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mardi 11 juillet 2023

GABRIELLE ROY SE MOQUE DU TEMPS

J’OUBLIE LES parutions récentes cette semaine pour retrouver une écrivaine qui a marqué mon parcours de lecteur, et ce à partir du moment où j’ai lu Bonheur d’occasion. Gabrielle Roy a fait partie de ma vie, même quand elle se tenait loin de l’actualité littéraire et qu’elle se consacrait à son œuvre dans la plus belle des discrétions, toute concentrée sur son écriture, particulièrement l’été, alors qu’elle séjournait à Petite-Rivière-Saint-François, dans Charlevoix. J’ai toujours le roman qui l’a fait connaître et que je me suis procuré en 1970. J’avais du retard, mais ce tirage des Éditions Beauchemin m’est précieux. Le livre est usé, tout fripé, fragile, autant que L’octobre des Indiens, paru un an plus tard. Je n’arrive plus à ouvrir les quelques exemplaires que je possède encore parce que mon petit recueil blanc se défait. La colle ne tient plus. Le travail du temps! Les imprimés (physiquement) vieillissent avec les lecteurs, mais la pensée, les mots restent enjoués et alertes. Au lieu de replonger dans le roman le plus connu et le plus louangé de madame Roy, j’ai choisi plutôt d’aller vers De quoi t’ennuies-tu, Éveline? Ély! Ély! Ély! Le premier récit est paru en 1982, un an avant la mort de l’auteure de Ces enfants de ma vie. Une longue narration que l’écrivaine aurait rédigée dans les années soixante. Ély! Ély! Élyvoit le jour en 1978. 

Les chroniqueurs n’en ont souvent que pour les parutions récentes, les textes du jour, ceux qui surgissent dans les médias et disparaissent tout aussi rapidement. Le livre est devenu un objet de consommation et il est considéré comme obsolète après quelques semaines. Un roman n’a pas plus qu’un mois pour s’imposer, sinon c’est l’enfer du purgatoire pour l’auteur. Comme si on s’émerveillait devant la floraison d’un cerisier au printemps et que l’on oubliait que cette beauté n’existe que grâce à un tronc solide, des branches et tout un réseau de racines. 

Une littérature n’est pas faite que de nouveautés (trop nombreuses selon certains) qui repoussent dans l’ombre les œuvres fondatrices, essentielles qui jalonnent la vie intellectuelle. Pourtant une fiction et un récit nous touchent, peu importe le moment de sa parution. Il faut fréquenter Gabrielle Roy, Anne Hébert, Jacques Godbout, les premiers ouvrages de Marie-Claire Blais pour s’en rendre compte. J’ai fait un retour dans le temps dans mes chroniques à deux reprises si je me souviens bien. Soit pour Mémoire d’autre-tonneau de Victor-Lévy Beaulieu et Les chambres de bois d’Anne Hébert. Ce n’est pas suffisant, j’en conviens. Je me dis souvent que je pourrais voyager ainsi dans la littérature québécoise, écrire sur des textes négligés, mais tellement importants. Je me promets de relire des romans de Roch Carrier, de Louis Caron ou encore les premières parutions de monsieur Archambault. Qui s’attarde maintenant à Francine D’Amour, Suzanne Jacob, Francine Noël ou Pauline Harvey. Nicole Houde aussi, bien sûr, la grande oubliée. 

 

AVENTURE

 

De quoi t’ennuies-tu, Éveline? raconte l’ultime aventure d’Éveline, personnage inspiré de la mère de l’écrivaine, on s’en doute. Cette dernière quitte son lointain Manitoba en plein hiver pour rejoindre son frère Majorique qui en est au bout de ses errances et qu’elle n’a pas vu depuis des années. Un voyage qui la fera migrer du froid à la douceur de la Californie. Un long périple en autobus où elle évoque des souvenirs et se fait des amis. 

Ély! Ély! Ély!, peut-être le plus émouvant des deux textes, raconte l’excursion de la jeune journaliste que fut Gabrielle Roy dans une petite bourgade de l’Ouest canadien pour y visiter les Huttérites d’Iberville tout près d’Ély. Une communauté religieuse qui vivait en autarcie, du travail de la terre et n’avait que très peu de contacts avec ses voisins. Des gens qui parlaient une sorte d’allemand et paraissaient bien farouches et peu avenants alors. Ces récits ont été publiés chez Boréal, dans la collection Compact en 1984. 

Il m’arrive de fouiner dans ma bibliothèque, dans le rayon des «p» pour saluer Jacques Poulin qui loge juste au-dessus de Gabrielle Roy. Quasi voisin de Gaétan Soucy et de La petite fille qui aimait trop les allumettes. Un grand livre d’un formidable écrivain. Tout près aussi de Jean-Yves Soucy et de ses romans inoubliables que sont Les chevaliers de la nuit et Un dieu chasseur. Deux œuvres qui m’ont marqué et hanté longtemps. 

 

LE TEMPS

 

Quand un texte devient un livre avec sa couverture attrayante, l’écrivain et l’écrivaine échappent au temps. Ils restent là, suspendus entre deux secondes, deux saisons et deux éternités peut-être, attendant qu’un lecteur tourne une page et que tout bouge alors, se secoue comme un chien qui sort de l’eau, avec la vague qui pousse une autre vague par jour de grand vent sur le lac qui berce mes nuits d’été. 

Éveline s’est dégourdie quand j’ai pris le livre dans mes mains, assez pour qu’elle évoque quelques moments de sa vie. Elle a encore tant de choses à raconter et le silence la tue, plus que l’indifférence ou la solitude. Elle m’a fait penser à ma mère qui parlait du matin au soir. Bien sûr, nous étions là, les enfants, mais elle ne s’adressait jamais à nous. Elle commentait, apostrophait, jugeait des affaires du monde, c’est-à-dire les agissements de quelques voisins. Et quand elle était à bout de récit, elle reprenait son souffle en préparant un thé avant de recommencer, avec les tâches qu’elle effectuait dans sa grande maison de ferme où les saisons dictaient les corvées. 

Éveline m’a touché comme si c’était la première fois que je la rencontrais. J’ai tendu l’oreille pour me plonger dans ses souvenirs, ses craintes devant ce voyage qui serait certainement son dernier, celui où elle se retrouverait près de Majorique après une vie faite de patience et de répétitions, après les lettres de ce frère qui apportaient un vent de liberté, donnaient corps à ses rêves et à l’ailleurs. 

 

PREMIÈRE FOIS

 

Comment aurais-je pu résister? «Dans sa vieillesse, quand elle n’attendait plus grande surprise ni pour le cœur ni pour l’esprit, maman eut une aventure.» (p.11) Cette Éveline, inspirée certainement de Mélina, la mère de la Gabrielle vagabonde, s’avère si avenante. 

Et c’était encore une première fois. Toujours, quand on aborde le texte d’une écrivaine de la trempe de madame Roy. Comme si je redevenais le petit garçon qui tendait l’oreille lorsque les oncles et des voisins débarquaient avec plein de rires et d’histoires invraisemblables. Plus tard, la lecture m’a protégé des tsunamis de maman. Souvent, elle s’interrompait et je levais les yeux. «Maudit que tu es plate toi, avec tes gros livres. Tu ne dis jamais un mot.» Je souriais et elle reprenait, là où elle avait laissé.

J’ai accompagné cette femme de soixante-treize ans qui n’a jamais quitté son Manitoba. J’ai hésité en montant dans l’autobus, me méfiant avec elle de ces voyageurs qu’elle voyait pour la première fois. Comment ne pas lui tendre la main pour grimper les marches et s’installer dans un siège à droite, pas trop à l’avant, ni trop à l’arrière, pour observer le pays qui allait surgir dans les vitres un peu givrées de ce gros véhicule chaud et rassurant. 

 

«Merveilleusement, elle ignora qu’elle avait soixante-treize ans, que son cœur demandait des ménagements. Toute prête à partir, elle s’assit pour nous écrire à chacun une lettre hâtive où elle nous annonçait comme une enfant son escapade vers la Californie. De toute façon, elle n’avait rien à craindre : quand nous recevrions la nouvelle, il serait trop tard pour la retenir.» (p.15)

 

Un long voyage où elle passe de l’hiver aux douceurs de la Californie. Une sorte de glissement dans sa vie faite de devoirs, une pause où elle se rappelle les missives de ce frère qui apportait des bouffées de bonheur dans son quotidien. Éveline parle et quand elle ouvre la bouche, tout le monde dans le véhicule tend l’oreille. C’est un art que celui de la parole bien menée et aiguisée, tout comme l’écriture de Gabrielle Roy tout épurée et envoûtante. 

Comment ne pas songer aux longs voyages de Jack Kerouac? Il traversait l’Amérique en autobus, se déplaçant de jour et de nuit, perdant la notion du temps, s’accrochant à quelques paysages enneigés, s’arrêtant pour se dégourdir, avaler un café, donner un mot et son sourire à une serveuse trop occupée. Il jonglait avec le bout de phrase d’un passager qui descendrait à la ville voisine pour disparaître de sa vie. C’était alors que Kerouac se sentait le mieux, en harmonie avec son âme voyageuse. Il rayonnait sur la route, hors de toute obligation et de responsabilité. Il laissait courir sa pensée migrante tout comme Éveline qui retrouve une jeunesse, le bonheur de découvrir du pays et de se faire des amis. 

Elle arrive trop tard en Californie. Majorique n’a pas su l’attendre, mais elle fait connaissance avec les descendants de son frère. Il a constitué autour de lui une petite Société des Nations où tous travaillent, aiment, s’épanouissent en paix et en harmonie. Une sorte de village global et familial où règnent le partage et la bonne entente.

Victor-Lévy Beaulieu imaginera tout ça dans Antiterre où Abel Beauchemin se pose, s’invente une communauté idéale dans les hautes terres de Trois-Pistoles, au bout du rang Rallonge. Là, il peut respirer après avoir marqué le monde de ses pas.

Éveline a compris, pendant ces jours, sur la route, qu’il y a d’autres vies. Il suffit d’avoir le courage de partir et de courir derrière un rêve pour qu’il s’offre à vous. 

Quelle histoire touchante, humaine, pleine d’empathie et d’amour qui s’exprime parfois si mal dans une famille! Comme quoi il n’est jamais trop tard pour prendre un chemin de traverse et de donner une nouvelle direction à ses pas. 

 

Ély!

 

Dans Ély!, un court récit, Gabrielle Roy crée une ambiance incroyablement sensuelle où les grandes plaines de l’Ouest canadien enivre la voyageuse par un chaud soir d’été. J’ai retrouvé Gabrielle Roy alors qu’elle était toute jeune et qu’elle parcourait le Canada en tant que journaliste pour en surprendre les visages, tirer sur des ficelles et peut-être apprendre ce qu’est ce pays dont on nous a tant parlé dans les livres sans trop savoir de quoi il est constitué. Elle n’avait pas encore publié Bonheur d’occasion, s’intéressait aux marginaux, aux migrants qui abandonnent tout derrière eux pour tenter de saisir leurs rêves à bras le corps en changeant de continent. Comme elle l’a fait en quittant Saint-Boniface pour séjourner en Angleterre et en France, pour trouver sa voie et ce qu’elle ferait de ses jours. C’est là qu’elle a délaissé son ambition de devenir comédienne pour s’avancer dans l’écriture qui serait l’immense affaire de sa vie. 

Ce genre d’expédition était terriblement audacieux à l’époque, surtout pas dans les pratiques journalistiques. On peut lire ses chroniques et reportages dans Fragiles lumières de la terre. Un bonheur d’intelligence, de curiosité qui garde toute sa pertinence et sa modernité. 

La jeune femme se retrouve en pleine nuit dans la grande plaine de l’Ouest après être descendue du train, à des kilomètres du premier village. Il fait chaud, la nuit est parfaite, le vent doux et caressant avec un dégât d’étoiles au-dessus de sa tête. La voyageuse s’abandonne au plaisir d’être là, toute dans son rêve et son corps, humant l’air sur ses bras et son visage comme si le pays la courtisait et voulait la séduire. 

 

«Je me vis en sandales légères, loin de toute habitation, dans une sorte de nuit des temps, avec deux valises à traîner… et j’éclatai de rire. Puis laissant à travers les herbes hautes, mes valises qui n’avaient certainement rien à craindre, je partis à pied devant moi. Or la nuit que j’avais pu croire vide et inanimée se révélait toute pleine de légers bruits chantants qui se rattachaient à une vie nocturne abondante, quoique, tout d’abord, un peu difficile à déchiffrer. À une sorte de respiration tranquille, je devinai des champs de blé qui se déroulaient en profondeur de chaque côté du chemin de fer. Parfois, quand deux vagues de tiges en venaient à se heurter, il en résultait un étrange bruit de houle. Dans ces champs secs, selon les caprices du vent, il y a apparemment une manière de ressac.» (p.101)

 

Elle y fera des rencontres étonnantes. Surtout, elle décrit des lieux et des hommes un peu rudes, mais qui peuvent être accueillants et généreux quand ils savent à qui ils ont affaire. C’est surtout ce pays tout imbibé d’odeurs, d’effluves et de frissons qui s’impose, la rend terriblement heureuse de respirer dans toutes les dimensions de son corps. Un récit qui garde toute sa puissance et sa sensualité. On le hume, on le sent sur sa peau comme une brise par temps chaud et humide.

Quel plaisir de retrouver Gabrielle Roy, de se pencher sur cette écriture élégante et si juste, toute simple et évocatrice! Belle comme une partition parfaitement équilibrée où tous les instruments trouvent leur pleine mesure. 

Et je jure que je vais relire cette œuvre importante et unique. Parce que les textes de Gabrielle Roy n’ont pas pris une ride et qu’ils gardent une éternelle jeunesse. D’une actualité déconcertante en cette période où l’on prône la diversité et la dictature du moi. Tout est là déjà, bien avant notre époque qui ne sait plus où donner de la tête. Tout chaud et tout plein d’effluves. La preuve que certains auteurs voient beaucoup plus loin que le moment présent et que les mots se moquent du temps et de l’espace. En tous les cas, les récits de cette très grande auteure me touchent chaque fois, peu importe la circonstance où je les approche avec prudence et avidité. Toujours aussi palpitant quarante ans après la mort de cette romancière et journaliste remarquable. Elle écrivait hier pour des gens d’aujourd’hui, pour bousculer les frontières et des tabous de son époque. C’est formidable et jubilatoire de comprendre qu’un texte peut abolir le temps et s’échapper dans le vaste espace où des humains cherchent obstinément la paix et la tranquillité. C’est là le miracle que réalise Gabrielle Roy. Elle nous parle, murmure à l’oreille. Il suffit de fermer les yeux pour se laisser envoûter par les ressacs de sa phrase, de sa présence troublante.

 

ROY GABRIELLEDe quoi t’ennuies-tu, ÉvelineÉly! Ély! Ély!, Éditions du Boréal, Montréal, 1994.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/quoi-ennuies-eveline-suivi-ely-ely-1953.html 

mercredi 31 mai 2023

LE GRAND OEUVRE DE GÉRARD BOUCHARD

GÉRARD BOUCHARD signe un livre impressionnant, peut-être le plus important de sa longue et prolifique carrière. Il l’a répété en entrevue et je ne peux le contredire après la lecture de cette réflexion portant sur l’enseignement de l’histoire au Québec. Plus de 390 pages serrées qui vous happent, vous font mieux voir ce Québec, «ce pays qui n’est toujours pas un pays» (la formule est de Victor-Lévy Beaulieu). Le titre indique bien la démarche de l’essayiste dans ce document qui devrait marquer un tournant, du moins je l’espère. Pour l’histoire nationale avec comme complément : Valeurs, nation, mythes fondateurs. Plusieurs de ces termes sont devenus suspects et nombre de figures publiques hésitent avant de les utiliser. Le mot «nation», par exemple, que l’on prononce du bout des lèvres ici et là dans les interventions officielles. La réflexion de Gérard Bouchard tente de montrer les turbulences qui secouent le pays, le vécu, les notions de population, la langue commune et la place des minorités dans notre communauté. «Le fil directeur de ce livre tient dans la crise qui menace actuellement les fondements symboliques de nos sociétés, où les principaux vecteurs traditionnels de transmission culturelle (Églises, école, littérature, médias, famille et autres) sont affaiblis ou en difficulté, sinon en retrait.» Voilà une lecture qui m’a entraîné dans les remous du passé et les soubresauts du présent. 

 

Le Québec, tout comme la plupart des pays occidentaux, vit un effondrement des valeurs. Des certitudes de naguère sont remises en question et le récit de l’histoire nationale est l’objet de débats et de controverses. Certains vocables sont devenus tabous pour des raisons plus ou moins obscures. « Nation », par exemple, est prononcé du bout des lèvres par certains qui hésitent à utiliser ce terme pour désigner les habitants du Québec. Un mot, un autre, voué aux hégémonies. 

Une liste plutôt inquiétante qui ne cesse de s’allonger. À croire que, désormais, il y a les bons mots et les mauvais. L’appellation «nègre», il faut la signaler. Une enseignante, Verushka Lieutenant-Duval a été suspendu à l’Université d’Ottawa pour avoir cité le titre de l’essai de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. Elle a été dénoncée par une étudiante et la direction a réagi de cette façon étonnante. 

Régulièrement, certains censeurs font des procès à des écrits que l’on corrige et adapte aux normes du jour. Les romans d’Agatha Christie sont l’objet de ce révisionnisme. Plusieurs livres sont carrément interdits. Nous sommes allés jusqu’à détruire des ouvrages dans les commissions scolaires de l’Ontario. Des publications aussi sulfureuses que Tintin et Astérix ont fini sous les dents de la déchiqueteuse. Ce n’est pas sans évoquer des périodes plutôt tristes de notre passé récent. La censure qui envoyait certains titres dans «l’enfer» du temps de mes études semble reprendre vie au Québec comme partout ailleurs dans le monde. Un phénomène qui rappelle de très mauvais souvenirs à ceux qui gardent en mémoire la montée du nazisme en Allemagne. Près de nous, le 31 mars 2019, des prêtres catholiques de la ville de Koszalin, en Pologne, brûlaient en public des livres de la saga Harry Potter qu’ils jugeaient sacrilèges. Et oui.

 

BANNISSEMENT

 

Dans la même veine, des personnages que l’on croyait des modèles sont déboulonnés. Claude Jutras, par exemple, a été banni du monde culturel et du cinéma québécois. Son nom que l’on avait accolé à des prix a disparu, comme certaines figures sous le régime de Mao qui s’effaçaient mystérieusement. 

Régulièrement, dans les médias, on fait un procès à des «héros» du passé et des monuments sont pris à partie par des manifestants. Signalons que la statue de John A, Macdonald a été décapitée à Montréal lors d’un rassemblement en 2020. 

Il y a aussi, depuis un certain temps, la «dictature» des minorités qui secoue nos sociétés. Il suffit de s’attarder à la publicité télévisuelle pour prendre conscience de cette mutation. Les Québécois blancs, hommes et femmes, y sont de moins en moins visibles. Comme s’ils avaient disparu de cette communauté ou qu’ils avaient migré sur une autre planète. Sans compter les orientations sexuelles qui s’imposent et s'affirment dans une langue étrange et singulière. Ce sont là les symptômes et des changement de valeurs qui secouent toutes les sociétés, de revendications et de comportements qui se font souvent sans réflexions et sous une impulsivité qui fait beaucoup plus de mal que le problème ou la situation que l’on veut corriger. 

 

«… notre siècle a perdu le sens de l’histoire qui triomphait depuis le XIXe siècle jusqu’au milieu du siècle suivant. Avec la “fin des grands récits”, le passé n’est plus un donné à transmettre à la façon d’un précieux héritage patrimonial. Il est devenu friable, objet de doutes, de critiques et de révisions, et parfois même de honte.» (p.9)

 

Ça me fait un pincement au cœur que de lire de tels propos. Surtout pour quelqu’un de ma génération qui a vécu la Révolution tranquille pendant son adolescence, vu la libération des femmes et la recherche d’égalité qui a bouleversé ma vie et des manières de faire. Une quête de liberté et d’affirmation personnelle avec une démarche collective qui s’est incarnée dans le Parti québécois qui a pris le pouvoir en 1976 et nous a menés à deux référendums sur la souveraineté.

 

DÉMARCHE

 

Pour étayer ses constats et ses dires, Gérard Bouchard se livre à une entreprise colossale que peu de gens ont osée. Pour saisir la pensée présente, il faut certainement visiter le passé de toutes les populations qui vivent dans les frontières connues du Québec. Une sorte de crochet de gauche ou d’uppercut à lord Durham qui proclamait, en 1839, que nous étions «un peuple sans littérature et sans histoire». Un regard dans le rétroviseur devient nécessaire pour comprendre ce qui agite notre société et le pourquoi de certaines revendications qui mobilisent des groupes bien différents. 

Monsieur Bouchard entreprend d’examiner un corpus de 103 livres d’histoire nationale qui ont été rédigés à des moments particuliers et qui ont servi à enseigner ou raconter le parcours des francophones au Québec entre 1804 et 2018. 

 

«En résumé, l’analyse sera restreinte aux mythes associés à l’époque française pionnière et à la façon dont ils ont été ultérieurement définis et redéfinis par les élites, et ce, jusque dans les manuels récents.» (p.134)

 

Tout s’amorce avec le début de la présence française en terre du Canada ou du Québec. L’arrivée de Jacques Cartier, les contacts avec les Autochtones, les agissements des conquérants qui s’emparent de tous les espaces au nom du roi de France. Bien sûr, les auteurs mettent en évidence les intentions mystiques et Dieu dans le vécu des nouveaux venus au Canada, même si dans le concret, l’Amérique dans l’esprit de la France était une colonie qui devait servir les intérêts de la métropole, apporter la richesse. La traite des fourrures représente peut-être le mieux cette vision avec les coureurs des bois qui étaient toujours en quête de nouveaux territoires de trappe et d’occasions d’affaires avec les Premières Nations. 

Les manuels de cette époque font beaucoup de place aux gens d’Église et aux idéalistes comme Maisonneuve et Jeanne-Mance. Pour les rédacteurs de ces manuels (surtout des religieux), l’empire français devait devenir un modèle de probité et d’intégrité. La population idéale s’incarnait dans les paysans qui louangeaient Dieu et obéissaient aux directives des prêtres. C’est du moins ce que j’ai appris dans mon Histoire du Canada de Paul-Émile Farley et Gustave Lamarche, deux clercs de Saint-Viateur. Une vision qui a perduré jusque dans les années 1960. Elle fut sérieusement questionnée alors par le fameux rapport Parent publié en 1966. Il s’agissait d’une véritable mutation de la pensée et on assistait à une laïcisation du passé. Pour la première fois, le mot «nation» passait dans l’ombre dans le document des réformistes. 

 

«Marquant une rupture radicale avec la tradition, il mit fin à la formule du récit lyrique, à la vocation patriotique et religieuse des manuels (tout en laissant la porte ouverte aux actes héroïques), et il introduisit des finalités comme l’objectivité, l’esprit critique, l’éducation à la citoyenneté (sans en faire une priorité), l’autonomie de l’élève (thème relancé par A. Lefebvre, 1973), l’intégration à la société, la promotion de la démocratie et du pluralisme (auquel tout un chapitre était consacré), l’ouverture au monde et la justice sociale, tout spécialement la dénonciation du racisme et de toute forme de discrimination.» (p.54)

 

Une description nouvelle des Autochtones s’impose et ils passeront de barbares (ce qui était le cas dans mon manuel) à des êtres de haute civilisation. 

 

CONTRADICTION

 

Étrange de constater comment, à partir du rapport Parent, les manuels d’histoire s’éloignent du présent et de la société en ébullition. Presque tous ignorent les luttes des femmes pour l’égalité, la reconnaissance de leurs droits et surtout le libre-choix de la maternité. Tout comme on parlera très peu des revendications syndicales qui ont changé le Québec contemporain.

L’idée de faire du Québec un pays tient pourtant le haut du pavé avec l’élection du gouvernement de René Lévesque et les deux référendums qui marqueront l’apogée de sa démarche. Étrangement, les différentes réformes tiennent peu compte de cette réalité dans les nouveaux modèles qu’ils proposent aux étudiants. 

Le maître devient plus discret et l’élève doit découvrir des faits et des éléments qui font en sorte qu’il puisse constituer sa propre histoire. Il me semble que cette approche est un peu singulière et qu’elle a donné des résultats plutôt désastreux dans l’enseignement du français où l’on a favorisé, à partir des années 70, l’expression, la parole au lieu de l’écrit et l'étude des textes. 

Gérard Bouchard signale des curiosités pour ne pas dire des aberrations dans ces projets de réforme et dans les manuels qu’il passe sous la loupe. La notion de nation disparaît, je l’ai déjà mentionné. Peut-être en réaction avec ce que ce mot signifiait pendant la Grande noirceur et le règne de Duplessis, surtout avec les excès vécus en Allemagne et en Italie. Des rédacteurs vont jusqu’à ignorer la déportation des Acadiens, la révolte des Patriotes de 1837. Même qu’ils gardent sous silence la tenue des deux référendums sur l’indépendance du Québec. 

 

CONSTATS

 

Après cette étude fouillée, Gérard Bouchard propose une approche pédagogique et concrète qui s’appuie sur les faits et les événements vécus par tous ceux et celles qui constituent la nation québécoise passée et présente. Ce récit doit signaler les décisions qui ont marqué le parcours de cette société qui s’est formée sur les rives du Saint-Laurent, doit aussi tenir compte des premiers occupants, des différentes nations autochtones qui peuplaient le territoire, des liens, des contacts, des échanges et des conséquences de cette invasion et de l’installation des Européens qui imposent leurs façons de faire et de voir. 

Il y a également les migrants venus d’Europe, la plupart du temps, et que l’on a occultés dans le récit historique. Chacun doit y trouver sa place dans une narration inclusive où le cheminement de chaque minorité enrichit le grand collectif et montre les caractéristiques des habitants du Québec. On s’est toujours peu attardé à décrire l’apport des Italiens, des Irlandais, des Polonais, des Africains, des Portugais, des Haïtiens et autres arrivants. Tous ont eu une importance considérable dans la culture et le vécu des Québécois. Gérard Bouchard tient compte de tous ces éléments et caractéristiques de ce peuplement qui constitue la «population» du Québec de maintenant. 

Monsieur Bouchard démontre très bien dans son survol que l’histoire reste fragile à certaines idéologies. L’omniprésence de l’église à partir de 1800 jusqu’en 1960 a profondément marqué le récit. Les clercs ignoraient les combats des femmes et leurs luttes, louangeaient leurs fonctions biologiques nationalisées d’une certaine façon dans ce que l’on a nommé «La revanche des berceaux»

 

«On en vient à la conclusion que les programmes officiels reproduisent mal les grands enjeux de la société. On en vient même à soupçonner qu’ils tentent parfois de les éviter autant que possible, en particulier les sujets susceptibles de heurter les sensibilités et de diviser — ceux-là justement qui demanderaient à être traités en priorité.» (p.208)

 

La chronique du passé qui tend vers une certaine objectivité ne peut être la somme de faits, sans explications ou commentaires, sous prétexte de neutralité. Le terme le dit. Nous parlons du parcours, de l’évolution et de la vie de femmes et d’hommes sur un territoire donné, des idées et des aventures de certains individus qui se sont démarqués et ont eu une influence considérable dans leur milieu. Le texte doit englober tous ces éléments, raconter ces aventures avec le plus de distance possible, sans devenir un manifeste qui promeut une idéologie comme l’a fait Léandre Bergeron dans son Petit manuel d’histoire du Québec où il militait pour l’indépendance. 

Alors, comment la présenter cette fameuse histoire?

Bien sûr, elle doit faire place au récit, à une trame qui permet de comprendre le vécu, les gestes et les décisions de ceux et celles qui nous ont précédés pour arriver à mieux éclairer le présent. Tenir compte des grandes valeurs que la société défend dans ses chartes des droits et libertés. Les principes d’égalité des hommes et des femmes, la liberté de pensée et de croyance. Relater simplement la vie des ancêtres avec leurs dérives, leurs défauts, leurs qualités, leur entêtement et leurs exploits. Peut-on ignorer le rôle du clergé dans l’aventure du Québec sous prétexte de devenir laïque? Le mot le dit, un traité d’histoire doit épouser le parcours d’une société avec ses composantes et ses caractéristiques, s’appuyer sur les récits des différents peuplements du territoire et raconter leurs liens, leurs oppositions, leurs ententes et la couleur qu’ils donnent au présent.

Après tout, ce manuel est souvent le premier livre que les étudiants vont lire, méditer pour comprendre qui ils sont dans leur milieu immédiat. L’ouvrage doit être attrayant, captivant, capable de susciter l’adhésion de tous et signaler des figures qui peuvent inspirer et servir de modèle. La narration historique, peu importe l’approche, relate toujours les gestes et la vie d’hommes et de femmes qui se partagent un espace, forment une société et utilisent une langue commune pour communiquer et vivre en harmonie le plus possible.

 

BOUCHARD GÉRARD, Pour l’histoire nationale, Valeurs, nation, mythes fondateurs, Éditions du Boréal, Montréal, 395 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/pour-histoire-nationale-3987.html

jeudi 11 mai 2023

MONSIEUR ARCHAMBAULT ME BOULEVERSE

J’AI TERMINÉ votre tout nouveau récit, Monsieur Archambault, avec un pincement au cœur. Comme si, dans le dernier paragraphe de La candeur du patriarche, vous me faisiez vos adieux. Je suis resté immobile, fixant les mots sans vraiment les voir. Oui, le regard brouillé, incapable de tourner la page. Bien sûr, il faut s’attendre à tout avec vous, Monsieur Archambault. Vous êtes né le 19 septembre 1933, tout juste avant la Deuxième Guerre mondiale et les horreurs du nazisme. Vous avez connu la mainmise de l’Église sur la vie de tous les bons Québécois de l’époque, Duplessis, sa mort, le 7 septembre 1959, la Révolution tranquille, l’arrivée de René Lévesque et la prise du pouvoir par le Parti québécois en 1976, les deux référendums sur l’indépendance du Québec et quoi encore. L’éclosion de la littérature québécoise, l’émergence d’écrivains importants et singuliers. Véritable témoin de l’histoire contemporaine, vous vous seriez bien passé de l’invasion de l’Ukraine et la perte de droits durement gagnés pour nombre de femmes partout dans le monde. Sans compter la fragmentation et la division des populations aux États-Unis, avec la folie d’un certain Donald. 

 

Il est vrai qu’à 90 ans, la route est beaucoup plus longue derrière que devant. Monsieur Archambault, vous êtes le premier à le savoir avec votre lucidité exemplaire. Vous le répétez dans La candeur du patriarche. Voilà peut-être votre dernière publication. Vous ne pouvez miser sur l’avenir et encore moins vous projeter dans le temps et l’espace. Ça me fait un coup au cœur d’écrire ça. Je souhaite tant un nouveau récit de vous, Monsieur Archambault, pour le parcourir le plus lentement possible, un de plus et encore un autre pour caresser chacun de vos mots et de vos phrases, m’arrêtant pour avaler une gorgée de café ou revenir sur une de vos affirmations. Je ne vous lis pas vraiment Monsieur Archambault, je flâne dans vos paragraphes, je rêve, je souris et je vous accompagne. 

Je vous écoutais dernièrement à l’émission de Stanley Péan qui a la bonne idée de vous inviter de temps en temps pour parler de musique et un peu de vos livres. Votre voix me plonge dans le temps. Je l’ai déjà écrit, j’étais un de vos fidèles à la radio et j’ai passé des nuits avec vous. Je me souviens particulièrement de l’aventure Lester Young. Des heures uniques, que la radio ne se permet plus ou n’ose plus imaginer. 

Voilà le paragraphe qui m’a figé et causé tant d’émotion. Je vous le murmure à l’oreille, Monsieur Archambault, espérant ne pas vous agacer.

 

«Je n’ai vraiment pas tout dit. Persuadé qu’un écrivain ne peut parler que de lui-même, j’aurai tenté à ma façon de proposer quelques pistes. Est-ce exagérer que de souhaiter quitter sans trop de complications un monde qui n’a jamais cessé pour bien longtemps de me paraître étrange, absurde et par moments fascinants?

Bon vent, Gustave!» (p.102)

 

Le Gustave en question est votre arrière-petit-fils à qui vous dites de faire sa vie comme il l’entend et surtout, de ne pas se laisser rabâcher les oreilles par le vieil homme que vous êtes devenu et qui refuse de prodiguer des conseils. Non, la sagesse n’est pas un don qui vient avec l’âge. Il y a des vieux cons et des jeunes étourdis, vous le savez.

 

CHANGEMENTS

 

Bien sûr, la vie et toutes les activités quotidiennes recroquevillent quand on a 90 ans. Le marcheur que vous étiez, Monsieur Archambault, doit se contenter maintenant de petites promenades autour de son immeuble. Vous avez le pas un peu hésitant et vous allez avec votre canne. Malicieux, vous choisissez vos parcours avec des bancs, pour des escales et y somnoler un instant. 

Même qu’en faisant une sieste sur votre balcon, un voisin vous a cru mort. Vous avez été réveillé par des pompiers et des infirmières qui ont déployé toute une panoplie de questions pour vérifier si vous étiez là, si vous saviez qui vous étiez. La date, l’heure, le jour, votre nom et votre prénom. Ils étaient prêts à vous expédier à l’hôpital pour subir une batterie de tests comme si c’était un crime de somnoler en plein air. Je vous rassure. Je me serais retrouvé souvent à l’urgence parce que j’ai la bonne habitude de siester sur ma terrasse ou encore sur la plage pendant l’été. Dormir dehors s’avère un sport risqué en ville. Monsieur Archambault, je vous invite à venir près du lac Saint-Jean. Nous pourrons nous allonger à l’abri des grands pins, sans être dérangés.

 

«Je ne comprends toujours pas pourquoi on s’énerve tant à mon sujet. Ai-je déjà l’air d’un homme à l’agonie? Je peux m’estimer chanceux, prétendent les jeunes femmes, d’avoir de si bons voisins. Mais des habitants de l’immeuble d’en face, je ne connais qu’une seule personne. Est-ce elle qui a sonné l’alarme, croyant qu’il y avait péril en la demeure? Le lendemain, elle m’a appris qu’il n’en était rien. Mais qui alors? Je ne l’ai jamais su.» (p.21)

 

Bien sûr, en prenant de l’âge, le vide se fait autour de vous. Je ne suis pas si avancé dans l’aventure de la vie humaine, Monsieur Archambault, mais beaucoup de mes amis ont disparu en laissant des espaces difficiles à combler. C’est peut-être cela le pire du vieillissement. L’impression que les proches et les connaissances s’évanouissent et que ceux et celles qui étaient des compagnons de route vous abandonnent. Des morts subites, attendues parce que la maladie est là depuis des années.

 

AMIS

 

Monsieur Archambault, vous avez perdu des compagnons très proches, des confidents, des camarades, des frères en quelque sorte. François Ricard et Jacques Brault étaient de ceux-là. Je comprends et sympathise.

 

«Quand Jacques Godbout m’a annoncé au téléphone la mort de François Ricard, j’ai eu le sentiment d’une profonde injustice. Pourquoi lui? Cet homme était pour moi l’incarnation rêvée de l’amitié. Je ne pouvais oublier qu’un cancer tenace le rongeait, mais j’avais toujours cru qu’il s’en sortirait.» (p.28)

 

Et les jours se suivent, assez semblables, sans heurts et sans soubresauts avec ses petites tâches, ses habitudes où vous discutez avec votre femme Lise décédée depuis une douzaine d’années. Les occupations quotidiennes sont de plus en plus épuisantes et exigeantes. Ce qui se faisait sans penser, machinalement il n’y a pas si longtemps, demande un effort maintenant. Vous écrivez, taquinez les mots, effleurant les touches de votre clavier, le seul bruit qui prouve que vous êtes toujours là dans votre appartement. Vous relisez certains auteurs, ou, sur un coup de tête, vous vous envolez vers Paris pour vous installer dans un quartier que vous aimez. Une petite promenade. Et une terrasse vous attend. Vous souriez et rêvez en prenant votre verre de muscadet.

Il y a aussi vos rencontres avec vos enfants et petits-enfants. Vous n’en ratez pas une et vous devenez celui qui écoute, se garde bien de faire la leçon aux jeunes qui foncent dans la vie avec une belle confiance. 

Nous étions ainsi à vingt ans. Nous partagions la certitude de pouvoir tout changer et d’être capable de tout faire même si je trimbalais bien des hésitations et des craintes dans mes bagages. Comme vous, Monsieur Archambault.

 

RÔLE

 

C’est bon de vous voir refuser le rôle du vieux sage, de celui qui, parce qu’il a duré plus longtemps que tous, donne des leçons à ceux qui suivent. Ce n’est pas votre cas, heureusement. 

 

«Est-ce à cause de cela ou est-ce à cause de mon âge, depuis quelques années, on semble s’attendre à ce que je sois devenu une sorte de vieux sage. J’en ai l’âge après tout. Pourtant je n’ai aucune disposition pour ce rôle.» (p.61)

 

Que dire à mon petit-fils qui amorce une carrière de journaliste? Le métier n’est plus celui que j’ai pratiqué avec bonheur et enthousiasme. Ce journal de papier que j’aimais tant et que je lisais en sortant du lit a disparu ou presque. Et les plateformes qu’Alexis devra utiliser me sont inconnues.

Vous écrivez, faites la sieste, effectuez de petites promenades, vous attardez un peu quand le temps et le soleil le permettent, regardez autour de vous les gens qui se précipitent. C’est peut-être que vous ralentissez Monsieur Archambault, que vous avez le pas moins vif, que tout semble aspirer par la vitesse. Malgré tout, vous êtes notre éclaireur, celui qui va devant, il ne faut pas l’oublier.

Vous n’avez plus la cadence, la main sûre et le verbe haut. Vous devenez un regard et un témoin d’un monde qui court vers la catastrophe avec les changements climatiques. Heureusement, il reste l’écriture pour vous comme pour moi, ce fil qui nous rattache encore à quelques fidèles qui nous accompagnent dans nos petites audaces. Mes lecteurs, Monsieur Archambault, tout comme les vôtres, j’imagine, défilent de plus en plus dans les pages nécrologiques. 

 

HUMAIN

 

Encore une fois, c’est l’humain qui me fascine chez vous Monsieur Archambault, celui qui me parle à l’oreille, se moque de ses prétentions, de la renommée, de la célébrité qu’apportent les livres. Vous vous amusez quand un lecteur enthousiaste vous qualifie de génie. Bien sûr que cela vous fait plaisir, avouez-le. ! 

Monsieur Archambault, j’espère encore flâner dans un de vos récits. Ce serait une belle manière de fêter vos cent ans. 

Je ne vous connais pas personnellement, à peine. Vous êtes venu une fois à la maison, du temps que nous habitions Jonquière. Ce devait être pour un festival ou un salon du livre, je ne me souviens plus. Dominique Blondeau était là, la terrible discrète qui a disparu sans prévenir personne, partie comme une voleuse, comme on prend la fuite pour entrer dans la clandestinité. Je n’avais pas eu la chance de discuter avec vous parce que je devais aller à La Doré. Ma mère venait de décéder à 94 ans. 

Une belle occasion ratée. 

Heureusement, il y a eu la radio pour garder contact avec vous et vos publications. Monsieur Archambault, vous êtes dans ma vie depuis si longtemps que je ne peux imaginer votre départ. Pas encore, pas maintenant. Un autre livre, il faut me le jurer. Et vous n’êtes pas pressé de vous trouver un petit appartement rue de l’Éternité. 

 

ARCHAMBAULT GILLESLa candeur du patriarche, Éditions du Boréal, Montréal, 112 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/candeur-patriarche-3983.html 

mercredi 26 avril 2023

VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET DE RETOUR

J’AI BEAUCOUP aimé le premier roman de Virginie Blanchette Doucet, 117 Nord, publié en 2016. Une histoire qui oscillait entre l’Abitibi, le lieu des origines et Montréal. Un tourbillon pendant un certain temps avant de se poser tout doucement. Une migration se fait toujours de cette façon, surtout quand on bouge à l’intérieur de ses frontières. Le mal du pays secouait souvent Maude qui revenait en Abitibi, roulait pendant des heures dans le parc de La Vérendrye afin de retrouver Francis, un monde qui s’effilochait. La jeune femme dérivait dans sa tête et dans son corps. Comment ne pas penser à Victor-Lévy Beaulieu? Plusieurs de ses personnages ne cessent d’aller et venir entre Montréal et Trois-Pistoles. Cette fois encore, les héros de Virginie Blanchette Doucet sont des migrants, des perdus qui ne restent pas en place et cherchent un coin où ils pourront respirer. C’est le cas de Neil. Il a quitté son lointain Manitoba pour fuir, pour oublier certainement, pour se refaire une vie. En route, il a croisé Judith et ils ne se sont plus lâchés. Cela n’empêchera pas les descendants de revenir dans la maison du grand-père Dave pour comprendre l’histoire de cette famille qui hante un peu tout le monde. Roman de dépossession, de quête qui nous pousse dans les grands vents qui portent les migrateurs du Nord au Sud et peut-être aussi l’inverse. 

 

Un lourd passé, un père attentif et la mère de Neil qui a connu un destin tragique. Une femme qui ne s’est jamais occupée de son fils, happée par un étrange mal qui la faisait s’enfuir, boire, sillonner son coin de pays, tenter de toucher une liberté qui ne cessait de fuir devant elle. Qu’il le veuille ou non, Neil est marqué par son enfance, la disparition d’Alana qui l’a traumatisé. Il part pour oublier certainement, pour contrer une fatalité atavique qui risque de l’étouffer et de le pousser dans les pires excès. Pour sortir de soi surtout, échapper à ce drame familial qu’il ne peut chasser de son esprit. L’homme va à grandes enjambées, vers le bout du monde, dans un pays qui devient l’envers de son lieu d’origine. Ostéopathe, il peut guérir les corps, mais il en est autrement des blessures de mémoire, celles que l’on cicatrise dans un terrible et lent processus. Bien plus, Neil et Judith accueillent des éclopés dans leur ranch, le temps d’une convalescence. C’est le cas de Leslie. Arrivée avec un mal à la hanche, elle n’est jamais repartie. Elle est devenue en quelque sorte un membre de la famille tout en restant particulièrement discrète.

 

«Neil ne laisse rien dans son assiette qui soit comestible. Il s’empiffre, gobe les yeux de la truite en claquant la langue, fait craquer sous ses dents les nageoires. Combien de verres a-t-il bus avant de revenir? Judith voit à quel point Leslie est fascinée par l’appétit de Neil. Elle aussi, ça l’attire, cette voracité. C’est son mari. Il parle et il mange comme il respire. Il avale l’espace. Alyssia, Ivan sont comme lui.» (p.23)

 

L’alcool, une fatalité héréditaire qui a emporté la mère de Neil. Tout comme Neil qui vide verre après verre, tente peut-être de noyer un souvenir ou un mal-être qui n’est jamais loin. 

 

QUÊTE

 

Des dévoreurs, de mère en fils et en fille. Des mangeurs d’espace qui ne peuvent s’empêcher de bouger. Ils sont là le matin, et, où seront-ils le soir? Des instables comme la mère de Neil qui fuyait pour revenir au milieu de la nuit, plus morte que vivante. Fascinée par cette route qui finira par la tuer, qui happera Neil qui s’est arrêté dans l’envers de son monde. Elle saisira aussi Alyssia qui fera le chemin inverse pour passer de longues semaines près de son grand-père afin de comprendre peut-être les pulsions qu’elle sent en elle. Tout comme sa grand-mère Alana qui ne pouvait tolérer les contraintes, le servage que demande un enfant. Il y a une rage, une révolte dans ces femmes qui risquent de frapper comme un ouragan qui emporte tout. Un mal de l’âme héréditaire qu’il est à peu près impossible de combattre et de maîtriser, sauf par le mouvement, la folle tentative de sortir de soi, pour s’arracher au tourbillon en devenant soi-même une tornade inépuisable. 

 

«Elle l’admire cette femme, sans l’avoir jamais rencontrée. Alyssia aime ce qui s’est transmis d’Alana en elle. Cette façon de vouloir tout faire, tout voir, de ne jamais s’arrêter. Alyssia, contrairement à Dave, veut de cette intensité dans sa vie. Et savoir la vérité, contrairement à Neil. Son père vit confortablement dans les méandres de son imaginaire, mais Alyssia brûle d’envie de savoir. Après quelques mois chez Dave, il est évident pour la jeune femme que son grand-père retient certaines informations.» (p.187)

 

Des instables, des possédés, je dirais, acceptant difficilement les scénarios du quotidien et qui cherchent à bondir dans une autre dimension. Ils refusent les habitudes, les gestes répétitifs qui finissent par vous avaler et vous anesthésier. C’est certainement ce que souhaitait fuir Alana en buvant tout ce qu’elle pouvait pour noyer le feu en elle, se laissant emporter par les méandres des routes et les chemins du Manitoba qui vont partout et nulle part. Comme quoi, on a beau s’étourdir, on ne réussit jamais à s’échapper de soi.

Un roman intense, râpeux, fascinant et bousculant. Les héritiers d’Alana et de Dave sont habités par des démons. Ils doivent bouger, pour s’arracher à soi et à la succession des jours, pour secouer tous les enfermements et les obligations. C’est le cas d’Alyssia, de son fils Ivan, dont elle ne s’est à peu près jamais occupée, laissant la tâche à ses grands-parents qui finira sur la route comme sa grand-mère. 


J’ai eu l’impression de marcher sur une corde raide. Tout comme Leslie qui refait sans cesse un parcours périlleux et changeant sur la rivière Hakoho, elle qui ne peut oublier qu’elle a été chassée de sa communauté. Une force l’attire et elle tentera le tout pour le tout. Comme si le danger, le risque était plus fascinant que l’amour, le quotidien rempli de gestes simples, mais combien importants. 

Virginie Blanchette Doucet nous pousse dans des situations où tout peut basculer. Les personnages s’en sortent souvent, parfois non. L’alcool est omniprésent, nécessaire pour l’apaisement, pour traverser les heures, aller vers une histoire autre, pour échapper à la grisaille, faire de ses jours une aventure et un exploit en quelque sorte. Les héritiers d’Alana sont habités par une fureur qui m’a fait penser aux héros d’Erskine Caldwell qui, dépossédés et errants, foncent comme des désespérés à toute vitesse sur les routes, risquant leur vie à chaque courbe.

 

L’EXTRÊME

 

Des hommes et des femmes habités par des flammes, une intensité qui les brûlent et fascinent ceux et celles qui les côtoient. Judith est subjuguée par Neil et Alyssia tente de faire basculer sa vie, négligeant Ivan qui ne peut être qu’une entrave. Des passionnés, des porteurs d’orages et de tempêtes qui risquent de se heurter à la mort, à une fatalité qu’ils ne peuvent mettre au pas. 

Les champs penchés vous emporte comme le souffle d’un grand vent qui soulève la poussière dans une plaine trop sèche, où la neige qui efface tous les espaces du Manitoba, des personnages qui déstabilisent leurs leurs, laissent des souvenirs que l’on tait, que l’on voudrait oublier, mais qui finissent toujours par refaire surface. C’est le cas d’Alana qui fascinera sa petite-fille Alyssia qui aime se confronter avec la vérité pour mieux saisir les élans qui la bousculent et dérangent. 

 

«Alyssia comprend de tout ça qu’il est surtout important de se défendre, dans la vie. Dans les soirées alcoolisées d’Alana jeune adulte comme dans sa fuite définitive, dont il lui semble chaque fois se rapprocher un peu plus, Alyssia voit une forme de liberté, entière, pas volée à personne. Cette liberté l’inspire, la soulève. Si sa grand-mère pouvait se sortir de tout, à son époque, résister à l’envie de revenir sur ses pas, Alyssia aussi ira là où elle voudra aller, quand elle le voudra.» (p.189)

 

La rebelle, la belliqueuse, celle qui refusait toutes les contraintes est morte de la façon la plus banale qui soit, dans son auto alors qu’elle était saoule. Ivan répétera le geste. 

Les héros trébuchent souvent, se noient dans les remous d’une rivière dans un moment d’inattention ou quand ils cherchent à se faufiler au-delà des forces humaines pour se prouver qu’ils sont indestructibles et capables de tout, d’échapper à la lourdeur et la pesanteur qui occupent la plupart des vivants. Je suis sorti ébranlé de cette histoire pleine d’excès, de fuites, de colère et de rage. 

Oui, les géants meurent de façon tragique et il n’y a rien de bien glorieux à perdre la vie dans une carcasse de tôle et de caoutchouc, derrière un volant où l’on s’est imaginé un court instant que l’on pouvait se soustraire à l’attraction terrestre. Tout comme on peut danser sur les remous d’une rivière avant que les vagues ne se redressent pour vous avaler. 

 

BLANCHETTE DOUCET VIRGINIELes champs penchés. Éditions du Boréal, 2023, 312 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-champs-penches-3958.html