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jeudi 27 mai 2021

LE MONDE PERDU DE SON ÂME

JEAN-FRANÇOIS LÉTOURNEAU est hanté par le Nord dans Le territoire sauvage de l’âme (quel beau titre), les grands espaces, la possibilité peut-être de vivre autrement dans une nature qui n’a pas encore été trop défigurée par les humains. Un lieu qui ne fait pas de quartiers, capricieux, mais qui fascine quand on apprend à composer avec lui. Professeur de français à Kuujjuaq, l’écrivain se retrouve dans un monde inconnu qui constitue pourtant une partie importante du territoire du Québec. Le voilà à s’agiter devant des adolescents qui le regardent comme l’étranger qu’il est, des jeunes dont il n’arrive pas à prononcer le nom et avec qui il doit passer toute une année. Ils ne l’écoutent pas et font tout ce qu’ils veulent. Le nouvel enseignant parle pour se justifier d’être là peut-être, pour se prouver qu’il est vivant.

 

Le contact avec le Nord ne se fait jamais facilement, du moins dans les récits de plus en plus nombreux qui nous plongent dans cet univers rude et fascinant. C’est toujours un incroyable dépaysement. Et il y a cette méfiance des Inuits et la langue. Tous communiquent en anglais et en inuktitut. Beaucoup de publications s’attardent aux étudiants qui apprennent ce qu’ils veulent, ne réagissent pas comme dans le Sud, ayant un rapport avec l’autorité qui étonne. Curieusement, ce sont surtout des professeurs qui écrivent en mettant les pieds dans ce pays dans le pays et qui nous racontent leurs grandes et petites mésaventures. L’année s’annonce longue pour Guillaume. 

 

Les jeunes parlent entre eux, ignorent en riant tout ce que tu leur proposes. Et toi, tu continues d’enseigner dans le vide en regardant les collines rocheuses par la fenêtre. En orbite de la vie dans le Nord, du quotidien de tes élèves, ton esprit vivote quelque part dans le Sud. Mais ton corps, lui, se tient debout, chancelant, devant une classe de l’école Jaanimmarik. Tu en sais tellement moins que tout le monde ici. (p.36)

 

Le nouvel enseignant parcourt le village jusqu’à la frontière, s’attarde devant cet espace qui se répand au-delà du ciel, revient sur ses pas, tourne pour apprivoiser le milieu, bouger et se calmer, faire sien ce village qui semble vouloir le happer.

Ce qui se présentait comme un long calvaire pour Guillaume, une aventure qui s’enfonce dans des ornières connues et souvent décrites, change brusquement lorsqu’il décide de se rendre à l’aréna et de chausser ses patins. On le regarde bizarrement au début, mais quand il saute sur la glace, il est un joueur de hockey et un bon. Il s’intègre rapidement à l’équipe et gagne le respect de ses camarades. Tout bascule, rien ne sera pareil. Tout comme quand Irina, le personnage de Felicia Mihali dans Une nuit d’amour à Iqaluit enseigne le tricot à ses jeunes étudiantes.  

 

ACCEPTATION

 

Le hockey lui permet de devenir quelqu’un dans la vie de la communauté, de se faire des amis et de profiter d’excursions avec eux dans la toundra pour la chasse et la pêche, des fins de semaine sous la tente avec les collègues, au bord de la rivière Koksoak, dans un coin de pays où ils occupent tous les territoires de leurs corps et de leur tête. 

 

Parfois, tu marches dans les rues du village et tu n’en reviens pas d’être encore là, avec tes cheveux longs, ton gros nez et un sens de l’humour de plus en plus affûté. Les études des anthropologues, des ethnologues, des sociologues. Les analyses des psys, des travailleurs sociaux, des éducateurs spécialisés. Les écris romantico-exotiques des poètes, des romanciers et des autres amoureux des grands espaces vierges… Et si l’esprit du Nord n’était que le rire de tes élèves résonnant dans le vide de la toundra? (p.64)

 

Ce qui étonne dans le récit de Jean-François Létourneau, c’est le saut dans le temps. Le lecteur retrouve Guillaume, quelques années plus tard, dans le Sud. Le Nord est décrit par la lorgnette du souvenir, d’histoires qu’il raconte le soir avant le sommeil. Le jeune enseignant s’est marié avec Caroline, une Gaspésienne qui est débarquée à Kuujjuaq, la deuxième année. 

Ce fut l’amour. 

Le couple a des enfants. Guillaume prend une année sabbatique pour s’installer dans un coin isolé, près de la Massawippi, en Estrie où il compte ancrer sa petite famille, leur apprendre la beauté de la nature dans une tente de prospecteur qu’il monte au milieu des arbres. Rapidement, ce refuge devient le centre de l’univers. 

Caroline et Guillaume ont quitté le Nord les larmes aux yeux, avec le sentiment de trahir des amis et les étudiants. Ils l’évoquent souvent. Ce fut une période fabuleuse, le commencement du monde, une initiation et peut-être aussi la fin d’une époque. 

 

NATURE

 

La tente, sous les arbres, devient le lieu rêvé pour les enfants, le temps des histoires, d’imaginer des aventures, de secouer des heures qui resteront marquantes pour les jeunes. Ils adorent se glisser dans les sacs de couchage, vivre la plus belle des complicités autour du petit poêle à bois. C’est l’occasion d’explorer la forêt, d’apprivoiser le ruisseau et les bêtes qui parcourent encore ce coin qui ne résistera pas à l’étalement urbain. La construction d’une autoroute annonce la fin de la solitude. Guillaume le sait, les régions sauvages sont de plus en plus rares et l’humain ne semble avoir qu’un but : faire disparaître ces espaces où la nature fait ce qu’elle doit faire. La vie à la frontière ne durera pas, tout comme le Nord a été bouleversé par l’arrivée des Blancs. Le saccage s’impose autant à Iqaluit qu’à Sherbrooke. Tout ça malgré les appels, les cris et les constats alarmants. Nos gouvernements planifient le désastre et la pollution. 

 

RÉSISTANCE

 

Comment protéger la nature, contrer les gestes qui menacent de tout détruire de notre environnement? Comment dire non au béton et à l’asphalte qui balafrent les pinières où l’automobile doit circuler envers et contre tous? Comment vivre en lien avec la forêt sans dépendre des gadgets électroniques qui hantent nos jours? Comment laisser les arbres, les cours d’eau et les bêtes en paix quand la ville s’étend comme un cancer?

Plus que tout Le territoire sauvage de l’âme est un questionnement sur les lubies des humains et un regard nostalgique sur un monde qui disparaît peu à peu. Le séjour de Guillaume et Caroline dans le Nord se transforme en récit mythique où ils ont connu le bonheur dans un espace étourdissant, fragile aussi, et menacée par les projets des entreprises qui souhaitent y exploiter les mines et le pétrole. 

Jean-François Létourneau lance un appel en évoquant son enfance et son père qui vivait au bout d’un rang. libre. Nous perdons nos racines, l’art de respirer le plus simplement possible dans notre environnement. Le constat est tragique. Tout disparaît comme la tente de prospecteur qui devient la proie des flammes. Le monde sauvage, celui de son âme et de ses ancêtres, n’a plus d’endroits pour s’épanouir.

 

Ses mains tremblent. En haut, Marie-Claire réclame des céréales en criant, son frère court en rond dans le salon et la nargue. Guillaume s’essuie le coin des yeux, remonte avec la boîte, le cordon du cœur traînant dans ses souvenirs. Caroline est penchée sur le journal. Son chum sait à quoi elle pense, à qui elle pense. Il dépose la photo de la tente sur la table. Elle la regarde, sourit. Dehors, les bruants continuent de virevolter dans les cèdres. Il faudrait qu’il neige bientôt, pour recouvrir les restes du désastre. Les enfants n’osent plus regarder par la fenêtre. Ils ne sont pas retournés dans les bois depuis le feu. Ils ont ressorti les tablettes et la PS4. La tente était si belle sous la neige : la toile blanche, le tuyau du poêle, la promesse de l’abri. (p.131)

 

La vie simple et lente n’est-elle qu’une légende que l’on raconte le soir autour d’un feu quand on vit en camping pendant quelques jours? Les humains ont pillé les «territoires sauvages de l’âme», ces lieux où nous pouvions être dans toutes nos dimensions et toutes nos grandeurs.

Un court roman un peu déprimant, mais combien juste! Nous allons tout perdre avec la banquise qui craque, «le Nord qui fond sur le reste du monde» comme l’écrit Létourneau. Un beau récit qui met en contact avec un milieu qui se défait peu à peu. J’ai refermé le livre avec un pincement au cœur, me demandant où était passé ce qui faisait mon bonheur pendant les mois d’été, quand, adolescent, je m’installais avec ma famille dans un camp en bois rond situé dans une forêt de pins gris. J’adorais ces jours sans électricité, sans la douche et salle de bain, le silence des arbres, les bêtes sauvages qui parcouraient les alentours et que nous pouvions admirer. Tout cet espace hanté par les cyprès, les trembles et les bouleaux, les coteaux de fougères sont devenus une bleuetière où pas un ours et un original n’osent s’aventurer. Tout ce que je peux faire maintenant, c’est de recréer ce monde avec mes mots, des phrases et des histoires qui me ramènent encore et toujours au village des commencements, à ces étés magiques au milieu d’une forêt apaisante, avec un grand lac aux eaux limpides où j’ai appris à nager avec les canards. 

C’est ce qu’a fait Jean-François Létourneau avec ce très beau texte qui envoûte malgré sa désespérance et le sentiment d’avoir perdu encore une fois le paradis, son équilibre et sa raison d’être. Vivons-nous pour produire des gadgets inutiles ou pour nous intégrer à la nature qui nous entoure et que nous devons protéger?

 

LÉTOURNEAU JEAN-FRANÇOISLe territoire sauvage de l’âme, Éditions du BORÉAL, 144 pages, 20,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/territoire-sauvage-ame-2781.html 

mercredi 26 mai 2021

LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

COLLABORATION SPÉCIALE 

DE JEAN-FRANÇOIS CRÉPEAU


Quelle secousse sismique qu’a créée la rencontre de deux univers littéraires? J’étais à lire Les revenants, un roman d’Yvon Paré, et Ma Chine à moi (Trois-Pistoles, 2021), un nouveau récit de Victor-Lévy Beaulieu, m’est parvenu. À cet instant précis, les aventures de Richard-Yvon Blanc, le revenant du titre, se sont liées à celles du Jack Kerouac de VLB. J’y reviendrai.

 

Parlons d’abord de revenant, un mot qui a plus d’un sens. S’il évoque un retour après une absence plus ou moins prolongée, il fait aussi référence aux esprits ou aux fantômes inattendus ou inespérés. Les revenants du roman d’Yvon Paré sont du côté des absents, car ils ont quitté La Doré, municipalité du Saguenay-Lac-Saint-Jean, pour une durée variable et moult raisons, certaines évoquant des esprits maléfiques.

Il faut voir ce retour aux terres ancestrales comme celui des ouananiches, ces saumons d’eau douce qui remontent le courant jusqu’à leur point d’origine pour aller y refaire le cycle de la vie d’une génération à une autre. Cette métaphore et d’autres se relaient tout au long des épisodes de l’histoire mettant en valeur la faune et la flore de la région où le règne de la nature est aussi vital pour les humains que tout ce qui y vit.

Qui sont celles et ceux qui s’amènent auprès de Richard-Yvon Blanc, amnésique de son état, qui préfère qu’on l’appelle Presquil, comme s’il était une terre liée à une autre, une image forte inspirée du résultat négatif du référendum québécois de 1980? Il y a Félix qui dit connaître Blanc d’avant qu’il ne parte faire des études dans la Métropole et pour réaliser son grand projet : écrire. Il y a Jean-Sébastien, alias Bach, et sa compagne Nokomis qui furent des universitaires. Que dire de Flavie, sinon qu’elle est une artiste multidisciplinaire, arrivée au volant d’un autobus bringuebalant, dont les passions qui l’habitent et la rendent imprévisible.

Il y a aussi M. Melville, de chat qui suit Presquil pour s’assurer qu’il ne s’éloigne pas trop ni trop longtemps par crainte qu’il se perde. Il y a Mammouth, la marmotte « domestique » qui est, à sa façon, l’ambassadrice de la faune sauvage des alentours.


MYSTÈRE


Comment Richard-Yvon Blanc s’est-il retrouvé dans cette grande maison bleue vide? Mystère comme son passé, composé et imparfait, que ses amis, telle une commune de l’époque du « peace and love », tentent de lui redonner en l’aidant à reconstruire sa mémoire pour le libérer de l’amnésie dont il est captif.

À quoi ressemble la vie de cette microsociété? Presquil les voit ainsi : « Je me sentais inutile devant Félix qui sablait, clouait pour refaire une jeunesse au Salutatus. De son côté, Bach collectionnait les champignons, jouait de la guitare pendant des heures, tentait de piéger une mélodie qui ne cessait de fuir. Nokomis croquait chaque seconde comme un morceau de chocolat. Et Flavie cherchait la beauté du bout de ses doigts. Tous avaient un chemin à suivre quand j’attendais sur la galerie, face aux cyprès, la tête vidée de mon passé. » (p. 141-142)

Si la trame est consacrée à cette quête du passé, la narration est bel et bien au présent. Pour distinguer ces territoires, Yvon Paré a fait de son héros le narrateur de sa propre histoire et choisi l’italique pour rendre tangibles – comme une distance narrative observable – ses souvenirs, ses réflexions, son âme, sa conscience.

Je racontai plus haut la croisée du roman Les revenants et du récit de Victor-Lévy Beaulieu. Cette rencontre tient avant tout à la présence constante de Beaulieu dans l’univers de Presquil, dont le Jack Kerouak semble la pierre philosophale de son existence. Le Pistolois se transforme même en un personnage sacral. 

S’il est vrai que Les revenants « nous plonge dans une quête identitaire où le réel et l’imaginaire se bousculent depuis la défaite du référendum de mai 1980 », je crois que cela se reflète dans l’atmosphère onirique du récit, de la vastitude de la nature et la grande liberté des protagonistes si différente de celle que les Québécois ont refusée lors du référendum. Yvon Paré nous invite ainsi à faire un voyage au-delà de l’être et du paraître, dans le plus vrai que vrai, le plus grand que grand.

 

Paré Yvon, Les revenants, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 2021, 216 p. 22,95 $.

 

 

jeudi 20 mai 2021

LE MONDE DÉFORMÉ DE CHABOT

ÇA NE M’ARRIVE PAS souvent de refermer un roman en ayant l’impression d’avoir combattu à chaque page. Je parle ici de Noir métal de Sébastien Chabot, une histoire sombre, fangeuse où il faut oublier ses références et plonger dans une intrigue qui nous pousse dans l’envers du monde. J’ai résisté à cette écriture envoûtante comme le chant d’une sirène lépreuse et syphilitique. Sombre, avec la musique qui secoue les décibels jusqu’à l’agression, où la voix devient hurlements et râles. Le titre ne trompe pas. Voilà un univers tentaculaire qui aspire tout ce qui y surnage, des personnages estropiés dans une société en lambeaux et livrés à des mégalomanes. Une véritable expérience de lecture.

 

Le village de Sainte-Florence en Gaspésie, municipalité de 400 habitants environ, situé à l’intérieur des terres, à une centaine de kilomètres de Matane, la ville la plus proche, le lieu de naissance de Sébastien Chabot. Tout croupit dans cette agglomération. Un homme, qui se fait appeler le général, dirige la paroisse qui plie à ses moindres désirs. Son usine de fabrication de pelles donne du travail à tout le monde et il s’est approprié tous les droits. 

Des tarés errent partout, un peu fous et hallucinés. Le despote se prend pour Dieu avec tous les dictateurs, ceux qui s’arrogent la gouvernance d’un pays comme d’un village. 

 

Je vais te dire une bonne chose; mon personnage est la syntaxe même de la vulgarité. Je suis un grand esthète et — suis bien mon raisonnement — c’est cet amour absolu de l’art qui fait de moi un dieu. (p.189)

 

Chabà le policier lui obéit et doit marcher sur sa conscience et ses remords. Ce mégalomane cherche constamment la limite, la ligne où tout peut basculer. Il est persuadé que ses ancêtres étaient des Vikings arrivés sur les côtes de la Gaspésie en l’an 1000 pour s’accoupler avec des Micmaques réduites en esclaves sexuelles pendant tout un hiver. La question des origines et de l’identité est au cœur du roman de Sébastien Chabot encore une fois. C’était présent dans Le chant des mouches et L’empereur en culottes courtes. Nous y retrouvons des mêmes lieux et des personnages qui se croisent d’une certaine façon. Une nouvelle race peut-être est née en Gaspésie avec la venue de ces étrangers.

 

Revenons à Listuguj, les épouses d’hiver des hommes d’Erikson auraient accouché, quelques mois plus tard, d’enfants aux yeux bleus et à la blondeur louche. Le sort aurait voulu que l’une de ces femmes soit la fille d’un puissant sorcier qui proféra une terrible malédiction sur l’homme qui avait touché à la prunelle de ses yeux. Dès lors, un dieu mineur et affamé s’occuperait personnellement de la lignée issue du marin nommé Sebastian Sebastiansen, dit le Boiteux; ou, pour le dire en termes plus modernes, le sorcier aurait introduit dans l’ADN du premier Sebastiansen né en Amérique la fameuse tare génétique qui ferait bouillir les hormones de nous tous, ses descendants. (p.142)

 

À noter que l’auteur s’inclue dans cette généalogie. Ce n’est pas sans me rappeler la filiation de Victor-Lévy Beaulieu qui fait remonter l’origine du peuple québécois à un ancêtre qui tenait plus du cochon que de l’humain.

 

RETOUR

 

Sébastian Andersen rentre à Sainte-Florence après avoir été libéré par la Direction de la protection de la jeunesse. Il a été recueilli enfant, a vécu d’importants traumatismes et reste un solitaire. Muet, peut-être volontairement on ne sait trop, il revient pour se venger et détruire ceux qui l’ont marqué au cœur et au corps. Son père l’a vendu comme objet sexuel à Petersen alors qu’il n’était qu’un tout petit garçon. Il interprète des chants et des musiques qui tiennent de l’incantation et de la prière, attirant les adolescents qui lui vouent un véritable culte. Une sorte de poète sans mots né de la lie et de la dépossession, du désespoir et d’un monde sans avenir.

La pollution est telle à Sainte-Florence que les poissons mutent et que les animaux en font autant dans la forêt et la campagne. Il en est ainsi des humains, certainement, du moins mentalement. Un dépotoir, dans les hautes terres, est responsable de cette catastrophe. Bien sûr, le général s’amuse avec des poisons comme s’il effectuait une expérience dans un laboratoire.

 

MALAISE

 

L’envers du monde que je disais où tout croupit, pourrit et tombe en ruines. On tue, on viole, on se livre à toutes les pulsions quand on a vendu son âme au diable ou au général. L’église abandonnée devient le lieu d’étranges cultes et de messes noires. Tout ne peut finir que dans le sang.

Sébastien Chabot ne fait qu’appuyer cependant sur des constats qui font souvent les manchettes. La planète se meurt et le climat se révolte de toutes les façons imaginables. Même les saisons se mélangent et tournent à l’envers. Nous sommes à deux doigts de nous détruire au nom du progrès et de la prospérité. 

Ça reste quand même difficile de s’accrocher à Sébastian Andersen qui traverse la mer de toutes les démences avec Eva la fascinante rebelle. Sébastien Chabot mise toujours sur l’enfant pour changer l’état des choses et bousculer une société en train de crever.

 

J’ai souvent l’impression qu’on est seuls sur la vieille terre. Comme si on était les derniers d’une longue lignée de perdants. Dans ma jeunesse, je croyais au petit Jésus. Dieu veillait sur nous, et je sentais une chaleur dans le ciel. Là, c’est le grand vide. Y a plus de Dieu et on est là pour en témoigner. (p.109)

 

C’est dur, insoutenable et c’est plus que cette décadence qui heurte. Comme si le mal s’était introduit dans l’ADN de ces descendants des Vikings et des femmes micmaques. Une génération de Sebastiensen croupit dans le village marqué par un passé terrible et des tares qui se sont accentuées avec le temps.

 

FILIATION

 

L’écrivain joue avec son prénom pour s’inventer une mythologie marquée par la folie et la démence, l’échec et les carences qui ne sont pas sans rappeler encore une fois les psychoses qui touchent les héros de Victor-Lévy Beaulieu dans la grande saga des Beauchemin. 

On retient son souffle devant autant de démesures, de dérapages et de bassesses. Même l’inspecteur Chabà (on reconnaît Chabot) devra se transformer en justicier pour mettre fin au cauchemar. Comme si l’auteur décidait d’en finir avec son personnage.

Peut-être que, malgré tout, il y a des jours meilleurs qui peuvent naître de ce magma. C’est à souhaiter parce que ce roman pourrait facilement nous faire basculer dans la désespérance.

 

Pleurantes ombres sorties des forêts et plaintes d’animaux insomniaques se répandaient sur le voile étendu en brouillard; chaque étoile punaisée au ciel brillait comme un ostensoir, tandis que se levaient des enfants au visage arraché, aux côtes dégarnies, au sang pourri en traces sinueuses jusqu’aux bières d’où ils étaient sortis, venus questionner les adultes indifférents à leur sort; comme de sinistres colombes échappées de leur froide prison, leurs visages troués pourtant rêveurs et leurs membres affamés et le creux de leurs yeux où brillaient de pâles flammes, comme si leurs cerveaux étaient en feu. (p.259)

 

On dirait que Rimbaud et Baudelaire rôdent dans cet extrait et qu’ils nous regardent avec des sourires inquiétants. Sébastien Chabot possède une langue et un souffle unique que j’aimerais bien voir s’éloigner de cette destruction qui nous laisse sans mots, comme Sébastian qui n’a que ses hurlements pour décrire l’horreur de sa vie, les mutations des bêtes et la démence des humains. 

Noir métal m’a secoué, même si je pensais être à l’épreuve de ce genre de réaction. Pour les cœurs solides qui n’ont pas peur de s’aventurer dans un monde qui donne un aperçu de l’enfer.

 

CHABOT SÉBASTIENNoir métal, Éditions ALTO, 272 pages, 25,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/noir-metal/?v=3e8d115eb4b3

mercredi 12 mai 2021

ROZIE COMMENCE À S’ESSOUFFLER

J’AIME L’UNIVERS DE JULIEN Gravelle, un Français qui s’est installé dans la région du Lac-Saint-Jean et qui n’a pas mis de temps à s’y intégrer en travaillant comme guide touristique, en l’explorant la forêt boréale avec ses mots et ses histoires. Je l’ai découvert avec Debout sur la carlingue publié en 2015, un livre que j’aurais voulu écrire, je l’ai déjà dit. Et après, l’ouvrage important qu’est Nitassinan. L’auteur nous redonne le passé du vaste territoire du Lac-Saint-Jean, de ses habitants et surtout de ceux qui ont tout perdu avec l’arrivée des Blancs, l’exploitation forestière, la colonisation et la pratique de l’agriculture. Cette fois, j’avoue qu’il me déstabilise un peu avec sa plongée dans le monde interlope, de ceux qui font le commerce de la drogue sans se soucier des conséquences. Une occupation lucrative pour ces hommes et ces femmes sans foi ni loi et un esclavage pour les consommateurs qui risquent leur vie en absorbant ces substances. Les cowboys sont fatigués étonne et montre un volet de notre société que les écrivains de notre coin de pays n’ont pas souvent exploré.

 

Des marginaux carburent aux décibels de la moto et se spécialisent dans le commerce de la drogue. Ils écoulent des amphétamines que les gens avalent pour combattre l’épuisement et travailler des heures sans prendre de répit. Les camionneurs semblent friands de ces petites pilules qui leur permettent de rouler pendant des heures et des heures sans succomber au sommeil. Un milieu impitoyable, des femmes et des hommes qui sont prêts à tout pour garder le contrôle de leur territoire malgré la présence des groupes criminalisés qui font la loi partout au Québec. 

Rozie, un Français d’origine, a migré au Québec pour échapper à la justice de son pays et a dû changer de nom. Il vit seul au Bout-du-Lac, quelque part à une dizaine de kilomètres au nord de Girardville, dans une agglomération qui n’a jamais pu devenir une paroisse et un vrai village. L’endroit parfait pour faire son travail de chimiste, dans le laboratoire clandestin installé dans un conteneur enfoui dans le sol. Il cultive aussi de la marijuana sans être importuné par personne. Il doit être vigilant cependant, se méfier parce que tous veulent mettre la main sur le pactole. Personne n’est vraiment rassurant, fiable et il y a toujours quelqu’un prêt à prendre la place du chef. Ça joue du coude dans le Haut-du-Lac.

 

Steve ne m’avait sans doute pas remarqué ce jour-là. J’avais déposé Jos et j’étais parti. Je l’ai déjà dit, ces gars-là, moins je les vois, mieux je me porte. Dans ce milieu comme dans d’autres, l’information, c’est le pouvoir. T’auras toujours une longueur d’avance si tu sais qui est qui mais que personne ne te connaît. Les gars qui tombent sur un os ou qui se font arrêter, la plupart du temps le doivent à leur renommée. Personnellement, j’aime mieux être le genre d’artiste qui s’efface derrière son œuvre. (p.34)

 

Rozie, un peu revenu de tout, accepte bien sa vie avec ses chiens et ne demande rien à personne. Une femme, qu’il visite de temps en temps, reste son seul contact avec Dolbeau-Mistassini. Le corps a des exigences tout de même. 

 

MEURTRE

 

Tout bascule quand Bernard, le chef de réseau, est abattu lors d’une visite sur les lieux de la pourvoirie qu’il prévoit construire. Une manière de blanchir l’argent des stupéfiants et de faire sa place dans la bonne société avec un projet touristique qui fait saliver les gens d’affaires. On accuse Sherryl, une Indienne. Elle a disparu dans la forêt après l’attentat et la police la recherche. Le passage des hélicoptères de la Sûreté du Québec ne fait guère le bonheur de Rozie. Cette femme est la mère de celui dont il a emprunté l’identité. Les enquêteurs viennent le voir et il doit montrer patte blanche. 

Les trafiquants sont sur les dents et les rumeurs circulent. Bien sûr, comme dans tous les romans du genre, celle que l’on pointe du doigt ne peut être la coupable. Le récit y perdrait de son mordant. Il faut des rebondissements et des intrigues qui se croisent et nous entraînent dans des culs-de-sac pour relancer l’intérêt. Julien Gravelle se montre particulièrement habile à tendre des pièges et nous faire courir dans de fausses directions. 

 

Rien n’indiquait que Sherryl puisse être autre chose qu’une pauvre femme poquée pas mal, que la vie avait ramenée à ce petit appartement de Côte-des-Neiges où elle sniffait de la coke sur son chèque de BS. D’après Michel, même sa famille la croyait à tout jamais perdue. Ils ont dû faire le saut, eux autres, en voyant sa face aux nouvelles! (p.91)

 

Au-delà des rebondissements et des règlements de compte, la présence de la nature dans ce roman m’a plu énormément. Le regard de l’écrivain sur la forêt et les rivières, les chiens qui jubilent quand tombe la neige et qu’ils peuvent courir jusqu'à épuisement. Julien Gravelle y démontre son amour du pays et sa sensibilité exceptionnelle. Une connaissance du milieu aussi et de la langue du Québec avec ses images, ses expressions particulières, ses raccourcis et ses trouvailles. Un portrait d’un lieu menacé par les grands feux qui frappent chaque année et les saignées effectuées par des machines de plus en plus efficaces qui rasent une pinière en quelques jours.

 

Il faut imaginer ces vastes étendues dénudées par les incendies, puis par les abatteuses qui sont venues récolter le bois encore debout. Ce sont des champs de souches renversées et de roches à perte de vue, du moins là où ça a brûlé. Les collines alentour ont été pour la plupart épargnées. Seule l’une d’elles porte la blessure d’un ancien feu qui s’est élancé au travers de la pente jusqu’au sommet. Les arbres ont perdu leurs branches les plus fines, leurs troncs sont devenus gris et secs, mais ils se tiennent encore debout, malgré la mort qui s’est posée partout autour d’eux. (p.128)

 

C’est bon, senti, intégré à la vie de l’ermite qui prend plaisir à circuler dans les chemins d’abattage pour respirer un grand coup, laisser des traces dans ce territoire qui résiste à toutes les exactions humaines. Il y a toujours une forme de désespérance dans les histoires de Gravelle, dans ce développement économique qui détruit des lieux de rêve et saccage les paradis.

 

MILIEU

 

L'écrivain démontre encore une fois, peu importe la direction qu’il prend, son amour pour les lieux isolés, la flore et la faune, la vie sans contraintes dans la forêt quand on peut se laisser aller au plaisir d’être et de respirer, de voir et de surprendre la beauté autour de soi. Une manière de faire ressentir le pays dans son corps, sa langue, son souffle, d’en faire une partie de soi et de décrire les gens marqués par ces espaces sauvages. C’est ce regard du romancier qui m’a retenu au-delà des rebondissements et des meurtres. Un thriller qui vous happe. Vous ne lâchez qu’à la toute fin, comme quand je plongeais et nageais le plus longtemps possible dans mon enfance. C’est encore une fois l’occasion de constater tout le talent de cet écrivain discret. 

Je reviens à sa langue vivante, belle, tortueuse qui nous décrit parfaitement une réalité que nous retrouvons très rarement dans notre littérature. Dans ce nouvel ouvrage, Julien Gravelle démontre son originalité et sa formidable perception du monde qu’il a adopté et qu’il aime. Un rythme, un souffle qui colle aux halètements des chiens qui tournent, font oublier les manigances sordides des tueurs et surtout le travail de Rozie. Les aventuriers sont au bout du rouleau, la nature est maganée, mais la vie est là, toujours coriace et capable de tous les rebondissements.

 

GRAVELLE JULIENLes cowboys sont fatigués, Éditions LEMÉAC, 184 pages, 22,95 $.

http://www.lemeac.com/catalogue/1877-les-cowboys-sont-fatigues.html

vendredi 7 mai 2021

REFAIRE SA VIE DANS LE NORD

FELICIA MIHALI EN 2016, dans La bien-aimée de Kandahar, nous offrait une histoire fascinante. Une jeune femme, Irina, se retrouvait à la une d’un magazine connu après sa rencontre avec un photographe. Elle devient la fille la plus sexy pour les militaires canadiens envoyés en Afghanistan. Yannis Alexandridis, en poste à Kandahar, parvient à la rejoindre et amorce alors un échange épistolaire. Elle répond et une histoire semble se dessiner pour l’étudiante en littérature, mais le soldat est tué pendant une patrouille. Nous retrouvons Irina dix ans plus tard, dans Une nuit d’amour à Iqaluit. Elle arrive dans le pays des aurores boréales pour enseigner le français après avoir vécu bien des déceptions. Un monde nouveau s’ouvre à elle dans ce coin du Québec que l’écrivaine a fréquenté avec bonheur dans Le tarot de Cheffersville.


Le Nord devient la destination de bien des éclopés, des blessés de l’âme qui veulent se guérir en s’installant à la frontière. L’espoir de tout recommencer certainement. Des hommes et des femmes qui pensent aux salaires élevés, se refaire une santé financière avant de rentrer au Sud. Des écrivains s’y faufilent pour un temps, traduisant la fascination que ce pays dans le pays exerce sur ceux qui prennent la peine de le visiter. 

Yves Thériault s’y est intéressé en premier avec Agaguk paru en 1958. Il a connu un succès important avec ce récit qui mettait en scène des Inuits. Jean Désy est certainement le plus populaire de ces «drogués du nord» qui oscillent entre le Sud et la toundra où il retourne régulièrement pour y pratiquer la médecine. Ses expériences ont donné de très beaux livres. Je signale Coureur de froid et Rêverie du nord. Paul Bussières, avec Qui donc va consoler Mingo, nous plongeait dans un monde trouble en 1991. La justice ne s’applique pas à Mingo comme à un individu de Montréal. Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel raconte le séjour d’une jeune femme à Salluit. L’écrivaine décrit les grandeurs et les misères de ce coin de pays tout en s’occupant des enfants qui subissent les ravages de l’alcool et des drogues.

Tout est tranché au couteau dans le Nord. En exagérant un peu, on peut affirmer qu’il n’y a que l’été et l’hiver. Un jour de six mois et une nuit pour hiberner et se régénérer. 

 

MUTATION

 

Bien sûr, la vie des Inuits n’est plus ce qu’elle était depuis l’arrivée des Blancs qui sont venus s’occuper de leurs affaires. Les missionnaires d’abord et après les entrepreneurs, des opportunistes souvent qui trouvent dans ces espaces un nouveau Klondike et le moyen de faire de l’argent rapidement. C’est dans ce monde que s’installe Irina après des aventures amoureuses qui ont laissé des traces et déstabilisé la jeune femme. Le Nord pour elle sera une sorte de replis sur soi, un temps pour retrouver son équilibre et peut-être une direction à prendre.

 

Une semaine plus tard, j’allais comprendre qu’à Iqaluit, les chauffeurs de taxi étaient majoritairement des Arabes, les agents de sécurité, des Noirs, les travailleurs de la construction, des Québécois, les gestionnaires, des Blancs de l’Alberta et les employés du gouvernement, des Ontariens. Qu’est-ce qui avait changé depuis le temps des premiers explorateurs? La société était encore organisée selon une vieille hiérarchie qui mettait l’homme blanc au sommet de la pyramide et rendait les gens du lieu invisibles. (p.57)

 

Chacun se tient dans son clan et ne fréquente presque jamais les voisins même si on est confinés dans un espace étroit. 

Si certains sont là pour quelques mois, d’autres s’installent en pensant retourner dans le Sud quand viendra le temps de la retraite. Ils s’adaptent plus ou moins à une petite ville qui recommence tout régulièrement, surtout dans l’enseignement. Un milieu instable et en même temps immuable où les différences sont exacerbées.

Pour Irina, la situation est claire. Elle dépose sa valise dans l’appartement qui lui est attribué pour un an, surveille des voisins qu’elle identifie à l’odeur de leur nourriture, discute un peu avec eux le temps d’une cigarette à la porte de l’immeuble. La jeune femme est méfiante. Elle a des choses à guérir. Surtout qu’un policier rôde autour d’elle et aimerait bien se faufiler dans son quotidien. Elle résiste, mais la nature étant ce qu’elle est, Irina finira par céder aux avances de Liam. 

Le gendarme s’occupe de sa nièce, une élève d’Irina, la petite Eli, une enfant volontaire, sauvage et isolée qui n’en fait qu’à sa tête. Sa vie va prendre bien des directions et connaître des soubresauts malgré cette apparente tranquillité. Des secrets et des vérités étonnent et laissent voir une autre réalité. Et la nature se déchaîne pour le meilleur et le pire, frappe comme un grand fauve qui ne fait jamais de quartier. Chacun doit se situer par rapport à son clan.

 

Lorsque j’ai questionné Brigitte sur l’agent O’Connor et son frère inuit, elle s’est montrée très surprise devant ma curiosité. Elle restait fidèle à la version officielle de l’homme blanc. Pour elle, les Inuits n’étaient que des victimes tragiques et naïves. Sa pitié les dépossédait de leur identité. Sa réponse était prompte et sarcastique, révélant le fait qu’elle ne remettait jamais en question les anciennes idées sur la contribution bénéfique des Blancs dans le Nord. (p.152)

 

Un monde en noir et blanc, avec des hivers et des froids difficiles à imaginer, des gens emprisonnés dans leurs principes, incapables de s’ouvrir à l’autre. Ce fut le drame des explorateurs britanniques qui sont morts dans leur recherche du passage du Nord-ouest. C’est encore la situation de ces arrivants déboussolés. Certains résistent, d’autres abandonnent rapidement, peu se glissent dans la vie des Inuits pour les écouter et les entendre.

 

ATTENTE

 

Irina fait son temps, peu curieuse des autres et des manières de vivre dans ce nouveau pays. Elle tourne entre l’école et son appartement, le magasin et une nature qui subjugue un Jean Désy et qui la laisse assez indifférente. Elle ne profite pas de la liberté qu’on trouve dans ces territoires immenses qui émerveillent et peuvent devenir le théâtre d’une mutation intérieure. 

Dans le Nord, si les gens ne parlent pas beaucoup entre eux, ils savent tout. Les aventures amoureuses sont rapidement connues et Irina est perturbée, mal dans le regard de ses proches. Des surprises aussi. Liam était le compagnon du militaire avec qui elle a correspondu. Il a tout de suite reconnu la «fille de Kandahar» même s’il n’en a rien dit. 

Dans les romans de Felicia Mihali, les personnages féminins sont souvent en attente et réagissent quand elles ne peuvent plus faire autrement. Irina vit son quotidien, une aventure qui ne semble guère la toucher. Ça ressemble à une forme d’hibernation. 

Des collègues s’imposent. Brigitte et Ana prônent des approches pédagogiques étonnantes. Toutes les belles théories de l’enseignement ne tiennent guère dans une classe à Iqaluit, devant des enfants qui ne comprennent pas l’autorité et les propos des professeurs qui viennent tous du Sud.

 

FOISONNEMENT

 

Felicia Mihali effleure une pléthore de sujets dans ce roman. La paternité et la maternité vue différemment par les Inuits, leur sexualité plus libre et permissive. Les bouleversements qu’ont apportés les Blancs dans la vie de ces nomades, la perte de sens, de références et les nouvelles dépendances. L’alcool et les drogues y font des ravages avec un taux de suicide fort élevé. Il y a aussi ces arrivants qui font tout pour dissimuler leur origine et qui, quand la maladie frappe, retournent dans leur enfance. De belles pages sur la migration et l’adaptation. 

La difficulté de se faire confiance, l’hiver qui oblige à devenir introspectif et méditatif, les maisons mal conçues pour ce climat extrême, les problèmes de langue, l’influence des médias, surtout la télévision, la perte de soi et de références.

Certains basculent dans les excès et le désœuvrement. Des enseignants démissionnent, incapables de faire face à leurs étudiants. Quoi dire à ces jeunes qui vivent une réalité si différente? Irina fera un malheur en apprenant le tricot à ses enfants. 

La vie communautaire, très forte chez les Inuits et l’individualisme si précieux des arrivants se confrontent. Tout cela en nous rappelant les drames des explorateurs britanniques, ces entêtés qui cherchaient le passage du nord-ouest et qui sont morts pendant les froids et les vents polaires. À l’image de ces gens qui refusent de s’intégrer à la population et qui imposent des manières un peu loufoques. 

Un roman fascinant par ses dimensions. Irina et Liam vivent une passion toute de retenue, de silence pendant cette longue nuit de six mois qui transformera la jeune femme. Felicia Mihali se montre une fois de plus une sacrée conteuse qui sait multiplier les rebondissements, nous ancrer dans le temps et l’espace, nous pousser dans une réalité qui déstabilise et étonne.

 

MIHALI FELICIAUne nuit d’amour à Iqaluit, Éditions HASHTAG, 392 pages, 26,00 $.

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mardi 4 mai 2021

DES HOMMES ET DES BÊTES

DOMINIQUE BLONDEAU

Collaboration spéciale

 

 

LES PREMIERS RAYONS de soleil se croisent et se décroisent entre les branches éparpillées des arbres du parc, comme pour nous caresser le visage chaque fois qu'on fait un pas en ses allées, les branches se resserrant, tel un rideau aux froissements agités. On s'en repait, les premières étreintes étant toujours dépendantes de celles qui surgiront, terriblement chaudes, au mitan de l'été. Ce dont on a hâte, cette chaleur accablante, qui nous revigore. On commente le roman de Yvon Paré, Les revenants


Il y a des livres dans lesquels nous devons nous laisser aller. Faire fi d'une quelconque linéarité même si, formée à cette école traditionnelle, on a tendance à hausser des barrières. On pense à des marges qui déborderaient d'images et non de notes. Il suffit de s'en tenir à la cohérence du texte, de suivre les excentricités de personnages anticonformistes pour déranger, avec grand plaisir, lectrices et lecteurs de leurs habitudes sédentaires. Ce qui se passe dans ce roman sans chapitres : nous suivons un homme qui a perdu la mémoire, l'écrivain mentionnant que l'histoire se déroule en l'année 1980. 

Quand le narrateur prend la parole, il se tient sur la galerie d'une maison vide, à La Doré, reclus entre les arbres et les hirondelles. « Le jour flambait dans les lilas. » Soudainement, sont apparus, descendus d'une voiture, un homme aux cheveux longs et roux, Jean-Sébastien, Bach, pour tout le monde, accompagné d'une jeune femme cherokee, Nokomis. Les deux connaissent le narrateur, Richard-Yvon Blanc, qui préfère se faire appeler Presquil. « Juste l'ombre d'un homme ». Il possède peu : un chat, Monsieur Melville. Un livre fétiche, Jack Kérouac, signé Victor-Lévy Beaulieu. À nouveau, un moteur se fait entendre, celui d'un « un vieil autobus vert délavé. » La conductrice, Flavie, semble s'être donné rendez-vous avec Bach et Nokomis, car, elle aussi, connait le narrateur et sa famille. Ces êtres, peu à peu, s'imposent dans l'existence de Presquil, ce dernier s'étant défait depuis l'échec de l'indépendance du Québec, en 1980. Une maison bleue servira d'élément flottant dans les aventures des protagonistes, un autre se manifestant, Félix, le meilleur ami de Presquil, avant qu'il perde la mémoire. Effacement de soi face à une défaite dont il n'est pas responsable, mais le choc a été trop rude pour en supporter, seul, la honte. Les uns et les autres se mettent en branle autour d'un Presquil souvent désemparé, protégé de ses bêtes, de ses oiseaux, de ses arbres et rivières, narrant leur situation antérieure surgie d'univers plus conventionnels. Bach et Nokomis ont été des universitaires qui ont traversé l'Amérique avant de rentrer dans leur village. Félix restaure des maisons, ici une maison bleue qui se déplacera pendant la nuit. 


TÉMOIGNAGE


Le narrateur s'exprime avec une telle poésie qu'on reste confondue d'admiration pour cet homme qui, sous des apparences de simple d'esprit, gère son univers avec une sagesse apprise de celle des bêtes qui le confortent. Mammouth, la marmotte, Monsieur Melville, le chat. Les petites crécerelles qu'il faut nourrir de chair fraîche, leur mère s'étant noyée. Les hirondelles qui s'ébrouent, le renard qui surveille, au loin. On en passe... Flavie, lesbienne et féministe radicale, qui a exercé plusieurs métiers lucratifs, se consacre à la sculpture, qu'elle ne cesse de remettre en question. Ses colères, ses rires excessifs, ses provocations sexuelles envers Presquil soulèvent des points d'interrogation qui la tourmentent. Félix se range vers la jeunesse occultée de son ami, devient son gardien bienveillant lorsque des marginaux, comme William Cousin, le surprennent, ne se reconnaissant pas en eux. L'amnésie crée des distorsions mentales. Félix, propriétaire d'un jardin botanique, cultive aussi un champ de fraises, leur cueillette inspire à l'écrivain des pages poétiques admirables, imbibées de l'insatiable liberté des revenants, écho ironique aux intermèdes suscités par les villageois, réels ou inventés, autant qu'improbables. Tout s'avère jaillissement dans cette histoire jubilatoire, où il est prudent de ne pas trop se questionner, comme si la vie de chacune et chacun dépendait d'un instinct jamais corrompu. Les bêtes prouvant qu'existe un temps pour tout. Le temps de la mémoire oubliée s'avère le temps privilégié pour se montrer à fleur d'épiderme, le narrateur sujet à une émotivité excessive, pleurant à chaudes larmes, riant à pleine gorge, comme pour exorciser les affres qui le condamnent à miroiter ses agissements à travers les visées parfois lyriques de ses compagnons. Mais tout miroir se déleste lentement de son tain. Le foisonnement verbal de Bach trouve un sens dans l'humanité dont il se sert en faisant des expériences sur des champignons comestibles ou vénéneux dont il est grand amateur. Faut-il frôler la mort, transcender les visions, pour que la musique capte une oreille démultipliée, musique du chant de Nokomis, de la guitare inlassable de Bach, des hirondelles qui se planquent dans un portique ? L'apparition inattendue de Jack Kérouac. De Victor-Lévy Beaulieu, déchirant des pages du carnet du narrateur. Entre divagation hasardeuse et réalité douloureuse, l'identité du pays n'est pas résolue, pas mieux que celle de Presquil. C'est Nokomis, elle-même de culture outragée, qui remettra à l'heure les pendules désaccordées de Richard-Yvon Blanc. 


QUÊTE


En lisant ce roman dense et sensuel, souvent symbolique, soutenu par les joints qui circulent, on a imaginé une longue trainée blanche dans le ciel écartelé par l'explosion d'un lieu provisoire où se sont dissous les occupants, eux aussi revenants, qui se mesurent à des espaces insoupçonnés, leur mémoire ne s'effaçant jamais d'un morceau de l'univers. C'est peut-être là la véritable identité d'un pays qui se démarque du comportement rationnel des pays voisins. Colportée par des femmes et des hommes atteints de doute et non de certitude. Comme le coureur qui nargue Presquil, énumère les écrivains les plus importants du Québec, écrit des livres dans sa tête. Un brin de folie embellit le désenchantement de chacune et chacun, attise un rêve plus puissant que la réalité parfois mensongère, parfois grossièrement affectée, paroles sous-entendues dans la bouche de Nokomis, qui réveilleront les hommes autour d'elle. Brisant leurs illusions auxquelles ils n'avaient pas songé, le réveil risquant d'être brutal mais salvateur. De brèves souvenances nous campent dans des instants présents où Richard-Yvon Blanc, différent de ses frères, entrevoit ses origines malmenées, son enfance barbouillée, son adolescence débridée, jusqu'à sa fuite hors du village. 

Les paysages dépeints majestueusement par l'écrivain-narrateur, Yvon Paré, illustrent magnifiquement les périples de ses revenants, comme un tableau du Douanier Rousseau. Les bêtes échappées d'une jungle à peine domestiquée, les oiseaux ne manquant pas d'ajouter leur grain de sel étourdissant. Jungle bruyante et chatoyante. Là où s'étiole l'identité symboliserait-il une image décantée du paradis perdu ? La fin du roman comportant plutôt un recommencement, révèle une allégresse teintée de peur, représentée par Bach, ivre de ses visions végétales. À la merci d'une mort qui n'en serait pas une. Frontière où se présentent des témoins que nous n'avons pas cités, par crainte de leur donner des vertus qu'ils ne posséderaient pas, leur chair marquée du passage d'où l'on revient rarement, comme Marie-Louise, rescapée d'elle-même, incertaine de s'être évadée d'une quatrième dimension. Le narrateur, Presquil, ne conclut-il pas qu'il est « un spasme dans un nœud du temps », une déflagration qui le pousse aux limites de l'imaginaire ? Déflagration fabuleuse que cette demi-fiction, ce demi-témoignage, qu'il était nécessaire de faire entendre à un public avisé, qui saura ressusciter un trépassé, ici plusieurs, dans l'espace morcelé des vivants...


PARÉ YVON, Les revenants, Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 216 pages, 22,95 $.

 

 

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