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mercredi 20 juillet 2022

UNE SAGA POUR PASSER LES VACANCES

MICHAEL MCDOWELL a réussi un exploit en publiant les six volumes de Blackwater à raison d’un roman par mois. Il faut avoir la plume alerte pour réaliser un tel travail. Je ne serai jamais candidat pour ce genre de défi. Des livres qui mettent en vedette les Caskey, la toute puissante Mary Love qui dirige l’empire familial et mène ses fils en clignant des yeux. Une écriture serrée qui vous garde en haleine et vous entraîne dans les remous d’une ville du sud des États-Unis, même en traduction. Je signale l’excellent travail de Yoko Lacour et Hélène Charrier. Elinor Dammert, une femme rousse venue de nulle part, réchappée des rivières et de l’eau, changera tout. On le sait, les roux sont l’incarnation du diable, du moins dans la tradition.

 

J’ai lu les deux premiers volets de cette saga qui nous plonge dans les manœuvres de la matriarche qui dirige tout et les événements un peu étranges que provoque la belle Elinor. 

Tout se passe à Perdido, une ville de l’Alabama qui vit de la forêt. Une industrie qui fait penser à certains lieux du Québec où la transformation du bois occupe tout le monde. Mary Love, trône sur la petite ville depuis toujours on dirait. Nous sommes habitués au contraire, surtout au début du siècle dernier. L’homme alors dirigeait la destinée de son clan et décidait pour ceux qui gravitaient autour de lui. 

Ça change un peu. 

Les deux fils gèrent les affaires des Caskey même si tous les profits vont à Mary Love. Sa fille Sister reste en retrait et semble condamnée à demeurer la servante de sa mère. Elle finira par fuir le piège dans La digue en épousant l’ingénieur Early Haskew. Il est là pour construire la fameuse estacade qui rendra la ville sécuritaire. 

Elinor arrive dans la famille après une montée des eaux exceptionnelle en 1919. C’est le sujet du premier tome : La crue. Une étrangère sans passé, une originale qui nage pendant des heures, se transforme en bête hideuse et dangereuse de temps à autre. 

«La jeune femme se rapprochait toujours plus du cœur du vortex. Soudain, elle étendit ses bras au-dessus de sa tête et son corps se fondit bientôt dans la courbe du maelström, ne faisant plus qu’un avec lui. C’était comme si elle pouvait atteindre ses propres orteils, bordant d’un anneau blanc, la noirceur du gouffre tournoyant. Soudain, l’anneau de peau blanche et de coton qu’avait été Élinor Dammert disparut pour de bon.» (La crue, p.95)

Elle travaille comme institutrice avant d’épouser Oscar et d’entreprendre une guerre larvée avec sa belle-mère. C’est la première fois que la reine du clan voit une femme contrecarrer ses plans et sa manière de diriger quasi toute la ville. L’opposition de l’eau et de la terre, cela va de soi.

 

HISTOIRE

 

Pendant ce temps, la famille Caskey achète à peu près tout en avalant ses concurrents et les terres environnantes. Une méthode qui a fait fortune et que l’on pratique encore joyeusement avec les fusions d’entreprises et les intégrations. 

Tout change dans Perdido, rien ne peut être semblable après le déluge. Elinor se tient sage, mais agit dans l’ombre, provoquant des atrocités. 

«Ce ne fut pas Mademoiselle Elinor qui lui rendit son regard. Il ne distinguait pas grand-chose car la lune était dissimulée par cette tête, mais John Robert devinait qu’elle était plate et immense, ornée de deux gros yeux globuleux, verdâtres et luisants. La chose empestait l’eau croupie, la végétation pourrissante et la boue de la Perdido. Les mains qui retenaient ses bras n’étaient plus du tout celles de Mademoiselle Elinor. Elles étaient beaucoup plus larges et n’avaient ni peau ni doigts, mais ressemblaient davantage à une surface caoutchouteuse toute bosselée.» (La digue, p.197)

Les romans de Michael McDowell sont des tourbillons où, pour une fois, des femmes décident. 

C’est rafraîchissant.

Une belle lecture d’été pour tenir tête aux averses et aux orages, des intrigues qui se savourent sur une plage, les deux pieds dans le sable, à l’ombre d’un parasol. De quoi oublier les hurlements des motomarines qui, prises de vertiges, ne peuvent que tourner en rond au large. Autant s’abandonner aux rebonds de la saga Blackwater de Michael McDowell pour contrer la pollution de tous ces moteurs qui souillent les eaux du lac Saint-Jean quand le soleil se montre. 

 


MCDOWELL MICHAELLa crue et La digue, Québec, Éditions Alto,2022.

https://editionsalto.com/collaborateur/michael-mcdowell/ 

mardi 12 juillet 2022

GUÉRIR SES BLESSURES PAR LA PAROLE

JEAN-FRANÇOIS CARON prend son temps avant de nous appâter avec un nouveau livre. Cinq ans nous séparent de sa dernière publication : De bois debout. J’ai pu suivre certaines de ses aventures par Facebook, même dans un article de Dominic Tardif paru dans Le Devoir en 2017. Oui, il s’est fait camionneur au long cours pour sillonner les routes de l’Amérique. Au volant d’un mastodonte que je n’oserais approcher, il a aperçu le soleil au lever et au coucher, partout sur le continent, à Flagstaff que j’ai visitée, la ville la plus laide que j’ai vue dans mes pérégrinations. Et, naturellement, j’ai pensé à Serge Bouchard et à son amour pour les camionneurs qu’il comparait aux coureurs des bois qui se laissaient porter par les eaux ca0lmes ou tumultueuses des rivières et des fleuves pour découvrir le Nouveau Monde et ses peuplements. Les nomades modernes empruntent les autoroutes qui vont comme des tentacules, même là où vous n’avez pas envie de vous arrêter. 


Jean-François Caron m’a toujours fasciné dans ses romans. Je sens une certaine proximité avec les questionnements que je traîne d’un livre à l’autre depuis ma première publication. La quête du territoire, celui des origines, celui que l’on choisit et que l’on fait sien selon les hasards de la vie, la filiation avec le passé qu’il faut retrouver, les moments perdus que l’on s’efforce de garder vivants en faisant coïncider ses souvenirs avec le présent. Comme si notre histoire avait des échancrures que nous devons colmater. 

Avec Beau Diable, l’écrivain nous entraîne encore une fois dans un monde où ses personnages portent une blessure qui tarde à guérir. Une plaie qui reste vive et qu’ils secouent de toutes les façons possibles afin de solidifier la suture. Il faut comprendre d’abord ce qui vous a jeté au sol, saisir toutes les dimensions de son vécu avant de se risquer dans une nouvelle aventure, un espace familier qui devient étrange après les grands tourments.

Je me suis attardé sur sa première phrase, son incipit comme on dit, les mots qui permettent de plonger dans le récit qui s’ouvre devant soi. Cette affirmation est souvent une fissure où nous avons peine à nous glisser parce que ça coince partout, que ça fait mal et écorche. 

 

BIG BANG

 

Et j’ai imaginé l’apparition de l’univers. Le vide absolu et une explosion, la lueur du Big Bang et l’espace connu en expansion. «Ça commence par une voix, la mienne, dans le noir. C’est tout ce que ça prend. Puis la lumière se fait doucement pour qu’on puisse tout voir venir et aller, tout entendre se placer.» (p.11)

Je n’ai pu m’empêcher de penser à la Genèse, à cette première phrase qui explique les origines de notre monde. «Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, l’esprit de Dieu planait sur les eaux.» J’ai remplacé Dieu par conteur et me suis retrouvé devant Caron, prêt à me laisser entraîner dans ses vérités fausses et ses menteries vraies.

Le monde de Beau Diable vit et périt par la voix et les mots. Au commencement était le verbe qui contenait toute chose. Le réel n’existe que par le récit, la narration que l’on en fait et ce fil que le conteur tend entre un événement et un autre pour comprendre sa vie, ses malheurs, ses peines et ses douleurs, pour refaire surface enfin et respirer à pleins poumons.

Le «beau diable» de Caron est un animal étrange qui hante les collines et la forêt où vit François. Une bête à multiples têtes et yeux, des corps qui se divisent et se soudent. Une sorte de chimère qui se transforme et possède le don de la parole, aime particulièrement les effluves du whisky. 

Voilà une magnifique définition du conte, de la légende, du mythe, des personnages fantasmagoriques qui surgissent dans l’univers traditionnel pour apaiser les peurs et les angoisses, confronter l’inconnu et dompter le mal qui gît au cœur des humains. Ce langage qui prend toutes les formes et que nul chasseur ne peut cerner même en ratissant tous les coins de son territoire. Une bête à mots qui mute et se métamorphose pour le plus grand bonheur du conteur, la joie des auditeurs qui acceptent de plonger dans le merveilleux comme dans les pires divagations. Le dompteur de réalité nous guide dans l’enfer de Dante où le mal gît sous toutes ses formes. «Ce bel animal étrange, impossible à capturer. Un qui se sauve de tous les pièges, les contourne, les déjoue, le baptême. Sorte d’aberration enfantée par les bois jamais brûlé qui couvre les vallons du pied de la tour et des alentours.» (p.17)

Cette bête va dans toutes les directions et échappe à tous les traquenards, peu importe les approches et les manœuvres des chasseurs. Elle trouve toujours une manière de se faufiler vers l’horizon que nul ne peut atteindre. 

Bien sûr, il faut effleurer le sol, s’ancrer. Un conte a besoin de racines pour garder contact avec la réalité, pour muter et bondir vers les quatre points cardinaux. 

 

REFUGE

 

François, le conteur, tout comme Alexandre, le personnage de son ouvrage précédent, s’est retiré de la société pour vivre en ermite, près de la cabane qui était autrefois le lieu de travail d’un garde-feu. C’était il y a longtemps, avant l’invention des drones qui surveillent les épinettes boréales maintenant. On construisait des tours ici et là dans la forêt, sur les pics rocheux, des phares en quelque sorte pour voir les fumées de loin, les brasiers qui se multipliaient lors des sécheresses. Le très beau roman de Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux, évoque un terrible incendie qui a ravagé le nord de l’Ontario et une partie de l’Abitibi.

Mon père a travaillé comme garde-feu dans les montagnes de La Doré. Il nous racontait souvent l’histoire de la maman ourse en colère. Je pense qu’il avait attrapé l’un de ses petits. Elle avait chargé et pour lui échapper, il s’était réfugié dans la tour. La bête avait grimpé dans l’échelle jusqu’à mi-hauteur, avait fini par redescendre pour l’attendre en bas. Il avait dû faire appel à des collègues par radio qui étaient venus abattre l’animal et le libérer. Mon père avait eu sa leçon et avait laissé les oursons tranquilles après sa mésaventure. 

 

PAYS

 

Le conteur a perdu sa fille, la grande floune, celle qui n’est jamais revenue de son voyage. Une blessure qui ne guérira jamais. Il y a aussi son ami Jean devenu camionneur, arpenteur de continent, dompteur de routes et de mastodontes qui vit avec sa Mireille qui ne sait enfanter que des petites filles mortes. Nous avons donc Jean et François, les prénoms de l’auteur. Et Vicky qui tente de cerner la réalité en dessinant et en travaillant au restaurant de Madeleine. Un lieu qui se transforme de temps en temps en temple de la parole pour faire place au conteur qui aborde tous les drames et les malheurs avec la dextérité de Beau Diable qui tient du caméléon. 

Tous viennent écouter le magicien raconter ses épreuves et celle de ses proches. Tous s’installent en silence, sirotant un verre de whisky ou une bière, s’accrochent pour contrer leur peur et leur détresse. Avec lui, ils apprivoisent leurs chagrins par le chant, se laissent bercer par cette voix qui prend mille intonations, murmure à l’oreille de ceux qui veulent entendre.

La parole étend un baume sur la douleur, le mal et la perte de ses amours et de ses amis, permet une forme de renaissance par le récit revigoré et transformé. 

Je me suis laissé envoûter, entendant la voix de Jean-François Caron (un très bon lecteur qui vous subjugue) qui m’a entraîné dans tous les recoins de la vie, de la mort et de cette étrange entreprise qu’est la quête du bonheur. Je me suis accroché à ses mots, quand il les place là où ils doivent aller dans son conte. Alors, avec lui, j’ai trouvé l’éclaircie au bout du vallon, dans un pli du terrain, un lieu où un homme et une femme savent se regarder et s’écouter. 

Un très beau récit, vivant, plein de rebondissements, d’images qui nous permettent de nous faufiler entre la parole et le texte, entre le rêve et la réalité, la «détresse et l’enchantement». Caron cherche encore une fois un ancrage à sa vie, à calmer la douleur et la transcender par l’écriture et l'écho de sa voix qui lui répète qu'il est vivant. C’est pourquoi j’ai tant de satisfaction à le lire. C’est comme si je trouvais un écho à tous mes questionnements de souffleur de mots. 

 

CARON JEAN-FRANÇOISBeau Diable, Montréal, Leméac Éditeur, 2022.

 

jeudi 7 juillet 2022

UN LEG QUI BRÛLE LE CORPS ET L’ÂME

LE CHEMIN D’EN HAUT de J.P. Chabot a retenu mon attention pour bien des raisons. D’abord, c’est la première fois que je lis cet écrivain même si c’est le deuxième roman que le Quartanier présente. Il a publié Le livre de bois en 2017. Dans son deuxième opus, il se penche sur une histoire d’héritage, un improbable retour à la campagne. Le narrateur a fui très tôt son milieu pour s’installer en ville. Une virée dans le temps qui ne se fait jamais sans heurts. C’était le sujet de mon premier roman Anna-Belle paru en 1972 où je rentrais (mon passé à peine déguisé) dans mon village après des années d’exil à Montréal. Dans la fiction de Chabot, le fils se retrouve propriétaire de la ferme familiale après la mort accidentelle de ses parents. Il aimerait liquider rapidement le tout avant de retourner à sa vie de citadin. Ce récit nous entraîne dans un monde trouble, délabré et plutôt inquiétant, avec certains personnages qui donnent des frissons dans le dos.

 

J.P. Chabot m’a happé dès sa première phrase. Le narrateur prend la route et roule pendant des heures pour revenir à Rivière-Bleue, un vrai village du Témiscouata. C’est le ton, la musique, la parole qui révèle tout de l’individu. L’impression de me retrouver sur le siège du passager et de devoir subir un flux verbal qui vous pompe l’air. Cela m’a rappelé J’ai mon voyage de Paul Villeneuve. Le personnage part dans une vieille voiture et traverse le Québec pour se rendre à Sept-Îles où une certaine Madeleine l’attend. Tout au long des kilomètres, les souvenirs, les fantasmes, les moments importants de la vie du conducteur refont surface et nous font planer entre le rêve et la réalité. 

«J’avais cru que je planterais la pancarte À VENDRE en avant de la maison pis que ça finirait là. Tout le long en descendant de Montréal, je me voyais la planter, vendre, m’en retourner chez nous un brin moins dans marde. Mais ç’à l’air qu’il m’en manquait des bouts. C’était la première fois que mes parents mouraient. La banque avait tout gelé en attente des papiers. Le processus impliquait la police, le coroner, la notaire, le Directeur de l’état civil, le croque-mort, une poignée d’intermédiaires et quelques témoins. Apparemment que mourir concernait toute la messieutrie. Ça prenait du temps.» (p.15) 

Revenir dans les lieux de son enfance est souvent difficile, brutal même. Je pense à Boréal Tremens de Mathieu Villeneuve qui emprunte un parcours similaire. David Gagnon hérite d’une maison dans le bout de Péribonka au Lac-Saint-Jean. Une plongée fracassante dans un monde qui échappe à toutes les idées préconçues que l’on peut se faire de la campagne et des gens qui l'habitent. Un espace saccagé, des conflits latents, un passé familial que le personnage principal doit empoigner à bras le corps.

Dès les premières pages, le narrateur de Le chemin d’en haut se coltaille avec son vécu et retarde cette plongée dans le temps en flânant au bar, à l’entrée du village. Pour fuir encore une fois sa réalité, par peur de perdre pied certainement. Tout ce qu’il a balancé par-dessus bord en prenant la direction de la ville vient le hanter. On comprend que les relations avec le père ont été conflictuelles, qu’il touche des blessures jamais guéries. Un passé honni et rejeté au plus profond de soi, une plaie vive qui risque de s’ouvrir en poussant la porte de la maison, en avançant dans la cuisine ou en figeant devant un miroir qui lui montre celui qu’il est devenu. Une peur qu’il veut noyer dans un verre, écoutant Sam, une barmaid, qui le bouscule et tente de lui dessiller les yeux.

 

RÉALITÉ

 

Il faut du temps quand on tente de faire le point sur une tranche de vie que l’on a voulu chasser de sa mémoire. «Le bar s’occupait de mes sens. Je m’oubliais. Les soirs se ressemblaient au point que la notion du temps s’embrouillait. Personne va au bar pour autre chose que ça. Y a peut-être juste là qu’on vit vraiment. On se permet d’être les bêtes qu’on est. Personne trouve rien à redire. Sam me servait ma Laurentide, à quoi bon changer. Ça y avait pris une veillée à me cerner, ou à m’imposer mon habitude.» (p.21)

Le fils devra confronter la vérité tôt ou tard. On ne peut fuir éternellement, fermer les yeux et oublier tout ce qui vous lie à un coin de pays, à une maison un peu croche, une forêt que l’on n’ose plus parcourir par crainte d’y croiser des fantômes. La réalité le frappe de plein fouet. Les affaires plus ou moins louches du paternel, la maladie de sa mère et son alcoolisme, le travail abrutissant pour une compagnie qui contrôle tout. La population rêve, plie l’échine, grogne, tente de secouer ce joug au moment du festival du Bootlegger (la fête existe vraiment à Rivière-Bleue) où l’on s’arrache au quotidien pour se moquer des lois et des convenances. 

Dans ce bar, ce non-lieu, le fils s’accroche à un fil et doit reconsidérer la mort de ses parents, sa situation de nouveau père, sa vie insignifiante. Une plongée dans ses souvenirs et l’enfance, une sorte de mise au point pour savoir qui il est. «Tu te fais une raison. Vieillir, c’est une trahison. Le temps te passe à travers. Il te durcit les poumons, le dos. Les traits. Tu feras jamais la paix avec ton corps. Toute ta vie, t’as travaillé debout, t’as pus d’équilibre. Juste te pencher, tu rases tomber. Pis quand tu tombes pour vrai, tes bleus partent pus, ça prend des mois. T’as de la vieille peau, de la vieille chair. Un moment donné, t’es même pas capable de te laver les pieds. T’as peur, t’avais pas vu ça venir.» (p.112)

 

ARRÊT

 

Ces fulgurances m’ont laissé un peu étourdi, incapable de poursuivre ma lecture. J’ai dû revenir souvent sur certains paragraphes pour en saisir toute la quintessence et la pertinence. Nous n’échappons jamais à notre passé et à l’album familial. Il faut y plonger tôt ou tard, trier, partager, se réconcilier avec soi et nos parents. 

Le narrateur finira par comprendre sa mère et son père. Cette noyade dans les eaux du lac lors d’une randonnée en motoneige reste une tragédie, un drame, mais peut-être aussi une grande histoire d’amour. 

Un roman qui nous entraîne dans un monde délabré, à l’image de cette planète que nous avons saccagée avec nos rêves de richesses. J.P. Chabot atteint des apothéoses qui laissent sans voix. «J’avais peur que des animaux partent avec notre capsule temporelle, je l’avais déterrée pour enlever les céréales. J’avais pas pu m’empêcher de regarder son papier. Il était blanc. J’avais pensé qu’on partageait cette joie-là. Steph avait mal. Lajoie cache souvent la détresse. Je l’ai sentie monter. J’ai compris que la fierté, quand tu la consommes trop vite, c’est la honte qui dit pas son nom. J’y en ai jamais parlé.» (p.168)

Une fiction sans compromis qui confronte l’amour, la mort, la maladie qui vous casse, le corps qui se défait, le travail qui rend impotent et aussi inutile qu’une vieille paire de bottes. C’est magnifique de justesse et d’intensité, de force et de souffrance. Une langue crue et frétillante que l’on goûte à petites gorgées pour en savourer toutes les subtilités et les arômes. C’est la puissance de ce récit qui prend des allures de descente aux enfers avant de revenir à la surface, plus lucide et peut-être en paix avec sa propre histoire et son passé, si médiocre soit-il.

 

CHABOT J. PLe chemin d’en haut, Montréal, Le Quartanier, 2022.

 

https://lequartanier.com/parution/610/j-p-chabot-le-chemin-d

vendredi 1 juillet 2022

LES ÉCRIVAINS INVISIBLES DU QUÉBEC

Je lis deux à trois livres par semaine, romans, poésie, essai, nouvelles, carnets et journaux d’écrivains. Des publications du Québec la plupart du temps. Je surveille aussi l’espace que l’on consacre aux ouvrages d’ici dans les médias et me dis que quelqu’un qui arrive au Québec, un homme et une femme qui s’intéressent aux émissions et aux cahiers qui abordent «la chose littéraire» doivent s’imaginer qu’il n’y a qu’une poignée d’écrivains et écrivaines dans la Belle Province. Une vingtaine tout au plus qui s’impose, que l’on vénère, que l’on surprend partout et qui raconte les hauts et les bas de leur vie. Pourquoi toujours les mêmes figures et les mêmes livres ?

 

Marie-France Bazzo (je crois tout ce que madame Bazzo affirme) dans son essai Nous méritons mieux, dénonce les travers et les habitudes de la télévision et de la radio. Elle soutient que certaines vedettes ou personnalités sont cotées. Certains sont étiquetés A, d’autres B et certains, les malheureux, E ou F. Les adoubés ont droit au tapis rouge et à toutes les émissions. Omniprésents, ils apparaissent et disparaissent dans tous les réseaux. Ce sont surtout des comédiens et comédiennes, des chanteurs et des humoristes qui viennent partager leur sagesse et narrer l'épopée de leur vie.

J’ai fait le lien. 

Il y a dans notre grand et petit monde de la fiction, des noms qui monopolisent tous les micros et des «pas cotés» qui sont condamnés au silence et à la rumination même s’ils écrivent des livres remarquables. 

Certains semblent vissés à l’avant de la scène et ne laissent de place à personne. Pourtant, il s’est imprimé 3547 titres littéraires au Québec en 2019. Et ça continue dans ces chiffres-là année après année. Combien de ces auteurs et auteures (je suis allergique au terme autrice) sont connus? À peine un pour cent de ceux et celles qui publient ont droit à l’attention des médias, peuvent raconter leur souffrance et leurs angoisses en trois minutes. Que penser de cette discrimination? Pourquoi s’accrocher à des vedettes et repousser une majorité dans l’ombre?

Bien sûr, les responsables de ces émissions doivent faire des choix. Tous ne peuvent atteindre la gloire et la célébrité. Mais pourquoi faut-il être chanteur, journaliste, comédien et accessoirement auteur pour être invité à Tout le monde en parle où Guy A. Lepage, répète saison après saison, qu’un certain académicien est le plus grand écrivain vivant du Québec? Pourquoi un Gilles Archambault qui continue envers et contre tous, un Victor-Lévy Beaulieu ou un Yves Beauchemin sont maintenant relégués dans l’ombre après avoir marqué notre littérature? Pourquoi la parution des Œuvres complètes de Jacques Poulin n’a fait l’objet d’aucune émission spéciale, n’a pas eu droit à la une du cahier Lire du Devoir?

Âgisme? Indifférence ou ignorance ? Paresse ou malveillance?

Pourquoi si peu de mots pour Andrée-A Michaud, cette enchanteresse, Anne Élaine Cliche, la magicienne, Félicia Mihali, l’exploratrice attentive de nos territoires et Anne Guilbeault, l’audacieuse? Serge Lamothe, Robert Maltais, Mathieu Simard et Jocelyne Saucier, l’admirable Jocelyne, doivent se contenter des coulisses. La liste de ces oubliés pourrait prendre des proportions vertigineuses. 

Qui s’attarde à ce marginal qu’est André Pronovost? Qui ose aborder ses livres iconoclastes, souvent insolites et déroutants. Trop vieux pour la télé et la radio? Peut-être que la couleur de ses yeux ne va pas avec le décor ou le rouge à lèvres de l’animatrice. Qui parle de Donald Alarie, ce formidable prosateur, Pierre Châtillon, l’étonnant, Alain Gagnon, l’étrange, Nicole Houde et la fascinante Monique Proulx qui devrait être partout avec son roman Enlève la nuit. Va-t-elle enfin remporter un prix littéraire? Même Sergio Kokis, le malcommode, doit lever la main pour avoir un peu d’attention de nos jours. Que dire d’Audrée Wilhelmy qui se démarque et se moque des sentiers battusBlanc Résine est un bijou que l’on a malmené dans Le Devoir. Un ouvrage exceptionnel. C’est à n’y rien comprendre. «Dans l’épais silence des fleurs mortes, il baise et mes lèvres du haut et mes lèvres du bas. Je mords ses pâleurs glabres, lui me goûte du cou aux nymphes et encore à l’envers.»  (Blanc Résine, Audrey Wilhelmy)    

Une langue unique et hallucinante que la France vient de reconnaître en lui attribuant le prix Ouest France

Un roman tout à fait rare. 

Je souffre pour ces écrivaines et ces écrivains qui réussissent à publier de peine et de misère en rêvant de voir un petit rayon de soleil se poser sur leur ouvrage. Tous ceux qui croisent les doigts dans une indifférence qui étouffe et désespère?

Guy Lalancette et ses histoires fabuleuses. Un monde à lui seul et une prose inaccoutumée. Un voyageur solitaire qui secoue son lointain pays de Chibougamau avec ses grands rires. Je pense à la courageuse Rita Lapierre-Otis qui a édité un carnet remarquable cette année. Territoires habités, territoires imaginés est un trésor de sensibilité et de résilience. Elle nous apprend à voir et à sentir, à être une conscience dans l’univers. Mais qui va s’attarder à une auteure sans nom et sans visage médiatique?

Certains ont abdiqué. Bertrand Gervais nous a présenté des livres formidables sans jamais vraiment retenir l’attention. 

Le silence tue.

Je m’imagine souvent en train de donner des conseils à un jeune et une jeunette qui pensent s’aventurer dans le monde de l’écriture. 

 

Lettre aux jeunes qui rêvent de devenir visible

 

«D’abord, choisis un métier où tu pourras attirer l’attention. Comédien ou comédienne, journaliste, chanteur, politicien, sportif ou mafioso. Fais tout dans cette discipline pour atteindre la cote A, manie le micro comme un fleuret et inscris-toi à l’école de l’humour pour maîtriser l’art de faire s’esclaffer l’auditoire quand tu ouvres la bouche. Migre en ville et oublie ta région d’origine si éloignée et périphérique.

Ne peaufine pas tes textes, insère de l’anglais ici et là pour donner du “swing” à tes dires, travaille vite entre deux entrevues, ignore la “petite musique qui doit soutenir un récit, cherche ton propos dans les manchettes des journaux et apprend à slamer sur tous les sujets à la mode. Publie trois ou quatre titres par année pour garder l’attention. Avec ton A, on va t’inviter à la Fête nationale où tu n’auras surtout pas besoin d’articuler. Marmonne tes phrases pour faire jeune, bouge frénétiquement, porte une casquette et des pantalons trop larges, hurle, crie, pleure, rebondis comme une balle de tennis frappée par Félix Auger-Aliassime. Répète que tu aimes le Québec, le 23 juin au soir seulement.

Tu seras célèbre, reconnu et louangé. Envié et dénigré aussi. Tu seras une gloire et on te considérera comme le plus grand de tous les temps… pendant une décennie ou presque.»

 

UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE SE RETROUVE DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, JUIN 2022, NUMÉRO 185.

 

Poulin Jacques, Œuvres complètes, Montréal, Leméac, 2022.

Wilhelmy Audrée, Blanc Résine, Montréal, Leméac, 2019. 

Pronovost André, Visions de Sharron, Montréal, Leméac, 2021.

 

jeudi 23 juin 2022

PIERRE NEPVEU POSE SES BALISES

Pierre Nepveu vient de publier un ouvrage important et nécessaire. Géographies du pays proche propose une réflexion sur ce qu’est le Québec, «ce pays qui n’est toujours pas un pays» selon la formule de Victor-Lévy Beaulieu. On ne perçoit son univers et son territoire que par ses yeux et par les expériences qui marquent votre cheminement, votre éducation et vos rencontres. La configuration du Québec a changé avec les époques. D’abord considérés comme des Canadiens, les premiers arrivants européens ont connu des mutations. Ils sont devenus des Canadiens français après la Conquête et peu à peu le continent s’est amenuisé pour coïncider avec la Belle Province, sans la pointe du Labrador que l’on a découpé pour Terre-Neuve. Une conception de la nation, de l’appartenance qui s’est modifiée avec les migrations et les soubresauts de l’histoire.

 

En sous-titre, Pierre Nepveu ajoute une phrase qui oriente sa pensée et son parcours. Poète et citoyen dans un Québec pluriel. Voilà qui est clair. Dans une douzaine de chapitres, l’écrivain emprunte différentes directions pour mener sa réflexion, tenter de mieux comprendre le fait d’exister dans ce territoire que l’on nomme Québec, le vivre ensemble dans un pays qui n’est pas tout à fait comme les autres. Le Québec n’est toujours pas intégré au Canada, ayant refusé de signer la constitution en 1982, gardant en réserve des velléités de souveraineté et y parvenant presque en 1995. 

Né à Montréal dans le quartier que Claude Jasmin a baptisé «La Petite-Patrie», Pierre Nepveu a connu une enfance que bien des Montréalais partagent. Tout se passait en français dans son secteur et la langue anglaise était une présence lointaine qui n’avait pas d’échos dans son quotidien. Un monde rythmé par les cloches de l’église Saint-Édouard qui se dressait près de la maison familiale, les cérémonies qui mobilisaient tous les fidèles. Une sorte de village dans la ville où je me suis reconnu. C’était pareil à La Doré où toutes les activités étaient marquées par les célébrations religieuses qui devenaient de grands événements, surtout la procession de la Fête-Dieu. J’ai le même âge que Nepveu. Tous les deux sommes nés en 1946, étant de la première vague de cette génération de baby-boomers qui ont si mauvaise presse de nos jours. 

 

GÉNÉRATION

 

Nous appartenons à une génération qui a accompagné la poussée du Québec vers la modernité. Nés au moment où le catholicisme régnait partout et marquait chacun des gestes de la communauté, nous avons vécu la fin de Maurice Duplessis (nous avions treize ans lors de son décès) Jean Lesage et son «Maître chez nous». Le rapport Parent qui a tout bousculé dans ce pays «qui ne sait pas mourir» pour reprendre l’expression de Louis Hémon. 

Nous sommes de ceux qui ont connu «une enfance à l’eau bénite» selon la formule heureuse de Denise Bombardier, qui ont vu peu à peu le clergé s’éclipser. Le curé régentait à peu près tout dans mon village quand j’étais jeune. Il a vite perdu son autorité même si le catholicisme et surtout l’esprit religieux n’ont pas disparu et marque encore le quotidien de mes compatriotes du Lac-Saint-Jean.

Pierre Nepveu s’attarde à La grande noirceur. On a tendance à parler d’une période sombre et misérable. Ce n’était pas une dictature militaire même si les prêtres en menaient large dans une population homogène d’expression française. Dans mon patelin, il n’y avait pas de migrants et les autochtones n’étaient pas une réalité malgré la présence de Pointe-Bleue. La réserve n’est qu’à une trentaine de kilomètres de La Doré. Pointe-Bleue est devenue Mashteuiatsh en 1985. On voyait des Innus parfois qui «montaient» dans leurs territoires de chasse, mais les liens n’existaient pas vraiment. Je ne répéterai pas tout ce que l’on pouvait entendre quand il était question des Innus. J’ai raconté des contacts plutôt brutaux dont j’ai été témoin dans le secteur de Chibougamau et près de Val-d’Or. J’étais travailleur en forêt l’été et faisais comme les outardes à l’automne, migrant en ville pour étudier à l’université. J’ai relaté ça dans La mort d’Alexandre, un roman publié en 1982.

Une présence rassurante et un monde religieux qui a baigné nos enfances. J’aimais les fêtes liturgiques, les messes avec les chants. C’est là que j’ai pris goût aux belles voix et aux airs qui se démarquaient de la chansonnette que l’on entendait à la radio de Roberval.

 

RÉFLEXIONS

 

L’esprit religieux, dans la société québécoise, n’a pas disparu en claquant des doigts même si nous avons tendance à dire que nous sommes devenus laïques un matin en ouvrant l’œil. Les penseurs de la Révolution tranquille étaient des croyants. Le poète s’attarde aux questionnements de Fernand Dumond, Pierre Vadeboncoeur, Fernand Ouellet, Guy Rocher et bien d’autres qui ont été marqués par le catholicisme.

Donc ce n’est pas vrai que nous avons balayé la religion et la doctrine chrétienne du revers de la main. Nous avons peut-être oublié le clinquant religieux sans pour autant nier son approche humanitaire.

J’ai revu récemment le formidable film de Léa Pool. La passion d’Augustine. Elle nous raconte ce glissement vers une société laïque dans une communauté religieuse qui perd ses repères et ses certitudes. 

Très touchant.

Rapidement, Pierre Nepveu a été happé par l’ailleurs, le lointain. Il a vécu, à la fin du premier cycle de ses études universitaires, dans un milieu anglophone où il a appris la langue et apprivoisé une réalité qui est devenue sienne. Il a enseigné à Toronto, Ottawa-Gatineau et un bref moment en Colombie-Britannique avant de revenir au Québec pour œuvrer à Montréal. 

Il a été plongé très tôt dans ce que nous nommons la diversité et confronté à la présence des immigrants. Des expatriés poussés par le manque ou encore victimes de guerres horribles. Peu importe les raisons, ils sont venus et ont droit à un espace dans ce Québec qui a changé de visage au fil des ans. En ce sens, le Québec est une sorte de mosaïque où chacune des identités migrantes doit trouver sa place dans un tout qui donne une lumière particulière. Bien sûr, cela s’est compliqué avec la cohabitation du français et de l’anglais qui a toujours eu un pouvoir d’attraction difficile à contrer à cause de la réalité nord-américaine. En matière de langue, naturellement, ce sont les plus nombreux qui l’emportent. Ce fut généralement le cas dans l’histoire.

C’est pourquoi le projet de souveraineté du Québec s’est collé au français qu’il fallait préserver et garder vivant. 

 

ASPECTS

 

Pierre Nepveu s’attarde à des aspects qui ont marqué sa vie. La musique, la poésie, la littérature, le monde juridique et la géographie pour cerner ce qu’est le Québec de maintenant, celui qui est secoué par les médias sociaux et doit composer avec la domination culturelle et économique des États-Unis. Personne ne peut y échapper. Que ce soit celui qui est issu d’une famille venue s’installer il y a des centaines d’années ou le nouvel arrivant, tous doivent vivre avec le voisin. Tous confrontent cette réalité avec respect, attention et bienveillance dans un milieu de vie idéal. Malheureusement, cela ne se fait pas toujours dans l’harmonie. Nous connaissons des dérives et des excès, de part et d’autre. Nul ne peut imposer ses diktats aveuglément, même si nous sommes dans une société de droit.

Pourtant, le français reste fragile et fait l’objet de lois qui en mécontentent plusieurs. Le Canada expérimente une dualité linguistique qui s’est affrontée au cours de son histoire. Bien sûr, la conviction catholique d’une part et la foi protestante avec ses variantes se sont jumelées à ces langages souvent vus comme antagonistes. 

Cette bousculade a lieu surtout dans la grande ville de Montréal, zone de rencontres et de multiculturalisme, où l’avenir de la langue française provoque des débats et soulève bien des inquiétudes. Tout ça avec des croyances confessionnelles qui ne semblent guère compatibles.

 

HISTOIRE

 

L’approche géographique met les onze nations autochtones du Québec de l’avant, repousse les limites de l’histoire, se penche sur les francophones là depuis Jacques Cartier et les vagues migratrices qui ont transformé les pays de la Belle Province. Des gens venus de l’Europe de l’Est, par exemple, ont marqué la colonisation de l’Abitibi et donné une couleur très particulière aux villes minières.

J’ai adoré quand l’écrivain s’attarde à Gaston Miron, Jacques Brault ou Paul Chamberland, parle des travaux de Fernand Dumont et de Gérard Bouchard. C’est tout mon bagage intellectuel qu’il secoue. J’aime surtout sa foi en la littérature qui dit le monde, l’explique et le montre dans sa complexité et ses différences. Ce monde qui m’a toujours fasciné et happé. Pour bien saisir un pays, il faut connaître ses meilleurs auteurs. On y découvre tout et nos politiciens devraient étudier certains écrivains pour mieux articuler leur pensée sur ce que doit être le Québec. La rumeur veut que le premier ministre François Legault soit un bon lecteur. Ça ne paraît pas souvent dans ses interventions.

Certain que la bienveillance et la compréhension doivent caractériser toute société contemporaine parce que l’Amérique comme l’Europe devra composer avec de grandes vagues migratoires. La crise climatique et les guerres qui ne cessent d’éclater ici et là accentuent cette mouvance. 

Bien sûr que je crois au respect mutuel, mais cette pensée doit jouer dans les deux sens. De ma région périphérique, j’ai l’impression que l’ouverture tant réclamée concerne surtout les francophones. On l’observe dans les affrontements qui marquent les lois sur la laïcité qui me semble le terreau propice à toute bonne entente. 

Voilà le portrait de toute une génération qui a vécu le rêve d’un pays qui a dû protéger sa langue et qui fait face maintenant à un révisionnisme qui me laisse pantois, où certains plantent de nouvelles balises pour faire coïncider l’histoire avec leurs conceptions sectaires.

Une réflexion exemplaire et une prise de position terriblement sympathique et humaine. Pierre Nepveu frôle une forme d’idéalisme, mais le politique nous ramène souvent à la trivialité et à la mauvaise foi. Il faut des utopies, c’est ce qui permet d’imaginer une société généreuse et empathique. Pierre Nepveu ne s’en prive pas pour mon grand plaisir. Un livre dense, intelligent et fascinant.

 

NEPVEU PIERREGéographies du pays prochepoète et citoyen dans un Québec pluriel, Éditions du Boréal, 258 pages, 29,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/geographies-pays-proche-2834.html 

vendredi 17 juin 2022

ISABELLE DIONNE OU L'ART DU FRAGMENT

Isabelle Dionne, une enseignante au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière déroute un peu quand on prend la peine de s’aventurer dans D’autres font du vitrail, un court ouvrage au titre intriguant. Toutes les balises familières disparaissent. Pas vraiment d’histoire, encore moins de personnages ou de péripéties qui vous happent. Tout est raconté au «je» et l’écrivaine y va de fragments qui nous entraînent imperceptiblement dans ses souvenirs d’enfance ou lors d’une baignade, un spectacle ou un moment plutôt banal de son quotidien. Elle étonne en nous poussant devant un objet ou un paysage, arrête le temps, se moque de la chronologie, secoue des impressions et reconstitue la grande aventure de la vie.

 


Le titre d’un livre est toujours une clef qui permet d’ouvrir une porte et de se faufiler dans un monde qui surprend, étonne ou rebute. D’autres font du vitrail m’a forcé à réfléchir à cet art qui joue avec la lumière, du moins dans son sens le plus large, utilise des morceaux de verre de différentes teintes que l’on soude pour faire un tout harmonieux. Une sorte de casse-tête où les pièces suggèrent une scène plus ou moins réaliste. On retrouve ces fresques dans les églises où ils ont comme fonction de créer une ambiance feutrée, propre au recueillement, au silence et à la méditation. Le vitrail permet de se soustraire au temps et à l’espace en jonglant avec la splendeur du jour. 

Le texte déroute au premier coup d’œil. Les trente-sept fragments, les plus longs s’étendent sur deux pages, un peu plus parfois, se présentent d’un bloc. La majuscule lance l’extrait comme il se doit et après, plus de virgules, de tirets et de capitales. Tout se termine par un point. Comme si le paragraphe était un immense énoncé où tous les éléments s’accrochent l’un à l’autre. Une succession de mots sur laquelle nous trébuchons en cherchant une cadence, une rythmique qui porte toute écriture. 

 

PONCTUATION

 

Pourquoi devenons-nous craintifs quand la ponctuation disparaît? On dirait que nous ne savons plus comment aborder un texte, que nous perdons pied, que nous risquons de nous égarer sans ces balises qui nous permettent d’avancer. Plusieurs se sont butés aux romans de Marie-Claire Blais, refusant même de s’aventurer dans une histoire qui se présente comme une jungle où le lecteur doit se frayer un chemin en luttant avec une phrase qui pivote et nous attire dans un terrible remous. Pourtant, c’est si naturel en poésie où le discours se dépouille de tous ses artifices pour muer en diamant qui brille de mille facettes. 

Bien sûr, il y a un souffle dans ces fragments que nous devons trouver, une cadence. J’ai pris un moment à m’ajuster à Isabelle Dionne. J’ai dû recommencer La verrue, le premier texte, une bonne dizaine de fois. Comme quand je m’adonne à la course à pied. Il faut toujours un temps avant de glisser dans la foulée où je dépense le moins d’énergie.

Rapidement, je me suis senti à l’aise dans cette forme inusitée qui m’a encore ramené au vitrail. Les phrases se soudent les unes aux autres pour former un élément du roman. Chacun des fragments reproduisant dans sa structure le grand ensemble que constitue l’ouvrage.  

«nous observons le fouet transformer le mélange on dirait une danse s’émerveille mon fils nous ajoutons du lait tiède les ingrédients secs avant de verser dans le moule “cuire une quarantaine de minutes” le temps que la France a mis pour basculer dans l’horreur le temps que les images du drame ont pris pour faire le tour du globe les rues de Paris du Stade de France au Bataclan plus tard le Nigéria et Ouagadougou chaque fois des gens morts ou vivants recouverts de poussière une danse macabre aux infos» (p.19) 

Nous passons de la préparation d’un gâteau, une activité de la mère avec son fils, à un drame qui secoue la planète, à une souffrance endémique qui gangrène nos sociétés depuis que les grandes nations de ce monde, malgré une supériorité militaire et des armes effarantes, n’arrivent plus à gagner leurs guerres. Les forces conventionnelles sont inopérantes devant ces armées de l’ombre, les actes de ceux que l’on nomme des extrémistes qui frappent partout, s’en prenant aux populations dans des gestes désespérés. Ces attentats des terroristes (le mot le dit, ils veulent répandre la terreur) sont l’expression d’une détresse et d’un mal être qui touche de plus en plus d’individus hantés par la violence, l’impuissance et la mortUne perte du réel, certainement. 

 

ADAPTATION

 

Isabelle Dionne nous propose un bel espace de liberté et nous passons de l’intime au public, du geste quotidien à une action désespérée qui dépasse l’entendement. C’est d’une intelligence, d’une délicatesse qui laisse sans mots. 

Quel bonheur de se retrouver devant de petits bijoux qui épousent presque la forme du poème! Je signale ce fragment magnifique qu’est Le coupe-ongles.

 

«La rognure d’ongle forme un fin demi-cercle sur le bois foncé de la table juste une légère résistance

une coupe nette et sans douleur

 

une autre puis une autre puis une autre

 

constellation de croissants de lune

 

je balaie les restes de la main jette le tout à la poubelle

 

si seulement les peines disparaissaient aussi facilement.» (p.38)

 

Quoi de plus banal que de se tailler les ongles? Et voilà que nous glissons imperceptiblement vers une émotion intense, une douleur, un malaise, un chagrin qui s’accroche, un mal être qui plie le corps et l’âme. J’aime cette question qui s’impose à la fin et vous fais vaciller. 

Ça surprend telle une bourrasque qui empêche presque d’avancer dans un matin froid. Tous ces petits moments qui font une existence, une trame, une histoire, comme il faut des secondes pour donner la minute et après les heures. 

«je me relève m’éloigne du jardin salue cette abeille avec gratitude respect pour ce dévouement ma reconnaissance se mêle alors de tristesse devant cette vie sacrifiée au travail cet insecte en train de mourir d’épuisement.» (p.61)

Isabelle Dionne nous ouvre les yeux sur toutes les dimensions du monde, ses beautés comme ses horreurs. 

Un roman qui m’a fait penser à un bréviaire ou encore à un livre d’heures qui permet de revenir dans des souvenirs d’enfance, des moments de sa jeunesse ou des événements qui se sont imprégnés dans la mémoire pour ne plus s’effacer. Tout ce qui constitue les grands et petits drames de la vie.

 

COULEUR

 

Ces courts textes, je les ai parcourus à petits pas pour bien saisir la saveur des mots qui nous emportent souvent vers une réalité intérieure, une réflexion qui vous laisse au cœur d’une hésitation, devant une explication qui n’apaisera jamais comme il se doit. L’absence de ponctuation donne une force inquiétante aux mots.

Autant se méfier des fragments d’Isabelle Dionne parce que sous des apparences de légèreté et d’innocence, l’auteure nous pousse vers certaines hantises qui s’accrochent à nous. C’est la caractéristique de l’écriture que de chercher un sens à l’existence, d’orienter les regards pour rassurer peut-être ou encore pour nous indiquer une direction même s’il n’y a jamais de réponses définitives et de vérités immuables. 

Ce roman m’a forcé à m’arrêter à la gestuelle qui marque les jours, à tout ce qui m’entoure et que j’ignore la plupart du temps dans mes occupations bien souvent futiles. Un livre magnifique de sensibilité.

 

DIONNE ISABELLED’autres font du vitrail, Éditions Hamac, 112 pages, 15,95 $.