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vendredi 15 avril 2005

Gaston Miron l’allumeur de conscience


Gaston Miron a eu droit à des funérailles nationales en 1996. Ce n’était que justice pour ce poète qui a consacré sa vie à ce pays qui n’arrive pas à se dire oui.
Voilà un homme, un poète à son corps défendant, un militant de l’indépendance du Québec qui n’a jamais fait de compromis, un chercheur d’identité qui jamais n’a hésité à pourfendre les politiciens et ses concitoyens. Particulièrement quand il s’attarde au «charabia ou le traduidu» pour qualifier la langue des Québécois. La publication de ces textes rédigés entre 1953 et 1996 nous plonge dans la pensée de Miron et illustre le combat de sa vie.
Je ne peux m’empêcher d’évoquer cette rencontre. C’était à Paris, en 1985. En plein Quartier latin, nous étions tombés sur lui. Il s’était mis à discourir comme lui seul savait le faire. Une demi-heure à s’attarder sur la pauvreté de la langue des Québécois. Il s’émerveillait devant les Français qui sortaient le mot juste, le mot exact pour décrire leur réalité. Il levait la voix en gesticulant devant les sourires des passants. Il parlait de «porte et de portillon».
J’ai retrouvé les mêmes expressions dans la conférence de l’Estérel que Miron prononçait en 1974.
«Attention au portillon. Au début, je ne saisissais pas, puis, tout à coup, la lumière s’est faite et je me suis dit : «C’est vrai : c’est un portillon, ce n’est pas une porte, car une porte, qu’elle soit petite, moyenne ou grande, elle bouche toute l’ouverture. »… Je monte ensuite dans un wagon de train et je lis : «Attention à la portière ». Une autre porte et cette fois-là c’est une portière!» (p.147-148)
Comme quoi Gaston Miron avait de la suite dans les idées et ne craignait pas de se répéter.

Accompagnement

Dans «Un long chemin», le lecteur découvre le militant, l’homme public et le poète. Nous remontons à l’enfance, à Sainte-Agathe-des Monts, à «l’illumination» où Miron prend conscience qu’il est un colonisé et un aliéné. Nous effleurons alors les assises de son combat, la charpente de sa poésie et le terreau de sa lutte. Miron restera toujours déchiré entre l’urgence de l’action politique directe et la poésie, cette souffrance existentielle.
«Ce constat d’aliénation de ma langue chez moi eut l’effet d’un choc. Je m’expliquais ma langue approximative, parlée et écrite. J’utilisais la dérision : quelle langue parlez-vous, Monsieur ? Je parle l’approximatif, je parle l’à-côté, je parle autre chose. Ce choc remit en question de fond en comble le rapport à ma langue tout court, puis le rapport du langage à la réalité et le rapport à mon travail poétique. Désinvestir ma langue de la langue de l’autre, redonner aux mots le sens de la tribu : je devins un obsédé, je le suis toujours, du mot juste et jusqu’au bout, de la précision absolue du mot, de la propriété des termes à tout prix.» (p.108)

Blessure

L’aliénation. Voilà une blessure «à l’esprit» qu’il est difficile de cautériser. Miron ressentait cruellement qu’il était d’avant l’affirmation de son peuple, un «homme archaïque». Une souffrance, une douleur qui le figeait devant le poème qui semblait toujours vouloir se dérober. Pourquoi s’armer de la parole quand le nous collectif n’existe pas? Écrire ou se rouler les manches pour faire advenir les choses?
«Un long chemin» présente ce grand poète, esquisse la démarche intellectuelle d’un homme qui a cherché la cohérence pendant toute sa vie. Juste pour cela, il mérite notre admiration.
Toutes les proses ne sont pas d’un même poids littéraire. Souvent nous plongeons dans des textes lourds, maladroits dans leur facture et leur argumentation. Il est vrai que nous lisons souvent la transcription de conférences. Cela explique bien des maladresses. Pensons aux lettres qu’il expédiait aux mécènes de l’Hexagone.
L’ensemble pourtant a le grand mérite d’esquisser la «carte géographique de la pensée» de Miron, de montrer l’étendue de son action. Il n’était pas qu’un théoricien. Jamais il n’a hésité à mettre la main à la pâte dans les tâches les plus humbles.
Reste que les mots ne venaient pas naturellement à ce militant qui devait varloper pour en arriver à un texte qui gardait son tonus. Il aura donné sa pleine mesure dans la poésie.
Des écrits qui, malheureusement, demeurent d’actualité. La situation n’a guère évolué dix ans après la mort de cet allumeur de conscience. Merci à l’Hexagone de garder les mots de Gaston Miron sur le réchaud. Ils nous rappellent notre devoir de Québécois. Un travail d’édition exemplaire. Une manière aussi de comprendre pourquoi la poésie de Gaston Miron a su rejoindre l’universel. Elle témoigne de ce qu’est le fait français en cette terre d’Amérique et ce qui menace son existence.

«Un long chemin, Proses 1953-1996» de Gaston Miron est paru à L’Hexagone.

jeudi 14 août 2003

Pas facile de briser les carcans de l’imaginaire

Le Groupe Ville-Marie, depuis quelques années, sous la houlette de Simone Saurens, publie un collectif à l’occasion de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. Plusieurs écrivains d’ici et d’ailleurs se laissent tenter par un thème. L’entreprise n’est guère nouvelle mais elle s’avère toujours intéressante pour jauger l’originalité et l’imaginaire des écrivains.
Quarante écrivaines et écrivains ont répondu à l’appel du métro. Une aventure un peu périlleuse, surtout quand on mélange poésie et prose. Qu’on le veuille ou non, le poème ne s’aborde pas comme la prose. Question de rythme, de souffle qui appartiennent en propre aux deux genres. Peut-être faut-il lire «Lignes de métro» en deux temps. S’attarder d’abord aux poèmes et après, plonger dans les nouvelles. On arrivera ainsi à mieux rendre justice aux prosateurs et aux poètes de ce collectif.
La présentation est faite par ordre alphabétique, ce qui n’est pas nécessairement la meilleure façon de procéder. On va de texte en texte, d’un genre à l’autre sans force directrice. Les écarts sont énormes.
Cette lecture révèle surtout comment il est difficile pour les écrivaines et les écrivains de s’arracher aux clichés. Quelques-uns arrivent à se démarquer et à bricoler un texte original mais ils sont rares. Mentionnons François Barcelo, Lili Gulliver, Michel Desautels, surtout pour la fin de sa nouvelle.

Lieux communs

Les lieux communs se bousculent tout au long de ces quarante rames de métro qui vont en cahotant un peu beaucoup. Étouffement, enfermement, promiscuité, reflets dans les vitres de la rame, bousculades, peur de l’autre et inévitablement, la fin de tout, le suicide. Quelques-uns aussi ne peuvent résister à la tentation d’énumérer les stations en faisant allusion au chemin de la croix ou pour jeter un regard derrière l’épaule. Aline Apostolska, Rober Racine et François Vignes.
Le souterrain aussi évoque les profondeurs de l’inconscient et permet de révéler certains secrets. Stanley Péan, Naïm Kattan et Philippe Haeck. Ce sont les plus intéressants.
On peut citer Danielle Fournier pour les deux derniers vers de son poème.
«Personne pourtant ne t’accompagne
Quand tu t’assois à côté de ton ombre.» (p. 73)
Recueil inégal et qui manque un peu de tonus. Une dizaine de textes se distinguent tout au plus sur la quarantaine. C’est un peu mince, surtout avec les grands noms qui signent des textes.

«Lignes de métro», collectif sous la direction de Danielle Fournier et Simone Sauren est paru à L'Hexagone-VLB éditeur.

samedi 12 avril 2003

Le pays idéal et parfait existe-t-il?

Jean Marcel a adopté la Thaïlande il y a une dizaine d’années. Il nous avait fait le plaisir de nous redonner les grands mythes fondateurs de ce pays dans «Sous le signe du singe» en 2001. Cette fois, par des lettres, il nous présente la Thaïlande qui l’a subjugué au moment où il mettait les pieds dans l’aéroport de Bangkok. Le «pays des hommes libres» si on se fie à sa traduction.
Jean Marcel, dans huit missives, aborde différents sujets. Comment il a découvert la Thaïlande, ses caractéristiques, la religion, la langue, la cuisine, le système politique et les préjugés que les Occidentaux entretiennent devant ce monde si différent.
C’est presque trop beau. On hésite un peu, méfiant. Et si Jean Marcel exagérait et décrivait un monde qui n’existe pas? Des millions de gens souriants et calmes, des pacifistes mais aussi des individualistes indomptables qui préfèrent la fuite à l’affrontement. Est-ce possible?
«Ce sourire n’était pas de simple politesse à l’égard d’un étranger que l’on accueille, il révélait le fond du puits de l’âme, pas seulement de l’âme de la personne qui l’émettait, mais de tout un peuple qui l’affiche à tout moment, à tout propos, à tout venant. C’est un univers entier, en effet, qui sourit dans chaque Thaï : c’est le fondement de la culture thaïe, et si on ne l’a pas compris, on ne comprendra rien à rien.» (p.25)
Le lecteur s’abandonne rapidement à ce guide enthousiaste. Il s’ébahit avec Jean Marcel et partage sa joie. Un pays où les hommes se font moine plutôt que militaire ne peut qu’étonner.

Pays idéal

Il existe peut-être le pays idéal et Jean Marcel le décrit. Un petit livre qui fait rêver et espérer. La Thaïlande est un état moderne dont il faut s’inspirer. Oui, un pays pacifiste a sa place dans ce monde d’échanges planétaires. Il faut croire que le modèle occidental fait d’affrontements, de guerres et de violences peut être cassé. Il serait peut-être possible de changer les hommes et les femmes…
«On comprend dès lors qu’un culte fondé sur la connaissance ( de ces quatre vérités ) tienne pour le mal absolu l’ignorance ( dont Marx plus tard dira aussi, comme le Bouddha, qu’elle est la source de tout mal ), et que de l’ignorance naisse l’incompréhension du monde qui engendre la colère… mal absolu dans la société thaïe.» (p.53)
La connaissance peut tout changer. Le mal absolu se nourrit de l’ignorance. Nous n’avons qu’à suivre l’actualité pour nous en convaincre.

«Lettres du Siam» de Jean Marcel est paru aux Éditions de L’Hexagone.

mercredi 14 août 2002

L’imaginaire existe depuis toujours

Certains écrivains, ici comme ailleurs, éprouvent le besoin de revenir aux textes fondateurs, à des poèmes et des épopées qui sont considérés comme les assises de l'imaginaire des grandes cultures de la planète.
Michel Garneau et Alain Gagnon ont aussi trouvé le temps de fréquenter «Gilgamesh» pour notre plus grand bonheur.
Jean Marcel, dans «Sous le signe du singe», renoue avec un texte qui remonte à mille ans avant notre ère. Un récit mythique du Ramakien qui met en scène Hanouman qui aurait inventé l'écriture. Un long poème où les cultures du Sud-Est asiatique prennent racines.
Ce récit foisonnant et luxuriant fait défiler des centaines de personnages, m’a entraîné dans le monde aérien, au fond des mers ou descendre dans les entrailles de la terre. Un univers où les géants gardent les montagnes, où des singes sèment la guerre et s'unissent aux humains pour engendrer des êtres à la fois humain et animal. Tout est possible dans un tel récit. Comme si les dieux n'avaient pas complété leur oeuvre et que, un peu fatigués, ils avaient abandonné le chantier. Un monde grouillant, suintant, étonnant, toujours en train de muter et où les humains n'hésitent jamais à se mêler des affaires des dieux.
Jean Marcel témoigne bien de ces glissements dans sa poésie, son style contenu qui nous pousse dans la démesure de ces grandes guerres qui ont, semble-t-il, été de tout temps.

Abandon

Le lecteur doit oublier ses références et braver un monde magique, un monde que la Renaissance a définitivement ligoté en Occident. Ici, un singe blanc culbute une armée d'un souffle, plonge toute une cité dans un profond sommeil, se change en femme pour séduire un guerrier, utilise toutes les ruses pour parvenir à ses fins. On se fait la guerre comme on fait l'amour, on se tue pour les yeux d'une femme ou encore par goût tout simplement. Les grandes confrontations seront celles où s'opposent les magies qui tiennent lieu d'armes. Une mythologie grouillante, folle, pleine de trouvailles et d'inventions que bien des cinéastes ont retrouve et fait revivre.
Je n’ai même pas sourcillé quand quand je me suis retrouvé devant un géant à plusieurs têtes et un guerrier à sept bras. Dans cette dimension tout est possible, tout se transforme. Il est possible de construire un pont sur l'océan, de culbuter une montagne d'un revers de la main. Le merveilleux flirte avec la réalité, l'immortalité toujours possible.
«Aucun poète ne saurait chanter les mille beautés de cette fée, fille de Monto ; Rama en fut plus qu'aucun autre ébloui. Son visage brille en plein jour comme mille étoiles la nuit, ses yeux ont la modestie du daim, sous des sourcils aussi clairs que les horizons du monde ; sa chevelure est un bouquet de fleurs odorantes en même temps qu'un buisson de flammes ardentes ; tout son corps luit dans la lumière comme un fruit de la saison. Lorsqu'il leva enfin les yeux sur elle, Rama l'aima. Et Sita, comme si elle le connaissait depuis toujours, l'aima à son tour.» (p.55)
Il faut s'abandonner au plaisir et se laisser bercer par des images qui glissent l'une dans l'autre et nous décrivent une terre en gestation, un monde où le visible et l'invisible se confondent. Comme si nous étions à la naissance de l'invention et que tous les devenirs étaient là en friche.
Une lecture de ressourcement et un baume sur notre imaginaire qui est si bien ligoté dans les genres et les formes maintenant. Jean Marcel a le grand mérite de nous rappeler que l'art et l'écriture étaient, au commencement, une porte qui donnait sur un vaste espace de découvertes. Aucunes barrières, aucune limite! Nous retrouvons là le sens premier de la création qui a permis que l'Univers soit.

«Sous le signe du singe» de Jean Marcel est paru aux Éditions de L'Hexagone.

lundi 14 août 2000

Abla Farhoud cherche à reconquérir son passé


Abla Farhoud, dans «Le bonheur a la queue glissante» nous présente une vieille femme. Dounia a quasi une vie derrière elle et en a fait du chemin depuis son Liban natal. Il y a si longtemps qu'elle est née cette dame un peu frêle... Elle a connu l'exil, le déracinement et s'est plus ou moins adaptée à ce pays qu'est Montréal. Comment croire que ses petits-enfants ne comprennent pas sa langue... Elle a appris à parler si peu qu'on la croirait muette. Pourtant elle bouge les lèvres, elle a des choses à dire. Il faut s'approcher et écouter. Nous nous laissons prendre par ce filet de voix qui devient musique, ces phrases qui se bousculent et que sa fille, une écrivaine ivre de questions, aimerait bien pouvoir attraper. Nous aimons Dounia, dès les premiers moments du roman.
«Mes mots sont les branches de persil que je lave, que je trie, que je découpe, les poivrons et les courgettes que je vide pour mieux les farcir, les pommes de terre que j'épluche, les feuilles de vigne et les feuilles de choux que je roule.» (p.14)
Le véritable exil c'est quand il n'y a plus de mots mais des gestes, des habitudes qui étourdissent...

Une vie

De confidence en révélation, nous apprenons la vie de la petite analphabète qui a épousé Salim, un beau parleur qui possédait l'avenir et qu'elle a suivi. Les femmes alors n'avaient que le droit d'obéir. Les enfants sont arrivés, différents, emportés par une façon de vivre qu'elle a du mal à comprendre.
Petit à petit, nous entrons dans l'intimité de Dounia. D'abord Salim, cet époux écartelé entre son lieu d'origine et ce nouveau pays qui lui a permis de vivre. Hâbleur, sûr de son droit de mâle, il comprend mal le monde qui l'entoure. Il préfère le passé aboli, ruminer, incapable d'avouer qu'il a été largué par son propre passé et la vie. Ses fréquents retours au Liban ne permettront jamais non plus de cicatriser la blessure. Il souffre du mal du déraciné.
Abla Farhoud montre magnifiquement bien les déchirements, les affres que vivent les émigrants qui débarquent avec tout juste des mains et qui se creusent un nid avec une patience admirable. Le récit de Dounia révèle une femme qui a subi la violence et la domination de son mari. C'est peut-être le plus terrible des exils que celui qui isole Dounia et Salim qui l'a frappée d'un coup de botte au visage alors que la vie était encore au matin.
Dounia confie ses secrets avec une économie de mots remarquable. A commencer par ce père qui prêchait l'amour et le partage mais qui n'a pas su la protéger contre le despote qu'était son mari. Lâcheté, abandon, isolement, domination des mâles sur les femmes. Tout cela est dit. La tyrannie s'installe toujours avec la lâcheté des uns et la complicité des autres. Et si c'était le propre de tous les pays où le politique repose sur une domination ethnique, religieuse ou sexuelle?
Myriam, la fille romancière, n'entendra jamais ces secrets, ne connaîtra jamais la violence de son père envers son frère Abdallah. Dounia ne pourra jamais avouer. Les tyrans se nourrissent du mutisme des victimes. Myriam devra mettre des mots dans les silences si elle veut écrire un livre sur sa mère.
Récit émouvant, parsemé de belles réflexions sur la mort et le vieillissement, une écriture fine qui ne cherche jamais à épater mais qui trouve son chemin. Abla Farhoud décrit une réalité que l'on ne voit jamais à la télévision, évoque un Québec peu familier.
Un roman d'odeurs, de soupirs, de gestes contenus, de regards qui s'attardent à la fenêtre quand le jour devient gris avec le soir. Oui le bonheur file et bien malin qui saurait le retenir.

«Le bonheur a la queue glissante» d’Abla Farhoud est paru aux Éditions de L'Hexagone.

dimanche 12 décembre 1999

Qui n'a pas rêvé de devenir maître du temps?

Denise Desautels est restée longtemps fidèle à la poésie avant de faire le «saut de l'ange» et aborder la prose. «Le bonheur, ce fauve» récit d'enfance et d'introspection, est un regard touchant, juste, très sobre sur les années qui marquent la vie et forgent l'adulte. Avec ce récit d'initiation, ces réflexions sur ces moments de l'enfance qui surgissent comme une bulle à la surface de l'étang, Denise Desautels sait se faire inquiétante avec la mort qui se faufile entre deux gestes, deux longues respirations. Cette mort qui devient obsédante avec un père arraché à l'auteure quand elle n'avait que cinq ans. Cette «présence» ponctue le récit, accompagne les rires, se profile le soir, au bout d'un jour exceptionnel de juillet, emprunte le souffle «des âmes voyageuses» et vient inquiéter l'enfant dans son émerveillement du monde.  
Tout s'est arrêté le six mai 1950 et après une éternité, une seconde peut-être, la vie est repartie.

Un monde

Dans de courts chapitres, comme si le lecteur feuilletait un album de photographies anciennes, Denise Desautels nous encercle avec son monde, ses rêves, ce «père absent» qui ne s'éloigne jamais malgré la vie ou la mort. Elle reste marquée, troublée, perturbée, surtout que la mère met sa vie en veilleuse et semble attendre d’impossibles retrouvailles. La vie ne peut plus être insouciante, ne saura jamais être insolente et pleine de certitudes. Toujours il y a cette gravité qui s'approche quand tout prend la couleur du bonheur. Parce que l'auteure sait. «J'apprends très tôt qu'il n'y a pas d'âge pour mourir» (p.158).
La mort se faufile dans ce qui est le plus intime, le plus chaud et le plus vorace. Elle donne un poids à la vie et la rend plus précieuse même. Mais comment s'empêcher de basculer du côté des vivants malgré la peur, la fragilité du corps qui peut oublier ses gestes au mitant du jour... Denise Desautels murmure à l'oreille. C'est la confidence, la respiration, le monde protégé de la chambre, le rire devant un lac qui s'embrase de l'été, le matin chaud dans les draps qui forment le corps. Et c'est un souffle encore, un sourire, un effleurement, comme si les anges du si beau film de Wim Wenders venaient partager des secrets, des espoirs, des rires et des larmes. Le monde devient un livre retrouvé qui s'ouvre et se referme, une phrase qui remonte à la surface. Le récit retient son souffle, fige la course du lecteur dans un moment de grâce et d'inquiétude. Qui n'a pas ressenti que tout pouvait basculer au milieu d'une journée parfaite de juillet, quand il n'y a que de l'eau et des excès de chaleur? La vie est si fragile et la mort si fidèle.

L’instant précieux

Un geste, un élan, un regard, un sourire, un amour fragile et la vie s'affole en perdant ses ailes, n'est plus qu'une palpitation, qu'une paupière qui efface la réalité du monde et la retrouve, un battement à la naissance du cou et un sourire qui frémit sur les lèvres. La vie devient si lente alors, si douce que le temps peut s'éloigner et oublier. Tout dans ce récit est de l'ordre du frisson et du tremblement.
Le monde fragile de l'enfance est défait et reconstitué dans la mémoire qui en redessine les contours. Les mots serrent la gorge et la parole devient râpeuse. Il faut rebrousser chemin alors mais comment s'empêcher de revenir... Denise Desautels traduit bien ces hésitations, ces moments purs d'émotion en passant du je au il, prenant ainsi le recul essentiel pour comprendre et toucher la blessure.
«L'enfant, absorbée par l'inconnu, éprouve la vie comme un frisson. Elle n'est plus qu'une peau souple et frémissante qui se laisse prendre par le goût de l'air. De la caresse. On l'a ensorcelée» (p.29).
L'auteure ne triche pas, ne laisse jamais croire qu'elle revit son enfance. Nous savons que c'est l'adulte qui regarde et se souvient. Toujours le moment évoqué garde ce flou, ce halo, cette patine du temps. Juste la trace de l'ongle qui marque un peu l'être et l'âme. Un récit tout en finesse, en délicatesse, une écriture faite de pudeur et d'audace.
«Ma mère. Ses doigts câlins, je le devine, flânent sur un cou, glissent sur une épaule, hésitent, ralentissent leur descente, s'arrêtent quelques instants sur un coude, surveillant là la prochaine maison, puis avec langueur redémarrent, «quarante-trois»... dévient vers l'intérieur, se resserrent à la saignée d'un bras et font des cercles lents, très lents sur une peau qui frissonne» (p.140).
Et à la fin, quand on a épuisé toutes les pages, il faut fermer les yeux pour se rappeler ce rideau qui tremble, ce matin à la lumière délavée avec des oiseaux qui attendent; le soleil fou qui traîne son ombre au milieu d'un lac, l'été des amours, les rires et le bonheur de l'adolescent Louis qui ne croyait plus à la mort malgré la maladie qui le rongeait.
Le souvenir fait frémir les lèvres, esquisser un mouvement de danse et c'est ce vêtement qui colle à la peau gorgée de soleil. L'oncle Bernard ferme les yeux et pense à voix haute. La musique ne devrait jamais s'arrêter. Peut-être que la vie n'aura plus la mauvaise idée de bousculer les êtres aimés, peut-être que le monde sait être prodigue de son temps...

«Ce fauve, le bonheur» de Denise Desautels est paru à L'Hexagone.

lundi 12 avril 1999

Rober Racine est un véritable moine


L'aventure de Rober Racine dépasse l'entendement. Imaginez un homme qui, pendant des années, découpe chaque mot du dictionnaire. Après, il colle chaque définition sur un carton et y ajoute un bâtonnet. Rober Racine a répété le geste 55 000 fois. Un acte de patience, une obsession qui tient de l'ascétisme ou de la folie, on ne saurait dire. Surtout, une entreprise fascinante.
Rêvons encore! Imaginons un parc, le Jardin botanique de Montréal ou encore les Jardins de Métis. Vous voyez les petites pancartes bleues avec un mot, la définition, un arrangement floral et des couleurs qui harmonisent le tout. Bien sûr, il y a un ordre précis avec la section des «A» et des «B». Il en est ainsi jusqu'à épuisement des mots de la langue française. Le visiteur peut alors s’aventurer dans le «Parc de la langue française», emprunter des allées, s'arrêter, méditer devant un mot, repartir et devenir ainsi le voyageur qui se meut à l'intérieur de la langue française.
«Faire du dictionnaire un lieu géographique où la lecture de chacun devient un parcours.» (p.21)
Donner un espace et un corps à tous les mots.

Rêve

Rober Racine a rêvé ce parc et il l'a conçu avec la patience d'un moine qui, autrefois, recopiait des textes sa vie durant. Cette ascèse l'a amené aussi à se pencher sur les pages et à réfléchir sur le rapport qui lie le lecteur et le mot.
«J'ai voulu mettre un peu de lumière dans cette grande illusion qu'est le dictionnaire.» (p.30)
Ce mot, qui se laisse apprivoiser par un regard, créant ainsi un lien magique. Un jeu naît entre la page recouverte de signes et le lecteur. Rober Racine a imaginé les «pages-miroirs». Une page qu'il perfore et qu'il place devant un miroir pour que se concrétise l'acte de la lecture, l'échange entre le mot et l'humain qui s'approche, s'arrête, s'éloigne et revient. Le visiteur finira par se lire dans un mot ou dans cette page. Racine permet de nous nicher à l'intérieur même des signes avec ces interstices. La page perd de son opacité et devient un contenant physique en trois dimensions. Qui est le lecteur alors et le sujet? La réflexion s'amorce.

Plus loin

Rober Racine aurait pu s'arrêter là. Il a caressé les mots, les a apprivoisés comme des perles rares. Il les a associés à d'autres mots pour créer les «phrases harmoniques». Cela donne des traits qui interpellent. Nous sommes devant une sentence, des proverbes peut-être qui prennent un sens singulier et débouchent sur une autre signification. Nous effleurons la poésie pure.
«Une ombre sur Dieu.
Un miroir plein de vent.» (p.59)
 Et il y a eu l'illumination. La langue est avant tout trame sonore. Il suffisait de bien regarder les mots pour débusquer les notes qui s'y dissimulent. Dans soleil, il y a la note «sol», dans dorure, il y a un «do». Il n'en fallait pas plus pour que Rober Racine parte à la recherche de cette «petite musique» qui se cache dans les mots. Systématiquement, il «notera» les mots du dictionnaire. Une autre entreprise gigantesque qui lui permettra de conclure que la langue française est en «la». Oui, c'est la note qui revient le plus souvent dans le jardin des mots. Il lui restera à interpréter la langue française au piano. C'est maintenant chose faite avec cette partition et le disque qui complètent cet ouvrage.
«Lire le dictionnaire dans cette perspective musicale, c'est parcourir un vaste continent où brillent quelques feux de joie dans la nuit. Le mot est un campement, la note de musique, son feu, sa chaleur, sa lumière.» (p.186)
Écouter la langue française devient alors une expérience envoûtante! On croit entendre une incantation qui vient d'on ne sait où, peut-être même du son originel qui a donné naissance au mot.
Rober Racine est de ces fous qui, par l'envergure de leurs projets, nous font penser aux bâtisseurs de cathédrales du Moyen Age. Il est de la trempe de cet autre beau rêveur qu'est Jean-Jules Soucy. Son «Monument-art de l'an 2000», un projet de pyramide à La Baie, au Saguenay, est de cet ordre. Soucy comme Racine réussissent à créer des sanctuaires qui échappent au temps. C'est rassurant dans un monde où l'éphémère et le jetable règnent.

«Le dictionnaire» suivi de «La musique des mots» de Rober Racine est paru aux Éditions de L'Hexagone.