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mardi 3 mars 2015

Quand deux artistes décident de se réinventer

Carol Bernier
Tout créateur est un lecteur de son époque et de son environnement. Un livre et une œuvre d’art peuvent devenir l’objet d’une lecture qui entraîne dans une direction différente. Croiser l’autre regard enrichit sa propre perception de l’univers et peut l’ébranler. Les grandes rencontres sont de ce type. Certains artistes décident de provoquer ces heurts pour mieux saisir un moment de leur vie. Hélène Dorion et Carol Bernier s’allient pour aller vers cette autre vérité qui ne peut surgir qu’à la jonction de leurs explorations. Ce moment rare exige de la patience et surtout une franchise de tous les instants.
Hélène Dorion
Il faut aimer le risque pour se livrer à ce jeu et une grande ouverture d’esprit. L’autre risque de toucher des zones d’ombres que vous avez cherché à occulter inconsciemment. Écrire et peindre est dissimuler autant que révéler. Un lecteur perspicace met le doigt sur ces déguisements pour les montrer au grand jour. L’artiste cherche ces rendez-vous parce que l’œuvre d’art est toujours un appel qui va au-delà du dit ou de l’objet.
Ces aventures permettent de plonger dans un autre univers. Je pense à Denise Desautels qui visite des installations en art visuel pour créer de nouveaux arrangements ou d’ébranler sa propre vision des choses. Une quête de l’autre, un retour sur soi, une révélation peut-être qui nous explique une façon d’appréhender la réalité. Parce que l’œuvre d’art est toujours un regard sur son époque, la vie et une manière de s’approprier le temps.
Le dialogue d’un poète et d’une artiste en art visuel risque de créer un langage qui étonne. Dorion et Bernier risquent tout, tentent de cerner ce qui pousse quelqu’un à consacrer sa vie à la poésie ou à inventer des formes qui permettent des échappées sur une autre réalité. Elles vont l’une vers l’autre pour inventer un lieu de tous les possibles.

Mais nous voulions, Hélène et moi, créer ensemble un « terrain de jeu » dans lequel nous puiserions l’inspiration pour notre livre. L’idée principale était donc d’avoir une inspiration commune sans partir de l’univers particulier de l’une ou de l’autre, mais bien de ce que nous sommes « l’une avec l’autre et l’une pour l’autre ». Tout était ouvert. Nous avons amorcé le mouvement par l’envoi postal d’objets, une boîte vide, une image ou un texte, le seul but étant d’installer un dialogue créatif. Aussi, depuis des mois, nous échangeons des artefacts. Ce sont tous ces objets, ces emballages, ces œuvres, ces textes qui seront sur le point de départ de notre livre d’artiste. (p.56)

Une manière d’oublier ses repères, ses points d’ancrage et ses façons de se rassurer devant la vastitude du monde. Des élans, des préoccupations sont touchées par ce regard qui nous révèle à soi.

LES LETTRES


Il faut du concret pour se réinventer. Le plus exigeant est certainement d’écrire en restant le plus fidèle possible à ses émotions et ses intuitions. Un envol où les deux artistes se croisent dans un espace et peut-être un lieu inhabituel.
Dorion et Bernier nous permettent de les suivre dans leurs hésitations et leurs questionnements. Les deux femmes se livrent comme elles ne le font peut-être pas avec leurs proches, racontent ce qu’elles ressentent devant un tableau ou un poème, effleurent ce qui engage le corps et l’esprit dans l’acte créatif. Elles suivent une piste, reviennent, recommencent et s’attardent à la pulsion de l’œuvre. Toutes les deux consentent à s’oublier momentanément dans un espace où elles sont l’une et l’autre, l’une avec l’autre.

J’apprends la patience, et plus de patience encore. J’apprends l’amour, et plus d’amour encore. Je commence à voir devant, et ce livre nouveau en témoigne. Combien de silence pour quelques mots...? Et le vent tiendra-t-il ? Et les vagues hautes ? Et les nuits, seule en pleine mer ? (p.68)

Ceux et celles qui se passionnent pour la démarche artistique aimeront ces confidences qui échappent aux distractions et aux bousculades habituelles. Les voyages nombreux et épuisants des deux femmes ne sont peut-être qu’une recherche, que l’espoir de parler juste et de trouver enfin un certain équilibre. Je ne croyais pas qu’Hélène Dorion était aussi sollicitée dans le monde. Tout comme Carol Bernier qui doit répondre à des demandes d’expositions qui exigent temps et énergie.
Des questionnements, des réponses, des hésitations qui ne satisfont jamais parce que la création y perdrait son essence. Il faut toujours le doute, l’incertitude pour continuer à écrire ou à inventer une œuvre d’art.

DES ÂMES

L’expression est une façon de s’oublier, de devenir vibrant, conscient de cette vie qui permet tous les questionnements, d’aimer et de respirer.
J’ai oublié souvent les propos de Bernier ou de Dorion pour être dans l’instant, prendre le temps de voir le monde autour de moi et m’imprégner de sa beauté. Et me questionner aussi sur mon obsession qui me fait plonger dans un monde qui est en moi et hors de moi. Peut-être que l’écriture est une lecture toujours incomplète qui demande tous les recommencements. Elle prend racine dans ce manque même.

Ainsi, depuis le début de mon séjour, je sens de nouvelles ailes s’ouvrir en moi, et je touche à la vie comme peut-être jamais encore je ne l’avais fait. Après ces années éprouvantes, je laisse mon corps se remplir de ciel et de mer, je goûte la joie de la lumière, et mon âme célèbre chaque chose, chaque instant, oui elle commence peut-être à voler, oui, peut-être est-ce cela, elle vole, et bien sûr alors on craint un peu la chute, ou qu’une aile n’effleure le sol, se heurte quelque part, mais non, on vole, et on sent que c’est cela, vivre, cela, l’essentiel : voler, simplement, voler librement. (p.78)

Hélène Dorion et Carol Bernier ne sont pas seules, elles sont multiples par leurs questionnements et leur écoute exemplaire. Peut-être qu’il faut être artiste pour aller si loin dans la direction de l’autre, se mettre à l’écoute d’un langage qui vient vous bousculer et vous révéler. C’est certainement ce qui fait la beauté de ce livre magnifique. Un véritable petit bijou visuel, un objet que l’on explore avec bonheur.


NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, printemps 2015, numéro 157.

Nous ne sommes pas seules… d’Hélène Dorion et Carol Bernier est paru aux Éditions d’art Le Sabord, 120 pages, 24,95 $.

jeudi 19 février 2015

Les continents possèdent-ils une musique


J’ai souvent eu l’impression en lisant le récit d’Étienne Beaulieu de marcher dans une forêt sombre où il est à peu près impossible de s’orienter. Les phrases et les images vous accrochent et vous forcent à vous arrêter, à reprendre votre souffle, à vous demander pourquoi l’auteur cherche à vous égarer. J’aime particulièrement ces textes qui deviennent une quête. Trop de lumière pour Samuel Gaska est un récit d’une intensité rare et une façon d’être pour le narrateur, d’affronter les grandes questions existentielles.

Les parents de Samuel Gaska rêvaient de l’Amérique, d’un monde autre où ils pourraient échapper à la misère, à la fatalité qui tournait comme une roue qui rapporte les mêmes gestes, les mêmes fatigues. Une répétition qui ne se brise que quand le corps flanche.
Ils ont subi la guerre en Pologne et sont parvenus à réaliser la grande migration sans que le fils n’apprenne vraiment comment ils ont pu échapper à cette autre réalité. Le rêve, l’utopie fait prendre tous les risques comme l’illustre si bien Sergio Kokis dans Amerika.
Ils s’installeront à Montréal, dans une Amérique où il faut travailler encore et encore pour survivre. Les jours se bousculent, le travail en usine use, les gestes se répètent et finissent par tuer l’espoir. Comme si la Pologne qu’ils ont cherché à fuir était toujours en eux.
Peut-être pour oublier la grisaille de leur vie, ils veulent faire un musicien de ce fils qui connaîtra l’envers de leur monde. Ils imaginent surtout qu’une autre existence se trouve dans cet art où les sons s’interpellent et se relaient.

HÉRITAGE

Quel héritage garde un fils d’immigrants qui n’a pas connu le pays d’origine et ignore à peu près tout de son passé ? Il va, comme s’il n’avait que le présent et si un peu d’avenir. Samuel n’a pas d’images de la Silésie et il doit s’adapter à des études et apprendre une nouvelle langue. C’est peut-être ce que les émigrants souhaitent, j’imagine. Une chance d’échapper à la misère et à la répétition qui broie la pensée.
Certains réussissent à s’adapter et d’autres n’y arrivent jamais, comme s’ils venaient de trop loin, comme si les bagages des parents étaient trop lourds et qu’il était impossible de s’en défaire. Le jeune Samuel ne se sent pas chez lui ou dans son monde. Peut-être qu’il a été avalé par la solitude des parents qui n’ont jamais réussi à s’inventer une vie au Québec. La musique comme refuge ou manière de faire son chemin et de se tenir debout dans le présent.

J’ai consacré ma vie entière à la musique, mais je voudrais vous raconter comment elle en est venue à me sembler un mensonge et toute forme d’art avec elle. Je sais maintenant que la véritable musique n’apparaît que si l’on dépose l’archet sur la table ou lorsque les mains s’éloignent du piano un instant, quand les bruits de notre cacophonie humaine s’éteignent et laissent émerger aux oreilles de ceux qui peuvent les entendre les sons réels que produisent les véritables puissances de ce monde. (p.9)

IDÉAL

Peut-être que Samuel a reçu un rêve trop grand en naissant. Le musicien imagine un monde, une musique qui vient du silence des éléments, hors des agitations humaines et des machines. Comment atteindre un monde qui échappe à tous ? Il ne peut que tourner le dos à ses semblables. J’ai pensé souvent à l’apaisement des cloîtres, à ces vies dans le silence pour surprendre les mélodies qui s’imposent quand on se replie sur soi pour n’être qu’une respiration, qu’une conscience dans le temps.
Cette autre musique, c’est peut-être l’utopie dont rêvaient les parents et qu’ils voulaient offrir à leur enfant en venant en Amérique. S’il est possible de changer de continent, de bousculer sa vie ou de penser la refaire, il est peut-être plus difficile de trouver le son premier qui a donné naissance à toutes les musiques.
Samuel est un obsessif qui cherche des lieux où il pourra surprendre un vivant musical, des rythmes qui échappent à tout ce que l’on peut connaître. Mais n’invente pas une musique particulière qui veut. Les Philippe Glass sont rares.

Mais au milieu de mes notes, une nuée de cris disgracieux m’avait sorti de cette torpeur : avant de nous quitter, les deux nous avaient envoyé leurs messagers. Impossible de ne pas aller à la rencontre des outardes étalées dans la baie, de ne pas frissonner, comme à tous leurs passages, de ce sentiment d’incompréhensible qui les accompagnait. Il me semblait en les regardant traverser le ciel voir une forme de vie très ancienne qui menaçait de perdurer encore. (p.45)

Les outardes, ces magnifiques voyageuses qui survolent l’Amérique avec les saisons le hantent. Il est peut-être un migrant venu d’un monde primitif, un oiseau qui ne sait pas sa destination. Il observe, surveille ces bernaches qui répondent à l’appel du grand vol deux fois par année. Des forces mystérieuses agissent, difficiles à expliquer. Une musique peut-être qui vient des forces telluriques ou des changements des saisons. Il veut un son qui échappe à la nuit des temps, celui des saisons qui poussent sur les saisons. Une grande symphonie marquée par le soleil, les vents et l’air du continent.

QUÊTE

La luminosité de ce récit fascine, le silence palpable, la recherche de Samuel qui veut entendre au-delà de la lumière et des saisons. Y a-t-il un son pour la terre d’Amérique et une note particulière pour l’Europe ou l’Afrique ? Des accords qui traduisent une végétation, la danse des saisons, la faune que le compositeur pourrait mettre en harmonies.

L’objet de nos désirs ne nous étant donné que lorsqu’on ne le désire plus, je savais bien qu’on ne trouve la joie du sommeil que dans l’indifférence la plus parfaite. La question « Es-tu prêt à mourir ? » n’a aucun sens, car c’est quand elle ne nous délivrera de rien que la mort nous délivrera vraiment. Il faut être déjà mort pour être prêt à mourir. (p.82)

Samuel réussira peut-être après une longue réclusion à renoncer à la musique. Il suffit peut-être de respirer et de se perdre dans la solitude, celle qui n’existe que hors de la ville, dans la patience de la nature. Comment ne pas penser à Glenn Gould ?
Il faut souvent retenir son souffle pour donner toute la place à la phrase d’Étienne Beaulieu, aux images qui brillent comme des reflets de lune. Il faut les laisser se déposer ces mots pour qu’ils prennent toute leur dimension et leur force.
Trop de lumière peut souvent aveugler et faire prendre conscience de la petite musique, celle qui permet de respirer en retrouvant les ailes des grandes outardes qui nous rappellent que partir, c’est aussi revenir.

Trop de lumière pour Samuel Gaska d’Étienne Beaulieu est paru aux Éditions Lévesque éditeur, 114 pages, 20,00 $.

NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, printemps 2015, numéro 157.
http://www.levesqueediteur.com/beaulieu.php

vendredi 13 février 2015

Est-il possible de fuir sa vie pour devenir un autre

  
Est-il possible de partir en abandonnant tout, de glisser dans une autre identité ? C’est peut-être cet espoir qui a poussé tant de personnes à venir en Amérique, ce désir de quitter ses misères, de découvrir un monde nouveau, de changer de corps presque. Fernand Bellehumeur a raconté dans Partir : Les lettres de Pit Bellehumeur, l’histoire troublante de son grand-père qui a abandonné sa famille un matin pour disparaître dans l’Ouest canadien. Le petit-fils réussit à le retracer et à connaître l’autre vie d’un grand-père mythique.

Il faut une souffrance ou un désir fou de tout chambarder pour tourner le dos à son passé. Clarisse s’est toujours sentie de trop dans sa famille adoptive. Elle a inlassablement cherché à s’éloigner. C’est ce qui explique son mariage hâtif avec le premier homme qui s’est intéressé à elle.
Peut-être juste la chance d’être enfin soi, d’avoir une attention qu’elle n’a jamais eue. Assez pour croire qu’elle peut penser au bonheur et avoir des enfants. Le rêve se casse rapidement. Clarisse a du mal à vivre la vie de couple. Elle s’évade par la peinture, dans des toiles extravagantes et peut penser à une vie d’artiste. Mais comment vivre avec un mal existentiel, la peur de soi et des autres ? Elle n’arrivera jamais à être une mère, à s’occuper de sa fille Camille, n’arrivera pas à entrer dans le moule. Les gestes du quotidien la ramènent à tout ce qu’elle a cherché à fuir. Elle voudrait s’occuper de cet enfant qui a besoin de ses regards, ses mots, ses tendresses, mais il y a la peur qui peut la pousser hors du monde au moment où elle ne s’y attend pas. Le temps n’arrangera rien.

FUITE

Clarisse fuit au bout du monde pour échapper à son être. Elle s’installe dans l’autre Amérique, un autre climat, une autre langue. Elle va peut-être échapper à son corps pour en habiter un autre. Pourtant, le passé se moque des distances.

Il lui arrive encore parfois de se retrouver tout à coup en plein mois de février, entre deux bordées de neige lourde, auprès de Camille, sept ans, endormie dans sa chambre. Le petit visage de sa fille, encore et encore, s’impose à Clarisse, dans une mécanique implacable. Il lui faut déployer de pénibles efforts pour chasser ces visions. Ne pas se laisser prendre par le corps ensommeillé, ni par l’odeur de la chambre, qui revient miraculeusement aux narines de Clarisse. (p.20)

Une vie toute simple au Costa Rica, ce pays à la nature envahissante, aux sautes d’humeur étonnantes. Un pays fragile avec ses volcans toujours menaçants, l’envers de celui qu’elle a fui.
Clarisse travaille dans un complexe hôtelier comme femme de chambre, l’emploi le plus humble. Elle est celle que l’on ne voit jamais, qui s’occupe des vacanciers qui viennent y perdre leur temps. Elle s’applique à s’effacer, à devenir invisible, à muter.

Ainsi, en ces journées qui se ressemblent, une certaine sérénité est possible. Et le passé se défait, tranquillement, il se décolle comme la croûte sur une plaie. Clarisse en est arrivée à croire qu’à force de plonger au creux des vagues de l’océan Pacifique, de se gorger de sel, d’eau, de soleil et de sable foncé, elle y laisserait son ancienne peau, comme certains insectes muent. Pour survivre. (p.23)

Elle s’intègre à la famille de l’hôtel El Paraiso, devient proche des enfants. Une vie calme, malgré tout ce qu’elle a voulu fuir et qui revient comme les vagues et les marées. Elle apprend le silence dans ce pays d’extravagances où la mer est imprévisible et dangereuse.

L’ENFANT

Il y a Dante, l’enfant qui voit tout. Un nom symbolique peut-être, celui de l’auteur de La Divine comédie où le poète visite l’enfer, le purgatoire et enfin le paradis. Dante voit tout, se faufile partout, perce tous les secrets, ce que tous cherchent à dissimuler. Elle est attirée par ce garçon qui vit en marge de ses frères et sœurs et qu’elle protège d’une certaine façon. Elle se reconnaît dans ce solitaire.

Un jour, une jeune femme arrive à l’hôtel. Éloïse est Québécoise et Clarisse s’affole. Est-ce son passé qui revient la bousculer ? La jeune femme tombe malade et délire pendant des jours dans une chambre où la lumière du jour peine à se faufiler. Clarisse ne peut s’éloigner, revoyant peut-être sa fille Camille. Est-ce elle qui est venue lui demander de faire face, de la regarder dans les yeux ?

Pourtant, jamais son enfance ne manque à Clarisse. Mais elle se souvient, clairement, des visions qu’elle avait eues : les montagnes à ses pieds, tout entières enflammées, élaborant une espèce de domaine de terre et de feu, celui de Satan, peut-être. Cette morbide imagination appelait peut-être cette terre de feu où elle se trouve aujourd’hui. Elle aime y croire. (p.99)

Éloïse finit par guérir et se montre capricieuse, séductrice, possessive et manipulatrice. Elle poussera Clarisse dans ses derniers retranchements. La nomade devra partir, tirer un trait entre elle et ce passé qui la suit comme son ombre.

QUESTION DE VIE

Encore une fois, les personnages de Mylène Durand ont la fragilité des sœurs de L’immense abandon des plages, son premier roman. Il suffit d’un souffle pour que tout bascule.
Un monde où les passions et les secrets refont toujours surface. La vie est toujours à refaire. Et comment s’arracher à son identité ? Nous sommes tous prisonniers d’un corps, d’un passé et d’une histoire.
Un roman de feu et de souffre, ancré dans un décor fascinant où les personnages peuvent devenir ces fauves qui se dissimulent dans la jungle luxuriante. Les pulsions, les désirs rôdent et risquent de tout faire basculer. Un roman étrange où le décor et les protagonistes ne font qu’un. De grandes secousses telluriques suivent les héros de cette écrivaine et les failles ne sont jamais loin, tout comme la bouche des volcans.

La chaleur avant midi de Mylène Durand est paru aux Éditions La Pleine Lune, 236 pages, 22,95 $.

mardi 3 février 2015

Robert Lalonde est un révélateur d’être

J’AVANÇAIS DANS Les luminaires, le gros roman d’Eleanore Catton, un peu indécis devant ce continent littéraire qui demande toute votre énergie. Je flânais aussi du côté de l’essai de Catherine Voyer-Léger sur le métier de critique. Ce n’est pas dans mes habitudes. Je lis un livre à la fois et rien ne peut m’empêcher de me rendre à la dernière phrase. À l’état sauvage de Robert Lalonde est arrivé. J’ai tout abandonné. Comment faire autrement ? Je retrouvais l’ami qui débarque à l’improviste. Vous savez ce genre de copain qui ne donne jamais signe de vie et qui arrive sans s’annoncer. Il suffit de quelques minutes et vous avez l’impression d’avoir discuté pendant des heures. Robert Lalonde est comme ça.

J’attends certains écrivains avec impatience. Aussitôt un livre lu, que j’en voudrais un autre. Je suis toujours en manque d’un nouveau Jacques Poulin, Victor-Lévy Beaulieu, Hervé Bouchard, Nicole Houde, Nancy Huston ou Larry Tremblay. Robert Lalonde est l’un de ceux-là. J’ai soupesé le livre, regardé la page frontispice, lu quelques lignes pour tâter le terrain. J’avais déjà tout le roman.


Mon cœur cognait. Je ne voyageais pas, ne me rendais pas à l’île en visite, je fuyais. Hélène et Jacques m’attendaient sans s’en douter. Ils ne le sauraient pas, je ne parlerais pas. Le mal passerait si je ne l’ébruitais pas. (p.9)

Une phrase, c’est assez pour se perdre ou se trouver, pour partir à l’aventure et vivre toutes les extravagances.
Je retrouvais un monde familier et nouveau, l’envie de courir partout comme un chien fou, les grandes questions existentielles qui collent aux personnages et viennent vous hanter. Les départs et les fuites permettent de se rejoindre, de se retrouver et de respirer peut-être. Cette fois, un écrivain tend la main. J’avoue que c’est tentant de mettre le visage de l’auteur du Monde sur le flanc de la truite sur ce personnage, ce grand rebelle au blouson de cuir usé qui a vécu une rupture et fuit l’univers qui était le sien. Il faut bouger, marcher, revenir sur ses pas pour se refaire une âme et se forger peut-être une nouvelle façon de voir. Être est ce qui importe après tout.

J’ai laissé échapper un petit rire plus incertain que la brise, comme la dernière fois, et j’ai pris place sur la banquette, entre la chatte et le chien, comme la dernière fois. Tout était pareil, hormis le mal que j’avais à m’imiter moi-même. (p.12)

Et encore, les espaces, les paysages qui étourdissent comme les voussures des cathédrales, font oublier un peu la douleur, le manque d’être, l’arrachement qui brûle l’âme. Il faut partir sans jamais arriver à s’oublier, aller vers l’autre quand c’est l’autre qui met ses mains sur vos épaules. L’écrivain retrouve des amis, un jeune garçon qui dérange par sa sagesse et son savoir, des hommes et des femmes qui ont décroché et dissimulent plutôt mal leur blessure. Des enfants se retrouvent dans la plus terrible des solitudes, des hommes et des femmes ont choisi les voies de contournement et n’ont pu en revenir. L’écrivain ne peut qu’écouter leur histoire pour mieux la raconter. Une tournée pour discuter avec des lecteurs en Gaspésie où il se retrouve devant un ancien collègue qui se prend pour un de ses personnages. Ça arrive. J’ai discuté avec une Anna-Belle et un Ulysse à quelques reprises. C’est toujours étrange d’écouter quelqu’un qui jure s’être retrouvé dans une de vos fictions.

Texte

À l’état sauvage pourrait être des nouvelles où le narrateur va d’un univers à l’autre, croise des êtres qui brûlent comme ces papillons quand les flammes montent la nuit. Un écrivain, c’est peut-être une lueur dans l’obscurité qui attire les âmes errantes et les porteurs de secrets. Ces marginaux devinent quand quelqu’un a du temps et sait écouter. Les grandes peines permettent peut-être aussi de s’approcher des autres, de ceux qui savent et qui en ont payé le prix. Des êtres exceptionnels que la société rejette comme du bois de grève. Julot qui désespère ses grands-parents ou Mathias, un hyperactif, qui sent les choses autrement. Tous recherchent un ancrage avec l’écrivain qui trouve dans les histoires et les phrases une certitude qui l’empêche de basculer.

J’aurais voulu dire quelque chose, avouer que j’étais un vaincu qui fuyait, qui avait écrit et écrirait des histoires, mais qui ne savait pas nommer sa peur de la défaite, son effroi de l’heure depuis toujours annoncée, que nous étions, lui et moi, deux aventuriers battus, mais qu’il y avait encore des minutes palpitantes, que ce soir, grâce à lui qui veillait, je sauvais la face, je gardais le feu, qu’il avait arrêté le temps, les heures trop pressées. (p.22)

Écrire, c’est tenter de mettre un peu d’ordre dans le chaos en y introduisant sa confusion. L’écrivain ne peut qu’écouter ces égarés qui rôdent à la lisière, ne demandent qu’à dire ce qui a fait basculer leur vie. Un amour, une violence, une manière d’être que les hommes et les femmes acceptent difficilement. Elle porte toujours tellement les mêmes habits notre société.

J’ai voulu protester, mais il m’a posé sa grande main sur ma bouche. D’un coup la furie m’a lâché et nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, tels deux orphelins entrés étourdiment dans la nuit d’un grand mystère. Sa bouche dans mes cheveux. (p.111)

Une attirance physique et métaphysique entre un homme et un homme, une femme, un enfant permet de tenir la tête hors de la tourmente. Des êtres fascinants, inquiétants comme Jim Norris qui sait mieux parler aux chevaux qu’aux humains, un homme qui a perdu son âme soeur dans un affaissement d’une mine ou un autre qui ne peut s’empêcher de faire des projets pour dompter le présent.

Nature

Lalonde, c’est surtout la nature, le monde sauvage dans sa plénitude et sa dureté. C’est comme si vous glissiez dans un grand corps végétal qui moule, apaise, bouscule et fait oublier les feux qui ravagent l’âme. L’errance du chercheur de chimères, du coureur d’histoires le fait aller en Gaspésie, en Abitibi, au bord du fleuve à Trois-Pistoles ou ailleurs pour trouver un être qui se glisse dans son intériorité.

La Matapédia bouillonnait sous une volée de flocons. Le soleil, par-ci par-là, déchirait la nuée du bleu-noir de l’encre coulant dans l’eau, allumait les bouleaux, faisait des ricochets dans les anses encore dentelées de glace. Soudain, le grésil, mais ça s’arrêtait tout de suite, et sur le pare-brise des diamants étincelaient. Un coup de vent et les épinettes valsaient. (p.62)

C’est toujours comme ça avec Robert Lalonde. Un souffle brasse les arbres et provoque des tremblements d’être, des rencontres lumineuses qui vous mettent dans tous vos états. Et cette écriture qui étourdit par sa justesse et sa beauté. Des phrases comme une caresse qui apaise et étonne, vous redonnent le monde peut-être.
Peu importe, ça bouscule toujours, ça m’arrête quand une image luit comme une pierre sur la plage ou une fleur dans un parterre de mousse. Cet écrivain réussit toujours à aborder les grandes passions qui consument et poussent vers tous les excès. Robert Lalonde est un révélateur d’être.

À L’ÉTAT SAUVAGE  de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal, 168 pages, 19,95 $.      

vendredi 30 janvier 2015

Une méditation qui fait oublier le temps et l’espace


La mère prend de plus en plus de place dans notre littérature. Je pense à Francine Noël qui a raconté la vie de sa mère dans La femme de ma vie. Robert Lalonde dresse un portrait saisissant d’une femme qui l’a marqué dans C’est le cœur qui meurt en dernier. Et que dire de Louise Dupré et de L’album multicolore ? Un témoignage saisissant. Au tour d’Hélène Dorion de s’approcher du lit où sa mère est en train de rendre l’âme. La mort a beau être douce, prévisible, elle reste saisissante et un point d’interrogation. Peut-on s’habituer à elle ? Y a-t-il une réponse que l’on peut murmurer à l’oreille d’un proche qui voit l’univers se réduire à un lit d’hôpital, à une fenêtre où se profile un espace qu’il ne pourra plus jamais parcourir ?

Comment meurt-on ? demande la mère d’Hélène Dorion. L’écrivaine tente des réponses, mais elle n’est sûre de rien. Que dire ? Aucun manuel n’explique comment réussir sa mort et vivre celles des autres.
La poétesse ressent un immense chagrin, sent que sa vie glisse. Le départ d’une femme qui nous accompagne depuis notre premier souffle laisse un vide vertigineux. L’écrivaine ne s’attarde pas à son immense peine pourtant. Elle se tourne vers la nouvelle liberté que sa mère lui donne. Comme si une amarre se rompait et qu’elle devenait soi, une femme autonome qui ne peut compter que sur elle.

Ainsi ma mère m’invitait-elle, par sa mort, à remonter vers ma propre source, au-delà même de notre lien physique qui se rompait - jamais plus son visage au creux de ma main, jamais plus son visage. Elle ouvrait la fenêtre de l’automne qui allait souffler sur le passé, égoutter une à une les feuilles jaunies pour que l’hiver, et pour que le printemps adviennent. (p.15)

Un autre soi doit s’affirmer et personne n’est là pour la guider, l’aider à vivre ses expériences. Libre, mais incroyablement isolée. Le corps rejeté ou lancé dans une autre dimension, seul maître de ses désirs, ses peines et ses joies.

Héritage

Le décès d’un proche est un temps pour faire le point, regarder ce qui a été et peut-être ce qui reste à parcourir. L’enfance et l’adolescence reviennent à la surface, des affrontements et des querelles. Il faut tenir tête à ses parents pour devenir adulte, semble-t-il. La jeune Hélène a tenté de réconcilier un couple qui se heurtait souvent, de protéger la paix qu’elle souhaitait. Cette quête sera l’entreprise de sa vie.
L’écriture deviendra une manière de faire la paix autour et en elle. Elle se penchera sur des études de philosophie et des textes sacrés. Et il y aura la poésie et la littérature. L’histoire de l’humanité est une chronique de questions et de tentatives de réponses. Où vis-je, où vais-je, qui suis-je ? Que dire à quelqu’un qui vous regarde dans les yeux et dit que sa vie dépend de votre réponse ?

La philosophie m’a peu à peu ouvert un chemin vers la littérature. Par le biais de penseurs qui, de diverses façons, cherchaient à englober les multiples aspects de l’existence humaine et ouvraient en même temps à la dimension charnelle de l’être, aux sensations et aux émotions au cœur desquelles se jouent nos existences, la littérature est entrée dans ma vie. Soudain, le langage disait autre chose de lui-même, je le voyais mettre en mouvement des formes qui généraient du sens. (p.29)


L’écrivaine jongle, tente des réponses, souvent maladroites. Hélène Dorion pense effleurer quelques certitudes quand tout lui échappe. Et il faut recommencer, vivre l’aventure d’un nouveau livre, la vie, des événements qui la pousseront encore une fois dans une direction imprévue.

Rompre

La mort de la mère est un vent qui nous pousse vers le large. Hélène Dorion vit aussi la fin d’un amour, d’une paix qu’elle croyait acquise. Elle se réfugie dans une île, loin, pour trier le vrai du faux peut-être. Nous ne faisons que cela, toujours, du matin au soir.
Un refuge ravagé par une tornade. Quand elle y retourne, quelques années plus tard, elle constate qu’une catastrophe permet la régénérescence. Il faut la cassure pour que la vie s’impose. Et toutes ces petites morts poussent vers une autre liberté et une meilleure façon d’être.

On ne peut rien retenir, on le sait, mais cette expérience est souvent si douloureuse qu’on la refuse, et l’on reste face à ce qui s’est défait devant soi, impuissant, stupéfait par ce qui s’est transformé à notre insu, est passé du printemps à l’hiver et nous laisse maintenant au milieu de cette dévastation. Et si l’on demeure attaché à ce paysage de ruines, on empêche alors le feu de renaître. (p.56)

Hélène Dorion écrit, lit surtout. L’un ne va pas sans l’autre. Il faut la paix, le calme, s’éloigner des agitations pour se donner une manière de respirer, de vivre sa liberté sans se nier. Il faut une longue course pour y arriver, avant la chambre où on va se demander comment il est possible de mourir. La réussite d’une vie exige toute une vie.

Recommencements

La poétesse sait que les recommencements font s’épanouir l’être, même si cela arrive souvent dans la douleur. Que de patience il faut pour se secouer et devenir l’âme que nous devons être. Parce que nous serons dépourvus un matin, un soir ou au milieu de la nuit, quand les questions referont surface. Toutes les distractions et les affolements ne compteront plus. Il n’y aura que l’être, la façon de voir et de respirer qui fera goûter peut-être ce dernier moment, affirmer que nous avons eu une vie. Tout le reste, on le sait, est futilité.

Dans cette chambre où la vie venait de se fondre dans la mort, je ne tenais qu’à quelques visages aimés, à la splendeur lumineuse que déployait l’horizon, alors même que se refermait celui de ma mère, je ne tenais qu’à si peu, entre ces murs blancs où soufflait le divin et où, comme jamais auparavant, je me savais unie à l’univers, et sentais déjà la vie qui en moi entamait un autre cycle. (p.130)

Recommencements, le titre le dit, est peut-être l’essence de la vie. Il faut toujours reprendre, revenir sur ses pas pour avancer. Ce questionnement commence avant sa naissance et subsiste d’une génération à l’autre. Nous sommes un héritage de faiblesses, de qualités et de bonnes intentions. Les nombreux livres de cette écrivaine sont des pistes qui mènent à ces questionnements qui ne demandent pas de réponses.
Madame Dorion est d’une honnêteté de tous les instants dans son exploration. Une quête que l’écriture permet de cerner. Plus qu’un livre, mais une recherche qui donne du sens à la drôle d’aventure qui s’étire entre le cri de la naissance et le soupir qui ouvre la porte de la mort. Une méditation qui fait oublier le temps et l’espace.

Recommencements d’Hélène Dorion est paru chez Druide Éditeur, 264 pages, 23,95 $.