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mardi 6 juillet 2021

UNE BARBARIE QUI NE VEUT JAMAIS SE CALMER

VOILÀ UN TEXTE que j’ai mis du temps à lire parce que je savais que ça me bousculerait. Le livre a traîné ici et là dans la maison pour me rappeler que j’avais ce rendez-vous et que je ne pouvais me défiler. Le coeur en joue d’Hélène Lépine touche les femmes qui vivent la guerre et toutes les violences. Cette démence des attaques et des bombardements revient jour après jour dans l’actualité. Une fatalité contre laquelle nous demeurons sans voix. Le barbare n’est jamais loin et renaît de ses cendres chaque soir dans les bulletins de nouvelles. Immanquablement, nous finissons par détourner le regard. Le cœur en joue nous plonge dans la réalité des femmes de la Syrie, pays dévasté par la folie des hommes et une tragédie sans nom. Des roquettes, des cris, des assauts que subissent ces victimes impuissantes qui fuient comme des bêtes.

 

La poète a vu les murs troués, les ravages causés par les bombes. Elle a écouté et entendu les pierres qui peuvent parler, les hurlements de ces enfants qui ne savent plus où se terrer. Des femmes la hantent la nuit et viennent la secouer dans son corps et son esprit.

 

elles se glissent au plus près de ma couche, me croient endormie

 

leur fatigue s’allonge sur mon corps, pèse de tout son poids, je garde les yeux fermés

 

mes visiteuses dédient leurs silences, me confient des peines infinies (p.13)

 

Je me suis buté à la carapace de ces vers avant de me faufiler dans les failles. Les strophes flottent sur la page, se répandent pour former le recueil, résistent. J’ai secoué chaque mot pour en surprendre toutes leurs facettes. Dialogue improbable qui se fait entendre comme une prière, un chant qui monte de la terre.

Les hommes en armes ne cherchent que la mort, le sang et la destruction. Ils traquent la vie à coups de mortiers et les bombes tombent avec la pluie. Les femmes évitent ces guerriers pour protéger les enfants et leurs corps. Parce qu’elles sont d’abord les victimes des avancées de ces militaires. Toujours errantes, dépouillées, impuissantes, elles fuient la peur au ventre dans des jours et des nuits qui s’étirent comme des siècles. 

 

LONG POÈME

 

Les murs de Damas vus par Dima Karout lui servent de guide, des éclats de voix ici et là et des visages s’imposent. Les assiégées s’éloignent avec les petits, fuient dans l’exil, toujours à la merci des guerriers qui s’embusquent partout.

 

gros plan sur la mer à l’écran, les barques tanguent, les vagues 

lèchent leurs flancs

 

des frères migrants ont pris le large pour une odyssée sans poète

 

elle suit des yeux leur flottille de misère (p.30)

 

Ces âmes errantes vont et viennent sans savoir où elles échoueront, sans avoir de destinations. Y a-t-il un demain au-delà de la mer et des images qui défilent sans cesse dans les bulletins télévisées? Comment vivre et survivre dans un pays où la mort colle à la pluie, où les gaz rampent sous les portes pour sauter à la gorge des petits

 

hier, sa jeune voisine ligotée à un arbre, dos vierge que râpe le

tronc, seins criblés de crachats

 

Myriam violée au glaive moite

 

elle n’a pas su se faire bouclier, n’a pu la secourir

 

et Mina terrassée sur le toit plat

 

elle a vu les yeux de Miryam, désormais pierres d’onyx (p.28)

 

La peur, jour et nuit, le mari disparu, les maisons détruites, les toits crevés. Les ruines s’accumulent, et un arbre en fleurs résiste. La vie est encore là, il y a les saisons et une autre réalité malgré l’horreur. Des visages, des appels hantent la poète et toutes s'approchent dans son sommeil. C’est plus encore. Elle accompagne ces fuyantes, dialogue avec elles pour faire entendre leur angoisse, l’exil et la dépossession totale.  

 

Mina

Nour

Fadi

 

elle tourne le miroir

vers le mur

 

ne veut plus croiser

son reflet 

 

Mina

 

Nour

 

leurs noms

en guise

de garde-fou (p.36)

 

Et la poète s’attarde devant les murs noircis et les toits effondrés, témoigne de cette écriture faite de chair et de sang. 

 

CHANT INTOLÉRABLE

 

Les appels et les hurlements, les pleurs et les râles de la petite fille violée, les sanglots des enfants dans la nuit et les larmes qui tissent un lien qui fait le tour de la planète, deviennent une douleur qui se répand dans tous les corps des victimes qui tendent la main. Ces réfugiées dépouillées de leurs mots et de leurs cris attendent qu’on les prenne dans nos bras pour les bercer, les rassurer même si on ne partage pas leur langue et leurs phrases.

 

les océans le fleuve

n’ont pas tout avalé

 

le long de la rive

des objets

 

lunettes d’écaille

escarpins brodés

une fiole d’encens

 

ce sourire

sous la vitre ébréchée

 

ultime portrait

 

je les aligne

devant les rochers

 

garder bien vivantes

les traces (p.63)

 

La poète examine ces artéfacts pour redonner une voix à ceux et celles qui n’arrivent plus à fermer l’œil, se débattent avec des images terribles et des scènes qui ne cessent de se répéter dans leurs cauchemars. 

Travail saisissant que celui d’Hélène Lépine qui navigue entre la désespérance des victimes et l’empathie, prend la parole pour garder en mémoire les horreurs que vivent ces femmes violées, tuées et écartelées par les bombes. Dialogue qui va au-delà des mots et des phrases. Le lien se tisse peu à peu entre l’ici et l’ailleurs, avec ces victimes qui voient la mort coller à chacun des gestes de leur quotidien. Admirable effort de la poète qui nous pousse dans un état de conscience qui permettra peut-être un jour de mettre fin à cette barbarie qui se répète depuis des millénaires.

 

LÉPINE HÉLÈNELe cœur en joue, Éditions de LA PLEINE LUNE, Montréal, 2021, 20,00 $.

 

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/577/le-coeur-en-joue

mercredi 26 mai 2021

LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

COLLABORATION SPÉCIALE 

DE JEAN-FRANÇOIS CRÉPEAU


Quelle secousse sismique qu’a créée la rencontre de deux univers littéraires? J’étais à lire Les revenants, un roman d’Yvon Paré, et Ma Chine à moi (Trois-Pistoles, 2021), un nouveau récit de Victor-Lévy Beaulieu, m’est parvenu. À cet instant précis, les aventures de Richard-Yvon Blanc, le revenant du titre, se sont liées à celles du Jack Kerouac de VLB. J’y reviendrai.

 

Parlons d’abord de revenant, un mot qui a plus d’un sens. S’il évoque un retour après une absence plus ou moins prolongée, il fait aussi référence aux esprits ou aux fantômes inattendus ou inespérés. Les revenants du roman d’Yvon Paré sont du côté des absents, car ils ont quitté La Doré, municipalité du Saguenay-Lac-Saint-Jean, pour une durée variable et moult raisons, certaines évoquant des esprits maléfiques.

Il faut voir ce retour aux terres ancestrales comme celui des ouananiches, ces saumons d’eau douce qui remontent le courant jusqu’à leur point d’origine pour aller y refaire le cycle de la vie d’une génération à une autre. Cette métaphore et d’autres se relaient tout au long des épisodes de l’histoire mettant en valeur la faune et la flore de la région où le règne de la nature est aussi vital pour les humains que tout ce qui y vit.

Qui sont celles et ceux qui s’amènent auprès de Richard-Yvon Blanc, amnésique de son état, qui préfère qu’on l’appelle Presquil, comme s’il était une terre liée à une autre, une image forte inspirée du résultat négatif du référendum québécois de 1980? Il y a Félix qui dit connaître Blanc d’avant qu’il ne parte faire des études dans la Métropole et pour réaliser son grand projet : écrire. Il y a Jean-Sébastien, alias Bach, et sa compagne Nokomis qui furent des universitaires. Que dire de Flavie, sinon qu’elle est une artiste multidisciplinaire, arrivée au volant d’un autobus bringuebalant, dont les passions qui l’habitent et la rendent imprévisible.

Il y a aussi M. Melville, de chat qui suit Presquil pour s’assurer qu’il ne s’éloigne pas trop ni trop longtemps par crainte qu’il se perde. Il y a Mammouth, la marmotte « domestique » qui est, à sa façon, l’ambassadrice de la faune sauvage des alentours.


MYSTÈRE


Comment Richard-Yvon Blanc s’est-il retrouvé dans cette grande maison bleue vide? Mystère comme son passé, composé et imparfait, que ses amis, telle une commune de l’époque du « peace and love », tentent de lui redonner en l’aidant à reconstruire sa mémoire pour le libérer de l’amnésie dont il est captif.

À quoi ressemble la vie de cette microsociété? Presquil les voit ainsi : « Je me sentais inutile devant Félix qui sablait, clouait pour refaire une jeunesse au Salutatus. De son côté, Bach collectionnait les champignons, jouait de la guitare pendant des heures, tentait de piéger une mélodie qui ne cessait de fuir. Nokomis croquait chaque seconde comme un morceau de chocolat. Et Flavie cherchait la beauté du bout de ses doigts. Tous avaient un chemin à suivre quand j’attendais sur la galerie, face aux cyprès, la tête vidée de mon passé. » (p. 141-142)

Si la trame est consacrée à cette quête du passé, la narration est bel et bien au présent. Pour distinguer ces territoires, Yvon Paré a fait de son héros le narrateur de sa propre histoire et choisi l’italique pour rendre tangibles – comme une distance narrative observable – ses souvenirs, ses réflexions, son âme, sa conscience.

Je racontai plus haut la croisée du roman Les revenants et du récit de Victor-Lévy Beaulieu. Cette rencontre tient avant tout à la présence constante de Beaulieu dans l’univers de Presquil, dont le Jack Kerouak semble la pierre philosophale de son existence. Le Pistolois se transforme même en un personnage sacral. 

S’il est vrai que Les revenants « nous plonge dans une quête identitaire où le réel et l’imaginaire se bousculent depuis la défaite du référendum de mai 1980 », je crois que cela se reflète dans l’atmosphère onirique du récit, de la vastitude de la nature et la grande liberté des protagonistes si différente de celle que les Québécois ont refusée lors du référendum. Yvon Paré nous invite ainsi à faire un voyage au-delà de l’être et du paraître, dans le plus vrai que vrai, le plus grand que grand.

 

Paré Yvon, Les revenants, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 2021, 216 p. 22,95 $.

 

 

mardi 4 mai 2021

DES HOMMES ET DES BÊTES

DOMINIQUE BLONDEAU

Collaboration spéciale

 

 

LES PREMIERS RAYONS de soleil se croisent et se décroisent entre les branches éparpillées des arbres du parc, comme pour nous caresser le visage chaque fois qu'on fait un pas en ses allées, les branches se resserrant, tel un rideau aux froissements agités. On s'en repait, les premières étreintes étant toujours dépendantes de celles qui surgiront, terriblement chaudes, au mitan de l'été. Ce dont on a hâte, cette chaleur accablante, qui nous revigore. On commente le roman de Yvon Paré, Les revenants


Il y a des livres dans lesquels nous devons nous laisser aller. Faire fi d'une quelconque linéarité même si, formée à cette école traditionnelle, on a tendance à hausser des barrières. On pense à des marges qui déborderaient d'images et non de notes. Il suffit de s'en tenir à la cohérence du texte, de suivre les excentricités de personnages anticonformistes pour déranger, avec grand plaisir, lectrices et lecteurs de leurs habitudes sédentaires. Ce qui se passe dans ce roman sans chapitres : nous suivons un homme qui a perdu la mémoire, l'écrivain mentionnant que l'histoire se déroule en l'année 1980. 

Quand le narrateur prend la parole, il se tient sur la galerie d'une maison vide, à La Doré, reclus entre les arbres et les hirondelles. « Le jour flambait dans les lilas. » Soudainement, sont apparus, descendus d'une voiture, un homme aux cheveux longs et roux, Jean-Sébastien, Bach, pour tout le monde, accompagné d'une jeune femme cherokee, Nokomis. Les deux connaissent le narrateur, Richard-Yvon Blanc, qui préfère se faire appeler Presquil. « Juste l'ombre d'un homme ». Il possède peu : un chat, Monsieur Melville. Un livre fétiche, Jack Kérouac, signé Victor-Lévy Beaulieu. À nouveau, un moteur se fait entendre, celui d'un « un vieil autobus vert délavé. » La conductrice, Flavie, semble s'être donné rendez-vous avec Bach et Nokomis, car, elle aussi, connait le narrateur et sa famille. Ces êtres, peu à peu, s'imposent dans l'existence de Presquil, ce dernier s'étant défait depuis l'échec de l'indépendance du Québec, en 1980. Une maison bleue servira d'élément flottant dans les aventures des protagonistes, un autre se manifestant, Félix, le meilleur ami de Presquil, avant qu'il perde la mémoire. Effacement de soi face à une défaite dont il n'est pas responsable, mais le choc a été trop rude pour en supporter, seul, la honte. Les uns et les autres se mettent en branle autour d'un Presquil souvent désemparé, protégé de ses bêtes, de ses oiseaux, de ses arbres et rivières, narrant leur situation antérieure surgie d'univers plus conventionnels. Bach et Nokomis ont été des universitaires qui ont traversé l'Amérique avant de rentrer dans leur village. Félix restaure des maisons, ici une maison bleue qui se déplacera pendant la nuit. 


TÉMOIGNAGE


Le narrateur s'exprime avec une telle poésie qu'on reste confondue d'admiration pour cet homme qui, sous des apparences de simple d'esprit, gère son univers avec une sagesse apprise de celle des bêtes qui le confortent. Mammouth, la marmotte, Monsieur Melville, le chat. Les petites crécerelles qu'il faut nourrir de chair fraîche, leur mère s'étant noyée. Les hirondelles qui s'ébrouent, le renard qui surveille, au loin. On en passe... Flavie, lesbienne et féministe radicale, qui a exercé plusieurs métiers lucratifs, se consacre à la sculpture, qu'elle ne cesse de remettre en question. Ses colères, ses rires excessifs, ses provocations sexuelles envers Presquil soulèvent des points d'interrogation qui la tourmentent. Félix se range vers la jeunesse occultée de son ami, devient son gardien bienveillant lorsque des marginaux, comme William Cousin, le surprennent, ne se reconnaissant pas en eux. L'amnésie crée des distorsions mentales. Félix, propriétaire d'un jardin botanique, cultive aussi un champ de fraises, leur cueillette inspire à l'écrivain des pages poétiques admirables, imbibées de l'insatiable liberté des revenants, écho ironique aux intermèdes suscités par les villageois, réels ou inventés, autant qu'improbables. Tout s'avère jaillissement dans cette histoire jubilatoire, où il est prudent de ne pas trop se questionner, comme si la vie de chacune et chacun dépendait d'un instinct jamais corrompu. Les bêtes prouvant qu'existe un temps pour tout. Le temps de la mémoire oubliée s'avère le temps privilégié pour se montrer à fleur d'épiderme, le narrateur sujet à une émotivité excessive, pleurant à chaudes larmes, riant à pleine gorge, comme pour exorciser les affres qui le condamnent à miroiter ses agissements à travers les visées parfois lyriques de ses compagnons. Mais tout miroir se déleste lentement de son tain. Le foisonnement verbal de Bach trouve un sens dans l'humanité dont il se sert en faisant des expériences sur des champignons comestibles ou vénéneux dont il est grand amateur. Faut-il frôler la mort, transcender les visions, pour que la musique capte une oreille démultipliée, musique du chant de Nokomis, de la guitare inlassable de Bach, des hirondelles qui se planquent dans un portique ? L'apparition inattendue de Jack Kérouac. De Victor-Lévy Beaulieu, déchirant des pages du carnet du narrateur. Entre divagation hasardeuse et réalité douloureuse, l'identité du pays n'est pas résolue, pas mieux que celle de Presquil. C'est Nokomis, elle-même de culture outragée, qui remettra à l'heure les pendules désaccordées de Richard-Yvon Blanc. 


QUÊTE


En lisant ce roman dense et sensuel, souvent symbolique, soutenu par les joints qui circulent, on a imaginé une longue trainée blanche dans le ciel écartelé par l'explosion d'un lieu provisoire où se sont dissous les occupants, eux aussi revenants, qui se mesurent à des espaces insoupçonnés, leur mémoire ne s'effaçant jamais d'un morceau de l'univers. C'est peut-être là la véritable identité d'un pays qui se démarque du comportement rationnel des pays voisins. Colportée par des femmes et des hommes atteints de doute et non de certitude. Comme le coureur qui nargue Presquil, énumère les écrivains les plus importants du Québec, écrit des livres dans sa tête. Un brin de folie embellit le désenchantement de chacune et chacun, attise un rêve plus puissant que la réalité parfois mensongère, parfois grossièrement affectée, paroles sous-entendues dans la bouche de Nokomis, qui réveilleront les hommes autour d'elle. Brisant leurs illusions auxquelles ils n'avaient pas songé, le réveil risquant d'être brutal mais salvateur. De brèves souvenances nous campent dans des instants présents où Richard-Yvon Blanc, différent de ses frères, entrevoit ses origines malmenées, son enfance barbouillée, son adolescence débridée, jusqu'à sa fuite hors du village. 

Les paysages dépeints majestueusement par l'écrivain-narrateur, Yvon Paré, illustrent magnifiquement les périples de ses revenants, comme un tableau du Douanier Rousseau. Les bêtes échappées d'une jungle à peine domestiquée, les oiseaux ne manquant pas d'ajouter leur grain de sel étourdissant. Jungle bruyante et chatoyante. Là où s'étiole l'identité symboliserait-il une image décantée du paradis perdu ? La fin du roman comportant plutôt un recommencement, révèle une allégresse teintée de peur, représentée par Bach, ivre de ses visions végétales. À la merci d'une mort qui n'en serait pas une. Frontière où se présentent des témoins que nous n'avons pas cités, par crainte de leur donner des vertus qu'ils ne posséderaient pas, leur chair marquée du passage d'où l'on revient rarement, comme Marie-Louise, rescapée d'elle-même, incertaine de s'être évadée d'une quatrième dimension. Le narrateur, Presquil, ne conclut-il pas qu'il est « un spasme dans un nœud du temps », une déflagration qui le pousse aux limites de l'imaginaire ? Déflagration fabuleuse que cette demi-fiction, ce demi-témoignage, qu'il était nécessaire de faire entendre à un public avisé, qui saura ressusciter un trépassé, ici plusieurs, dans l'espace morcelé des vivants...


PARÉ YVON, Les revenants, Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 216 pages, 22,95 $.

 

 

http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com

mercredi 3 mars 2021

L’HISTOIRE IGNORÉE DES FEMMES

TRAGÉDIE DE POL PELLETIER est plus qu’une pièce de théâtre. C’est surtout la parole d’une formidable comédienne, formatrice et philosophe qui prend conscience de sa condition en tant qu’être vivant et de son rôle dans la société des hommes. Dans ce texte, elle devient le cri de toutes celles qui ont été niées et violentées, assujetties et expulsées de l’Histoire. Nicole porte sa croix pour libérer les sacrifiées de Polytechnique de Montréal, ces quatorze étudiantes immolées dans un rituel séculaire cherchant à remettre les choses à leur place pour que l’emprise des mâles se perpétue. Ces femmes en quête d’égalité, abattues par l’exécuteur, devant des collègues masculins passifs, des complices jusqu’à un certain point. Peut-être pas volontairement, mais inconsciemment.


 Pol Pelletier secoue les tragédies qui tapissent la face cachée de la Terre, l’histoire oubliée de la moitié de l’humanité; porte la croix que les femmes soulèvent depuis la nuit des temps et qui colle à leurs épaules. Elle met les doigts dans les plaies pour comprendre le drame du 6 décembre 1989 à Montréal, sur le Golgotha qu’est devenu le mont Royal alors. Que signifie ce «fait divers» quand on regarde par le bon bout de la lorgnette, que l’on s’attarde aux châtiments que l’on a fait subir aux femmes selon les époques

 

Selon monsieur Dubois, l’événement de Polytechnique est un sacrifice. Le sacrifice est l’acte religieux fondamental qui se répète périodiquement dans toutes les sociétés lorsqu’il est nécessaire de ramener l’ordre. Il est traditionnellement pris en charge par les chefs religieux. Et quand il n’y a plus de religion, comme au Québec? (p.86)

 

Questionnement obligatoire pour ceux et celles qui veulent comprendre les tensions qui séparent les deux pendants de l’humanité, ce qui se vit en nous et autour de nous. Le passé est souvent le reflet du présent et esquisse le scénario du futur. 

Pol Pelletier retourne les pierres de l’Histoire pour dévoiler ce qui s’y cache, ce que l’on tait, ce que l’on refuse de nommer et de voir. Elle montre comment la raison a eu le dessus sur l’intuition. Un regard saisissant, nécessaire et bouleversant.

 

UN CHOC

 

Le massacre de Polytechnique, survenu le 6 décembre 1989, on a vite fait de l’oublier et de l’attribuer à la démence d’un homme solitaire et frustré. Nul ne s’est attardé à ce qui s’est réellement passé ce jour-là, avant la fête de Noël, la naissance de Jésus, le sacrifié et sauveur du monde, semble-t-il. Fou, Marc Lépine. Tout était dit. Prochain appel comme on répète à la radio. Cet événement m’a traumatisé. Et Le manifeste d’un salaud de Roch Côté m’a sidéré. Comment pouvait-on être aussi odieux? Comment pouvait-il profiter de cette tuerie sans nom pour s’en prendre aux féministes? J’ai réagi en écrivant Le réflexe d’Adam. Un essai intime à la manière de Montaigne pour cerner la faille en moi. Une introspection personnelle et collective pour comprendre peut-être ce qui s’est passé dans la tête du bourreau. J’étais aussi un Marc Lépine en puissance. On m’a éduqué à être le vainqueur, le fonceur, celui qui frappe et ne recule jamais, peu importe qui ose s’avancer devant lui. Victor-Lévy Beaulieu a eu le courage de publier ce livre en 1996. Un essai toujours d’actualité malheureusement.

Et ce qui devait arriver arriva. J’ai heurté le mur de la société muette et complice. Personne ne voulait revenir sur cet événement. On ne parlait plus de ça dans les médias. Bien plus, les féministes ont baissé les bras et tourné la tête. J’entends encore Chantal Joly, que Dieu ait son âme, proclamer haut et fort à la télévision de Radio-Canada que les femmes en avaient assez des «hommes roses». Elle préférait certainement les poilus, les grognons aux mains rouges de sang, les violeurs et les batteurs de conjointes. 

Ma tentative de secouer les mâles était clouée au sol. Mon cri de désespérance se perdait dans les murmures d’une foule aveugle et sourde. Il ne restait plus qu’à pilonner mon essai. Ce ne fut pas une publication que ce livre, mais une fausse-couche.

C’est pourquoi Pol Pelletier est venue me chercher avec ce texte qui embrasse toute l’histoire des femmes en plantant sa croix sur la scène, sur cette «Terre des hommes» qui a toujours été un territoire occupé pour nos compagnes. 

 

Depuis soixante-dix mille ans, depuis la mutation de femina-homo-erectus à femina-homo sapiens, l’espèce, pour survivre, privilégie la raison, donc elle doit nier le féminin. Tout ce qui est émotion, intuition, compassion. Irrationnel! (p.43)

 

Voilà un spectacle fondateur, un moment où les faits résonnent autrement. Pol Pelletier secoue les mots et les pousse à la bonne place, dit ce que l’on tait, ce que l’on refuse souvent d’aborder dans les médias. Elle scande ce que personne ne veut entendre parce que le masculin écrase toujours le féminin. 

 

THÉÂTRE

 

Madame Pelletier va beaucoup plus loin avec Tragédie. Elle lutte pour un théâtre différent dans ses propos et sa facture. Ce texte sonne comme un tocsin qui bouscule l’ordre établi et permet d’imaginer un dialogue avec les gens présents qui doivent réagir. Ces propos secouent des regards, des manières d’être et de penser, d’agir et d’aimer. Un spectacle dépouillé de tous les effets du réel qui se hisse au plan symbolique. Un terrible et terrifiant ascétisme qui tient du sacré et de la cérémonie initiatique. 

La comédienne se fait conteuse, lectrice, chanteuse, danseuse, le verbe qui s’incarne dans les décombres du passé. L’impression que la tragédienne glisse ses doigts dans les failles de l'aventure humaine, s’en prend à notre indifférence complice. Un théâtre qui exige tout du corps et de la pensée, du langage qui se transforme en empoignade intellectuelle avec le spectateur qui devient captif. Un propos qui demande une écoute totale pour muter lentement. Ça peut être aussi une confession où tous les secrets sont révélés, où l’inconscient et le non-dit remontent à la mémoire.

 

PAROLE

 

Pol Pelletier s’impose dans ce théâtre total, cette aventure qui va autant du conscient à l’inconscient. Le lecteur ou le spectateur est obligé de voir autrement des événements et d’établir des liens avec tous les drames que l’on a dissimulés ou ignorés. Se pencher sur le passé pour évoquer les grandes figures que sont Jovette Marchessault, Françoise Loranger et Hélène Pedneault.

 

Hélène Pedneault, douée d’une vitalité gigantesque, est morte inexplicablement et rapidement en 2008, à 56 ans, d’un cancer des ovaires, dix ans après que Radio-Canada lui a arraché son bébé issu du bébé de Françoise Loranger. Et que nullE n’a protesté. Hélène Pedneault, écrivaine publique, était née pour écrire pour la télévision. (p.76)

 

Terrible cette mort d’Hélène que j’admirais beaucoup. J’étais là en 2008, dans le cimetière de Shipshaw, sous une pluie diluvienne. Une poignée d’amis, avec sa famille et Marie-Claire Séguin qui chantait si bellement et tristement du Pain et des roses. Comme si tout le Saguenay et le Québec pleuraient la militante qui ne se reposait jamais. Toute cette pluie peut-être pour ne pas entendre pleurer notre âme.

 

ÉVÉNEMENT

 

Je rêve de voir Télé-Québec (le réseau semble vouloir donner une place au théâtre québécois et aux créateurs d’ici), reprendre ce texte. Il a tout pour secouer les murs de notre indifférence, pour parler autrement de la planète qui plonge d’une façon vertigineuse vers la catastrophe. 

Tragédie est le drame de toutes celles qui hurlent dans la nuit des temps, de celles que l’on nie, que l’on biffe, que l’on agresse, que l’on égorge, qui deviennent des trophées de guerre, celles que l’on vole à l’ennemi, «l’avenir du monde» comme chante Luc De Larochellière. 

Un hommage aux quatorze immolées de Polytechnique, aux nombreuses autochtones évanouies dans l’indifférence policière. À Pauline Marois que l’on a voulu assassiner le 4 septembre 2012, lors de son élection comme première femme à accéder à la fonction de chef d’État au Québec. Et à toutes celles violées, battues, séquestrées depuis l’adolescence et tuées dans leur enfance. 

Pol Pelletier inflige un traitement choc qui risque de bouleverser celui qui tend l’oreille et agit comme un halluciné. Si nous sommes incapables de concevoir une société égalitaire et pacifique, si nos filles et nos mères vivent en territoire occupé, que pouvons-nous pour la planète que nous massacrons allègrement? Tout commence par soi, son regard et sa pensée. Pol Pelletier nous le rappelle de façon magnifique. Un théâtre corrosif qui montre les vrais côtés de notre humanité.

 

PELLETIER POLTragédieÉditions LA PLEINE LUNE, 176 pages, 22,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/559/tragedie

vendredi 8 janvier 2021

L’ÉTRANGE POUVOIR DE L’ART

UN TITRE MAGNIFIQUE coiffe le roman de Valérie Garrel. Rien que le bruit assourdissant du silence sonne comme une strophe ou le début d’un poème. Et les rencontres de Cassandra et Antoine, au Musée des beaux-arts de Montréal, tissent une histoire merveilleuse. Les deux se retrouvent devant des tableaux, six pour être précis, des œuvres de maîtres qui sont autant de plongées dans le temps et dans des époques différentes. Les deux voyagent ainsi entre 1545 et 1922, découvrent des événements qu’ils cherchent à saisir et à comprendre. Une belle façon de tordre le cou au temps, de s’avancer dans l’univers de certains personnages, de se laisser porter par les jeux d’ombres et la couleur, de partager des états d’âme et peut-être aussi ce qu'ils dissimulent, ce qu'ils ont tant de mal à affronter.


Cassandra se retrouve au Musée des beaux-arts de Montréal presque toutes les fins de semaine, dans une même salle, celle des grands peintres figuratifs qui présentent des lieux, des femmes et des hommes de différentes époques. Des œuvres comme celle de Bernardo Strozzi : Érasthène enseignant à Alexandrie, une toile réalisée vers 1635 qui amorce le périple des deux visiteurs. C’est important, je n’en doute pas. Le maître guide un étudiant dans une lecture, évoque peut-être un concept philosophique, une certaine vision du monde. Ce seront les liens qui vont unir Cassandra et Antoine. Lui secoue la parole et se permet de se faufiler dans les tableaux pour inventer des histoires. La jeune femme écoute cet étrange compagnon qui semble avoir des mots et des phrases pour toutes les situations. 

            

– Je pourrais en parler pendant des heures mais je ne voudrais pas vous ennuyer… (p.14)

 

Un tableau est un récit, peu importe les théories picturales, un instant dans un espace fermé ou dans un paysage, une coupe qui incruste un événement dans l'histoire. Il empêche la glissade fatidique du temps et le fige dans la mémoire. Tout comme la littérature nous donne la permission d’échapper à sa propre vie, de suivre des personnages, de visiter des villes qui marquent la grande et petite histoire. Quand je lis Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, je reviens et marche dans ce Montréal qui se débattait dans les affres de la Deuxième Guerre mondiale. L’écriture et l’art prennent le pouls d’une époque. Jean Giono m’entraîne dans sa campagne sauvage, et que dire de Léon Tolstoï et de cette Russie qui n’existe plus.

 

QUESTIONNEMENT

 

Les toiles deviennent familières à Cassandra après de nombreuses visites. Elle s’y accroche comme à des bouées, pour voir et se souvenir. On ne passe pas des heures à examiner un tableau sans être remué, sans se demander ce qui nous fascine et nous attire dans cette oeuvre. La jeune femme y trouve refuge et s’éloigne, pendant un avant-midi, du drame qui a chamboulé son existence. Comme si elle s’apaisait devant ces scènes et y apprenait à voir son environnement, à vivre l’instant présent en oubliant un peu ce qui la heurte ou la blesse. 

 

Elle, pourtant, le savait. Attentive depuis des mois, des années maintenant, à ce qui l’entourait, captant chaque détail avant qu’il ne disparaisse, les cinq sens en éveil, elle emmagasinait ce qu’elle pouvait de vie au cas où celle-ci serait de nouveau engloutie, d’un coup, en quelques secondes. (p.11)

 

 

La mort de son enfant et de son amoureux dans le séisme qui a ravagé Haïti en 2010 a laissé Cassandra muette et hébétée. Depuis, elle respire dans la crainte que tout s’écroule, que tout bascule entre deux battements des paupières. Le monde n’est plus fiable et peut se défaire à la moindre distraction. 

Le tableau reste immuable et lui permet de se protéger contre cette perte qui a tout aspiré en elle, la rejetant comme une naufragée sur une île déserte après la plus terrible des tempêtes. Une manière de ne pas être avalé par son drame, de passer la bride aux jours en s’accrochant à une œuvre qui stoppe la course du temps, empêche la mort de planter ses griffes. Une oeuvre d'art comme un refuge.

 

RÊVE

 

Antoine rêve devant les mêmes toiles et s’y faufile avec ses mots, s’aventure dans ces œuvres que chaque visiteur explore à sa manière. Comme si les personnages se mettaient à respirer et qu’il pouvait se mêler à leurs conversations. Parce qu’un tableau est plus qu’un arrêt du temps, qu’une coupe dans l’espace. C’est une histoire, des préoccupations, une tension, et certainement un drame qui couve. C’est une scène de théâtre qui s’anime quand les spectateurs font silence et que les comédiens s’avancent. Il y a un passé, un présent et un futur qui habitent les personnages que le peintre convoque. Ce sont aussi les regards des visiteurs qui ajoutent au vécu du tableau, le rendant vibrant. Combien de fantasmes se sont libérés devant La Joconde de Léonard de Vinci

 

Les musées sont des livres ouverts pour ceux qui aiment les histoires. Et savent les entendre, bien sûr. Écoutez, par exemple, cette femme que vous êtes en train d’admirer. Que vous dit-elle? Que vous raconte-t-elle de sa vie? De ses amies? De ses rêves et de ses frustrations? Avant d’être le modèle, réel ou fantasmé, du peintre, elle est une femme avec un passé et une histoire. (p.22)

 

Un tableau est une fenêtre où l’on surprend un moment intime, précieux, où l’on meurt et ressuscite entre deux respirations. C’est sans doute pourquoi il est possible de s’attarder à une œuvre, de chercher un détail, un objet qui nous échappe et que l’on découvre après bien des explorations. Depuis des années, je m’arrête devant une toile de mon amie Barbara Chennel. Je l’étudie tous les jours et chaque fois, je débusque une silhouette, une ombre qui s’impose après de longues minutes de contemplation, d'exploration de cette sonate pour nuages et couleurs. C’est toujours une surprise que ce tableau qui oscille entre le figuratif et l’abstraction, me pousse dans un monde fantasmagorique. Voilà pourquoi il est à peu près impossible de saisir un sujet dans un seul regard. Comme il est impossible de s’approprier toutes les dimensions d’un roman en une seule lecture. Il faut revenir sans cesse sur les créations qui nous interpellent. Chaque contact révèle un aspect de l’œuvre d’art. Alberto Manguel l’écrit : «Nous ne lisons jamais le même livre même après plusieurs lectures».

 

RENCONTES

 

Antoine et Cassandra se retrouvent et les phrases guident les regards et les voilà partis pour l'aventure.

 

Devant lui, une jeune femme moitié brune moitié rousse, au châle coloré, semblait tassée dans un coin du tableau comme pour permettre au visiteur de mieux voir derrière elle le paysage de bord de mer par la fenêtre ouverte. On hésitait. Elle était le sujet et en même temps elle ne l’était pas. Elle était là et en même temps elle s’effaçait, se faisait oublier. On hésitait encore. Est-ce elle qui décidait de se cacher ou était-ce le peintre qui la dissimulait? Le manque de précision dans ses traits lui donnait un air triste mais là encore, était-ce vraiment le cas? (p.49)

 

Le verbe et la parole sont à l’origine de tout. Dieu, dans la Bible, crée le monde en parlant. Et s’attarder devant un Picasso ou un Matisse, c’est partir à la découverte de soi et trouver des mots pour dire ce qui nous fascine dans ces œuvres et nous trouble. C’est pourquoi toutes les formes d’expressions artistiques sont si importantes et vitales. Nous y apprenons la vie et la paix, certainement, apprivoisons des peurs, des angoisses, secouons des questionnements et des drames. C’est aussi la résilience qui permet la réconciliation avec soi et son passé, surtout quand nous ajustons notre respiration à celle du créateur, consentons à suivre des personnages qui nous attendent pour partager leurs espoirs et leurs déceptions.

Roman touchant, intelligent qui bouscule des façons de voir qui se modifient avec les époques. Un tableau ne vibre que par le regard, tout comme la musique n’est vivante que quand elle est jouée et qu’elle devient une réalité sonore. Valérie Garrel montre que l’œuvre artistique nous ramène immanquablement à nous. Cassandra et Antoine se précisent peu à peu dans leur drame et leur fragilité. Mais avant tout, Rien que le bruit assourdissant du silence est un apprentissage, une façon d'apprivoiser la manière que l’on a de se voir et de s’entendre, de se comprendre et de se guérir de ses traumatismes et de ses peurs. 

 

GARREL VALÉRIERien que le bruit assourdissant du silenceÉDITIONS LA PLEINE LUNE, 144 pages, 21,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/534/rien-que-le-bruit-assourdissant-du-silence