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mercredi 16 mars 2022

QUE RESTE-T-IL DE NOUS APRÈS UNE VIE


DES TEXTES s’accrochent aux auteurs et ne les lâchent plus. Ils ont beau confier un manuscrit à un éditeur pour en faire un livre, les personnages et l’histoire continuent de les hanter et de les bousculer. Comme si des fantômes les suivaient jour et nuit et venaient souffler dans leur cou et murmurer à leurs oreilles. C’est ce qui est arrivé à Dominique Fortier après avoir publié Les villes de papier où elle s’attardait à la vie de la poète américaine Emily Dickinson. Une écrivaine qui a refusé de publier de son vivant malgré un travail impressionnant où elle a colligé des milliers de lettres et autant de poèmes. À sa mort, elle laisse sa chambre pleine d’objets, de lettres, de textes rédigés sur tout ce qui était à portée de mains, des herbiers, ses robes blanches, une brosse à cheveux, des plumes, tout ce qu’elle utilisait dans l’aventure des jours. Ces choses qui témoignent d’une existence et perdent un peu de leur sens et de leur lustre en étant abandonnées au bon vouloir des survivants. Que nous disent ses meubles, la pièce où Emily dormait et écrivait? Que voyait-elle par la fenêtre au soleil levant? Que reste-t-il d’une vie, que faire des objets que nous ne cessons d’accumuler

 

 

Cette fois encore, après Les villes de papier, Dominique Fortier rôde dans l’univers d’Emily Dickinson. La poète vient de mourir et sa sœur Lavinia découvre des liasses de lettres et un tiroir rempli de courts textes. Des bouts de papier qui ont gardé des odeurs d’épices, de sucre ou d’un fumet qui s’échappait de la cuisine. Des mots parfumés, pourrait-on dire. Elle utilisait des enveloppes, du papier d’emballage, des cartes et des cartons. Un travail impressionnant, l’aventure d’une vie qui se retrouve dans les mains de sa sœur cadette qui ne sait quoi faire de cet héritage. Une Lavinia qui entretient la grande maison ancestrale qui devient une sorte de musée, comme si toute la famille y vivait encore et y prenait ses repas. Cette célibataire un peu rigide fréquente plus les disparus que ses contemporains.

Elle hésite devant ces écrits après avoir respecté en partie les directives d’Emily. Lavinia a brûlé son abondante correspondance comme sa sœur lui avait demandé. Elle n’ose livrer aux flammes ces courts textes, cette poésie étrange qu’elle ne comprend guère. Elle va désobéir et travailler à en faire un vrai livre, pourtant. 

 

Lavinia Dickinson est de la famille de Max Brod, qui choisit d’ignorer les dernières volontés expresses de son ami Kafka, lequel lui avait fait promettre de jeter tous ses papiers au feu sans les lire, d’Otto Frank, qui résolut de rendre public le journal de sa fille morte à Bergen-Belsen. Elle fait partie de ces rares ouvriers du hasard à qui l’on doit des œuvres monumentales qu’ils n’ont pas écrites. 

Combien de personnes faut-il pour faire un livre? Combien d’êtres chacune de ces personnes contient-elle à son tour, combien de fantômes? Et si c’étaient les fantômes qui écrivaient? Quand aujourd’hui je dis «je», qu’est-ce qui parle? (p.38)

 

La cadette n’a rien d’une intellectuelle. C’est une terre à terre qui besogne sans relâche avec des gestes précis qui font des semaines et les saisons. Toute sa vie trouve un sens dans les tâches domestiques où elle astique, recycle et s’occupe des plantes et des objets qui l’entourent.

La décision est vite prise. 

Il faut transcrire les textes d’Emily, les classer, les lire et les corriger si nécessaire pour en faire un livre. Emily utilisait beaucoup de tirets et de lettres majuscules dans ses poèmes. Quelqu’un doit déchiffrer cette calligraphie aussi délicate que les pétales d’une fleur conservée dans un herbier. 

Possiblement qu’elle devait écrire tout le temps en accomplissant certaines tâches domestiques. Les parfums qui s’accrochent aux petits papiers témoignent des activités quotidiennes de la recluse. 

Pourquoi je pense aux feuilles des arbres qui tombent en automne et virevoltent avant de se déposer si doucement sur le sol? Il me semble que les poèmes de mademoiselle Emily sont de cet ordre, quelque chose de beau, d’envoûtant et de fugace, d’éphémère et d’éternel.

 

AVENTURE

 

Nous voici dans l’aventure du livre d’Emily, le travail de sa belle-sœur Suzan qui tente de mettre en ordre les écrits de son amie et celui de la maîtresse de son frère Austin, Mabel, qui vient en relève et mènera la tâche à bien sous les directives de Thomas Higginson. Avec l’aide de la jeune Millicent aussi, la fille de Mabel, qui sait voir comme Emily le faisait si bien. 

C’est peut-être une forme de trahison que de modifier des poèmes qui échappent aux balises habituelles et aux conventions grammaticales. Higginson, tout intellectuel et érudit qu’il soit, ne comprend rien à la manière Dickinson et s’en tient à des règles figées qui défigureront les textes. Qui aurait osé éliminer les tirets dans la prose de Jack Kerouac? Mabel sent bien qu’elle charcute les œuvres d’Emily en les réécrivant selon les normes de l’éditeur obtus et bien trop sûr de lui.

 

Ce que Mabel pressent et que Higginson se refusera toujours à voir, c’est qu’Emily n’a jamais écrit autre chose que des moitiés de poèmes : l’autre demi appartient à qui la lit, c’est la voix qui se lève en chacun pour lui répondre. Et il faut ces deux voix, la vivante et la morte, pour faire le poème entier. (p.221)

 

Un roman plein de fantasmes et de spectres, de vivants et de morts, de mots et de silences. Surtout, c’est un merveilleux arrêt devant ce qui constituait l’environnement et la vie d’Emily Dickinson dans la glissade des saisons, l’accomplissement des fleurs et des senteurs, des saveurs aussi. C’est une fête de l’œil, de l’odorat tout en se mettant à l’écoute du monde qui vibre en soi et autour de soi. 

Un livre formidable de sensibilité, d’attention et de délicatesse où l’on entend respirer les proches d’Emily, le chant des oiseaux autour de la maison, le vent dans les arbres, les parfums qui se répandent dans le jardin. 

 

J’ai bu une Gorgée de Vie —
Savez-vous ce que j’ai payé —
Exactement une existence —
Le prix, ont-ils dit, du marché.

Ils m’ont pesée, grain par grain de Poussière —
Ont mis en balance Pellicule contre Pellicule,
Puis m’ont donné la valeur de mon Être —
Une unique Goutte de Ciel
!

 

                 (Poème Vie, Emily Dickinson)

 

Dominique Fortier circule dans l’univers d’Emily Dickinson avec toute sa sensibilité et son attention. C’est éblouissant. Nous voilà dans la vie, dans ce qu’elle a de plus simple et de plus utile, dans la beauté et la grandeur des jours qui se transforment dans un soupir. 

Et pourquoi confier à ceux qui survivent la difficile tâche de faire un ménage que nous avons négligé de faire, leur demander de détruire des objets et des écrits quand nous n’en avions pas le courage? Cette corvée terrible de vider une maison après la mort d’un père, d’une mère ou d’une sœur. Que faire de ses vêtements, de ses meubles, de ses chaussures, de ses plumes et de ses livres? Tout laisser en place ou tout donner comme nous le faisons trop souvent. 

C’est certainement ce manque de courage qui a fait que Kafka a demandé à Max Brod de tout brûler sans rien lire et qu’Emily exige la même chose de Lavinia. Heureusement, les survivants osent la désobéissance et protègent ces textes qui appartiennent à l’humanité. 

Ce qu’a si bien fait Marité Villeneuve dans Mon frère Paul où elle suit les traces de ce grand frère si doué pour les mots et les phrases et qui a choisi de vivre en reclus, dans une cabane au fond des bois, une partie de sa vie. Ce qu’a fait Emily d’une certaine façon en ne sortant plus de sa chambre pendant les dernières années de son existence à Amherst, dans la maison familiale, où elle aura toujours résidé. Heureusement, je le répète, il y a des désobéissants qui nous permettent de découvrir des chefs-d’œuvre. 

 

FORTIER DOMINIQUELes ombres blanches, Éditions Alto, 248 pages, 25,95 $.

https://editionsalto.com/livres/les-ombres-blanches/

jeudi 10 mars 2022

EDEM AWUMEY VIENT ENCORE NOUS BOUSCULER

RETROUVER EDEM AWUMEY est un bonheur. Je suis devenu l’un de ses lecteurs en 2009, avec Les pieds sales où l’écrivain s’attardait au sort des migrants qui cherchent un lieu et un espace pour respirer et s’installer. Depuis, ses ouvrages bousculent subtilement. Awumey ne se défile jamais devant les grands déchirements qui bouleversent les populations, les manigances des exploiteurs et des profiteurs, les turbulences qui secouent la planète et menacent la civilisation. Nous en sommes là. Tout ce que nous faisons ou ne faisons pas nous pousse vers le précipice. Plus que jamais, nous avons à décider de l’avenir de l’humanité. Cet écrivain né au Togo, un immigrant comme tant d’autres, a séjourné à Paris avant de s’installer au Québec. Depuis, il ne cesse de nous secouer, de nous sensibiliser à ce qu’il faut faire pour avoir un futur. 

 

 

Encore une fois, Edem Awumey nous emporte quelque part dans un pays qui, sans être nommé, se situe sur le continent africain. Une ville chaude, grouillante, propre à la lenteur. Tout pour chercher l’ombre, la fraîcheur d’un ventilateur et le bonheur de prendre un verre en se sentant vivant, humain, là, à la bonne place et parfaitement à l’aise dans toutes les dimensions de son corps. 

Dans quelques heures, ce sera la fête et les discours vont marquer l’ouverture du Musée de la révolution verte. Le gardien de cette toute nouvelle institution, Toby Kunta, entend participer à l’événement, mais d’une manière que la direction et le pouvoir politique ne peuvent accepter. Il prend un journaliste en otage et demande une rançon à la multinationale qui a fourni des engrais et des pesticides aux fermiers, leur faisant miroiter des revenus mirobolants avec le coton transgénique. Résultats : les producteurs sont ruinés et la terre est devenue stérile. Il menace d’immoler son prisonnier et pour prouver son sérieux, le geôlier brûle des œuvres qui montrent la vie paysanne magnifiée, maquillée dans une sorte de parodie idyllique. 

 

En les découvrant un peu plus d’une heure plus tôt, j’avais pu, comme me l’avait révélé Ed quelques jours auparavant — ce qui d’ailleurs avait piqué mon intérêt, autrement je ne serais pas venu me jeter dans ce bourbier —, constater qu’en effet la série de photos de travailleurs de nos campagnes était titrée La Danse des paysans, un intitulé, précisait le texte de présentation de l’expo, emprunté à Pieter Bruegel, dit l’Ancien, peintre des plates campagnes flamandes. Bruegel ressuscité dans l’Ouest africain, il faut dire que la thématique centrale de ces photos était le bonheur paysan, épiphanie naïve et grotesque de la terre verte, de ses hommes et fruits. (p.15)

 

Les femmes et les hommes ont besoin de fictions pour oublier leurs problèmes et la réalité. Tous courent après la richesse et la multinationale a promis la fortune avec la culture du coton transgénique. Toby s’est laissé prendre par les bonnes paroles et a utilisé des pesticides et des engrais qui ont tué la terre héritée de son père. C’est arrivé un peu partout où les vendeurs de mirages ont embrigadé les fermiers. Des sols fertiles sont devenus des déserts où plus rien ne pousse. C’est peut-être la plus grande tragédie de notre époque. On voit ce phénomène dans l’Ouest canadien et américain. L’utilisation des engrais chimiques et des pesticides, la monoculture a tué de magnifiques espaces et de véritables paradis.

 

ATTENTE

 

Le gardien et l’otage attendent une réponse de la firme qui ne viendra jamais. Une multinationale et un pays plus ou moins autoritaire ne se laissent surtout pas ébranler par un kamikaze qui perturbe l’ordre des choses. 

Le dialogue s’engage entre le geôlier et le prisonnier, dans un huis clos de plus en plus étouffant. Les deux découvrent qu’ils ont beaucoup en commun. Toby est volubile et ne demande qu’à raconter les péripéties de son existence, surtout son grand amour pour Ruth, une militante écologique, qu’il a rencontré lors d’un séjour aux États-Unis où la compagnie voulait l’endoctriner et en faire un apôtre de la culture transgénique. 

Peu à peu, les deux deviennent des complices en quelque sorte. Fils d’immigrants allemands tous les deux, ils ont vécu de terribles déceptions et cherchent une direction à leur vie qui se délite.

La tension monte, la pression des autorités augmente, mais il y a surtout cette réflexion sur l’art, la représentation, l’œuvre artistique qui révèle ou maquille. 

 

Les paysans visiteurs du musée éphémère s’étaient donc figés devant ces regards peints qui leur renvoyaient — fabuleux miroir qu’est l’art! — l’image de leurs propres regards à eux, et ils avaient l’air de se dire, Quelle différence entre ces personnes enfermées dans une image et nous? Qui est libre? Eux ou nous? (p.123)

 

L’air devient irrespirable, le dénouement ne peut qu’être dramatique, mais la discussion des deux comparses reste pertinente et nécessaire. Qui veut voir la misère dans des portraits et les tableaux, l’exploitation, la folie et la démence de certains dirigeants? Qui s’attarde devant les photos des villes détruites en Ukraine, les bombardements et la mort de femmes et d’enfants? C’est pourtant ça notre réalité.

 

L’ART

 

 La propagande et le savoir du maquillage ne sont pas une invention contemporaine. On travestit fréquemment, en art, dans la fiction et les discours, l’exploitation de l’homme par ses semblables et les utopies qui nous font courir après les profits et les gains. Le pire étant certainement l’esclavage que l’on a pratiqué à grande échelle dans les États-Unis du Sud, ces Noirs qui ont été traités comme des bêtes, faisant la fortune des propriétaires terriens. Il y a souvent une intention ou une manipulation dans la représentation, un masque que l’on colle à la réalité pour la magnifier. 

Noce de coton propose un regard lucide sur notre monde, nos folles utopies et les marchands de bonheur qui ne cherchent que les profits. Ces grandes entreprises tiennent les gouvernements à la gorge, tuent, pillent, massacrent en laissant des peuples dans la pire des indigences. La situation en Ukraine où l’armée russe tire sur les foules nous dépeint toute cette barbarie. Que sera ce pays après les bombardements, la pollution terrible qui gruge tout, les désastres écologiques?

Encore une fois, Edem Awumey nous offre un roman grinçant, juste qui montre que l’art n’échappe pas à la manipulation et à la folie, que les populations, malgré des révoltes et des protestations, ne servent souvent qu’à accroître l’emprise des dirigeants et des spéculateurs. Un peu déprimant peut-être, mais sincère, senti et efficace. Je verrais très bien ce texte à la scène. Il y a vraiment un côté théâtral dans ce roman et l’adaptation pourrait se faire rapidement pour donner un spectacle fort et percutant.

 

AWEMEY EDEMNoces de coton, Éditions du Boréal, 256 pages, 27,95 $.

 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/edem-awumey-11982.html

jeudi 3 mars 2022

MÉLIKAH ABDELMOUMEN VIT SA DOUBLE IDENTITÉ

DANS SON ESSAI Baldwin, Styron et moi, Melikah Abdelmoumen aborde des sujets chauds. Née d’un père tunisien et d’une mère saguenéenne, elle a vu le jour à Chicoutimi, dans le Québec des années 1970 avant de déménager à Montréal avec sa famille où elle a fait des études. L’enfant qu’elle était n’a jamais ressenti de différence malgré son nom. Elle se sentait parfaitement chez elle au Québec alors. Ce qui ne l’empêchera pas de migrer en France plus tard où elle se heurte au racisme et au sort terrible que l’on réserve aux gitans. La jeune femme milite aux côtés de ces démunis que l’on confine dans des ghettos, bien que la France soit reconnue pour être l’étendard de la fraternité, l’égalité et la liberté. Un retour au Québec la plonge dans des tensions qu’elle n’avait pas imaginées, surtout avec le débat autour de la laïcité de l’État et de l’appropriation culturelle. Le pays de son enfance montre un visage qui la laisse perplexe. Comment se percevoir en étant la fille d’un Tunisien et d’une Québécoise? Et cette question de racisme qui ne cesse de refaire surface? Voilà des sujets qui secouent le Québec et bien des régions de notre planète.

 

 

C’est en France que Melikah Abdelmoumen découvre James Baldwin, écrivain noir américain, descendant d’esclaves et William Styron, un Blanc dont la famille possédait des esclaves. Ces deux hommes au vécu opposé sont devenus les meilleurs amis du monde. Le Noir, peu accepté dans une société raciste, et l’autre qui cherche à comprendre son pays au passé honteux. Comment établir des ponts, aller vers son semblable, concevoir la situation de l’un et de l’autre? Styron héberge Baldwin et ce dernier l’encourage à éditer un livre racontant l’aventure de Nat Turner, un esclave qui s’est révolté en tuant des Blancs. Cette publication a soulevé un tollé, particulièrement chez les écrivains noirs. On a accusé Styron d’appropriation culturelle. De quoi nous rappeler la tempête faite au Québec autour de Slav de Robert Lepage.

 

ÉTAPES

 

Son témoignage se déroule en trois temps. D’abord la jeune Melikah dans un Québec où elle grandit et se sent parfaitement à l’aise, le séjour en France où elle découvre le racisme et la discrimination. Enfin le retour dans son pays qui vit des tensions provoquées par la mouvance des peuples, les guerres et surtout le terrorisme qui frappe aveuglément un peu partout.

 

Je me rappelle très bien tout ça, mais je n’ai aucun souvenir de m’être posé des questions sur mon identité. Ni sur la place de mon nom de famille ou de la forme de mon nez — mon pif d’Arabe — dans notre vie collective. Je ne me demandais pas ce que c’était d’être québécoise, ni quelles étaient les façons de l’être. (p.23)

 

Certainement que ces questions étaient moins obsédantes dans les années 1970, même si le Québec bouillait et envisageait son indépendance. Elle se sentait une enfant comme les autres à Montréal et retourner au Saguenay, pour des vacances chez sa grand-mère Olivette, était revenir à la maison en quelque sorte. 

C’est en France, dans la région de Lyon, que Melikah Abdelmoumen confronte le racisme et la discrimination. Les ressortissants d’ascendance arabe, avec les agressions de Charlie Hebdo, la situation mondiale, tout cela fait que les gens originaires du Maghreb sont perçus comme des intrus. Tout a basculé avec les attentats contre le World Trade Center à New York en 2001. Tous ceux qui portaient des noms à consonance arabes devenaient des suspects pour ne pas dire des ennemis. J’ai des amis d’origine marocaine qui, pour éviter les tracasseries, ont francisé leurs prénoms. Pas le moment de s’appeler Mohammed au Québec comme ailleurs. 

En France, la jeune femme se heurte au racisme et à la discrimination. Bien naïve devant ces situations au début, elle prendra le parti des «roms» et sera elle-même visée. 

 

J’étais passé d’un petit coin du monde paisible, où il ne se passait pas grand-chose et où les tempêtes se déchaînaient dans des verres d’eau, à une contrée pleine d’agitation et de fureur. Sarkozy élu président et création d’un ministère de l’Identité nationale. Durcissement des mesures et conditions qui régissent la vie des immigrés non européens. Capitalisme effréné. Idéaux républicains piétinés. Liberté égalité fraternité pour la majorité, mais pas tellement pour les minorités. (p.29)

 

Le racisme à l’état pur face aux gitans que l’on traite en parias. Tous maintenus dans la marge et considérés comme des indésirables. Ce sera une révélation pour la jeune écrivaine, une prise de conscience de sa double appartenance qui refait surface avec force. Fini le temps de l’innocence. Pourtant elle est si peu tunisienne, ne comprend pas la langue arabe et ne sait à peu près rien de la famille de son père. 

 

DÉCOUVERTE

 

En littéraire et écrivaine, elle découvre James Baldwin et c’est la révélation. Elle lit en même temps William Styron, l’auteur du succès Le choix de Sophie. La voilà face à un monde déchiré qui a mené à des gestes horribles. Un Noir américain, descendant d’esclaves, ami intime avec un héritier de propriétaires de ces hommes et ces femmes considérés comme du bétail. Comment partager ce patrimoine, discuter et finir par accepter ce passé commun

Elle gobe tout de ces auteurs, de leurs pages troublantes, fortes et dérangeantes. Les deux ont des mots pour dire ce qu’elle ressent au plus profond de son être et ce qu’elle cherche à combattre de toutes ses forces. Surtout, il y a Les confessions de Nat Turner de Styron qui raconte la tragédie de ce révolté, un monstre pour les Blancs et un héros pour les Noirs. 

Dans cet ouvrage, Styron se met dans la peau d’un esclave, soulève la grogne d’une dizaine d’écrivains noirs qui protestent vivement. Comment un Blanc ose-t-il prendre la place d’un Noir? On a vécu ce genre de réactions récemment au Québec. Les esclaves en Nouvelle-France et la situation des autochtones. Qui parle pour qui?

Nous n’avons rien réglé au cours de la grogne qui a entouré Slav de Robert Lepage. On a secoué beaucoup de poussière pendant un temps en oubliant que la culture, la littérature, tous les arts en fait, est tapissée d’emprunts. Que serait Picasso sans l’art africain? Gustave Flaubert avait-il le droit de lancer : «Madame Bovary, c’est moi»? Et nos vêtements fabriqués en Chine et cet ordinateur sur lequel j’écris qui vient d’où. Que dire des musiciens de jazz blancs? Qu’on le veuille ou non, nous sommes une mosaïque et notre pensée a été drainée par toutes ces rencontres et ces métissages. C’est ce que nous nommons la civilisation.

 

RÉCONCILIATION

 

Melikah Abdelmoumen plonge au cœur d’une tourmente en rentrant au Québec. Les gens de la diversité voient tout de suite une porte-parole en elle et je ne suis pas certain qu’elle a pu éviter certains pièges. Métissage, oui, mais il y a sa partie québécoise francophone héritée de sa mère? La moitié Abdelmoumen semble étouffer le côté Babin de La Baie. La réconciliation avec la mère reste à venir et l’écrivaine a répété, dans plusieurs de ses chroniques, qu’elle avait eu des conflits avec elle. Les deux identités sont bien ancrées en elle et l’une est aussi importante que l’autre. J’ai eu l’impression qu’elle penchait un peu plus vers la part tunisienne de son legs. L’émotion est là, à fleur de peau, secouée par les relations intimes de l’auteure avec ses parents. L’un prenant le dessus sur l’autre selon les événements et les circonstances.  

Un sujet chaud et préoccupant, un pas nécessaire vers l’acceptation d’une identité mixte qui demande une formidable ouverture. Surtout, Melikah Abdelmoumen ne doit pas se laisser embrigader dans des causes et des doctrines souvent mal définies. L’écrivaine doit ajouter le patronyme Babin à son nom pour être ce qu’elle est dans son âme et son cœur. Signera-t-elle un jour un ouvrage, du nom de Melikah Abdelmoumen-Babin

Je le souhaite. 

Je salue ce regard franc, honnête, important et bouleversant, cette réflexion nécessaire en ce Québec qui se cherche et n’évite pas toujours les excès idéologiques et identitaires. 

 

ABDELMOUMEN MELIKAHBaldwin, Styron et moi, Mémoire d’encrier, 192 pages, 24,95 $.

http://memoiredencrier.com/baldwin-styron-et-moi/

vendredi 25 février 2022

COMMENT DEVENIR MÈRE SANS RENONCER À SOI


JULIA KERNINON aborde un sujet tabou dans Toucher la terre ferme. Comment avoir des enfants tout en demeurant écrivaine et femme éprise de liberté? L’auteure s’attarde à cette question avec une franchise déconcertante. Ce n’était pas le rêve de l’adolescente, ni le but ultime de son existence, encore moins un épanouissement convoité. Elle était un peu bohème et la littérature était la grande aventure, l’expérience qui la fascinait. Et elle est mère. Le bébé est là, mais qu’est devenue celle qui vivait et respirait par et avec les mots? Que faire de ses fantasmes, son parcours, ses amours de jeunesse, quand un petit s’incruste dans vos jours et vos nuits? Voilà un texte percutant et troublant qui échappe aux balises et grince souvent.  



La venue d’un enfant, même dans les meilleures conditions, même s’il est désiré, change tout dans la vie d’une femme. Le corps vit une mutation pendant la grossesse. Une incroyable métamorphose et l’accouchement, ce moment de terreur et de souffrance, bouleverse et laisse des traces. 

 

J’ai envie de lui parler du sang, de la peur réaliste de mourir, de la douleur hallucinante, osseuse, de la morsure des points qui cicatrisent, des seins meurtris, de la pression suffocante des montées de lait, de cette impression d’avoir été fendue en deux par une hache, écartelée en étoile, points cardinaux, rose des sables. (p.65)

 

La femme d’avant n’est plus après cette épreuve physique difficile à imaginer pour un homme, cet arrachement à soi où le «je» dérape vers un autre, un enfant qui demande toute l'attention. La vie du père est bousculée, mais rien de comparable à l’aventure de la mère. 

Aucun compromis

L’écrivaine plonge dans ce nouvel univers, mais, après un certain temps, elle résiste mal à l’envie de tout laisser tomber pour retrouver la fonceuse, la coureuse d’instinct et de liberté qu’elle était. Il suffirait de si peu pour qu’elle disparaisse au bout de la rue. 

Elle a l’impression d’être une étrangère et doit secouer celle qu’elle était avant et celle qu’elle est maintenant.

Kerninon pose un regard lucide sur sa vie, ses amours, son difficile apprentissage de l’indépendance et de l’autonomie. Le goût de l’écriture aussi qui l’a submergée et qui est devenu le pivot de ses activités. La personne individualiste, capable d’excès, se sent enfermée dans une camisole de force avec ses nouvelles responsabilités. 

 

J’étais à bout de forces et je ne le savais pas. À trente-deux ans, j’avais un enfant d’un an et demi. J’essayais d’être une mère, je ne savais pas par où commencer, la maternité était un cercle de feu dans lequel je ne parvenais pas à me tenir. J’avais fait semblant. J’avais prétendu que tout allait bien, mais je sentais la tempête se lever. Il m’avait fallu tout ce temps pour me mettre à pleurer, et maintenant je n’arrivais plus à m’arrêter. (p.9)

 

Le regard qu’elle avait sur le monde et ses amis, sa liberté insouciante et un peu sauvage, tout cela est-il perdu à jamais? Même la littérature, sa folie, sa passion, cette activité qui avalait tout passe au second plan avec l’enfant. Un sentiment de culpabilité la triture certainement quand elle néglige le petit pour se pencher sur quelques phrases.

 

RÉTROVISEUR

 

Les pulsions du corps et les excès, les amours qui ont fait glisser l’adolescente dans le monde des adultes s’estompent. La passion qui dictait ses gestes et canalisait toutes ses pensées est-elle encore présente? Heureusement, le père est là, toujours attentif. Autrement, ce serait la catastrophe, on s’en doute.

 

Mon bébé, je le voyais rédemption, goélette, calendrier perpétuel, magnum opus, paratonnerre, mais aussi poix bouillante, goudron et plumes, muselière, cage, torture KGB. Je le voyais présent éternel, chemin impossible à rebrousser, politique de la terre brûlée. Je pensais que je disais adieu à la personne que j’avais été, et je me forçais à trouver en moi le courage d’abandonner cette peau douce, vaisseau qui m’avait tant fait voyager, pour une autre dont la valeur ne me serait révélée que lorsqu’il serait déjà trop tard pour reculer. (p.22)

 

Bien sûr, elle doit apprivoiser celle qu’elle est devenue, découvrir de nouveaux repères. Elle doit s’accrocher. Le retour en arrière n’est pas possible.

 

MUTATION

 

Kerninon reste celle qu’elle a toujours été, bien sûr, mais aussi une mère, une épouse qui aime l’homme qui partage son quotidien. Plus rien n’est pareil, même si elle doit calmer ses envies et ses pulsions.

La mutation s’installe dans sa tête et son corps par les phrases qui la libèrent, lui permettent de respirer. Les mots bousculent la jeune femme aspirée par la littérature, éprise d’un poète en sortant de l’adolescence qui tenait farouchement à une liberté insouciante et disons-le, irresponsable.

Et me voilà à souffler dans le cou de la romancière pour l’accompagner dans ce récit émouvant. La narratrice est à bout de nerfs, capable des plus grandes ruptures et des gestes qui font voler les miroirs en éclats. Et comment écrire en s’occupant d’un bébé, taper sur un clavier d’ordinateur en allaitant le petit glouton

Julia Kerninon retrouve un certain équilibre, accepte cette nouvelle réalité en comprenant qu’elle reste la même malgré les apparences et les obligations.

 

Si peu d’années sont passées et me voici la mère de deux enfants, pour toujours. Il n’y a pas de mots pour dire combien j’ai changé, mais il n’y en a pas non plus pour décrire la solidité de l’ancienne moi cachée dans la nouvelle, dure comme un noyau de pêche. (p.73)

 

Fascinant parce que ce texte fait vivre la plus terrible et la plus exaltante des aventures. Et la maternité n’est pas une vocation que les femmes reçoivent en héritage. Un court roman puissant encore une fois, douloureux par moment, passionnant et surtout d’une lucidité sans faille. 

Et je me suis plu à imaginer un Jack Kerouac qui met son obsession pour l’écriture de côté et s’occupe de Janet Michelle qu’il reconnaît enfin comme sa fille. Je rêve bien sûr, mais nombre de femmes font ce choix partout dans le monde en devenant maman. Elles renoncent à une liberté sauvage, parce qu’elles sont responsables et peut-être moins égoïstes.

 

KERNINON JULIAToucher la terre ferme, (Collection Sauvage) ANIKA PARANCE ÉDITEUR, 96 pages, 18,00 $.

 

https://www.apediteur.com/litterature/livre/toucher-la-terre-ferme

jeudi 17 février 2022

ANDRÉ PRONOVOST NOUS OFFRE UN LIVRE RARE

ANDRÉ PRONOVOST est un écrivain qui échappe à toutes les tentatives de classification et d’enfermement. Romancier et musicien, il a étonné en publiant Kerouac et Presley sur le web avant que des éditeurs ne s’intéressent à son texte. Cette fois, avec Visions de Sharron, il revient avec un livre, qui tient du journal personnel, où il se rapproche de la famille de Sharron Prior, une jeune fille de 16 ans sauvagement battue, violée et retrouvée morte dans un rucher de Longueuil en 1975. Cette adolescente a souffert le martyre et les circonstances de son enlèvement et de son supplice restent inconnues. Une histoire sordide et particulièrement troublante.

 

Dans Visions de Sharron, (Le titre vient certainement de Visions de Gérard de Jack Kerouac.) André Pronovost nous livre sa pensée, ses croyances, ses élans mystiques qui le portent à faire des choses qui peuvent faire sourciller les gens qui se contentent de leur quotidien. Cet auteur possède la foi qui transporte les montagnes, sait vous toucher, peu importe de quel côté vous vous situez. Il effleure les dimensions de l’être que l’on a tendance à fuir de nos jours, cette quête spirituelle qui marque l’histoire de l’humanité. 

Cette fois, il se laisse happer par la tragédie de la jeune Sharron Prior, une sainte et martyre. L’assassin ou les tueurs n’ont jamais été inquiétés pour ce crime sordide qui donne des frissons.

 

Enlevée à Pointe-Saint-Charles, non loin de l’intersection de la rue Favard et de l’avenue Ash, estiment les policiers, le samedi soir 29 mars 1975. Retrouvée trois jours plus tard, gisant sur le dos, dans un rucher en bordure du boulevard Guimond, à Longueuil, dans ce qui était à ce moment-là des champs perdus et des boisés. (p.10)

 

Le destin de Sharron Prior fascine Pronovost qui tente d’en savoir plus sur ce meurtre qui le hante et attire constamment son attention. Il se lance dans des recherches et établit des liens, fait des recoupements et est convaincu que cette adolescente est une martyre, comme bien des jeunes femmes canonisées par l’Église, celles qui ont été tuées et violées. Maria Goretti, par exemple, immolée à douze ans par un voisin. Sauf qu’on ne fait plus des saintes avec les victimes des crimes crapuleux de nos jours. Il y en aurait beaucoup au Québec avec toutes ces femmes que les hommes, souvent des maris, assassinent.

 

MILIEU

 

Fortement ancré dans son milieu, Saint-Vincent-de-Paul, aujourd’hui Laval, il se fait l’ethnographe de ce coin de pays qu’il connaît de long en large. Cela ne l’empêche pas de faire des sauts aux États-Unis qu’il a parcourus du sud au nord lors d’une marche de plus de 2125 milles en 1978. Il a suivi le sentier des Appalaches, une randonnée qui l’a mené de la Géorgie au Maine. Il en a fait un récit palpitant et initiatique que j’ai découvert à l’occasion de sa réédition en 2011.

Encore une fois, nous voilà à Saint-Vincent-de-Paul, près de la mère de l’écrivain, une centenaire bien vivante. Pronovost, en bon fils, s’occupe de la maison familiale, offre ses publications plus originales les unes que les autres, décrit son coin de pays, ses mythes, ses légendes, ses personnages et ses obsessions. La musique, bien sûr, Elvis et Dolorès Hart, qui, après avoir joué au cinéma aux côtés de l’idole de toute une génération, a choisi le silence de la vie contemplative chez les bénédictines. Elle fascine André Pronovost parce qu’elle touche le mystique en lui, l’anachorète et moine marcheur qui parcourt son monde pour se réconcilier avec soi et faire la paix avec ses semblables. 

 

SILENCE

 

On parle peu d’André Pronovost dans les médias, et il doit se débattre comme peu d’écrivains le font pour faire connaître ses publications. Allant même jusqu’à organiser un lancement-concert où lui et son groupe ont attiré une foule pour marquer la parution de Kerouac et Presley

 

J’étais devenu un éditeur. L’éditeur de son propre livre. Offert gratuitement, par-dessus le marché! Un grand chelem. Des publicités paraîtraient dans Le Devoir et dans une couple de revues littéraires. Kerouac et Presley : à compter du 21 mars, on n’aurait qu’à le télécharger. Je m’étais arrêté sur cette date symbolique, chère à mon cœur, celle de l’équinoxe du printemps. (p.204)

 

Ce guitariste sait parler de la chanson populaire et possède un regard unique sur la musique. Il montre le côté spirituel des succès d’Elvis et de certaines vedettes du rock, trouve l’expression d’une foi et des convictions dans des textes que l’on entend souvent à la radio sans y prêter attention. 

 

Je suis quelqu’un qui prie beaucoup. Ça remonte à mon enfance. Je crois au dogme de la communion des saints, que voulez-vous que je vous dise? Une qui prie beaucoup, c’est Patti Hansen, l’épouse de Keith Richards, le guitariste des Rolling Stones. Keith, lui, dit remercier Dieu de l’avoir tenu éloigné des églises. (p.26)

 

Étant plutôt du côté des mécréants, je ne m’en vante pas, la démarche d’André Pronovost me fascine et surtout j’aime cette franchise et son audace. Ce musicien, grand marcheur, capable de visions, de fidélité mystique, étonne et subjugue. Il s’attarde à Elvis Presley dans son récit, Dostoïevsky, Kerouac, Henry Miller tout en fouillant l’histoire des villages avec une précision et un savoir unique. Il s’intéresse, autant à la présence des francophones aux États-Unis, qu’à ses amis, plusieurs originaux, qu’à la mère de la jeune Sharron qu’il finit par retrouver. Une femme qui a connu l’enfer et le souffle du diable avec la mort de sa fille. 

Ce récit m’a happé comme rarement un livre le fait. 

André Pronovost fait preuve d’une témérité étourdissante et dit tout sans se préoccuper des remous qu’il peut provoquer. Ça explique peut-être pourquoi on garde le silence sur ses publications, surtout autour de ce livre singulier qui occupe une place unique dans notre littérature.

Étrange chronique, il faut le répéter, curieuse et envoûtante. Ça nous plonge dans l’entourage d’un humain exceptionnel qui ébranle vos convictions. Ce récit, tout en digressions m’a hypnotisé et j’aurais pu le suivre au bout du continent, même dans les Appalaches. J’aime les écrivains qui secouent mes certitudes, m’étourdissent par leurs propos et leur univers. Ça me sort des publications formatées et répétitives, des succès qui vous découragent souvent par leur mièvrerie et les clichés qu’ils ressassent. 

Visions de Sharron, d’André Pronovost, s’avère une aventure littéraire, mystique et spirituelle. Vous en savez assez maintenant pour comprendre que c’est là un ouvrage rare, le livre d’une vie.

 

PRONOVOST ANDRÉVisions de Sharron, LEMÉAC ÉDITEUR, 288 pages, 29,95 $.

 

http://www.lemeac.com/catalogue/1914-visions-de-sharron.html

jeudi 10 février 2022

DUSSAULT APPRIVOISE LA BELLE VILLE DE PRAGUE

JE PENSE AVOIR LU Danielle Dussault pour la première fois en 2002 avec L’imaginaire de l’eau, des récits qui m’avaient emporté dans un monde impressionniste. Immédiatement, je suis devenu l’un des fidèles de cette auteure qui construit une œuvre originale et singulière dont on ne parle pas assez souvent, malheureusement. Une artiste qui traite ses textes comme une partition musicale où tout est équilibre et harmonie. Et voilà qu’elle nous offre Les ponts de Prague, un recueil de 29 nouvelles après une résidence d’écriture en Europe de l’Est, à Prague, la ville de Kafka, bien sûr, mais celle aussi de Rainer Maria Rilke et du méconnu Jaroslav Hasek, le père du Brave soldat Chvéïk qui m’a tant fasciné alors que j’étais étudiant. Les musiciens Anton Dvorak et Bodrich Semetana ont marqué ce lieu. Une cité qui nous rapproche de grands créateurs. (Beethoven et Mozart y ont séjourné.) Une atmosphère unique qui permet de s’abandonner au rêve, de se laisser porter par les eaux de la Vltava qui traverse la ville. Endroit parfait pour flâner, se perdre dans les rues et imaginer des histoires dans un café. Comme si le temps devenait poreux et que des œuvres littéraires et des musiques se glissaient dans le moment présent. 

 

Danielle Dussault, avec tous les voyageurs, est sollicitée d’abord par l’œil. Elle se laisse prendre par les murs, les trottoirs, des fenêtres et des ponts qui enjambent la rivière qui ne peut que faire penser à La Moldau de Smetana. Les cafés sont ses lieux d’observation qui lui permettent d’inventer tous les scénarios. Je me souviens avoir passé des heures sur une terrasse lors de mes exils. Juste pour le plaisir de voir des hommes et des femmes circuler, s’asseoir autour d’une table. Et pour une écrivaine et musicienne comme Danielle Dussault, c’est l’occasion d’imaginer des rencontres, des rendez-vous amoureux, des intrigues en surveillant les couples qui circulent autour d'elle. L’œil d’abord et après l’oreille qui capte des sons qui semblent nouveaux et qui peuvent dérouter. Tout un monde bouge, respire, vit et fascine. 

 

La bouche de la musulmane, cachée sous un voile. La rue bondée. La jeune femme turque assise à une table, cheveux en désordre. Larmes arrêtées au bord des lèvres. Plaisir d’un jour. Mains tendues. Visages chiffonnés. Lot de réfugiés dans le tramway no 5. Le vieil homme qui boite, son chien devant. Signes intraduisibles de la faim. Les mots du quotidien en tchèque : rafraîchissant, racine, s’endurcir, document fiscal, repas de famille. Files d’attente. (p.9)

 

Danielle Dussault y va par petites touches, par flashes je dirais, pour nous faire ressentir cet univers sonore et visuel qui se déploie autour d’elle. L’impression que l’écrivaine capte des mélodies et des images, qu’elle se laisse dériver dans la ville comme l’eau de la grande rivière qui emporte tout. Et bien sûr, les connaissances livresques et musicales refont surface.  

 

À L’AISE

 

Rapidement, l’étrangère se sent bien dans une rue, un café, une librairie ou une terrasse où elle peut flâner en se faisant discrète, s’approcher des gens et se faufiler d’une certaine façon dans leur espace. 

Et Prague, pour une écrivaine et musicienne, c’est la ville de Rainer Maria Rilke, des orchestrations qui flottent le long des murs et rebondissent sur les trottoirs. Le monde de Kafka et les élans de Dvorak ou encore les poèmes symphoniques de Smetana. Et le mouvement, les passants qui foncent vers leur destin et qui l’emportent sans qu’elle puisse réagir.

 

L’homme qui avance à pas rapides sur la route te semble soudain familier. Il s’empresse d’aller vers nulle part. Toi aussi, il t’arrive de te rendre à un rendez-vous ou un lieu vers lequel tu te sens tout à coup aspiré. Tu cesses alors de courir après le temps. Tu aimes déserter les obligations, errer à l’aventure sans savoir où les rues et les passerelles te mèneront. Devant toi, une vieille dame se hasarde, soutenue par deux bâtons. Elle va lentement en prenant soin de ne pas s’écraser sur les pavés. Plus loin, un officier resserre son arme contre lui en observant le flux de la rue bondée. (p.47)

 

Et j’ai eu l’impression d’accompagner Danielle Dussault dans la ville, de longer un ancien édifice à la pierre verdâtre, de marcher à ses côtés sur le pont Charles qui enjambe la Vltava ou de m’attarder près de ce canal hanté par le diable selon la légende. 

Et des images s’imposent, des souvenirs, des moments du passé. La voilà dans l’univers de Kafka. Des femmes à têtes de mouches la suivent ou encore elle s’avance dans une ruelle qui ne débouche nulle part, sinon sur le rêve et l’envie de se retrouver seule pour entendre une musique. Plus loin, elle est aspirée par la foule et peut y laisser son âme et son esprit.

 

Vous voilà hypnotisée par ce mouvement, par la danse subtile de ces corps manipulés. Vous êtes gouvernée — comment ne pas vous en rendre compte à présent? — par les nombreux fils qui vous écartèlent, vous brisent et vous rendent malléable, tous ces fils auxquels chacun est rattaché. Ils vous font mouvoir, dans un sens comme dans l’autre, tantôt ici, tantôt là sous la pression. Vous résistez de toutes vos forces pour ne pas être rattrapée par la marée robotisée de la foule. (p.84)

 

Un dépaysement, mais aussi la quête de soi et un apprivoisement de son être, de ses goûts et de ses bonheurs. Parce que les séjours à l’étranger sont toujours des plongées en soi, une façon de se trouver dans ce que nous avons de plus vrai et de plus précieux. 

Danielle Dussault, avec sa phrase précise, juste comme un mouvement de piano, nous plonge dans un monde où tous les sens sont sollicités. Il suffit de fermer les yeux pour la suivre dans la ville et au milieu de la foule. 

Des nouvelles, toutes en suggestions et en couleurs qui vous captent, pareille à une musique de Dvorak. Un voyage en soi, dans une Prague fascinante et étourdissante. Une plongée qui la bouscule et la fait autre quand elle rentre au Québec. Comme si elle s’était oubliée quelque part, sur un pont ou dans une librairie, faisant d’elle une étrangère. Un moment de grâce qui m’a laissé vibrant et silencieux, comme c’est toujours le cas lorsqu’on côtoie la beauté.

 

DUSSAULT DANIELLELes ponts de Prague, LÉVESQUE ÉDITEUR, 144 pages, 18,95 $.


https://levesqueediteur.com/livre/158/les-ponts-de-prague