DIEU CRÉA LE MONDE en six
jours et se reposa le septième. C’était peut-être vrai avant que les commerces
n’ouvrent jour et nuit dans l’espoir d’abolir le temps du repos pour inventer
l’ère de la consommation. Et il en faut autant pour tout détruire. C’est du
moins ce que suggère Anne Guilbault dans Les
métamorphoses où des locataires doivent quitter les lieux où ils vivent
depuis des années. L’autoroute arrive et elle ne fait pas de détours. On a vu
cela à Québec, Montréal et dans toutes les grandes villes du monde. La cité mute
et des vies sont broyées, des milieux urbains saccagés.
Trois personnes se croisent,
se répondent dans ce court roman d’Anne Guilbaut. Ils doivent partir et faire
leur vie ailleurs. Sophie n’a pas le regard de sa mère et encore moins celui
d’Adrien, mais elle est pourtant la plus percutante, la plus authentique, je
dirais. Peut-être qu’il faut être enfant pour dire vrai, pour voir juste.
Sophie sait que rien n’est immuable
et qu’arrive un moment où un étranger vous surprend dans le miroir. La sagesse
voudrait que l’on marche sans se retourner, sans une larme. Ce n’est pourtant
pas si simple. L’être humain trouve toutes les raisons pour s’empêcher de
connaître la vie du papillon même si la vie le pousse, le sculpte, le
transforme au fil des jours.
L’être humain rêve de
stabilité, de continuité quand la vie n’est que mouvance. Il suffit de
s’arrêter pour voir tout ce que l’on a dû faire pour devenir ce que l’on est.
Des rencontres, des hasards et des gens ont surgi dans votre vie pour le
meilleur et le pire. Nous sommes peut-être des chenilles qui aspirent à
connaître l’ivresse du vol et du vertige. Il faut souvent être bousculé pour
plonger dans l’avenir.
L’histoire des populations
est une suite de migrations où des hommes et des femmes tentent d’échapper à la
misère. Combien d’Irlandais ont trouvé la mort sur Grosse-Île en rêvant d’une
vie, où l’avenir serait apprivoisé ?
Henry Miller disait qu’il
faut se méfier de ses rêves, parce qu’ils finissent toujours par se réaliser.
Bernard Lavilliers chante que tout arrive : bien ou mal.
VIVRE
Anne, la mère de Sophie, joue
les statues pendant que sa fille écrit. Une façon peut-être d’oublier ses
douleurs, de se réfugier en soi et se durcir
pour respirer.
Les enfants
poussent les parents dans la tombe. Les enfants grandissent. Les enfants
changent d’odeur, de peau et de visage, même s’ils ne le veulent pas. Cela fait
partie de l’ordre des choses, comme le sang qui revient tous les mois fait
partie de l’ordre des choses. On nous dit ça à l’école, mais ça ne m’empêche
pas d’être triste quand j’y pense. Comment on dit adieu à son propre visage
quand on vieillit ? C’est ça que je voudrais comprendre. Je ne sais pas comment
on fait pour continuer à vivre quand on ne se reconnaît plus dans un miroir.
(p.69)
Adrien transcrit l’histoire
de Paz, ce fils adoptif qui a fait la traversée de l’Atlantique dans un
conteneur avec sa mère et sa sœur. Il est le seul à avoir survécu. Une aventure
horrible ! Difficile d’imaginer ces moments où il se colle aux cadavres de ses
proches ?
« Quand je
serre Mia dans mes bras, c’est la nuit que je serre contre mon cœur, mais quand
je cache mon visage dans ses cheveux, je recommence à penser. Ses cheveux, on
dirait des lianes qui m’empêchent de tomber. Dans ses cheveux il y a mon
courage. Dans ses cheveux je redeviens libre, un enfant libre qui court dans la
ciutat avec d’autres enfants libres, et qui se fout que rien ne soit à lui,
même pas les chiens qui vivent parmi eux. » (p.49)
Un immense cercueil où la vie
et la mort s’embrassent. Paz ne pourra jamais oublier. Certaines métamorphoses
sont plus difficiles que d’autres.
TÉMOIN
Adrien, même s’il a été
largué par la vie, trouve toujours une raison d’être. Il est le témoin, celui
qui regarde même si ses sens se troublent et qu’il arrive mal à voir. Est-ce le
rôle de l’écrivain ? C’est certainement cette mutation qui le pousse vers un
autre amour avec Anna et une vie différente.
Adrien déplie
des boîtes de carton et commence à vider les bibliothèques. La Terre se remet à
tourner. Tenir les livres dans ses mains et les placer dans les boîtes sont des
gestes qui le calment. Le vent dans les rideaux, le soleil sur les murs, les
livres qui s’empilent sont autant de rappels qu’il est en vie et qu’il n’a
aucune raison de se plaindre de son sort. (p.55)
Tous ont des raisons pour
attendre que la vie les pousse. Sophie va perdre son père une deuxième fois.
Elle tente de tout faire brûler. On n’est pas la fille d’un cracheur de feu
pour rien. Décider au lieu de subir, agir au lieu de se laisser bousculer.
Peut-être qu’on
entendra les sirènes des pompiers tout le long du chemin. Nous monterons les
marches de son escalier en colimaçon et quand nous entrerons dans le petit
logement triste, il n’y aura plus d’ennui qui compte. Je me dirai que tout ça
est temporaire, que quelque chose de nouveau s’en vient et que cette fois,
c’est sûr, ce ne sera pas du n’importe quoi ou du banal de chez banal. Voilà ce
que je me dirai. Et je n’aurai même pas envie de pleurer. Même pas. (p.81)
Elle prendra du temps à se
remettre de l’explosion qui la pousse du côté des morts. Tout comme Paz qui,
dans son pays d’origine, se donne une chance de passer dans une autre vie.
Comme si les deux quittaient leurs corps pour se transformer.
RÉFLEXION
Formidable réflexion sur la
vie, le temps qui va et fait de vous un étranger qui hésite un matin devant son
reflet. Les mutations peuvent être brusques ou demander toute une vie. Qui est
cet inconnu qui vous a volé votre visage d’adolescent ?
Nous allons bien ou mal,
laissant d’anciennes peaux derrière comme des chemises usées que l’on oublie
dans une garde-robe.
Questionnement sur la vie, la
mort, les sauts qui sont nécessaires pour survivre dans un monde qui ne cesse
de vous bousculer. L’existence est une longue et patiente mutation où il faut
se dépouiller de ses souvenirs et d’objets qui deviennent toujours inutiles. La
meilleure façon de survivre est peut-être de pratiquer une certaine forme d’oubli.
Comment savoir ? Tout comme Sophie, je sais bien qu’il est inutile de résister.
Cela ne m’empêche pas de m’agiter, de vouloir toujours trouver des ancrages
même si le sol glisse sous mes pieds, même si mon corps devient autre chaque
jour. Une écriture qui vous empêche peut-être de passer trop rapidement à un
autre univers de fiction.
Les métamorphoses d’Anne Guilbault est paru aux Éditions
XYZ, 108 pages, 18,95 $.