pour commencer. Dis-toi bien que, pour se montrer intelligent, l’intelligence ne suffit pas. Il faut y mettre le cœur. (p.18)

Tchekhov s’adresse au débutant d’égal à égal. Il en est toujours ainsi. Simenon en a fait autant avec Pierre Caron. Légorouchka est capable de tout, même de plagier son maître tandis que l’écrivain reconnu porte des jugements sévères sur son travail. Même quand on louange ses œuvres, il voit des défauts et des failles partout. Ce doute, je le connais bien. Je refuse de relire un de mes livres après publication par crainte de ne voir que les maladresses. Je peux les reprendre plus tard, quand ils sont complètement détachés de mon présent.

Apprends que celui qui t’écrit ces mots a beau pérorer, en vérité il est dégoûté de sa vie comme de son travail. Entré en littérature par une porte dérobée, il ne songe, ce matin, qu’à mettre le feu au sinistre bâtiment. Le théâtre est une malédiction et la prose un enfer imitant la prison de l’île de Sakhaline, ses forçats de gais lurons ayant à cœur de jour la fleur à la bouche, comparés aux gribouilleurs absurdement acharnés à insuffler du sens à de pauvres mots usés à force de traîner partout. (p.25)

Tchekhov n’arrive à rien avec un roman, revient aux nouvelles et au théâtre, se laisse apprivoiser par celle qui donne son visage à Arkadina. La comédienne lui permet de s’abandonner à l’amour, d’aller plus loin que les contacts charnels qui l’ont toujours déçu. Il n’est pas très différent de Léon Tolstoï qui a toujours eu un rapport ambigu avec la sexualité. Légorouchka veut tout cacher par l’écriture, devenir un autre, faire oublier ses racines juives, « tout détruire » comme il l’affirme dans un moment d’ivresse.
Pendant que Tchekhov séjourne en France et qu’il prend du mieux, le jeune admirateur débarque à Mélikhovo, s’installe dans la famille du maître, travaille avec Micha le frère de l’écrivain, devient le protégé de Macha, sa sœur, qui dirige la maison avec douceur et fermeté. Il se meurt d’amour pour la belle Alba, lui écrit, lui fait part de sa révolte et finit par l’effaroucher avec des propos qui laissent prévoir la grande révolution qui changera le visage de la Russie quelques années plus tard.

ÉCRITURE

Ces échanges entre le jeune idéaliste et l’écrivain permettent à Lalonde de s’attarder au travail « du souffleur de mots » qui exige tout. Pourquoi ? Comment écrire pour se rapprocher de la réalité ? Qu’est-ce qu’il faut rejeter et garder ? Pourquoi une rencontre, un regard engendrent une œuvre quand de grandes idées ne savent que battre de l’aile ?

Depuis dix jours, je gribouille des phrases qui tournent en rond, à la manière des Chinois qui peignent sur une théière de porcelaine. Il n’y a pas de vide entre les mots et le vide est nécessaire, le non-dit, le soupçonné. Mon malheureux début de roman croule sous les débris de paysages ! Je mets « commence » et « achève » dans la même phrase, abuse outrageusement de formules idiotes « pour ainsi dire », « il pensait secrètement », et cetera ! Je besogne comme le journaliste étirant sa copie ! (p.99)

Pendant ce temps, Alba prend peur et rompt avec Légorouchka. Est-il possible de livrer son âme à celle que l’on aime ? Peut-on faire confiance aux mots au point de révéler ses pulsions les plus secrètes ? Victor-Lévy Beaulieu prétend pouvoir tout dire en écrivant, abolir toutes les barrières et les balises. Est-ce possible ? Et comment se libérer d’un écrivain que l’on admire par-dessus tout ? Comment devenir soi, trouver son rythme, une parole qui vous colle à la peau, qui vous dit dans votre regard et votre pensée ? Peut-être que le cerner dans un roman ou un récit est la meilleure manière de prendre ses distances. Robert Lalonde le sait et Victor-Lévy Beaulieu l’a fait en se mesurant à Nietzsche et James Joyce.

J’ai erré sans cesse parce que je ne suis pas vous. Parce que même en m’arrachant l’âme et en parcourant le monde de part en part avec elle au creux de ma paume, je ne serai jamais, pas même un tout petit peu, comme vous. Nous sommes, vous et moi, à la fois inséparables et inconciliables. Je ne vous ai jamais vu que sur des photographies, vous ne m’avez jamais aperçu que dans votre imagination, peut-être dans vos songes. Mieux valait que nous ne nous rencontrions pas : nous aurions mis le feu quelque part - votre briquet, ma main et le tour était joué. Car je sais que vous méprisez autant que moi ce monde de dangereux fous, mais n’osez pas, par décence, vous en prendre à lui. Les hommes de l’avenir, je le sais, entendront votre voix. Ils pleureront, d’abord, puis se repentiront et s’efforceront de vivre mieux. (p.181)

Robert Lalonde va au cœur du Tchekhov qu’il aime, qu’il lit et relit, effleure ses tourments, ses peurs et ses craintes, partage ses doutes et ses enthousiasmes. Il reste peut-être ce jeune idéaliste qui imite le maître et le pille. J’ai dû me défaire de Jean Giono à vingt ans et revenir dans mon pays du Lac-Saint-Jean pour trouver ma voix. L’écrivain est un lecteur du monde et des autres écrivains. C’est ce que je dis toujours aux stagiaires du Camp littéraire Félix lors de notre première rencontre. S’il est tout à fait normal de mettre ses pas dans les empreintes de ceux qui nous ont précédés, surtout quand on sent une affinité d’âme, il faut aussi savoir prendre ses distances. Et peut-être qu’avec Légorouchka, nous sommes tous des petits voleurs devant ceux qui nous ont accompagnés sur la route des mots.
Un livre séduisant parce qu’il nous entraîne là où soufflent les phrases, où naît l’écriture. Bel hommage à un écrivain fascinant qui saura mourir comme s’il était sur une scène après avoir bu une coupe de champagne. Une manière de se rapprocher de cet art étrange qui cherche à cerner la vérité, un certain réel, à se perdre aussi peut-être… dans un monde qui ne cesse de fuir. Robert Lalonde surprend encore une fois par sa justesse et la magie de son écriture, son empathie et sa capacité d’écrire à la manière du grand Tchekhov.

PROCHAINE CHRONIQUE : Carnet d’une méduse de MONIQUE BRILLON publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

Le petit voleur de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal, 192 pages, 19,95 $.