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jeudi 30 avril 2020

OÙ IL EST LE PAYS DU BONHEUR

Y A-T-IL UNE GÉOGRAPHIE du bonheur ? Voilà une question qui a troublé Véronique Marcotte lors d’un séjour en Haïti, en compagnie d’écrivains du Québec. Une jeune femme, pendant une rencontre avec le public, lui a asséné cette énigme. Que répondre ? Où le bonheur prend-il ses aises ? Et pour quelqu’un qui vit en Haïti, demander où se cache le bonheur, c’est peut-être demander si l’avenir est possible. Est-ce que le paradis a pignon sur rue ? Est-ce que vous le croisez dans votre quartier en ce printemps de confinement physique et mental ? Les longs jours tranquilles suivront-ils les outardes, le retour à la vie dite normale, un soleil stimulé aux hormones et des dégâts de pissenlits le long des trottoirs ?

Adam et Ève Bonheur se sont installés en Amérique du Nord ou encore dans une région de l’Europe, bien sûr. Chez les Blancs, cela va de soi, dans un pays riche où sévit le wi-fi, le téléphone intelligent et la radio débilitante. Ils ont choisi une ville en bordure de fleuve où les magasins sont accessibles en tout temps. Le couple entretient jalousement sa pelouse, de grands érables et certainement une piscine. Ils ont leurs oiseaux de juillet et d’hiver qui volettent sous les mangeoires et leurs deux enfants, un gars et une fille, partent à l’école après avoir bien déjeuné. Un pays où la carte de crédit fait la loi, où l’on surveille son poids en comptant les calories, où l’on parle, après avoir vidé une bouteille de vin, de devenir végétalien. Ève et Adam travaillent tous les deux et peuvent s’offrir un bout d’été dans le Sud en janvier et des séjours à Paris quand ce n’est pas l’Asie pour connaître les frissons du dépaysement. Le bonheur est-il en pause sur cette planète coronavirus-19 ?
Véronique Marcotte est revenue de son voyage en Haïti avec cette question dans ses valises. C’est souvent comme ça que s’impose un projet. Une petite phrase malicieuse et la machine à écriture se dégourdit. Un contact particulier avec Haïti pour la romancière, mais aussi un coup de foudre. Assez pour postuler et chercher à profiter d’une résidence d’écrivain. Pas de meilleure façon de continuer l’expérience. Elle va s’installer dans une grande maison sous les arbres et taquiner le mot pendant le jour en attendant l’heure de l’apéro, ce moment qui penche vers une nuit chaude et ivre d’odeurs. 

AVENTURE

Véronique Marcotte part avec armes et bagages pour la belle aventure. Le choc est brutal. Rien ne se passe pas comme elle l’avait prévu. Se retrouver dans une vaste maison « en manque d’amour », avec l’impression d’être une tache blanche sur un grand tableau noir ne va pas de soi. Elle devient celle que l’on regarde, que l’on examine comme si elle était une curiosité. Madame V. est l’étrangère. Le terme « minorité visible » n’est plus un euphémisme. Elle le vit à chaque moment de la journée, chaque fois qu’elle ose s’aventurer hors des murs de la résidence. 

J’avais peur qu’on m’assaille, qu’on me pille, qu’on m’insulte. Je ne voyais pas les compatriotes de Paulo comme des brutes, je peux le jurer, mais je ressentais quelque chose qui ne se traduit pas autrement, quelque chose de viscéral. Et Paulo, toujours en souriant, m’a confirmé que si nous passions la nuit sur la route Nationale, derrière le camion de ciment renversé, il était fort possible que nous nous fassions voler nos affaires. J’ai jeté ma cigarette pour serrer contre moi le sac qui m’entourait la taille pendant que la petite posait sa tête sur mon épaule de Blanche effrayée. (p.66)

L’écrivaine ne parvient pas à trouver du temps et le silence qu’il faut pour dresser les mots. La maison est envahie par les voisins qui y viennent pour le wi-fi. L’intimité n’a pas le même sens en Haïti qu’à Montréal. Elle se lie avec une famille des environs, découvre l’histoire de Clara et Pierre. Clara est la fille d’une Québécoise. Une parenthèse pour Marine, la mère, qui est retournée vers son homme à Montréal. Un pas de côté pour celle qui ne voulait pas d’enfants. Jaco, son mari, un métis haïtien et québécois, ne saura jamais rien de l’incartade de son épouse. 
 
LE BONHEUR

Mais où est-il ce bonheur ? Madame V. décide de suivre cette famille au bord de la mer près de Jacmel. Elle va s’installer dans une petite maison et écrire. C’est le but de son voyage après tout. 
Le bonheur, elle le constate, tout le monde tente de l’inviter à sa table, mais le grand escogriffe a souvent des manières imprévisibles. Madame V. vit une passion avec Sue, une Américaine en exil. Une pulsion de vacances, quand tout bascule. Le même abandon que Marine a connu avec Pierre peut-être.

Ce soir-là, Sue me fait découvrir quelque chose au moment même où j’avais perdu foi en l’étonnement. Elle installe une jonction entre nos deux corps. Et moi je consens à cette suture. Je verrai plus tard quoi en faire, je verrai plus tard ce que ça fait d’avoir une femme comme Sue en plein cœur de charpente. (p.103)

Et l’histoire de Marine et Pierre, de Clara qui s’attache à Madame V. comme si elle était sa mère, se dévoile peu à peu. Bien sûr, tout le monde a menti à la fillette pour la protéger. Nous trichons tous pour masquer nos grandes et petites lâchetés. Que seraient notre société et nos vies sans les mensonges qui améliorent le réel et le rendent acceptable ?

FIN

Marine est atteinte d’une maladie terrible qui ne lui laisse aucune chance. La sclérose latérale amyotrophique va l’enfermer dans son corps. Un drame pour elle et son mari. Une fin atroce. Elle décide de choisir son moment, de partir volontairement. Jaco verse le poison, se fait complice. Nous sommes avant la loi pour l’aide médicale à mourir. La police enquête. Jaco ment bien sûr, comme sa femme avant, pour sauver sa peau. La vieille Aurore qui n’en a fait qu’à sa tête, une voisine, organise avec lui ses mensonges et sa défense. 

Il veut s’anesthésier. Sortir de cette fatigue. Il se sent seul. La seule personne avec qui il peut partager ce qu’il vit, c’est Aurore. Il n’a plus vraiment d’amis proches, son père est mort, et il est hors de question qu’il annonce à sa douce mère qu’il a tué Marine. Tâche de garder ton calme, mon fils. Jaco entend la voix de Josema, son accent créole qui roule comme une bille dans sa gorge, sa mère bien-aimée qu’il ne met au courant de rien pour l’épargner. (p.84)

Rien ne va plus en Haïti quand la famille de Clara apprend la mort de Marine. Là aussi, le mensonge a brouillé le quotidien. L’enfant correspondait avec sa mère à l’insu de son père qui se révèle peu à peu aux yeux de l’écrivaine. Il se comporte en petit despote et bat sa femme. 
Clara fugue. 
Madame V. et Sue se retrouvent au centre du drame malgré elles. Tout se précipite quand la vieille Aurore et Jaco débarquent en Haïti pour exécuter les volontés de Marine, régler un héritage qui fait délirer Pierre.

QUESTIONS

Une intrigue qui tient du thriller, un questionnement sur la vie, l’amour, le mensonge, le suicide, la mort assistée, la violence conjugale, le machisme, les enfants qui subissent la dictature d’un père, le vieillissement et notre responsabilité les uns envers les autres. L’appartenance aussi, le métissage, les racines, le pays, tout ça en filigrane dans une histoire à multiples facettes qui ne vous laisse pas un moment de répit. 
Véronique Marcotte est une magnifique conteuse et je ne pense pas, malgré toutes ses tribulations dans l’île de Danny Laferrière, qu’elle puisse pointer sur la carte du monde le lieu où Ève et Adam Bonheur se sont installés. Il faut regarder en soi et tenter de démêler le vrai et le faux qui empoisonnent nos vies pour arriver, peut-être, à une sorte de paix qui peut se répandre tel un virus. 
Un beau roman qui explore les liens que le Québec entretient avec Haïti, sans que nous connaissions réellement ce pays qui semble distiller la misère et le malheur. Madame V. l’apprend : le bonheur perturbe et se réfugie dans des lieux peu fréquentés, même en Haïti, quand tout se déglingue. La géographie du bonheur fait du bien, ce qui est rare et précieux en littérature.

MARCOTTE VÉRONIQUE, La géographie du bonheur, VLB ÉDITEUR, 254 pages, 24,95 $.

https://www.quebec-amerique.com/auteurs/veronique-marcotte-512

jeudi 23 avril 2020

CE PAYS QU’IL FAUT RÉINVENTER

J’HÉSITE TOUJOURS DEVANT UN RECUEIL de poésie et retarde souvent le moment de m’y aventurer. La plupart du temps, après avoir pris une grande inspiration, je me lance et… c’est la déception. La poésie est rarement au rendez-vous. Je me bute à de la prose égrenée qui finit rapidement par me lasser. Quelques images ici et là me font penser à ces photos que l’on multiplie et que l’on ne regarde jamais. Pourtant, la poésie permet la mise en joue de l’univers, un affrontement et une remise en question de soi devant les autres, une manière de forer des trous dans les murs du silence. Une respiration aussi, un cri qui permet le retour à la vie. « L’art est une façon d’éclairer les contours du monde qui restent flous », écrit Hélène Dorion dans : Pas même le bruit d’un fleuve.

Kristina Gauthier-Landry est née à Natashquan, un bien lourd héritage après le grand monsieur Gilles Vigneault. Ce pays mythique, elle l’a quitté pour de bonnes ou mauvaises raisons. L’exil reste toujours une perte de ses lieux d’ancrages. La poète veut secouer ses balises par l’évocation, une forme de prière qui permet un retour à soi, de retrouver tout ce qui a été abandonné, repoussé dans un recoin de l’esprit. Les départs ressemblent souvent aux remous qui suivent un navire. Des vagues si lourdes d’abord qui, rapidement, deviennent un fil sur l’eau et puis plus rien. C’est certainement pour oublier cette distance, que les écrivains tirent sur ce filin invisible, tente de ramener l’enfance, les lieux où l’on se sent parfaitement en harmonie avec soi et les environs. 

Retourner au début
retrouver les entrailles
pour qu’un jour bien droites
telles des épinettes nous puissions dire

c’est ici que nous sommes nées (p.7)

Nommer la Côte-Nord, la dire dans sa réalité physique et dans sa mémoire, la faire respirer par les mots, la marcher comme aux premiers instants de ses émerveillements.
Kristina Gauthier-Landry s’investit dans une entreprise qui demande souvent toute une vie d’efforts et de patience. Comment saisir le pays, l’entendre dans sa tête, le voir comme s’il était en soi et hors de soi ? La poète s’accroche aux pierres, aux flancs des montagnes aplaties qui longent la côte, aux épinettes malmenées par les saisons pour retrouver ce temps d’avant. Elle respire avec les gonflements du fleuve qui portent les baleines, leurs souffles au large.

Mais où est la maison
j’étais pourtant certaine de l’avoir
laissée là (p.19)

S’abandonner et s’apercevoir que plus rien ne peut être pareil. Tout change et se modifie. Le pays déserté n’est jamais celui que l’on retrouve. Le lieu quitté se recroqueville dans un temps que seule l’artiste fréquente. Entreprise impossible et nécessaire qui fixe les contours de sa géographie. Sans cette quête, il n’y aurait plus de littérature et encore moins de poésie, pas l’œuvre de Gilbert Langevin, de Paul-Marie Lapointe, de Gaston Miron, Yves Préfontaine et Marie-Andrée Gill. 

Tu me berces toujours salée
avec tes chansons bleues de mer
les rideaux lourds font des vagues
qui ressemblent au temps
égrené au large (p.62)

Travail nécessaire pour vivifier la mémoire, retrouver la paix dans sa tête et son corps. Tâche exigeante que de retourner chaque pierre, de longer les caps, les pics, s’attarder devant des bouquets d’épinettes, ces témoins des siècles avec les oiseaux porteurs de messages, de souvenirs qui roulent dans les gonflements de la vague.

PRIÈRE

J’aime cette voix qui tient du murmure et de l’incantation, ce poème comme un caillou poli par des siècles de patience, ces images chaudes dans la rondeur de la main. 

Sur le chemin du ruisseau
devant la maison bleue
la mousse m’indique le nord
et les outardes aussi il me semble
murmurent ton nom (p.108)

Chant, poésie sensible, belle comme une larme ou une fleur de chicouté qui devient miracle dans un rond de la savane. Méditation devant les écritures gravées dans le granite, l’empreinte d’une sterne à l’ourlet du fleuve. J’aime cette respiration, ce sourire quasi effacé dans une photo jaunie. Ça sent la terre, la comptonie voyageuse, la mousse de caribou et les jours qui grésillent parfois en juillet. 
Et l’exilée se grise des appels des outardes quand elles reviennent dans les poussées du printemps. Prendre racine comme les épinettes qui retiennent les souffles du large dans leurs branches, s’installer dans toutes les dimensions de son être. Voilà la folle et belle entreprise de Kristina Gauthier-Landry.

En haut de la côte du morne
ça respire large
le fleuve en feu

toutes les beautés nous hurlent
torrentielles

je bouche mon nez mes yeux
du silence
au fond des choses (p.114)

Un appel, je l’ai déjà dit, une évocation qui permet de s’ancrer dans le présent, de faire la paix avec son passé et peut-être son présent.

GAUTHIER-LANDRY KRISTINA, Et arrivées au bout nous prendrons racine, Éditions LA PEUPLADE, 128 pages, 19,95 $.

jeudi 16 avril 2020

MARIE-CLAIRE BLAIS FRAPPE FORT

PETITES CENDRES OU LA CAPTURE de Marie-Claire Blais se présente comme un ajout à la fresque unique qu’est la suite des onze volumes de Soifs. Mêmes personnages, mêmes lieux, même manière de plonger dans l’époque contemporaine. Comment ne pas être subjugué par cette écriture qui m'a aspiré tel un fleuve au printemps, fais perdre tous mes repères dans des remous irrésistibles.

L’impression de se retrouver dans un trou noir où tout se compresse et se retourne sur soi, où le temps s’arrête et la lumière implose. Me voici près de Petites cendres qui se dresse devant un policier à cheval. Il veut protéger le vieux Grégoire qui a trop bu et qui laisse aller sa colère face au représentant de l’ordre, sa rage d’Afro-Américain qui a subi tous les sévices dans l’expérience américaine.
Je retiens mon souffle dans ce western, au moment du duel, sur la place désertée. Les trois s’affrontent comme dans les films de Sergio Leone. Je pense au Bon, la brute et le truand où les mercenaires se retrouvent dans le cimetière pendant que la caméra tourbillonne dans une musique de fin du monde.
Un geste, un soupir et tout bascule. 
Ce n’est plus la nuit, pas encore le jour. Les bars ferment, les fêtards rentrent ou s’attardent devant les établissements pendant que les marchands s’installent sur la place publique pour monter leurs étals. 
La ville est sur pause. 
Tout tourne autour de cette confrontation pendant les 200 pages de Marie-Claire Blais qui se dressent comme le mur d’une enceinte.

…Petites Cendres les observait de loin en pensant que de son coté de la rue le ballet que dansaient les ombres de Grégoire, du policier et la sienne glissant à pas feutrés au milieu d’eux, afin que Grégoire se détournât du policier, ne fut pas atteint par lui dans quelque fusillade précipitée, oui, c’était un ballet, une danse plus légère, on eût dit qu’ils dansaient tous les trois, leurs ombres s’effleurant à peine… (p.13)

On connaît la manière de madame Blais. Aucun paragraphe, pas de chapitres pour refaire surface et échapper à cette épouvantable tension. Pas un espace où se défiler. Le texte, véritable plaque tectonique, bouge lentement. Petites Cendres fixe le policier et celui-ci effleure son arme. Tout près, dans l’ombre, deux étudiants, après le bal des finissants, plongent dans la mer, dans un lieu dangereux et interdit. Deux garçons et une fille, des inséparables depuis toujours, s’éloignent sur la plage. Phili et Lou s’accrochent au grand jour. Les deux vont permuter, changer de sexe et s’aimer. Un couple en vacances rentre à l’hôtel en se tenant par la main. Deux amis n’arrivent plus à se tenir debout après la tournée des bars. Un vagabond grogne sous le porche. Mark, prisonnier de son obésité, voit tout, impuissant comme toujours, jamais là où ça compte.
 
DES VIES

Petites Cendres ressasse des souvenirs, ne peut répondre aux appels répétés de Robbie. L’incendie du bar Le fantasque a décimé ses amis. Que de rires pourtant, de plaisirs, de métamorphoses pour oublier la tragédie de soi et des autres. Tous morts d’avoir trop vécu, victimes de la xénophobie et de la haine.

… un gâteau d’anniversaire dont les chandelles flamberaient, le gâteau et ceux qui en soufflent les bougies, d’un seul coup de rage, d’où venait donc cette tempête de haine, nous en avons aperçu l’ombre dans ce garçon au foulard noir s’évadant par l’arrière du bar où l’attendait une voiture, donc il n’était pas seul, il appartient à une assemblée, un groupe, il est sans doute reparti au Moyen-Orient même s’il semblait être un des nôtres, dansant sur nos pistes de danse, flirtant au bar, il était là tel un espion, ayant depuis longtemps renié sa mère, la maltraitant, car ce n’était qu’une femme, c’est cette zone fatidique de la haine que sa mère avait quittée pour éduquer son fils ailleurs, le faire naître parmi nous, se disant que son fils serait un homme droit, pas un meurtrier de sa mère et de ses sœurs, comme l’étaient son mari Mohammed, ses frères, les oncles homicides… (p.37)


Tous rentrent après être aller au bout de soi, de leurs désirs et de leurs pulsions, cherchant l’être enfoui en eux et des instincts refoulés. L’heure où tout bascule. Le mendiant ne survivra pas à la nuit, Love sera violée par ses amis, la dame au bras de son mari a-t-elle renié l’artiste qui voulait s’envoler il y a si longtemps ? Les nageurs téméraires seront broyés par les vagues.

NUIT APOCALYPTIQUE

Marie-Claire Blais nous pousse dans ce plissement du jour, nous fait confronter le regard du policier qui se dresse devant Petites Cendres. Tous secoués par l’arrêt de la planète, culbutés par la passion, des rêves qui ne peuvent germer dans ce monde étouffant. 

… il ne s’agissait que d’un jeu dans la nuit, un jeu pour rire, et s’ils allaient la traîner dans la mer, l’océan, l’oublier là, couverte de sang et de sperme, ainsi ne pourrait-elle pas disparaître et on ne saurait rien de cette nuit de meurtre à deux, rien du tout, les vagues nettoyaient tout, pensait Love, qu’était-ce qu’une jeune femme violée pour deux envahisseurs qui se vantaient de leur crime qu’ils pourraient un jour de beuverie raconter à d’autre étudiants aussi veules… (p.73)

L’univers de Marie-Claire Blais est terrible de racisme, d’homophobie et de machisme. Une société de mâles blancs qui peuvent tout se permettre sans être importunés, un état d’injustice et de sévices chroniques qui frappent ceux qui cherchent à bousculer la norme. 
Humanité incapable de se régénérer et de trouver une manière de juguler le mal qui la ronge et la pousse vers le pire. Ville où l’on cultive le désir du sang et du viol en ingurgitant des drogues. Civilisation où des forces démentes broient ceux et celles qui lèvent la tête. 
Marie-Claire Blais ajoute un volet à la grande tragédie de maintenant. Constat brutal, difficile à accepter. Elle me bouleverse chaque fois, me sidère en heurtant mes croyances et ma sensibilité, l’idéal qui refuse de mourir en moi malgré les horreurs. Le soleil finira bien par s’arracher à l’horizon, je le souhaite, je l’espère et je le veux.

BLAIS MARIE-CLAIRE, Petites cendres ou la capture, Éditions du BORÉAL, 216 pages, 24,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/petites-cendres-capture-2729.html

jeudi 9 avril 2020

LA VIE EST TERRIBLE DE VIOLENCE

CRISTINA MONTESCU PRÉSENTE trois femmes d’origines roumaines dans La ballade des matrices solitaires. Céline, Ana-Maria et Marta fréquentent une épicerie où Ariana, une jeune caissière à l’œil vif et l’oreille fine, entend tout, devine leurs grands et petits secrets. L’étudiante en littérature trouve là des sujets pour assouvir sa passion pour l’écriture. 

Céline franchit la frontière des 59 ans et fait tout pour demeurer dans la course à la séduction. Elle vit une liaison avec François, un célibataire qui attend le moment de se glisser dans le lit de sa voisine. Céline est larguée. Pour se consoler, elle prend un verre de trop, se retrouve au matin avec un inconnu. L’aventure d’un soir tourne au drame et à la violence.

Elle découvre en premier lieu un ventre excessivement arrondi et poilu qui cache presque complètement un petit pénis rose et plissé. Puis en glissant son regard vers le bas, elle voit des jambes velues, variqueuses et des orteils affichant des ongles longs et jaunis. Elle tressaille de dégoût et ne se rappelle pas comment cet homme en est venu à dormir à ses côtés. (p.30)

Un chant du cygne peut-être. Comment donner le change à ses fils ? Elle décide de séjourner dans un centre pour femmes violentées. Tout ne peut pas toujours s’arranger et elle a l’impression de devoir ramasser ses illusions et ses rêves avec une petite cuillère. Son âme se casse dans un fracas terrible. Peut-elle se résigner à l’âge où l’œil des hommes se détourne d’elle ? Cette prise de conscience la terrifie.

PATHÉTIQUE

Ana-Maria est prisonnière de son corps depuis son enfance. Obèse, elle tente par tous les moyens de devenir mère, recourant aux banques de sperme et aux cliniques de fertilité, pour vivre la maternité qui lui donnerait une place dans la société. Du moins, c’est ce qu’elle croit.

Et tu continues, pendant des mois et des années. Tu changes de clinique de fertilité en espérant être mieux accueillie, bénéficier de la meilleure équipe médicale. Sauf que tu parles de moins en moins à tes amis et à tes connaissances. L’histoire est tristement répétitive. Même si tu es allée au bout de ton corps et de tes capacités psychiques, le bébé n’est toujours pas de ce monde. (p.77)

Cette obsession happe toutes ses énergies. Stérile, elle a du mal à se résigner, à faire face à sa réalité. 
Quelle solitude effroyable pour celle qui a vécu en marge ! Rien ne changera, surtout avec le temps. La quête devient pathétique et bouleversante.

RÉUSSITE

Marta est avocate, spécialiste du droit familial. Les séparations, les chicanes de couple, c’est son quotidien. Cela ne l’empêche pas de vivre ses problèmes et de connaître des hauts et des bas dans sa vie. La venue d’un fils a tout bouleversé. Son mari et elle dérivent de plus en plus loin l’un de l’autre. La libido s’est éteinte et elle n’est plus qu’une mère.

Et Mihnea ? Elle ne peut plus ignorer les signaux qu’il lui envoie. À présent que Gabriel est né et se développe normalement, il ne la désire plus. C’est évident. Les femmes de son entourage l’ont souvent avertie que Mihnea se transformerait en étranger après l’accouchement, qu’il s’éloignerait d’elle, lentement mais sûrement. Par le passé, Marta n’a pas prêté une oreille attentive à ce qu’elle prenait pour des babillages de bonnes femmes aigries par des mariages bancals. Pourtant, le doute la consume à présent. Mihnea disparaîtra-t-il de sa vie ? Cette disparition la rendrait -elle malheureuse ou, au contraire, l’aiderait-elle à s’épanouir ? (p.148)
 
Les deux n’ont plus de temps, le goût de se donner l’un à l’autre. Comment souffler sur les braises et revivre ces moments tant recherchés ?

EXAMENS

Trois femmes échappent leur vie. Leur rêve s’évapore et devient de plus en plus inatteignable. Céline la séductrice ne peut s’accrocher à ses fils qui la surprennent dans sa vulnérabilité et son désespoir. Ana-Maria devra renoncer à cet enfant qui ébranle le couple de Marta. 
Des moments où des femmes mutent, où leur vie n’est qu’illusion, que mauvais scénarios. Une solitude qui avale tout. Voilà ce qui se dessine à l’horizon de tous.
Cristina Montescu pratique un humour caustique qui fait souvent grincer des dents. Un arrêt sur l’amour, la maternité, la sexualité et le vieillissement, tout ce qui dans le quotidien nous éloigne de soi et nous emporte dans une tornade dont personne ne peut échapper. Trois histoires émouvantes. Ariana, la jeune caissière, arrivera peut-être à mieux vivre grâce à l’écriture. 
Un roman terrible de réalisme, de justesse et de désirs qui s’effritent. La vie devient intolérable quand les hommes s’y mettent et que les femmes écopent.

MONTESCU CRISTINA, La ballade des matrices solitaires, Éditions HASHTAG, 164 pages, 20,00 $.

https://www.editionshashtag.com/livres_194

jeudi 2 avril 2020

PEUT-ON ÉCHAPPER À SON CORPS

IL Y A DES ROMANS QUI déstabilisent dès les premiers mots. Vous vous demandez alors quel monde risque de vous happer. J’ai relu plusieurs fois la première page de Méconnaissable de Valérie Jessica Laporte. Que penser devant une phrase comme celle-ci : « Maman a descendu son sourire dans l’autre sens, a installé les deux lignes entre ses sourcils et a cessé d’aimer le chien avec ses mouvements. » Une fillette semble avoir du mal à se tenir en équilibre et à dire ce qu’elle voit autour d’elle. De quoi piquer ma curiosité.  

J’ai pris une grande respiration. La lecture, après tout, est toujours un beau risque. Il faut être prêt à tout quand on a la témérité d’ouvrir un roman et de plonger dans un univers qui peut vous dérouter. 
Après quelques pages, une question m’a taraudé. Est-ce que la narratrice a des problèmes de fonctionnement ? Je n’osais pas encore prononcer le mot « autiste ». C’est délicat ces anathèmes et j’y vais toujours avec prudence. J’ai poursuivi en retenant mon souffle pour ne rien bousculer, me laissant envoûter par cette vision du monde particulière.

Maman a dit à papa qu’on ne pourrait jamais faire une fille de moi. Il a dit qu’il ne pouvait pas y faire grand-chose et que ce n’était pas son département. Je ne comprends pas l’importance d’un objectif, surtout que je vais déjà aux toilettes des filles et que je n’ai pas les morceaux supplémentaires et ceux en moins qui feraient de moi un garçon. (p.21)

Une logique implacable, une terrible sensibilité au bruit, une difficulté à coordonner ses gestes et l’impossibilité pour l’enfant de s’intégrer aux activités de l’école. Une obsession pour les règles et les directives. Elle perd pied quand une certaine manière de faire n’est pas respectée. Et le grand mot est revenu me hanter. Oui, voilà une autiste qui perçoit le monde autrement. Un regard étonnant et déboussolant. Le geste le plus simple devient un exploit pour elle.

COMBAT

Et je me suis laissé prendre par les propos de cette fillette qui tente de survivre dans un monde hostile. À l’école comme à la maison, elle se bute aux remontrances et aux rebuffades. Tous veulent qu’elle soit semblable aux autres, la pousser dans un moule qui ne lui conviendra jamais. 

En entendant l’extérieur de mon corps pleurer, je me suis demandé pourquoi mes sons ressemblaient à ceux du chien. On a des points en commun. C’est peut-être parce qu’on nous dresse à ne pas avoir de comportements ? Le chien n’a pas le droit de sauter sur les gens lorsqu’il est content et moi je n’ai pas le droit de sauter fort ou longtemps. On est obligés de se faire couper les ongles ou les griffes même si on a super peur et que quelques fois ça saigne. Si je demeure silencieuse lorsqu’il y a des invités, j’ai droit à une gomme à mâcher, et si le chien ne jappe pas lorsque les visiteurs arrivent, il a droit à un bonbon de chien. (p.26)

Une enfant incomprise par sa mère, encore moins par les enseignantes qui ne savent comment réagir devant cette fillette qui pointe les absurdités de certaines règles et leurs manières de faire. La pauvre vit un enfer, s’enfonce dans la plus terrible des solitudes.
La jeune décide de devenir une autre en se rasant les cheveux et en passant les vêtements de son frère. Elle fugue, se faufile dans une roulotte qui quitte le terrain de camping situé au bout de la rue, près de la maison familiale. Et la voilà dans un grand voyage où tout peut arriver.
 
MUTATION

L’enfant se retrouve dans un autre terrain de camping où elle rencontre un garçon qui s’amuse avec elle et ne pense pas la changer. Tout un été à se débrouiller pour manger et dormir, à vivre une amitié qui la transforme. Personne ne cherche à l’enfermer dans des règles et à lui faire jouer un rôle qu’elle ne peut pas. 

Je voulais changer, j’étais trop brisée comme j’étais. Je souhaitais que l’astre me colore moi aussi. Je voulais un peu de rose pour comprendre les émotions des humains. Je voulais du jaune pour apporter de la joie au lieu des problèmes. Je voulais du vert pour avoir confiance, j’en avais assez d’avoir peur tout le temps, ça fait mal, la peur, ça gruge très lentement les morceaux de soi et c’est douloureux, on sent, même si c’est par petits bouts, qu’on disparaît dans un trou vorace. (p.91)

Madame Laporte décrit magnifiquement les peurs, les craintes et les souffrances de cette enfant. Il y a une beauté dans ce texte, un regard d’une précision chirurgicale qui transforme la réalité ambiante.
Je me suis retrouvé souvent hors des sentiers battus et un peu perdu. Mais quelle tentative désespérée pour être soi, toute là, dans son corps et sa tête. 
Pourquoi la petite fille décide-t-elle de devenir un garçon ? Est-ce plus facile pour un mâle de vivre son autisme ? Est-ce que l’on accepte plus la différence chez un garçon ? La question se pose.
Valérie Jessica Laporte bouscule pour le mieux et manie magnifiquement la langue. Une lecture qui nous pousse dans une autre dimension. Ça devient vite passionnant et surtout, ça nous fait voir cette terrible différence de l’intérieur. L’aventure dans la tête d’une enfant qui réinvente son monde et le notre. 

LAPORTE VALÉRIE JESSICA, Méconnaissable, Éditions LIBRE EXPRESSION, 192 pages, 22,95 $.

http://www.editions-libreexpression.com/meconnaissable/valerie-jessica-laporte/livre/9782764813317

lundi 30 mars 2020

LE SOURIRE DE CHRISTINE EDDIE

MAGNIFIQUE ROMAN D’ESPOIR que celui de Christine Eddie malgré les obstacles que la vie se plaît à placer devant les humains, Un beau désastre nous entraîne dans un quartier populaire, une ville semblable à toutes les cités industrielles. Des familles y vivent au jour le jour, dans des maisons qui s’effritent peu à peu par manque d’entretiens. Célia et M.-J. gardent la tête hors de l’eau malgré tout et se débrouillent. Elle, éternelle optimiste, et lui, malgré son jeune âge, conscient des catastrophes qui menacent la planète.

Christine Eddie est une conteuse remarquable et ses histoires à multiples facettes nous emportent dans les spirales du quotidien de Célia et de son neveu M.-J., un garçon que sa sœur lui a laissé avant de disparaître en Inde pour méditer sur les aléas de l’amour. Un enfant taciturne, introverti et solitaire. Tout le contraire de Célia qui trouve toujours le beau côté des choses et une solution aux grands et petits problèmes de la vie. Son travail d’astrologue ou de tireuse de cartes lui fournit l’occasion de calmer les angoisses de ses clients et amis. 
Sur un ton léger, Christine Eddie nous pousse imperceptiblement devant les catastrophes qui menacent la planète. Les changements climatiques, la misère et la pollution, les spéculations qui permettent à des individus sans scrupules de s’enrichir sur le dos des démunis, les migrations et les difficultés des réfugiés à vivre une existence normale dans leur ville d’adoption.
Célia, malgré des amours sans issues, ne se laisse jamais abattre. M.-J. baisse la tête, un peu fataliste devant la Terre qui étouffe, les océans qui n’arrivent plus à digérer le plastique. Il ne manque qu’une pandémie, un virus à bouche chercheuse, pour animer le tout.

Quelque quinze mille personnes vivaient dans le Vieux-Faubourg, un enclos créé à proximité d’usines qui produisent surtout de la laideur et à l’intérieur duquel on avait construit des logements de brique, tous à peu près identiques. Aucun espace vert, pas un carré d’herbe, malgré le discours des élus qui, avant chaque élection, promettaient un parc. Pas de fontaine ou de bâtiment signé par un architecte de renom. Même l’église, unique monument d’envergure à s’élever au-dessus des toits, se fanait depuis que le clergé lui en avait préféré une autre, moins grandiose, plus rentable. (p.36)

Autant prendre une grande respiration avec Célia, fermer les yeux et se dire que tout va bien dans le meilleur des mondes. Les humains ont toujours trouvé une façon de triompher des pires épreuves. M.-J. souffre certainement de cette maladie récente que l’on nomme « l’angoisse climatique ». Certains croient que Greta Thunberg est atteinte par ce virus. Un mal qui touche les jeunes en particulier qui n’arrivent plus à imaginer comment ils peuvent avoir un avenir avec les catastrophes environnementales qui frappent partout, les guerres qui n’en finissent jamais.

TALENT

M.-J. possède un talent pour le dessin. Il y trouve sa manière de respirer, d’oublier sa solitude, la peur qui lui colle à la peau. Un voisin, pour faire plaisir à sa femme, lui demande de peindre une murale sur la devanture de sa résidence déglinguée. Une petite galerie, de la verdure, de quoi imaginer qu’ils vivent dans la plus coquette des maisons du quartier. Il ne faut pas oublier le banc. C’est bon de croire qu’ils peuvent s’y asseoir et piquer une jasette avec un passant. Du lierre aussi pour masquer la laideur et la décrépitude de la brique.

Rien, donc, n’indiquait que l’horizon de M.-J. eût quelque chance de s’élargir quand, à deux rues de la clôture de pivoines, un homme dont la femme avait toujours rêvé d’un balcon et d’une boîte à fleurs dans laquelle elle arroserait des géraniums demanda à rencontrer l’artiste. Célia ne laissa surtout pas passer l’occasion et força M.-J. à s’asseoir avec monsieur Nadon à la table de la cuisinette, où le vieil homme qui sentait la pipe expliqua son projet. Monsieur Nadon célébrait son cinquantième anniversaire de mariage le 13 mai. Il voulait offrir à sa femme une balustrade en fer forgé, un lierre qui grimperait sur le mur de brique, un auvent à rayures et des géraniums roses. (p.90)

M.-J. s’exécute et son talent fait des miracles. Tous veulent transformer leur taudis, masquer la laideur. Le jeune homme change le quartier. Pas seulement les devantures des maisons, mais surtout le regard des femmes et des hommes qui découvrent la beauté, un art de vivre, l’entraide. La couleur et les dessins métamorphosent les jours de tout le monde. Le Vieux-Faubourg devient un espace où il fait bon respirer. Bien sûr, les autorités ne pensent pas comme ça. Les élus décident d’appliquer la loi. Propriété privée, dommages au bien d’autrui, on connaît la chanson. Tout doit disparaître. 
Christine Eddie nous emporte dans un véritable tourbillon où elle confronte les pires côtés des humains comme les meilleurs.
L’art, la peinture, l’amour peuvent tout changer malgré des événements qui auront presque la peau de M.-J.
Madame Eddie est une magicienne qui aborde les sujets les plus inquiétants avec une petite moue et une étincelle dans les yeux. Une écriture, un sourire dans la phrase, un regard réconfortant. Une fée qui, avec son coffre à mots, transforme la réalité même si elle demeure consciente que le mal ronge la planète, que les humains sont doués pour la violence et les pires exactions. 
Un roman qui fait du bien et qui vous rend heureux en cette époque de confinement et de méditation. De quoi faire oublier tous les virus de la Terre qui voyagent depuis le commencement des temps et qui resteront à l’affût même quand l’été sera venu n’en déplaise au grand Donald des États-Unis.

EDDIE CHRISTINE, Un beau désastre, Éditions ALTO, 192 pages, 23,95 $.
https://editionsalto.com/catalogue/un-beau-desastre/

mercredi 25 mars 2020

LE CHOIX DE LORI SAINT-MARTIN

AVEC POUR QUI JE ME PRENDS, Lori Saint-Martin ne laisse personne indifférent. L’écrivaine raconte sa venue au français et son cheminement étonnant. Née à Kitchener, en Ontario, de parents anglophones, elle choisit d’apprendre le français et de faire des études à l’Université Laval de Québec pour y compléter un doctorat. Une immersion dans ce milieu francophone qui transformera son existence. Elle s’intègre au Québec et change de nom pour devenir une autre dans sa tête, son corps et son âme.

Cet ouvrage m’a particulièrement touché et rappelé tous les efforts qui j’ai dû faire pour devenir « souffleur de mots » et échapper à la tradition familiale. Tout comme Lori Farnham (c’est son vrai nom), j’ai voulu être écrivain très tôt. Pour y parvenir, je devais m’exiler, quitter mes proches et le village. Partir était une nécessité existentielle. J’ai dû m’installer à Montréal, connaître « le confinement » presque dans un sous-sol à la frontière d’Outremont. Je devais vivre les études et l’université pour arriver à l’écriture. 
Lori Saint-Martin tourne le dos à son milieu en passant de l’anglais au français, échappe ainsi à son enfance et se réinvente. J’ai fait un peu la même chose. Le français que je parlais dans mon village n’était pas celui que j’entendais en ville. Je me souviens du mal et de mon affolement quand il fallait intervenir dans une salle de cours à l’Université de Montréal. J’ai perdu des images, des manières de voir et de dire en plongeant dans des études littéraires. 
Je tournais le dos à ma famille. Tout le village en somme. La certitude aussi d’être un traîte. Je me suis attardé à ce phénomène que Pierre Bourdieu nomme « le transfuge de classe » dans L’orpheline de visage où je rends hommage à l’écrivaine Nicole Houde. Ce mal-être de tout individu qui, après des études ou une migration, n’est plus à l’aise dans son milieu d’origine comme dans celui où il tente de s’intégrer. 
Lori Saint-Martin a fait un choix étonnant en voulant muter pour échapper aux carcans qui ont marqué son enfance. L’adolescente rebelle ne pouvait se contenter de la voie toute tracée qui l’attendait et qu’a empruntée sa soeur. Elle a décidé de défricher son propre terrain, d’inventer son personnage.

Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour que ma mère ne puisse pas me lire. Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour pouvoir respirer alors que j’avais toujours étouffé. Je raconte, ici, l’histoire d’une femme qui a appris à respirer dans une autre langue. Qui a plongé et refait surface ailleurs. (p.9)

Un exploit que d’aller vers l’autre soi, que de devenir une femme libre de toutes attaches et de s’imposer par l’écriture et les traductions.

MUTATION

Madame Saint-Martin s’intègre parfaitement au milieu francophone. Beaucoup de migrants ont dû faire un choix semblable, mais ce sont les circonstances et les aléas de la politique qui les ont forcés à troquer leur langue d’origine. Je pense à Samuel Beckett, Eugène Ionesco et Romain Gary.
Sortir de soi pour s’inventer en s’éloignant de son enfance n’est jamais facile et surtout un fait rare.

Ma première œuvre a été de me créer moi-même comme francophone. Si je devais choisir une seule langue (mais je refuse de choisir, les trois me sont essentielles), ce serait le français. (p.12)

Elle réussira si bien que l’écrivaine parle de la petite fille de Kitchener à la troisième personne, comme si elle décrivait un être de fiction. C’est assez troublant.

Mais la principale difficulté est le silence que je fais planer sur ma langue et mon identité depuis mes vingt-cinq ans. Les gens que j’ai connus après, à moins de devenir très intimes, ne savent rien sur mon passé, mon nom, mes origines. J’ai préféré le placard. Et j’ai pu choisir justement parce que je n’avais pas d’accent anglais, rien qui me trahissait. (Je prends l’accent du coin automatiquement, comme mon téléphone se met à l’heure locale.) (p.25)

RETROUVAILLES

Lori Saint-Martin retrouve sa langue des origines en ayant des enfants. Des choix déchirants sont faits. Quelle langue utiliser pour apprendre à ces petits humains les chemins du monde ? Elle opte pour l’anglais. Ce sera alors l’occasion de se réconcilier avec sa famille. 
Ses proches connaissent son parcours singulier, mais qui partage son secret ? Elle doit raconter pour sortir de l’ombre et dire sa vérité. Ce récit, qu’elle a repoussé du vivant de ses parents, devient une entreprise nécessaire pour faire la paix en elle.

J’écris ce livre contre la mort, pour mes morts. Pour ma mère et ma sœur – et non contre elles, comme je l’aurais fait autrefois. Pour elles, malgré nos déchirements, même si je n’ai pas pu le commencer de leur vivant. Mon père ne l’aurait pas lu. Elles, peut-être (à supposer que soit levée la barrière de la langue, bien sûr – mais, évidemment, c’est pour les empêcher de me lire que je me suis mise à écrire en français. J’écris ce livre pour mes enfants. Sans savoir s’ils vont aimer cette image de leur mère. J’écris ce livre pour moi. (p.24)

Questionnement sur le langage, les liens entre les parents et les enfants, son regard sur le monde et ce qui se passe dans la tête de quelqu’un qui utilise plusieurs langues dans son quotidien. Madame Saint-Martin parle l’espagnol et connaît des bribes d’allemand. 
J’ai répété dans mes chroniques que les écrivains retournent souvent dans les lieux des origines pour les récréer et cerner l’être qu’ils sont. « Il m’est beaucoup plus naturel d’inventer mes souvenirs, aidé par une mémoire de souvenirs qui n’existent pas. Mais une mémoire qui les nourrit ou les fait naître. Je crois avoir presque tout inventé », confie Federico Fellini en parlant de ses films.  Sommes-nous tous des réfugiés de l’enfance ?

Singulier exil : quand je quitte mon lieu de naissance, ma langue de naissance, je n’entre pas dans l’exil, j’en sors. Je suis une exilée inversée. (p.87)

Tout le contraire de mon aventure d’écrivain où je tente de reconstituer mes premières années en les secouant et en les modifiant certainement. Un récit et un roman s’éloignent toujours de la vie réelle.
Questionnement sur l’identité, les choix que l’on doit faire pour s’inventer, l’apprentissage des langues, le passé que l’on ne cesse de transformer en bousculant les mots. 
Pour qui je me prends m’a troublé. Je me suis vu dans ce parcours même si je n’ai jamais écrit dans une autre langue que le français. Peut-être que c’est ce que je percevais quand, à peine sorti de l’adolescence, je lisais jour et nuit les grands romanciers que sont Tolstoï et Dostoievsky. Je me demandais alors si, pour voir mon nom imprimé sur un livre, je devrais apprendre le russe. 
Madame Saint-Martin en choisissant le français a coupé avec un milieu social qui l’aurait étouffée. Un récit qui ébranle des certitudes, ouvre l’esprit et questionne sur ces désirs que l’on écrase souvent. N’est-ce pas le rôle de l’écriture et de la littérature que de rompre des amarres pour aller dans des espaces de liberté où il est plus facile de devenir un autre ?

SAINT-MARTIN LORI, POUR QUI JE ME PRENDS, Éditions du Boréal, 192 pages, 22,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/pour-qui-prends-2728.html