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jeudi 28 juillet 2022

S’AVENTURER HORS DES SENTIERS BATTUS

ÉRIC C. PLAMONDON est l’un de ces jeunes écrivains encore peu connus. C’est vrai qu’il vient de publier son premier recueil de nouvelles, mais il ne semble pas avoir retenu l’attention. Il risque de demeurer dans l’ombre parce que les médias ne parlent jamais des auteurs des Éditions Sémaphore. Pourtant, ces littéraires présentent souvent des ouvrages qui mériteraient de rejoindre un large public. Et, leurs écrivains sont beaucoup plus originaux et intéressants que ceux qui font les manchettes et multiplient les stepettes à la télévision ou dans les salons du livre.

 

Treize histoires constituent Bizarreries du banal d’Éric C. Plamondon, des textes qui empruntent des chemins que peu de nouvelliers osent fréquenter. Des événements qui défient l’entendement, des personnages qui n’hésitent jamais à plonger dans l’inconnu, l’ésotérisme même. 

Je pense à ce texte intitulé L’actrice. Une comédienne remporte tous les honneurs pour son jeu et la vérité de ses prestations à l’écran. Pas une collègue ne lui arrive à la cheville et les rôles qu’elle choisit sont toujours bouleversants et d’une justesse qui laisse pantois. C’est plus qu’une interprétation, mais une mutation de la jeune femme si on veut. «Or ici, en ce moment, c’était la vraie vie, et cette histoire était difficile à accepter. Si tout cela se révélait vrai, ce serait alors de la haute voltige en matière de paranormal! Tout ça pour littéralement incarnerun personnage, lui souffler les répliques et les gestes à poser, et ainsi offrir un jeu d’un réalisme saisissant. Zombifier. Le terme était bien choisi.» (p.45)

Autrement dit, la comédienne fait appel aux esprits pendant la durée d’un tournage. Elle devient l’individu interpellé qui s’exprime en toute liberté. «Expérience émouvante que d’avoir, par planche Ouija interposée, une discussion avec Miss Marple! Ce personnage n’avait jamais été si près d’une existence réelle, pas même dans le jeu des actrices l’ayant fait vivre au théâtre et à la télé, celles-ci n’ayant livré que leur interprétation de la vieille dame. Si seulement il était possible que cet esprit prenne corps! Prendre corps… Une idée géniale. Il fallait essayer : Mary se ferait posséder par le personnage.» (p.51) 

Mary deviendra la célèbre enquêteuse d’Agatha Christie dans une série dramatique. Ce sera un succès formidable. 

Pourtant, rien n’est aussi simple. Si on peut attirer l’esprit d’un mort en soi, il n’est pas facile de le chasser de son cerveau. La comédienne doit simuler l’agonie, semble-t-il, tromper cette entité pour qu’elle prenne la fuite. Mais, comment être sûr de son départ?

Ce texte permet des réflexions sur la vie, le jeu et la représentation, le vrai et la fiction. Une nouvelle saisissante.

 

POUVOIR

 

Les lunettes nous entraîne dans un tout autre univers. Des verres font voir des objets et des gens disparus. C’est comme ça que le narrateur élucide une partie du mystère entourant la mort de sa sœur, victime d’un meurtre inexpliqué. Il fait don de ces lunettes à la police qui résout nombre de crimes avec cet objet précieux. Pourtant, les fameuses bésicles ne fournissent pas toujours les réponses. «Je me suis souvenu des paroles que j’avais prononcées à l’enquêteur : “Ces lunettes permettent à la personne qui les porte de retrouver des choses perdues, peu importe où elles sont… tant qu’on regarde au bon endroit.” Mais quand toute la Terre a été scrutée et qu’on ne trouve rien, où diable peut bien être cet endroit?» (p.83)

Éric C. Plamondon fascine par les strates qui recouvrent ses récits et nous font plonger dans les méandres du possible et de l’imaginaire. Il nous entraîne derrière les apparences et met le réel en joue. Ça nous sort des intrigues un peu simplistes. C’est comme s’il secouait les limites de l’esprit pour aller dans un ailleurs. 

Je signale aussi sa nouvelle intitulée Le visage qui pourrait être une banale histoire de meurtres qui prend ici une tout autre dimension. Un beau questionnement sur l’identité, la figure et l’être, le miroir de l’âme, dit-on.

Cet écrivain réussit à nous subjuguer avec des textes étonnants. C’est le plus important. Un livre pour ceux et celles qui aiment l’étrange et les rebondissements inattendus. Des récits maîtrisés et surtout une grande originalité dans ses propos. Que demander de plus?

 

PLAMONDON C. ÉRICBizarreries du banal, Montréal, Éditions Sémaphore, 2022, 192 pages.


https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/bizarreries-du-banal/

 

jeudi 1 avril 2021

LA VALSE DES NOUVEAUX RICHES

J’AI DÛ FAIRE DES EFFORTS pour lire La valse de Karine Geoffrion. La narratrice de ce court roman a tout pour me hérisser les poils sur les bras avant de prendre la fuite. Une hyperactive qui travaille comme décoratrice et dirige une entreprise qui va plutôt bien. En fait, sa principale tâche est d’entretenir son image, de se présenter sous son meilleur jour. La femme se veut parfaite, le centre d’attraction dans les rencontres et au restaurant, fait du jogging, s’entraîne durement en gymnase pour garder sa minceur d’adolescente, partage son lit avec l’homme idéal et s’occupe, quand il lui reste du temps, de ses deux garçons. Elle recherche les plus belles robes, sait se maquiller pour camoufler ses rides, ne cesse d’étaler leur richesse et une belle réussite matérielle.


Épreuve que d’emboîter le pas de cette femme dans sa grande maison aseptisée, dans des lieux que l’on qualifie de parfaits dans les revues de décorations. Tout est stérilisé, figé, laqué, sclérosé, léché, calculé, étudié, poli et d’une froideur sibérienne. Jamais un moustique n’oserait s’aventurer dans la verrière où la poussière est interdite, où rien ne traîne, surtout pas un roman sur une table. Un livre de poésie y serait vu comme un sacrilège. Les ébats des garçons dans la piscine sont contrôlés et l’eau éclabousse juste ce qu’il faut pour faire semblant d’être vivant. Un monde où tout repose sur le paraître, le clinquant, les apparences et les sourires aussi faux que celui d’un mannequin dans une vitrine de grand magasin qui tente de nous convaincre de changer de corps. 

J’ai eu envie de repousser ce roman après quelques pages et de le ranger dans le rayon des oubliés volontaires de ma bibliothèque, là où je ne vais jamais flâner. Pourtant, j’ai continué, un peu tout croche, emboîtant le pas à cette narratrice essoufflante. Toujours méfiant, ne voulant surtout pas me faire entourlouper par cette manipulatrice qui capte toute la lumière quand elle entre dans une pièce, fait tout pour attirer les regards. 

Lire, c’est prendre des risques, s’aventurer parfois dans une sorte de jungle, secouer les artifices de ces nouveaux riches qui vivent comme s’ils étaient dans une téléréalité. La lecture est un sport extrême qui permet de tester sa résistance, sa tolérance et ses limites même. 

Je me suis laissé entraîner dans cette maison où l’on a hâte de s’évader pour retrouver une certaine normalité. Parce qu’on s’y assoit sur le bout des fesses, dans des fauteuils inconfortables, mais très design, où l’on surveille ses gestes pour ne pas briser un vase de prix ou encore une sculpture qui embarrasse, là pour le coup d’œil et la perspective, mettre en valeur le tableau d’un maître qu’on a choisi en pensant à la couleur du mur et du bois du plancher.

Comment des enfants peuvent-ils être des enfants dans un tel milieu? Ce ne sont peut-être pas de vrais jeunes, mais des figurants, des comédiens qui obéissent au doigt et à l’œil et qui sont là pour faire croire que Xavier et la narratrice sont un couple réel. Une curiosité un peu malsaine m’a secoué. J’allais suivre madame Geoffrion.


Les garçons ingurgitent le repas à une vitesse inimaginable. Tout de suite après, Luisa, de ses mais de fée, range l’important désordre qui règne sur la terrasse et dans la cuisine. Je profite de l’accalmie pour prendre des photos d’Édouard et de Paul tout en m’assurant d’avoir la piscine et la chute d’eau en arrière-plan. Je les publie sur Facebook et Instagram avec la mention #pool party, et j’attends les commentaires élogieux, qui ne tardent pas à apparaître à l’écran. J’ai bien fait de retoucher les images en noir et blanc. Celles-ci semblent tout droit sorties d’un film européen des années soixante. L’esthétique est parfaite. (p.16)

 

Le personnage se surveille, joue dans un scénario où tout est pensé. Un feuilleton où l’on vous décrit une fausse vie comme étant le rêve enfin à portée de la main. Une femme toujours en représentation, même dans son sommeil on dirait avec sa couette assortie. Le seul humain est Luisa, la bonne et celle qui s’occupe de la maison et des enfants, de tout ce que le couple n’a pas le temps de faire. Il faut bien avoir des gens ordinaires pour s’arranger avec le lavage et le chiffon, l’appareil étrange et bruyant qu’est un aspirateur.

 

INTRIGUE

 

J’ai deviné dès la première ligne de La valse que rien ne va plus entre Xavier et la narratrice. Les deux sont avalés par leur travail, la chasse à l’argent, la dure tâche de bien paraître devant les amis et les connaissances, d’être le couple parfait sur les réseaux sociaux.

Et il y a ces textes, une sorte d’intrusion en italique, comme un moment de vraie vie, une femme avec des émotions, un amour et une grande passion secrète. Enfin des pulsions, de la sueur et du sperme. Ça fait tellement de bien. C’est peut-être ça qui m’a retenu dans le roman de Karine Geoffrion.

 

On a fait l’amour, plusieurs fois; on a pris un long bain rempli de mousse, on a parlé. Notre histoire est si belle quand personne ne vient s’interposer. Ce matin, le quitter a été difficile. J’ai tout fait pour ne pas être émotive devant lui. J’ai gardé la tête haute et lui ai fait mon plus beau sourire quand on s’est séparé dans le couloir désert. (p.81)

 

La mascarade connaît son point culminant lors d’une réception pour souligner le dixième anniversaire de mariage de Xavier et sa conjointe. Le paroxysme du paraître, de la superficialité et du faux. Je n’ai pu m’empêcher de penser au couple Desmarais qui a fait construire, il y a quelques années, une salle de concert à Sagard pour la fête de madame. Un lieu qui n’a servi qu’une seule fois et où l’Orchestre métropolitain de Montréal est venu jouer sous la direction de Yannick Nézet-Séguin. Tout le gratin politique y a défilé : Lucien Bouchard, Jean Charest, Brian Mulroney et beaucoup d’autres. On a même remplacé la pelouse pour faire plus vert juste avant l’arrivée des invités. La preuve que Karine Geoffrion n’exagère pas. On peut tout se permettre quand on possède des brouettes d’argent.

 

Xavier m’enlace et nous nous embrassons passionnément pour la lentille. J’entends au loin des commentaires sur la beauté de ma tenue, sur la solidité de notre couple. Cela me rend heureuse. Les invités prennent aussi des photos avec leur cellulaire et je pense déjà aux commentaires élogieux qui pulluleront sur Facebook. La luminosité est parfaite. Xavier est d’une beauté à couper le souffle dans son complet Dior. Je suis certaine que toutes les femmes présentes voudraient être à ma place. (p.51)

 

Lentement, l’auteure nous pousse derrière le décor, fait oublier les maquillages, les robes et le clinquant. On le sait depuis le début que cette vie est factice, sans couleur et sans odeur. Tout craque lorsque la narratrice (je n’ai pas trouvé son prénom. Dominique Blondeau me signale qu'il s'agit d'Isabelle) accepte de s’occuper du chat Dantès de sa sœur Marie envolée vers l’Europe. La vérité éclate. Xavier la trompe, avec Marie, la terne, l’effacée, la discrète. Tout s’écroule. Non. C’est surtout un coup à l’orgueil. Il en faut plus quand la fausseté fait partie de son quotidien, que l’on manipule le mensonge et la tricherie en avalant son jus d’orange le matin. Xavier et elle vont continuer d’être un couple pour les photos sur Facebook, à s’embrasser devant les autres pour rester l’image parfaite de la passion et de l’amour.

Karine Geoffrion nous plonge dans le drame de cette femme qui tente d’habiter un scénario sans surprises. La poursuite du bonheur, faut-il le répéter, ne réside pas dans l’accumulation des robes, des bijoux ou encore dans l’eau trop bleue d’une piscine creusée avec cascade. 

Madame Geoffrion fait parfaitement ressentir le vide abyssal de ses personnages, décrit l’insignifiance et la futilité de leur existence. Elle peint de façon juste ceux et celles qui carburent à l’ambition et pensent trouver la béatitude en s’enfonçant dans un décor de revue. Ça laisse un goût amer. Je me demande toujours comment des êtres normaux peuvent gaspiller leur vie en devenant une image que l’on retouche constamment. 

Un livre troublant, un peu étrange qui vient nous chercher qu’on le veuille ou non. En ce sens l’écrivaine réussit son pari. Elle perturbe le lecteur et nous montre la tragédie de ceux et celles qui vivent dans un monde de pacotille. Véritable tragédie des temps modernes.

 

GEOFFRION KARINE, La valse, Éditions SÉMAPHORE, Montréal, 104 pages, 17,95 $.

 https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/la-valse/

mardi 26 novembre 2019

LES RÉVOLTÉS DU GRAND NORD

LE NORD DEMEURE PEUT-ÊTRE L’UN des rares territoires du Québec qui continue de fasciner ceux et celles qui souhaitent connaître l’envers de notre monde aseptisé. Les lecteurs sont familiers avec les écrits de Jean Désy, de Naomi Fontaine, Juliana Léveillé-Trudel, Joséphine Bacon et An Antane Kapesh qui viennent enrichir le récit du Nunavit. Rares sont ceux qui y ont vu le jour cependant ou qui y ont fait leurs premiers pas. C’est certainement pourquoi Élisapie Isaac, née à Salluit, touche comme chanteuse et fascine. Une rêverie qui remonte aux romans d’Yves Thériault qui a été l’un des premiers à nous convier à l’aventure, à idéaliser ces manières de vivre et de composer avec une nature souvent hostile. Un monde que les écrivains apprivoisent lentement. Un regard qui nous fait comprendre que l'aventure est encore possible.

Marie-Pier Poulin a grandi chez les Inuit. Après, dans les villages qui ont poussé près des barrages. Elle connaît les gens du Nord, a ressenti leurs élans, leurs peines et leur colère. C’est pourquoi j’ai lu Débâcles avec respect et beaucoup d’attention. L’écrivaine présente des lieux peu fréquentés, permet de voir avec d’autres yeux ces populations, leur vécu et leurs aspirations.
Les missionnaires, très tôt, ont trouvé dans le Nord québécois, un terrain propice à l’évangélisation. Bien plus, cet espace leur offrait l’aventure et une occasion d’éprouver leurs croyances et leur foi. La fréquentation des autochtones aura souvent eu des effets imprévus, contraires à leurs aspirations premières.
Beaucoup ont changé en vivant avec ces nomades qui se déplaçaient avec les migrations des grands troupeaux de caribous. Ils ont dû mettre de côté leurs prétentions et faire confiance à ceux qu’ils venaient évangéliser. Ils ont rapidement réalisé que, dans ce pays impitoyable, c’étaient les Inuit qui détenaient la vérité. « Nous les Dénés, nous étions trop spirituels pour être religieux », expliquait un vieillard de Bechoko, chasseur et chaman lors de son témoignage devant une commission d’enquête sur les autochtones.
Ils se sont moulés à leurs habitudes, subjugués souvent par des hommes qui étaient des chefs, des femmes parfaitement adaptées à une nature qui ne fait jamais de faveurs. Malheureusement, certains témoignages récents démasquent certains religieux, révèlent le côté agresseur et prédateur de « ces porteurs de vérités ». C’est aussi ça la réalité, l’exploitation dans ce qu’elle a de plus odieux. Les Blancs, depuis des décennies, imposent leur façon de vivre dans ces territoires, bouleversent un ordre qui perd sa raison d’être.

MISSION
 
Le père Arthur Benoît arrive dans une communauté inuite où un commis de la Baie d’Hudson fait la loi, établit des prix pour les fourrures qui laissent les chasseurs dans l’indigence. Personne n’ose lui tenir tête. Tous finissent par céder le fruit de leurs trappages, n’ayant aucun pouvoir de négocier. Le missionnaire est témoin de cette exploitation éhontée, sans jamais pouvoir s’interposer.

Le grand chasseur de la toundra avait traversé une multitude de kilomètres pour son dû. Il était fier. Tristement, impuissant devant l’homme blanc, il finissait immanquablement par plier. L’Inuk fixait alors l’Anglais d’un air mauvais, comme pour enregistrer dans sa mémoire le visage de l’ennemi, et s’en retournait, claquant la porte derrière lui. Wilson reprenait sa routine, mais ses mouvements nerveux trahissaient son effroi. Il ne devrait jamais se perdre dans cet arrière-pays, car ces êtres humiliés, telle une meute de loups blessés, l’attendraient au détour. (p.24)

Le jésuite observe comme un anthropologue, garde une certaine distance, tombe vite sous les charmes de ces courageux qui se plient aux caprices de la nature, des saisons, des animaux toujours en mouvement. Le père Benoît est fasciné par un homme en particulier, l’un des guides de son clan qui a réponse à tous les problèmes qui surgissent. Chaque jour, nourrir ses proches et les membres de sa communauté, est un défi. Arnasuk devient son ami, son mentor. Parti pour imposer ses croyances, le religieux est vite convaincu par ces gens qui affrontent des dangers et des épreuves terribles. Surtout, il aime leur regard sur la vie, la mort qui effarouche tant les chrétiens.

DRAME

Arnasuk et sa femme périssent lors de la montée des eaux au printemps, quand la glace cède brusquement et libère les rivières. La tragédie laisse Piari, leur jeune fils qui a été témoin de la mort de ses parents, traumatisé, incapable de reprendre contact avec les siens. Le père Benoît prend cet enfant sous son aile pour l’aider, lui faire oublier le drame qui a cassé sa vie.
Il réussit à le sortir de sa torpeur grâce aux livres. Le jeune garçon démontre un appétit d’apprendre qui fascine le jésuite. Après un certain temps, il décide de retourner avec lui à Montréal pour des études et des soins particuliers.

Après d’interminables discussions, Arthur leur fit entendre que Piari n’était pas Arnasuk, qu’il était fragile, sensible, et que l’état dépressif dans lequel il était depuis près de trois mois permettait d’envisager le pire pour sa santé. Il avait besoin de soins qu’on ne trouvait pas ici. Ce sont les aînés de la communauté qui finirent par accepter l’évidence. Ils pouvaient faire confiance au missionnaire et savaient qu’ils laisseraient Piari entre bonnes mains. (p.44)

L’adaptation en ville ne sera pas facile pour le jeune garçon qui sent rapidement sa différence, le racisme de ses collègues. Il vivra une solitude terrible, lui qui a été habitué à la communauté, au groupe où tout appartient à tous sans distinction. Il se heurte à un monde individualiste où chacun tente d’en profiter le plus possible. Il se réfugie dans les livres, devient un premier de classe, choisira la médecine au contact d’un juif qui a connu l’ostracisme et le racisme. Ces rencontres avec ce psychologue humaniste transforment sa vie.

MUTATION

Piari s’impose par son savoir et ses connaissances. Le voilà en voie de devenir un Blanc, de s’intégrer à la société d’Anna son amoureuse. Toujours sous le regard bienveillant du jésuite qui s’occupe de lui comme un père peut le faire d’un fils.
L’idée de renouer avec ses racines et son peuple fait son chemin. Piari décide de retourner dans sa communauté, de remplacer le médecin qui n’en peut plus après des années d’efforts. Comment ne pas penser aux récits de Jean Désy qui se fait un plaisir de partager ses expériences auprès des autochtones dans ses écrits. Anna pourra le rejoindre un peu plus tard, quand un poste d’enseignante deviendra libre.
Piari a oublié les manières de faire de son peuple. Même sa langue. Il doit réapprendre l’inuktitut de ses parents. Peu à peu, le médecin comprend les préoccupations de la communauté, le rôle des hommes et des femmes, la patience des sages, les agissements des Blancs qui sont là pour les ressources naturelles, de ces étrangers qui imposent leur vision des choses, ravagent de grands espaces, rendent des façons millénaires de faire obsolètes. Bien plus, ces intervenants de passage se réfugient dans leurs quartiers et ne se mêlent pas souvent aux Inuit. C’est presque l’apartheid.

AFFRONTEMENT

Les chefs tentent de faire front commun avec les Cris, leurs voisins, de faire connaître leurs revendications au gouvernement du Québec face aux grands projets hydro-électriques. Peine perdue ! Ils ne sont jamais entendus ou écoutés. Les travaux sont annoncés. Les barrages vont noyer une partie de leurs territoires, bouleverser le pays. Voilà le résultat d’une invasion qui s’est faite lentement au cours des années.

Après ton départ, le père Benoît a été remplacé... Puis les Blancs sont arrivés, toujours plus nombreux. Ils ont ouvert le Comptoir de la Baie d’Hudson. Ils nous ont fourni des maisons de bois, toutes faites, qui ne fondent pas. Pour nous, c’est devenu plus facile. On pouvait se procurer toute sorte de choses en échange de quelques peaux. Alors on a cessé de se déplacer à l’intérieur du territoire. Puis ils ont imposé leurs lois. Des familles ont été relocalisées plus au nord. Des policiers ont abattu nos chiens... (p.163)

On connaît la Paix des braves négociée par le gouvernement de Bernard Landry avec les Cris, signée le 2 février 2002. Cette entente ne concerne pas les Inuit qui ont été laissés pour contre. En dernier recours, ces peuplades prennent les grands moyens, chassent les Québécois de leur village pour marquer leur opposition au projet et être écoutés par les dirigeants de Québec. Les étrangers doivent tout laisser derrière eux et monter dans l’avion.

Sidérés, les otages échangent des regards inquiets. Malgré leur désir de comprendre, ils gardent le silence. Leurs ravisseurs d’aujourd’hui sont tous des amis ou des voisins d’hier. Ils savent qu’ils n’ont pas affaire à des êtres violents. Mais ce matin, manifestement, les liens sont rompus. Les qallunaat se résignent à patienter, tant bien que mal. Certains se dévêtent et s’installent sur des chaises ou des matelas mis à leur disposition. Lentement, les autres les imitent, et la tension s’estompe dans la grande pièce surchauffée. (p.213)

Piari met ses pas dans ceux de son père, découvre sa place auprès de Lisi. Il rompt avec Anna, celle qui l’attend, qui espère encore venir le rejoindre. Peu à peu, Pierre s’efface et Piari peut respirer.
Bien sûr, on commence à prendre conscience des ravages de l’alcool et des drogues, de l’exploitation des Blancs qui assujettissent ce peuple de toutes les manières imaginables, des milieux de vie détruits, des projets qui ne tiennent jamais compte des rythmes des saisons et des premiers occupants. Marie-Pier Poulin montre très bien la dureté de la nature, sa beauté aussi, les changements brusques et le blizzard dans cette toundra fascinante, la neige dans un territoire vaste comme le monde. Un espace de paix, qui permet aux humains qui y habitent d’apprivoiser la solitude, une forme de spiritualité ou de sagesse.
Une voix particulière que celle de Marie-Pier Poulin qui décrit les revendications des Inuit qui n’en peuvent plus de subir la loi du Sud, une révolte dont on trop peu parlée. Des personnages fascinants, un texte émouvant qui fait encore une fois mieux voir ce pays du Nord, les contacts si mal vécus entre les Blancs et ces populations nomades que l’on a sédentarisées de force. Une découverte que ce premier roman de Marie-Pier Poulin, une voix qui touche et s’impose.


POULIN MARIE-PIER, DÉBÂCLES, Éditions SÉMAPHORE, 2019, 224 pages, 26,95 $.




samedi 3 août 2019

RÉCIT QUI DEMANDE DU COURAGE

FRANCE MARTINEAU, DANS RESSACS, m’a complètement retourné. J’en suis sorti abasourdi, me demandant si je trouverais les mots pour cerner cette histoire incroyable. Un autre drame familial, on s’en éloigne difficilement. Comme si les écrivains devaient avoir des enfances horribles pour arriver à naviguer sur les phrases et à se tenir debout. La mort des parents est l’ultime occasion de secouer le passé et de comprendre ce que la narratrice a pu subir pendant des années. Ça donne froid dans le dos.

J’ai lu France Martineau pour la première fois dans Une incorrigible passion, un collectif dirigé par Jo Ann Champagne qui s’attardait à cet objet fascinant qu’est le livre. Madame Martineau y racontait comment elle avait appris les mots en subissant les agressions de son père. Assez pathétique que cet Écrire la parole entravée. Un texte qui avait retenu mon attention et mettait la table si l’on veut à ce récit singulier. J’écrivais alors : « Certains y vont d’un témoignage personnel très émouvant comme celui de France Martineau qui associe les livres aux agressions de son père. »
France a toujours été de trop au milieu de ses frères et sœurs, celle que l’on n’interpellait jamais (surtout de la part de sa mère) et que l’on aurait souhaité oublier. Suzette la rejetait pour des raisons que l’on finit par comprendre en s’aventurant dans ce récit. Armand, le père, un enseignant frustré qui aurait voulu devenir professeur à l’université, compense en se lançant dans la rénovation de maisons, des entreprises qu’il ne terminera jamais. Des gestes aussi, insupportable sur sa fille.
Une histoire banale. Un mariage alors qu’ils étaient tous les deux très jeunes. Suzette issue d’une famille bourgeoise et lui d’un milieu d’ouvriers. Deux univers qui se concilient difficilement. Lui restera un étranger dans le monde de sa femme et elle une curiosité dans les quartiers de l’est de Montréal.
Armand multiplie les infidélités et Suzette, aux prises avec une dépendance affective, s’accroche de façon pathétique. Ils finiront pas se séparer, vivant chacun dans leur maison, se fréquentant cependant, ne parvenant jamais à casser leur couple. Et au centre de toutes ces perturbations, France qui tente désespérément de retenir l’attention de sa mère et de fuir les pulsions de son père.

MORT

Suzette meurt d’emphysème. Une fumeuse indomptable qui m’a fait penser à mon amie Nicole Houde qui a passé sa vie à courir derrière ses cigarettes et qui, même quand elle devait respirer avec l’aide d’une bonbonne d’oxygène, ne pouvait résister à la tentation de prendre « une poffe » ici et là comme elle l’affirmait en riant.
La mort d’un parent, c’est l’ultime occasion pour les enfants de se retrouver. Il faut vider la maison, plonger dans l’intimité de la mère et de tout ce qu’elle a laissé derrière elle. Des bibelots, des vêtements, un chat effarouché dans un appartement trop silencieux. Armand refuse d’abord de toucher à quoi que ce soit et la résidence de Suzette devient une sorte de musée pendant un certain temps. Il faut bien se résoudre à passer à l’action et le mari décide de tout transporter chez lui. Comme s’il n’arrivait pas à admettre que sa femme n’est plus, qu’elle est décédée.

Ni lui ni moi n’osions aborder qui elle avait été comme mère. C’était mieux ainsi. Armand coulait dans des phrases un peu convenues l’image de Suzette, et j’écrivais sous sa dictée, au service de ces deux amants-là. « Femme exceptionnelle, passionnée et chaleureuse, elle fut un modèle pour ceux qui l’ont côtoyée. » C’était tellement faux que j’aurais pu continuer à en ajouter, cela n’avait plus d’importance, je sombrais dans le mensonge, le coup de force, consentante à tout. Suivait cette phrase : « Jamais nous ne l’oublierons. » C’était la seule qui soit vraie, et c’est la seule que j’aurais voulu fausse. (p.18)

Casser maison comme on dit, c’est s’aventurer dans des souvenirs, risquer de s’embourber dans son passé et de secouer des moments heureux, pénibles souvent. Tous les objets racontent une histoire qui nous échappe. Il suffit de s’approcher, de faire des choix pour basculer dans certains espaces de sa vie. Les enfants se partagent des choses que tous finiront par oublier dans un placard ou qu’ils égareront. La mémoire efface beaucoup plus qu’elle ne garde, heureusement.

RECHERCHE

France trouve là l’occasion de cerner sa mère malgré Armand qui se dresse comme le gardien d’une vie qu’il magnifie et transforme selon ses humeurs. Qui était la femme qui a passé des années à habiller des poupées, à tisser et à inventer des personnages qui faisaient rêver autant les adultes que les plus jeunes. Comme si elle avait refusé de quitter l’enfance. Pourquoi cette cruauté avec France, cette grande fille pleine d’empathie qui n’a jamais su trouver sa place dans cette famille ? Il y a certainement un lien avec le père, les agressions et le viol que Suzette a toujours nié.

Mes sœurs et frères évanouis après les funérailles de Suzette, j’entrai aussi dans cette maison, pour l’aider, lui avais-je dit, et peut-être était-ce en partie vrai. Pourtant, il me semblait que je cherchais surtout à subtiliser à Armand ce que Suzette aurait conservé de moi, que je tentais de réanimer, à travers des objets de ma prime enfance, un temps lointain et doux qu’il me fallait croire différent des années qui suivirent, où la négligence de Suzette n’avait pas su me protéger d’Armand. (p.26)

Et tout est à recommencer lors du décès d’Armand. Comment percer les secrets de nos parents même si nous avons découvert le monde auprès d’eux, quand nous avons eu l’impression de voir par leurs regards, de devenir adulte par leurs paroles et leurs gestes ? France Martineau s’aventure dans une zone trouble. Tout ce qu’elle a pu vivre et refouler pendant son enfance et son adolescence remonte. Elle se confie du bout des lèvres je dirais, sans hargne et sans colère, de façon détachée presque, malgré la peur et la douleur qu’elle a dû apprivoiser au cours des années. La narratrice tourne autour des agressions, du viol et mettra du temps à dire la vérité.

HORREUR

Si au départ, je me suis plu à détester Armand, le mari intransigeant, souvent têtu, l’agresseur de sa fille, le récit de la narratrice nous fait tourner les yeux vers Suzette. L’écrivaine révèle peu à peu une femme narcissique qui n’a pas su aimer. Elle a pris France en aversion très tôt. On peut parler de haine, même si c’est difficile à croire entre une mère et son enfant
Madame Martineau n’utilisera jamais ces termes, mais c’est cela qu’il faut comprendre avec certains regards, des refus ou un bout de phrase qui claque comme un fouet. La jeune fille a été livrée au père dans une sorte de sacrifice.
Certaines scènes vous laissent sans mots. Ce moment par exemple où France veille Suzette qui n’en a plus pour longtemps à l’hôpital.

Je me penchai tout près de sa bouche pour mieux entendre, dans un frisson néanmoins incontrôlable de mon corps vers le sien, elle attendit que j’aie ma bouche tout près d’elle et enleva son masque, ses maigres cheveux restèrent pris dans l’élastique, et, en expulsant l’air de ses poumons, comme si cela faisait des années qu’elle se retenait, au bout de son exaspération de moi, siffla : « Va-t’en ! » Je reculai, en manque d’air, sonnée. Il me fallait de toute urgence me soustraire à son regard, aussi sûrement que si ma vie en dépendait. (p.120)

Une telle hargne est difficile à imaginer, surtout dans un moment pareil.

QUÊTE

France Martineau fait preuve d’un courage incroyable pour raconter le drame de sa vie. Mais comment pouvait-elle oublier en décidant de s’aventurer dans le monde de l’écriture. C’était là un chemin obligé pour elle.
Et ce qui rend ce témoignage encore plus perturbant, c’est la manière de se confier, de s’avancer vers l’horreur, se sentant coupable, n’étant jamais certaine de ce que son père ou sa mère ont pu faire. Le doute. Nous vivons parfaitement les émotions de la narratrice. C’est la force des agresseurs d’arriver à faire en sorte que les victimes se croient responsables de tout. On se demande à la fin ce qui a été le plus difficile pour France. Le rejet de sa mère ou les gestes de son père qui sont restés impunis ?
Un texte puissant qui se dépose doucement en vous, bouscule votre manière d’être, de penser et de respirer. À lire avec précaution.


MARTINEAU FRANCE, RESSACS,  Éditions SÉMAPHORE, 2019, 168 pages, 22,95 S.
  

https://www.editionssemaphore.qc.ca/auteur/france-martineau/


vendredi 3 mai 2019

LE TERRIBLE PAYS DE LA VIEILLESSE

MICHEL DUFOUR s’attarde dans Cette part d’obscurité, un court recueil de douze nouvelles, à des sujets que nous ne retrouvons pas souvent dans notre littérature. Les gens âgés, ceux et celles qui sont dans leurs derniers jours, survivent dans un foyer ou une maison d’accueil, quand ce n’est pas à l’hôpital, un CHSLD comme on dit pour masquer la terrible réalité du corps qui s’écroule. Des femmes et des hommes qui vivent des problèmes de santé et approchent de la fin. Ils ont perdu toute autonomie et leur tête les abandonne un peu plus chaque jour. Voilà un sujet qui ne fait pas courir les foules et qui fait les manchettes dans les médias pour les raisons que vous savez. Immanquablement, il y est question de la fréquence des bains, de la nourriture, des gestes d’un préposé, mais jamais du mur qu’est le bout de la vie.

Le ton de Michel Dufour m’a étonné, l’impression de m’avancer dans un conte ou une fable, de basculer dans un univers où tout est noir et blanc. Comme si la couleur disparaissait pour ne laisser que des blocs qui s’opposent et grossissent la réalité. Dureté, méchanceté même, comme dans les vraies histoires et c’est terriblement efficace. Oui, les gens âgés, mais aussi les enfants. Peut-être qu’il y a une parenté entre ces individus qui secouent les deux piliers de l’existence. Les bébés effarouchés dans un milieu imprécis, un peu flou et les autres qui perdent contact avec leur environnement, surtout ceux frappés par la maladie d’Alzheimer. Tous devant la cruauté du monde et des humains, testant si l’on veut la capacité de notre société à s’occuper de nos proches, sollicitant notre empathie et notre résilience.

Je crains ma mère pour mourir. Du jour au lendemain, elle s’est mise à doubler de taille et de volume. Sa peau est épaisse comme celle d’un pachyderme. Elle profite de son nouveau gabarit et de sa voix tonitruante pour me lancer un avertissement. « Une coche mal taillée et je te transforme en filet mignon, fiston. » Je pense à mon père disparu mystérieusement durant mon enfance. (p.25)

Comme dans les contes (je me répète), il faut se méfier des mots et les prendre pour ce qu’ils sont. Le sens premier, le plus cruel, l’absolu sans évasion dans la métaphore. Nous ne sommes plus dans l’allégorie et Michel Dufour plonge dans une réalité terrible.

ENFANCE

Étrange univers que celui de Paco qui se retrouve nonagénaire à l’âge où l’on se prépare normalement à tester ses habits de l’adolescence. Une maladie particulière, un enfant qui saute les étapes à une vitesse foudroyante. Il croise Annabella, une fillette atteinte de sénescence prématurée. L’histoire de Roméo et Juliette à un moment où l’on est trop jeune ou trop vieux pour l’amour, la passion et les rêves. Mais y a-t-il une date de péremption pour les mouvements du cœur et les émois du corps ?

Au crépuscule, l’un des papillons dit à l’autre qu’après toutes ces années à vivre côte à côte sans vraiment se connaître, ils devaient se séparer. Le papillon résista, pleura, tenta de l’empêcher de partir, mais deux grandes ailes noires se détachèrent de la joue et prirent leur envol, laissant sa marque sanglante sur le visage d’Annabella, une empreinte mortelle. Au même moment, Paco posa ses lèvres sur les siennes. Tendrement, il recueillit son dernier soupir et, pris de vertige, mit un point final à l’histoire. (p.13)

Un peu cliché sans doute (l’auteur se fait plaisir), mais j’aime ça. Je préfère de beaucoup cependant le Michel Dufour qui suit un homme qui hante les couloirs d’un hôpital, ne reconnaît plus personne, ne sait plus qui il est et où il se trouve. Un vieux malcommode comme nous avons tendance à expliquer. Plutôt un individu qui a perdu toute dignité et qui cherche désespérément une certaine liberté, pense comme par instinct à une réalité différente. Un réflexe pour retrouver les jours où il s’affirmait et agissait à sa guise.

Il a certes un nom, mais il ne le dit jamais quand on le lui demande. Les autres s’en chargent à sa place. Sa mémoire est un édifice vétuste, brinquebalant. Tous les jours un peu plus, des morceaux s’en détachent. Une petite vieille malingre vient parfois lui rendre visite. Elle lui parle de choses et d’autres. Il l’écoute mais ignore qui c’est. Le monde autour de lui porte désormais les traits d’indésirables inconnus. Inéluctablement, l’histoire de sa vie se rétrécit. (p.43)

Un texte terrible, sans pitié un moment où le corps et la tête ne s’accordent plus et que l’on devient un errant dans sa pensée.

VISITE

Comme tout le monde j’ai fréquenté l’un de ces foyers pour personnes âgées, connu l’étrange sensation de malaise quand vous entrez dans ces établissements, que tous les regards se tournent vers vous et demandent qui vous êtes. Tous veulent un peu d’attention et être celui qui reçoit le visiteur. Tous souhaitent avoir la chance de raconter des morceaux de sa vie, de rire et, dans un moment de distraction, tenir les mains de celui qui les écoute. Tous en attente d’un bonjour et d’un sourire. Ma mère a vécu des années dans une chambre où l’on voyait, par sa fenêtre, la galerie du presbytère de La Doré et le mur de l’église comme tout horizon. Des années dans une cellule d’où elle ne sortait guère, par choix, par peur, par méfiance des autres aussi. Ses jours rapetissaient peu à peu et comme elle n’avait jamais été très sociable, sa situation ne s’est jamais arrangée. La solitude l’a étouffée comme un vêtement qui rétrécit au lavage.

AVENIR

Des histoires difficiles parce que c’est probablement l’avenir qui m’attend. Malgré mes illusions, mes rêves et mes fantasmes, je risque avec vous de me retrouver dans l’un de ces établissements, dans une chambre où la vie se recroqueville. Tout seul, un peu confus, perdu au milieu des mots que j’ai traqués pendant toute mon existence. Totalement dépendant de gens qui décident quand vous mangez, devez dormir ou avez besoin d’un bain ou d’une douche. Condamnés par son vécu et son corps, une mémoire qui s’égare souvent dans les méandres du passé. L’âge d’or n’a rien à voir avec les vacances dans un grand hôtel que certaines publicités aiment nous faire croire.

On ne nous a pas encore déplacés au sous-sol. Tant mieux. C’est un espace sombre et humide, sans pitié pour nos tristes rhumatismes. Et ça pue la morgue. Notre petit manoir ressemble à un cimetière sous la lune, peuplé de morts en sursis. La DPV aurait dû s’en apercevoir. (p.73)

Ces années marquent certainement la fin des mystifications et des mascarades. Il faut s’attarder dans ces établissements, auprès des bénéficiaires, des patients ou autres noms que l’on ne cesse d’inventer pour masquer le drame de la vieillesse. J’ai mal chaque fois devant ces femmes et ces hommes résignés, muets, révoltés, souvent désespérés parce qu’ils sont étonnés de se réveiller le matin. C’est peut-être pourquoi ils vous fixent si étrangement quand vous entrez dans la salle où ils se regroupent pour combattre la solitude en jouant aux cartes, qu’ils vous scrutent des pieds à la tête pour vérifier si vous n’êtes pas la mort qui vient leur proposer un tour de corbillard. Ils le savent, c’est la seule façon de franchir la grande porte, de se payer une dernière promenade.
Michel Dufour est sans pitié et sans pardon, juste, tout près d’une vérité qu’il décrit sans complaisance. La littérature doit servir à ça. Des textes qui vous poussent vers une réalité que l’on a du mal à voir. Et si vous avez une jeunesse extravagante dans vos bagages, rassurez-vous, le temps file, fait des bonds et finit toujours par vous rejoindre pour vous plaquer au sol. Il faut lire ces nouvelles. Ça secoue les illusions, rapproche du concret, de la vie quoi.


CETTE PART D’OBSCURITÉ de MICHEL DUFOUR est publié aux ÉDITIONS SÉMAPHORE, 2019, 88 pages, 14,95 $.
  

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