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vendredi 13 novembre 2015

Jean Désy nous injecte une bonne dose de vie.


Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
numéro 160.

JEAN DÉSY a beaucoup écrit sur le nord du Québec et ses voyages où il va à la découverte du monde. Ce nomade respire mieux quand l’espace s’ouvre autour de lui et que la vie sauvage se manifeste dans toute sa splendeur et sa dureté. Le nord du Québec se prête bien à ce genre d’expériences où la mort rôde. Il s’est même aventuré au Népal et a failli y laisser sa peau. Il est demeuré beaucoup plus discret cependant sur son travail de médecin qui lui a permis de connaître des gens qui vivent en marge du monde, subissant les ressacs d’une société de consommation et de gaspillage des ressources ; des lieux menacés par un Plan Nord qui va se faire aux dépens des populations autochtones qui ne comptent jamais dans ce genre d’entreprise. Pratiquer la médecine dans ces espaces où il faut se débrouiller avec peu de moyens n’attire pas beaucoup de postulants, on le comprendra.

Jean Désy est un homme de la Côte-Nord du Québec et du Nord, ce pays de rêveries, de dureté où la vie se recroqueville et où la survie exige souvent toutes ses ressources et son imagination. C’est une manière de retrouver la vie des Européens qui sont venus en ne sachant comment survivre sur un continent où des peuples nomades composaient avec les saisons et des déplacements bien définis. Ces arrivants ne pouvaient que bouleverser l’ordre américain. C’est encore ce qui se vit dans le Nord où le quotidien n’est plus le même depuis que les Blancs sont débarqués avec leurs machines et leurs habitudes de conquérants. Nous leur avons légué le pire de notre civilisation.
La quarantaine de courts textes que Jean Désy offre dans L’accoucheur en cuissardes nous transporte sur la Côte-Nord et dans le Grand Nord du Québec, des villages qu’il a visités à de nombreuses reprises. Des pays rudes, peu habités où la nature s’impose, où il faut puiser dans toutes ses ressources pour survivre. C’est peut-être encore l’un des rares endroits au monde où il est possible de se mesurer aux saisons et en réaliser toute la force. Une expérience que la vie en ville a souvent dénaturée. Ce monde fascine Désy depuis toujours et après ses heures de garde dans des dispensaires, il s’évade dans la toundra ou encore va en mer pour taquiner la morue ou l’ombre de l’Arctique. Il aime ces moments où il a l’impression d’être un survivant dans une nature qui l’enveloppe, où il est possible de démêler tout ce qui encombre l’esprit. Ce besoin de solitude, d’être totalement dans son corps, d’habiter ses jours du matin au soir, le fait revenir dans ces lieux peu fréquentés pour comprendre peut-être la nature humaine, son propre regard sur les êtres et les choses.

Une mésange entre et se perche sur la table, comme si elle était une habituée. Rosaire lui tend un morceau de pain qu’elle picore volontiers. Je finis par repartir, mais avec l’idée de revenir pêcher en compagnie du plus vieux de mes garçons, l’autre étant trop jeune, pour jaser encore avec Rosaire à propos d’une existence qui m’a tenté toute ma vie, en plein bois, au cœur des épinettes, des orignaux et des mésanges. (p.57)

Il concilie ainsi la pratique de la médecine, son amour de la nature indomptée, y trouvant matière à ses romans et ses récits, parvenant à aider les Autochtones, les regardant se débattre avec leurs terribles difficultés, la perte d’être qui hante ces gens qui ont perdu leur équilibre, leur pensée et leur regard sur le monde.

L’HUMAIN

Désy nous entraîne ainsi dans des situations amusantes, souvent tragiques, toujours étonnantes où il doit improviser et ignorer souvent les directives des spécialistes du Sud qui ne comprennent pas la situation dans laquelle il se trouve. Il fait savoir que dans ce coin du monde, tout près de nous, la médecine est un sport extrême, celle que les médecins de campagne pratiquaient à l’époque de nos grands-parents, que des hommes et des femmes de notre pays sont aussi différents que ces peuples de Mongolie ou du Tibet. L’étranger vit au Québec depuis toujours.
Dans le Nord, le médecin et le personnel des infirmières affrontent la folie, la démence souvent, les accidents qui arrivent après tous les excès et une terrible violence. En décrivant ses journées de travail, l’auteur fait prendre conscience qu’un médecin agit pour sauver la vie de ses semblables, fait le bon geste devant un être en détresse. Il faut avoir des réflexes et surtout ne jamais perdre son sang-froid devant une femme qui n’arrive pas à accoucher ; un homme incontrôlable après avoir ingurgité une drogue et qui bascule dans le coma. Tous les écrivains qui ont parcouru ce territoire le répètent : le Nord vit un problème d’alcool et de drogues qui détruit la vie sociale et communautaire. Juliana Léveillé-Trudel en parle avec une justesse terrible dans Nirliit, un récit émouvant sur le Nord. Le reportage de Radio-Canada portant sur la situation des femmes autochtones en Abitibi n’est que la pointe d’un iceberg.

Elle ne comprend pas ce qui se passe. Selon elle, c’est à cause de la nouvelle drogue qui est entrée au village, par avion. Bien sûr, tout ce qu’il y a de toxique pénètre ici par la voie des airs. Je me dis qu’un beau jour il faudra absolument s’adonner à une fouille obligatoire des bagages et des colis pour déceler les substances délétères qui empoisonnent le Nord. (p.190)


Le personnel infirmier peut faire des miracles, mais tout est toujours à recommencer. Le mythe de Sisyphe prend un sens singulier quand on pratique la médecine à Salliut ou à Kuujiuaq. Il faut être particulier pour agir dans des conditions où risquer sa vie pour secourir une femme dans la toundra ou aller chercher un blessé dans un blizzard qui efface ciel et terre fait partie du quotidien. Certains n’en reviennent pas, l’avion s’étant écrasé contre le flanc d’une montagne.
Se faire médecin dans ces communautés, c’est changer de siècle, vivre dans un monde autre et apprendre à se débrouiller avec peu de moyens, faire confiance à son instinct et aux autres. Et peut-être aussi renoncer à comprendre devant des problèmes sociaux et humains qui dépassent l’entendement. Certainement que Désy a laissé ses grilles d’évaluation au Sud pour vivre l’expérience du Nord et y trouver des leçons de vie.

HUMANITÉ

Jean Désy est un conteur né, capable aussi de méditer sur ce qu’il vit sans jamais perdre le sourire même s’il devra faire face jour après jour aux mêmes problématiques de violence et d’intoxication.
Des situations qu’il raconte à ses étudiants en médecine de l’Université Laval de Québec pour leur faire comprendre qu’il faut plus que des connaissances techniques pour exercer ce métier pas comme les autres. Un futur médecin doit lire de la fiction et de la poésie pour en savoir plus sur ses semblables, ceux et celles qui se retrouvent devant eux dans un état de détresse. La médecine n’est pas une suite de gestes mécaniques, mais un contact particulier et souvent unique avec un être qui vous confie sa vie. Cela demande beaucoup de générosité, de compréhension et surtout beaucoup d’empathie.
Je me suis consolé en me disant qu’il y a encore des hommes et des femmes qui veulent aider les autres et qui n’empruntent pas les chemins de la politique pour mieux les contrôler. Gaétan Barrette et Philippe Couillard auraient avantage à lire ces récits pour comprendre ce qu’est la vie chez des gens démunis, ou encore délaisser leur limousine pour s’aventurer dans la brousse, circuler sur un tout-terrain et croiser des humains qui ont besoin d’aide. Surtout, j’aime à savoir qu’il y a encore des médecins qui sont des humanistes qui se penchent sur la condition humaine et qui tentent de comprendre la différence. Jacques Ferron se réjouirait, certainement, et peut-être aussi, Normand Béthune.

L’accoucheur en cuissardes est paru chez XYZ Éditeur, 232 pages, 22,95 $. 

jeudi 16 juillet 2015

Anne Guilbault risque de vous secouer


DIEU CRÉA LE MONDE en six jours et se reposa le septième. C’était peut-être vrai avant que les commerces n’ouvrent jour et nuit dans l’espoir d’abolir le temps du repos pour inventer l’ère de la consommation. Et il en faut autant pour tout détruire. C’est du moins ce que suggère Anne Guilbault dans Les métamorphoses où des locataires doivent quitter les lieux où ils vivent depuis des années. L’autoroute arrive et elle ne fait pas de détours. On a vu cela à Québec, Montréal et dans toutes les grandes villes du monde. La cité mute et des vies sont broyées, des milieux urbains saccagés.

Trois personnes se croisent, se répondent dans ce court roman d’Anne Guilbaut. Ils doivent partir et faire leur vie ailleurs. Sophie n’a pas le regard de sa mère et encore moins celui d’Adrien, mais elle est pourtant la plus percutante, la plus authentique, je dirais. Peut-être qu’il faut être enfant pour dire vrai, pour voir juste.
Sophie sait que rien n’est immuable et qu’arrive un moment où un étranger vous surprend dans le miroir. La sagesse voudrait que l’on marche sans se retourner, sans une larme. Ce n’est pourtant pas si simple. L’être humain trouve toutes les raisons pour s’empêcher de connaître la vie du papillon même si la vie le pousse, le sculpte, le transforme au fil des jours.
L’être humain rêve de stabilité, de continuité quand la vie n’est que mouvance. Il suffit de s’arrêter pour voir tout ce que l’on a dû faire pour devenir ce que l’on est. Des rencontres, des hasards et des gens ont surgi dans votre vie pour le meilleur et le pire. Nous sommes peut-être des chenilles qui aspirent à connaître l’ivresse du vol et du vertige. Il faut souvent être bousculé pour plonger dans l’avenir.
L’histoire des populations est une suite de migrations où des hommes et des femmes tentent d’échapper à la misère. Combien d’Irlandais ont trouvé la mort sur Grosse-Île en rêvant d’une vie, où l’avenir serait apprivoisé ?
Henry Miller disait qu’il faut se méfier de ses rêves, parce qu’ils finissent toujours par se réaliser. Bernard Lavilliers chante que tout arrive : bien ou mal.

VIVRE

Anne, la mère de Sophie, joue les statues pendant que sa fille écrit. Une façon peut-être d’oublier ses douleurs, de se réfugier en soi et se durcir pour respirer.

Les enfants poussent les parents dans la tombe. Les enfants grandissent. Les enfants changent d’odeur, de peau et de visage, même s’ils ne le veulent pas. Cela fait partie de l’ordre des choses, comme le sang qui revient tous les mois fait partie de l’ordre des choses. On nous dit ça à l’école, mais ça ne m’empêche pas d’être triste quand j’y pense. Comment on dit adieu à son propre visage quand on vieillit ? C’est ça que je voudrais comprendre. Je ne sais pas comment on fait pour continuer à vivre quand on ne se reconnaît plus dans un miroir. (p.69)

Adrien transcrit l’histoire de Paz, ce fils adoptif qui a fait la traversée de l’Atlantique dans un conteneur avec sa mère et sa sœur. Il est le seul à avoir survécu. Une aventure horrible ! Difficile d’imaginer ces moments où il se colle aux cadavres de ses proches ?

« Quand je serre Mia dans mes bras, c’est la nuit que je serre contre mon cœur, mais quand je cache mon visage dans ses cheveux, je recommence à penser. Ses cheveux, on dirait des lianes qui m’empêchent de tomber. Dans ses cheveux il y a mon courage. Dans ses cheveux je redeviens libre, un enfant libre qui court dans la ciutat avec d’autres enfants libres, et qui se fout que rien ne soit à lui, même pas les chiens qui vivent parmi eux. » (p.49)

Un immense cercueil où la vie et la mort s’embrassent. Paz ne pourra jamais oublier. Certaines métamorphoses sont plus difficiles que d’autres.

TÉMOIN

Adrien, même s’il a été largué par la vie, trouve toujours une raison d’être. Il est le témoin, celui qui regarde même si ses sens se troublent et qu’il arrive mal à voir. Est-ce le rôle de l’écrivain ? C’est certainement cette mutation qui le pousse vers un autre amour avec Anna et une vie différente.


Adrien déplie des boîtes de carton et commence à vider les bibliothèques. La Terre se remet à tourner. Tenir les livres dans ses mains et les placer dans les boîtes sont des gestes qui le calment. Le vent dans les rideaux, le soleil sur les murs, les livres qui s’empilent sont autant de rappels qu’il est en vie et qu’il n’a aucune raison de se plaindre de son sort. (p.55)

Tous ont des raisons pour attendre que la vie les pousse. Sophie va perdre son père une deuxième fois. Elle tente de tout faire brûler. On n’est pas la fille d’un cracheur de feu pour rien. Décider au lieu de subir, agir au lieu de se laisser bousculer.

Peut-être qu’on entendra les sirènes des pompiers tout le long du chemin. Nous monterons les marches de son escalier en colimaçon et quand nous entrerons dans le petit logement triste, il n’y aura plus d’ennui qui compte. Je me dirai que tout ça est temporaire, que quelque chose de nouveau s’en vient et que cette fois, c’est sûr, ce ne sera pas du n’importe quoi ou du banal de chez banal. Voilà ce que je me dirai. Et je n’aurai même pas envie de pleurer. Même pas. (p.81)

Elle prendra du temps à se remettre de l’explosion qui la pousse du côté des morts. Tout comme Paz qui, dans son pays d’origine, se donne une chance de passer dans une autre vie. Comme si les deux quittaient leurs corps pour se transformer.

RÉFLEXION

Formidable réflexion sur la vie, le temps qui va et fait de vous un étranger qui hésite un matin devant son reflet. Les mutations peuvent être brusques ou demander toute une vie. Qui est cet inconnu qui vous a volé votre visage d’adolescent ?
Nous allons bien ou mal, laissant d’anciennes peaux derrière comme des chemises usées que l’on oublie dans une garde-robe.
Questionnement sur la vie, la mort, les sauts qui sont nécessaires pour survivre dans un monde qui ne cesse de vous bousculer. L’existence est une longue et patiente mutation où il faut se dépouiller de ses souvenirs et d’objets qui deviennent toujours inutiles. La meilleure façon de survivre est peut-être de pratiquer une certaine forme d’oubli. Comment savoir ? Tout comme Sophie, je sais bien qu’il est inutile de résister. Cela ne m’empêche pas de m’agiter, de vouloir toujours trouver des ancrages même si le sol glisse sous mes pieds, même si mon corps devient autre chaque jour. Une écriture qui vous empêche peut-être de passer trop rapidement à un autre univers de fiction.


Les métamorphoses d’Anne Guilbault est paru aux Éditions XYZ, 108 pages, 18,95 $.

jeudi 23 avril 2015

Katia Belkhodja risque de vous envoûter

DES LIVRES EXIGENT des efforts du lecteur. Comme si les mots et les phrases portaient une carapace qui vous repousse pour mieux vous tenir à distance. C’est un peu le cas de La marchande de sable, le second roman de Katia Belkhodja. J’ai beaucoup aimé La peau des doigts qui faisait connaître une écrivaine originale, un univers riche et singulier. C’est encore le cas même si ce texte déroute au premier contact. Tellement qu’après avoir terminé ma lecture (le roman fait à peine soixante-dix pages), je me suis senti désorienté. Une sensation inconfortable, je l’avoue. J’aime me glisser dans une histoire et y nager comme dans une eau tiède. J’ai donc recommencé ma lecture, lentement, m’attardant souvent à cette parole qui envoûte et vous repousse à la fois.

Katia Belkhodja nous offre une épopée, un conte ou une fantasmagorie particulière. Une histoire qui déborde dans plusieurs histoires. Les personnages se présentent comme les doubles les uns des autres. Marylin, la mère de Shéhérazade, a toujours chaud et la fille est un bloc de glace. Les personnages prennent leur cohérence dans ces oppositions.
Le père de cette fille est un facteur qui a surgi un matin et est reparti. Un homme aux vêtements bleus qui parlait arabe. Un nomade. L’enfant se souvient dans son corps et son âme.

Elle avait grandi silencieuse, cette petite. Longtemps, on avait cru qu’elle était muette. Insomniaque. Elle n’avait jamais réussi à s’endormir, tout de suite. Quand elle avait parlé la première fois, elle avait parlé en arabe. On lui avait demandé où elle avait appris ça. C’était une langue qui lui venait du vent, elle avait dit. Une langue qui venait du ventre. On s’était tu, le boucher l’avait appelée Shéhérazade ce jour-là. Pas Sherry, Shéhérazade, sans les h inspirés, expirés, sans. Le boucher, il ne savait pas comment. La mère, elle avait pris une aiguille, une petite, à repriser, et elle lui avait fait regarder à travers le trou, le chas de l’aiguille, là où les chameaux. Ça non plus, on n’a jamais compris. (p.12)

Shéhérazade incarne peut-être la froideur du désert pendant la nuit, celle des pays du nord où il n’y a que neige et glace. Il y a aussi cette ville qui n’arrête pas de bouger. Les citadins voudraient bien que ces voyages cessent et tous se lient pour lui construire des ancrages.
Le nomadisme se dresse devant le sédentarisme, des langues s’affrontent, s’étouffent et font disparaître la cité, ne laissant que le désert et le sable des origines.

HISTOIRE

Shéhérazade veut dire « née dans la ville ou fille de la ville ». On connaît l’histoire de cette princesse qui a enjôlé le sultan. Cet homme sanguinaire épousait une vierge le jour et la sacrifiait à l’aube. Elle repousse la folie sanguinaire avec un personnage qui raconte une histoire qui nous plonge dans une autre aventure et ainsi de suite. La mise en abyme totale, le labyrinthe peut-être. Il y a cet aspect dans La marchande de sable. Shéhérazade ou Sherry porte l’histoire, une langue qu’elle sent avec son corps, un regard qui paralyse comme le serpent qui vous hypnotise dit-on avant de frapper. Malheur à celui qui la regarde dans les yeux.

Sherry, Shéhérazade avait dû s’asseoir sur lui, fauteuil de chair. Se laisser bercer par les hanches. Par la lenteur de ses propres mouvements, la langueur paresseuse de son immobilité à lui, ses jambes osseuses et pâles sous ses hanches qui tournaient, qui bougeaient circulaires. Elle avait eu chaud, un moment. Et il l’avait sentie brûlante pour la première fois dans sa vie où il sentait qui que ce soit brûlant, quoi que ce soit d’autre qu’un petit pain ou des brioches. Mais ce n’était plus de la pâte malgré le beige. Elle lui aurait découpé les paupières. Elle s’enfonçait doucement, l’enfonçait, et c’était presque à s’endormir, mais ils ne s’endormaient pas. (p.33)

Le fils du boulanger reste paralysé après avoir surpris son regard. Son cœur bat, mais il se dresse devant la porte du commerce comme un gisant.

ANCRAGE

Fascinant cette volonté de s’ancrer dans un lieu, d’arrêter la dérive dans le temps et l’espace. Tout prend figure de symbole. Les gestes du boulanger qui tranche le pain et se blesse, le forgeron qui contribue au réchauffement de la planète et n’arrive plus à éteindre le feu de sa forge. La langue qui glisse dans une autre, fait oublier l’envahisseur pour retourner à celle des nomades qui hantaient le désert d’avant. Les leçons des pleureuses aussi qui finissent aveugles parce qu’elles ont vu trop de morts et vécu tous les chagrins.
Je m’accroche à pleins de petits éléments pour ne pas sombrer, pour échapper au glissement qui nous fait aller du nomadisme au sédentarisme avant de retrouver l’errance. Cette fable nous pousse dans l’histoire contemporaine où des populations vont d’un pays à l’autre, se débattent avec plusieurs langues pour communiquer. Peut-être que la ville maintenant n’est qu’une utopie où toutes les langues se mélangent, s’interpellent et se bousculent. L’histoire aussi de conquêtes et de libérations, de déclins d’empires et de résurgence d’identités en dormance.

ÉCRITURE

J’aime cette forme d’oralité qui permet les répétitions et les bifurcations, cette forme de prière qui hante. Le réel glisse dans l’imaginaire ou le fantastique et le contraire aussi. Que dire de cette scène surréaliste où l’on décide d’exécuter le frère inexistant de Shéhérazade. Un simulacre de pendaison dans la grande ville. Dans le désert, un nomade, sous la tente, meurt. C’est lui que l’on tue. La ville assassine le nomade.

Alors, on avait pendu le grand frère. Dans une rue, on avait improvisé une potence. On était parti chercher les poutres de la vieille église, et puis le charpentier avait cloué tout ça. C’était grand, et peut-être même beau, presque, dans l’étrange douceur du vieux bois. Devant la potence, Jean le père mordait ses lèvres jusqu’au sang, et regardait la cicatrice, sur son doigt, qui datait de 15h20, un an plus tôt. Dans une rue, on ne savait pas quelle porte était celle de la ville, et puis, ils ne voulaient pas les mettre là, les pendus imaginaires. Même si aucun visiteur, jamais, ne traversait. Aucun depuis le facteur, nomade. (p.49)

J’aime ces univers où les choses vibrent, où les villes sont rebelles et toujours en mouvance, où le froid du Nord affronte le feu du Sud.
Un récit dense qui bouscule, fascine, hypnotise et enchante. Tout cela grâce à cette écriture qui ne cesse de vous bousculer et de vous surprendre. Katia Belkhodja est une enjôleuse à la manière des conteuses qui vous plongent dans un monde de rêves et de fantasmes tout en s’appuyant sur l’histoire des pays du Maghreb qui ont connu le nomadisme, l’occupation de l’Occident avant de retrouver leurs racines pour le meilleur et le pire.
La vie, l’amour, la mort, les rencontres qui changent le devenir des peuples et le présent. J’avoue qu’il me faudrait peut-être une troisième lecture pour savourer ce petit bijou juteux comme une grenade, doux et amer comme une orange. C’est vrai que Sherry ou Shéhérazade vous hypnotise, ou mieux encore, impose les mots qui vous définissent et font ce que vous pensez être. Et peut-être, qu’importe les actions et les gestes des humains, c’est toujours la terre, le lieu physique qui s’impose et façonne les vivants.


La marchande de sable de Katia Belkhodja est paru chez XYZ Éditeur, 78 pages, 18,95 $.

lundi 13 avril 2015

Pas facile de demeurer fidèle à ses convictions

PURES ET DURES… JE NE SAIS POURQUOI, mais ces qualificatifs ne m’ont pas étonné en lisant le titre du recueil de nouvelles d’Andrée Ferretti. Cette attribution lui va comme un coquet petit chapeau qui marque la venue du printemps. Qu’est ce que l’auteure cherche à dire, vers quoi elle veut que le lecteur regarde ? Qu’on le veuille ou non, un écrivain a toujours un désir de surprendre et d’étonner. S’il n’y a pas de vision particulière sur le monde et la société, nous aurons un texte avec un commencement et une fin comme il en existe trop dans notre monde du livre. Tellement que cela crée des embouteillages dans les librairies. Pourquoi pilonne-t-on tant de livres au Québec ? Que diriez-vous d’une fabrique de pâtes alimentaires ou d’ordinateurs qui détruit la moitié de sa production chaque année ? C’est pourtant la situation dans notre monde littéraire. À faire commerce on va peut-être tuer la littérature.

J’aime examiner un livre avant d’amorcer ma lecture, l’illustration de la couverture, les données du livre, le nombre de pages, la présentation et l’incipit, cette clef qui ouvre la porte d’un univers. C’est très souvent révélateur, parfois trompeur et même, je l’avoue, cela m’a fait passer à autre chose même si j’avais beaucoup de bonnes intentions au début. Appâter un lecteur n’est jamais facile.

Voici vingt-six nouvelles, chacune ayant pour titre un prénom féminin commençant par une des vingt-six lettres de l’alphabet. Vingt-six portraits de femmes, saisis à un moment crucial de leur vie, et qui illustrent un des rapports particuliers et variés, qu’elles entretiennent avec la liberté. (Présentation du recueil)

Nous savons à quoi nous attendre. Des femmes s’affirment, vivent des moments où elles doivent choisir, demeurer fidèles à une pensée, à un comportement ou tout simplement trahir une manière d’être dans la vie.

ENGAGEMENT

Andrée Ferretti nous présente Adèle, Béatrice, Diane, jusqu’à Zoé… Une galerie de femmes toute simple, pas très visible dans leurs vies et leurs préoccupations. Pas de Shéhérazade, d’Iseult ou de Juliette qui se retrouvent au cœur d’un drame cosmique.
J’ai été étonné d’abord par l’âge des héroïnes. Elles sont soit en fin de vie ou en début d’aventure. Peu sont à la veille de prendre des décisions qui marquent l’existence, comme les relations amoureuses ou un choix de carrière. Peut-être que pour être pure et dure il faut du vécu ou encore avancer dans une façon d’être qui oriente tous les gestes et les décisions.
Pas question de donner dans la dentelle. C’est souvent cru, dur, souvent dérangeant. J’avoue que certains personnages m’ont donné froid dans le dos, surtout cette Adèle qui décide de prendre le maquis pour garder une certaine autonomie.

J’ai soigneusement enveloppé dans des linges à vaisselle les nombreux objets auxquels je tiens et les ai mis dans deux taies d’oreiller. Je les attacherai à un drap et une à la fois, je les ferai descendre par la fenêtre qui donne sur la courette de la maison. J’ai placardé toutes les autres et poussé plusieurs meubles sur les portes d’en avant et d’en arrière. J’ai aussi couvert de vieux journaux les planchers des quatre pièces. Je les imbiberai d’essence et y mettrai le feu, juste avant de me laisser glisser le long du drap solidement accroché à la fenêtre et de m’éloigner de la maison sans me retourner, libre comme l’ai, assouvissant un désir presque aussi vieux que moi. (p.15)

Toutes les héroïnes de Ferretti sont aux prises avec des contraintes, des lois, des façons de faire et de se comporter qui brident le quotidien et les relations avec les autres. Ces fameux consensus qui font que l’on vit dans l’indifférence sans trop s’agresser, brancher irrémédiablement sur son je. Surtout que notre monde est de plus en plus angoissé et qu’il faut tout prévoir de la naissance à la mort. La fatalité a été supplantée par la gestion. On ne fait plus confiance à la vie. Les humains sont des produits avec des dates de péremption. Il faut mourir en passant par le foyer d’accueil et les soins palliatifs. On ne meurt plus dans la nature ou dans sa bibliothèque en égoïste.
Les femmes de Ferretti se retrouvent seules au bout d’un parcours. Comme si le fait d’avoir défendu une manière d’être ou de vivre ne faisait que les pousser vers la solitude. La liberté n’est pas un somnifère.

HÉLÈNE


Comment ne pas m’attarder au portrait qu’Andrée Ferretti dresse d’Hélène Pedneault. J’ai toujours aimé les intransigeances de cette militante, ses façons de dire, d’être et ses contractions. Un grand cœur qui s’est battu toute sa vie pour la liberté des femmes et leur reconnaissance.

Elle voulait leur parler du pays, de ses rivières et forêts à découvrir et admirer, à protéger pour jouir de leurs richesses incommensurables sans les exploiter abusivement. Elle voulait leur parler de la nation, de sa culture à connaître et aimer, à sans cesse recréer et promouvoir et, mettant la main à la pâte, elle montait des spectacles qu’elle leur offrait avec la munificence de la souveraine du don qu’elle était. (p.58)

Je n’ai pu que revivre cette journée. Il pleuvait. Pas une petite pluie douce propre à la flânerie. Une pluie qui noyait le cimetière de Shipshaw au Saguenay où Hélène a été inhumée. Nous étions peut-être une douzaine sur l’herbe détrempée. Ses sœurs, quelques amis. Marie-Claire Séguin a chanté l’une de ses chansons, un texte comme elle seule avait l’art d’en tricoter. Du pain et des roses. Il pleuvait à boire debout sur Shipshaw. Marie-Claire Séguin avait eu la délicatesse de rapporter une bouteille d’eau du lac Sébastien pour le verser sur le cercueil de son amie. Personne ne pleurait, il pleuvait. Hélène est partie dans un monde d’eau. C’était son genre. Peut-être que son engagement dans Eau secours lui était rendu en abondance. La nature sait toujours être généreuse.

SOLITUDE

Je suis allé de la femme volontaire qui a vécu sa vie comme elle l’entendait, à la militante culturelle, à celle qui a été trompée ou violée, à la prostituée ou l’artiste qui s’exprime pour masquer la grande douleur ou la blessure qu’est une vie.
Une plongée dans un monde où des femmes subissent souvent la loi de l’homme, se battent pour être, refusent de subir les diktats des autres. C’est difficile la liberté, de se protéger dans les mailles d’un système qui repose sur l’exploitation et la négation de l’autre, en particulier pour les femmes. Il reste toujours une flamme chez les personnages de Ferretti, peu importe ce qu’elles ont pu subir ou vivre dans un univers qui ne fait jamais de faveur.
Nous sommes au cœur d’une époque de tragédies, de massacres au nom de Dieu ou d’Allah, d’une folie qui cultive le goût de la mort. Heureusement, il y a l’espoir, la volonté de vivre sans jamais abandonner ce qui est essentiel et nécessaire. La liberté est intransigeante et il faut prendre des risques pour la courtiser. Il faut se révolter aussi, s’enfoncer dans la solitude pour demeurer fidèle à son être. Ce recueil de nouvelles nous le confirme en nous bousculant, en nous poussant dos au mur. Une écriture directe, sans fioritures qui nous laisse souvent en déséquilibre. Il est possible d’être pure et dure, mais à quel prix ?


Pures et dures d’Andrée Ferretti est paru aux Éditions XYZ, 136 pages, 19,95 $.
http://www.editionsxyz.com/catalogue/671.html