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jeudi 27 octobre 2022

MÉLANIE MINIER CONFRONTE LE PASSÉ

UN SALON DU LIVRE permet toujours de belles rencontres. Après deux ans d’absence, c’était le bonheur que de se faufiler dans la foule à Jonquière et de flâner dans les stands. J’y ai passé d’agréables moments avec Jean-François Caron, Mustapha Fahmi, Marjolaine Bouchard, Charles Sagalane, Hervé Gagnon et Guy Ménard. J’y ai fait des acquisitions aussi, le récit de Ève Michèle Tremblay, Le voyage de Madame Davenport, une aventure incroyable, une traversée du parc des Laurentides, en 1871. Et j’ai croisé Mélanie Minier, une écrivaine de Jonquière qui présentait un premier roman pour adulte et son livre jeunesse. Une rencontre sympathique, naturelle et spontanée. Quelques jours plus tard, je recevais Cascouia par la poste. Comme je venais de terminer le dernier opus de Keven Lambert, Que notre joie demeure (un autre achat lors de mon passage au salon) j’ai plongé dans cette histoire qui m’a poussé vers le lac Kénogami, dans une zone de Larouche. Un titre évocateur pour quelqu’un du Saguenay ou du Lac-Saint-Jean.

 

Rapidement, ce roman qui s’ancre dans un secteur de villégiature, tout près de la grande baie de Cascouia, m’a fasciné. Un lieu en mutation, comme partout autour des plans d’eau, où les chalets qui s’animaient pendant l’été deviennent des maisons que les propriétaires habitent à l’année. On parle d’étalement urbain. Plus simplement, les gens cherchent la paix, la tranquillité et un espace où respirer sans avoir les deux pieds sur le ciment ou un carré d’asphalte. De l’eau, un horizon le plus large possible et la chance de voir les saisons glisser l’une dans l’autre. De la qualité de vie avant tout, malgré les déplacements et les engorgements de la circulation. Mais à Larouche, ces inconvénients sont de la fiction.

Un univers familier, comme si ceux que je croise lors de mes promenades ou encore quand je vais au dépanneur, se retrouvaient dans ce récit. Je connais le milieu dans lequel Sarah Bouchard, le personnage principal de ce roman réaliste, tourne en rond. Un monde où des gens savent tout des voisins, mais se taisent. On parle peu ou pas, mais tous sont prêts à rendre service et à donner un coup de main. Des lieux fréquentés par Lise Tremblay on dirait. J’ai suivi Sarah sur la rue Saint-Dominique à Jonquière, cette rue où les estaminets se multipliaient à une certaine époque, quand j’habitais près la rivière aux Sables, du côté du mont Jacob. Des scènes surréalistes se répétaient. Les vendredis soir, en hiver, on voyait de jeunes femmes en jupes écourtées, bras nus et décolletés plongeants, cheveux au vent courir d’un établissement à l’autre par moins trente degrés Celsius. Une chorégraphie étrange. Les danseuses bravaient les engelures pour éviter de payer des frais de vestiaire.

 

RETOUR

 

Sarah revient dans la région après vingt ans d’exil à Montréal. Elle s’installe dans le chalet familial qu’elle a hérité à la mort de son père, il y a plusieurs années. Tout est à l’abandon. Pas facile d’arriver comme ça en plein hiver, dans une bâtisse où le froid et l’humidité se sont incrustés. Elle doit aller chez le voisin pour «emprunter» discrètement quelques bûches pour rallumer le vieux poêle. Sans compter les problèmes d’eau potable. Ça m’a rappelé la grande maison du rang Saint-Joseph à la Doré à mon retour de la ville. Pas de bois de chauffage, l’eau que l’on devait aller chercher au village et l’air et la neige qui se faufilaient au bas des portes. La glace le matin dans le bassin qu’il fallait casser. Et quand je trouvais un chicot sec dans la forêt toute proche, je le débitais et la chaleur finissait par se recroqueviller dans cette maison délaissée depuis des années. 

Tout va de travers pour Sarah. Elle rentre parce qu’elle n’en pouvait plus de la ville et peut-être pour se donner une chance de raccommoder son existence. 

«J’avais quitté le Saguenay pour Montréal il y avait maintenant quinze ans, déterminée à devenir quelqu’un. J’allais m’inventer une vie disciplinée, rangée; j’allais me faire des coiffures de madames de Chicoutimi, me mettre des tailleurs et des talons hauts comme on plaque le bonheur d’une autre sur soi. Dès que j’avais eu franchi le pont Jacques-Cartier, ma vie dans ma région natale m’était apparue tellement lointaine que ça avait été presque comme si elle n’avait jamais existé, comme si tout avait été effacé.» (p.13)

Nous plongeons dans le froid avec l’impression de s’allonger tout doucement dans les falaises et que l’air devient solide et palpable. 

 

FAMILLE

 

Tous les personnages de Mélanie Minier plaisantent sur tout en masquant les drames qu’ils vivent. 

Je m’étais réfugié dans cette maison de La Doré, pour écrire. Ce fut tout le contraire. Je n’ai jamais pu y secouer une phrase. Tous les soirs, quelqu’un poussait la porte et s’installait dans la berceuse devant le poêle. Et c’était parti jusqu’au milieu de la nuit avec les confidences. J’écoutais, accumulais des anecdotes, des récits qui m’ont servi plus tard. Tous inventant des histoires comme Wilfrid qui masque le réel et évite ainsi d’effleurer les points sensibles. Des hommes qui refoulaient tout et qui ravalaient comme on dit. Ils apportaient toujours une caisse de bière parce qu’il fallait l’alcool pour que des bouts de vérité sortent et qu’une larme coule.

Des drames, il y en a eu dans la famille Bouchard. Le père que tout le monde connaissait, un taiseux qui aimait les fêtes, est mort de façon tragique. Madeleine, la mère, une femme qui faisait tourner toutes les têtes, semble avoir plongé dans une terrible dépression. Michel-André Bouchard, le père de Sarah, a été retrouvé dans l’eau, au bord du lac. Rien n’est clair pourtant et la fille refuse de confronter ce drame parce que c’est elle qu’elle risque de trouver, la fuyante qui ne peut jamais s’abandonner et qui se sent toujours menacée. 

Des images surgissent, des moments de son enfance, son grand frère Vincent qui s’est exilé aux États-Unis sans jamais donner de nouvelles. La mère aussi qui reste une présence évasive. 

«Je me revoyais, à onze ans, entrer en hésitant dans la chambre sombre de ma mère, après la mort de papa. Une peur viscérale me lacérait le ventre chaque fois que je poussais la porte, ignorant l’État dans lequel je la trouverais. Je tournais la poignée lentement, jusqu’à ce que le mécanisme claque et que je ne puisse plus reculer. 

— Maman? Maman, tu dors?

Parfois, elle ne répondait pas et je la voyais ravagée. Parfois aussi, les bonnes journées, elle se retournait et me faisait signe de venir m’asseoir près d’elle, en tapotant une petite place circulaire sur le matelas. Je m’assoyais, raide et tendue.

— Tu pleures, maman? je disais, dans un filet d’air. 

— Maman est juste fatiguée.» (p.54)

Les souvenirs, que Sarah le veuille ou pas, parviennent à la secouer dans son présent. Elle finira par se surprendre dans le reflet d’une vitre, savoir pourquoi elle n’est pas capable de s’abandonner à la tendresse, pourquoi elle a décidé de revenir sur les lieux de son enfance. Et cet amour tout écrianché qu’elle a vécu avec Jimmy qui n’est pas cicatrisé. Un beau gâchis. 

«Ce soir-là, on fait l’amour en silence. Après, j’attends que Jimmy soit endormi et je retourne chez moi. Je n’y ai pas mis les pieds depuis un mois. Il veut que je sois à lui. Et moi je ne sais pas comment faire.» (p.36)

 

RÉNOVATION

 

Elle entreprend de rénover le chalet, à grands coups de masse dans les cloisons, dans une sorte de rage, pour effacer tout de son ancienne vie peut-être. Et des amis de son père surgissent pour donner un coup de pouce. Wilfrid et Hervé. L’un parle sans arrêt tandis qu’Hervé vide ses bières. Jean-Martin, le voisin arrive et les travaux semblent vouloir prendre la bonne direction. Sarah est dépossédée de son projet et tous s’en mêlent. Elle écoute et des bribes de son passé refont surface. C’était il y a quinze ans. Son père est encore là dans tous les esprits. Sa présence. Certaines fêtes. Et son frère qu’elle ne pensait jamais revoir, vient frapper à la porte. Tout le monde veut protéger Sarah, lui venir en aide et lui prodiguer des conseils.

La jeune femme est un véritable hérisson, incapable de tendresse, de gestes amoureux malgré sa terrible solitude. Jean-Martin l’attire, mais lui aussi couve un drame qu’elle finira par découvrir. Une autre voisine, Caroline, s’occupe seule d’un enfant autiste. Des éclopés, des poqués qui cernent peu à peu les tragédies qui ont bouleversé leur existence. 

Un roman vrai, des tranches de vie qui semblent découper dans le réel et qui sonnent tellement juste. Pas comme le vieux piano désaccordé de sa grand-mère que Sarah mettra bien du temps à apprivoiser. 

Un retour en région ne se fait jamais facilement, surtout quand on doit faire face à ses peurs, des malheurs et tout ce que l’on a cherché à oublier en fuyant en ville ou en se perdant aux États-Unis comme Vincent. 

Mathieu Villeneuve dans Boréalium tremens raconte une histoire similaire. David Gagnon doit lui aussi se coltailler avec des hantises, des secrets que personne ne veut effleurer, une maison à l’abandon qu’il pense rénover. 

L’écrivaine sait entretenir un certain mystère autour de Sarah, ses sautes d’humeur, nous dévoilant le drame d’une jeune femme qui se protège de tout par crainte de se faire mal. Peu à peu, la vie fait ce qu’elle doit. 

Des scènes d’une justesse formidable, d’une vérité qui m’a fait revenir dans mon village où tous se connaissaient et tentaient de vivre sans bousculer les autres, même s’il y avait des fanfarons qui se mêlaient de tout. 

Mélanie Minier a le sens du détail, d’un mot qui tombe et fait des cercles autour comme une pierre dans l’eau. Lentement, l’histoire de Sarah et la mort de Michel-André se précisent avec la poussée du printemps. Jour après jour, on finit par comprendre le geste du père, son problème avec le réel et, peut-être aussi, la mère qui s’est retrouvée coincée entre les deux meilleurs amis du monde qui l’aimaient. 

Un très beau roman qui nous emporte dès la première phrase. J’ai souri en écoutant Wilfrid, tendu l’oreille devant les énoncés jamais terminés de Vincent ou encore les regards de Jean-Martin. Tout vibre et palpite derrière le silence des villageois qui baissent la tête pour ne pas ouvrir des blessure qui ne sont pas cicatrisées. Une langue riche, des personnages fascinants et une appropriation du territoire qui fait plaisir. Mélanie Minier possède un sens rare du dialogue, de la description et mélanger le passé et le présent comme elle le fait nous permet de cerner son drame tout doucement. Un ouvrage qui m’a touché particulièrement, parce qu’il m’a rapproché de mes premiers romans dans lesquels je tentais, tout comme elle, de mettre la main sur des moments de ma vie pour en examiner toutes les coutures.

 

MINIER MÉLANIECascouia, Éditions LÉMÉAC, Montréal, 176 pages.

http://www.lemeac.com/auteurs/1787-melanie-minier.html 

mardi 12 juillet 2022

GUÉRIR SES BLESSURES PAR LA PAROLE

JEAN-FRANÇOIS CARON prend son temps avant de nous appâter avec un nouveau livre. Cinq ans nous séparent de sa dernière publication : De bois debout. J’ai pu suivre certaines de ses aventures par Facebook, même dans un article de Dominic Tardif paru dans Le Devoir en 2017. Oui, il s’est fait camionneur au long cours pour sillonner les routes de l’Amérique. Au volant d’un mastodonte que je n’oserais approcher, il a aperçu le soleil au lever et au coucher, partout sur le continent, à Flagstaff que j’ai visitée, la ville la plus laide que j’ai vue dans mes pérégrinations. Et, naturellement, j’ai pensé à Serge Bouchard et à son amour pour les camionneurs qu’il comparait aux coureurs des bois qui se laissaient porter par les eaux ca0lmes ou tumultueuses des rivières et des fleuves pour découvrir le Nouveau Monde et ses peuplements. Les nomades modernes empruntent les autoroutes qui vont comme des tentacules, même là où vous n’avez pas envie de vous arrêter. 


Jean-François Caron m’a toujours fasciné dans ses romans. Je sens une certaine proximité avec les questionnements que je traîne d’un livre à l’autre depuis ma première publication. La quête du territoire, celui des origines, celui que l’on choisit et que l’on fait sien selon les hasards de la vie, la filiation avec le passé qu’il faut retrouver, les moments perdus que l’on s’efforce de garder vivants en faisant coïncider ses souvenirs avec le présent. Comme si notre histoire avait des échancrures que nous devons colmater. 

Avec Beau Diable, l’écrivain nous entraîne encore une fois dans un monde où ses personnages portent une blessure qui tarde à guérir. Une plaie qui reste vive et qu’ils secouent de toutes les façons possibles afin de solidifier la suture. Il faut comprendre d’abord ce qui vous a jeté au sol, saisir toutes les dimensions de son vécu avant de se risquer dans une nouvelle aventure, un espace familier qui devient étrange après les grands tourments.

Je me suis attardé sur sa première phrase, son incipit comme on dit, les mots qui permettent de plonger dans le récit qui s’ouvre devant soi. Cette affirmation est souvent une fissure où nous avons peine à nous glisser parce que ça coince partout, que ça fait mal et écorche. 

 

BIG BANG

 

Et j’ai imaginé l’apparition de l’univers. Le vide absolu et une explosion, la lueur du Big Bang et l’espace connu en expansion. «Ça commence par une voix, la mienne, dans le noir. C’est tout ce que ça prend. Puis la lumière se fait doucement pour qu’on puisse tout voir venir et aller, tout entendre se placer.» (p.11)

Je n’ai pu m’empêcher de penser à la Genèse, à cette première phrase qui explique les origines de notre monde. «Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, l’esprit de Dieu planait sur les eaux.» J’ai remplacé Dieu par conteur et me suis retrouvé devant Caron, prêt à me laisser entraîner dans ses vérités fausses et ses menteries vraies.

Le monde de Beau Diable vit et périt par la voix et les mots. Au commencement était le verbe qui contenait toute chose. Le réel n’existe que par le récit, la narration que l’on en fait et ce fil que le conteur tend entre un événement et un autre pour comprendre sa vie, ses malheurs, ses peines et ses douleurs, pour refaire surface enfin et respirer à pleins poumons.

Le «beau diable» de Caron est un animal étrange qui hante les collines et la forêt où vit François. Une bête à multiples têtes et yeux, des corps qui se divisent et se soudent. Une sorte de chimère qui se transforme et possède le don de la parole, aime particulièrement les effluves du whisky. 

Voilà une magnifique définition du conte, de la légende, du mythe, des personnages fantasmagoriques qui surgissent dans l’univers traditionnel pour apaiser les peurs et les angoisses, confronter l’inconnu et dompter le mal qui gît au cœur des humains. Ce langage qui prend toutes les formes et que nul chasseur ne peut cerner même en ratissant tous les coins de son territoire. Une bête à mots qui mute et se métamorphose pour le plus grand bonheur du conteur, la joie des auditeurs qui acceptent de plonger dans le merveilleux comme dans les pires divagations. Le dompteur de réalité nous guide dans l’enfer de Dante où le mal gît sous toutes ses formes. «Ce bel animal étrange, impossible à capturer. Un qui se sauve de tous les pièges, les contourne, les déjoue, le baptême. Sorte d’aberration enfantée par les bois jamais brûlé qui couvre les vallons du pied de la tour et des alentours.» (p.17)

Cette bête va dans toutes les directions et échappe à tous les traquenards, peu importe les approches et les manœuvres des chasseurs. Elle trouve toujours une manière de se faufiler vers l’horizon que nul ne peut atteindre. 

Bien sûr, il faut effleurer le sol, s’ancrer. Un conte a besoin de racines pour garder contact avec la réalité, pour muter et bondir vers les quatre points cardinaux. 

 

REFUGE

 

François, le conteur, tout comme Alexandre, le personnage de son ouvrage précédent, s’est retiré de la société pour vivre en ermite, près de la cabane qui était autrefois le lieu de travail d’un garde-feu. C’était il y a longtemps, avant l’invention des drones qui surveillent les épinettes boréales maintenant. On construisait des tours ici et là dans la forêt, sur les pics rocheux, des phares en quelque sorte pour voir les fumées de loin, les brasiers qui se multipliaient lors des sécheresses. Le très beau roman de Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux, évoque un terrible incendie qui a ravagé le nord de l’Ontario et une partie de l’Abitibi.

Mon père a travaillé comme garde-feu dans les montagnes de La Doré. Il nous racontait souvent l’histoire de la maman ourse en colère. Je pense qu’il avait attrapé l’un de ses petits. Elle avait chargé et pour lui échapper, il s’était réfugié dans la tour. La bête avait grimpé dans l’échelle jusqu’à mi-hauteur, avait fini par redescendre pour l’attendre en bas. Il avait dû faire appel à des collègues par radio qui étaient venus abattre l’animal et le libérer. Mon père avait eu sa leçon et avait laissé les oursons tranquilles après sa mésaventure. 

 

PAYS

 

Le conteur a perdu sa fille, la grande floune, celle qui n’est jamais revenue de son voyage. Une blessure qui ne guérira jamais. Il y a aussi son ami Jean devenu camionneur, arpenteur de continent, dompteur de routes et de mastodontes qui vit avec sa Mireille qui ne sait enfanter que des petites filles mortes. Nous avons donc Jean et François, les prénoms de l’auteur. Et Vicky qui tente de cerner la réalité en dessinant et en travaillant au restaurant de Madeleine. Un lieu qui se transforme de temps en temps en temple de la parole pour faire place au conteur qui aborde tous les drames et les malheurs avec la dextérité de Beau Diable qui tient du caméléon. 

Tous viennent écouter le magicien raconter ses épreuves et celle de ses proches. Tous s’installent en silence, sirotant un verre de whisky ou une bière, s’accrochent pour contrer leur peur et leur détresse. Avec lui, ils apprivoisent leurs chagrins par le chant, se laissent bercer par cette voix qui prend mille intonations, murmure à l’oreille de ceux qui veulent entendre.

La parole étend un baume sur la douleur, le mal et la perte de ses amours et de ses amis, permet une forme de renaissance par le récit revigoré et transformé. 

Je me suis laissé envoûter, entendant la voix de Jean-François Caron (un très bon lecteur qui vous subjugue) qui m’a entraîné dans tous les recoins de la vie, de la mort et de cette étrange entreprise qu’est la quête du bonheur. Je me suis accroché à ses mots, quand il les place là où ils doivent aller dans son conte. Alors, avec lui, j’ai trouvé l’éclaircie au bout du vallon, dans un pli du terrain, un lieu où un homme et une femme savent se regarder et s’écouter. 

Un très beau récit, vivant, plein de rebondissements, d’images qui nous permettent de nous faufiler entre la parole et le texte, entre le rêve et la réalité, la «détresse et l’enchantement». Caron cherche encore une fois un ancrage à sa vie, à calmer la douleur et la transcender par l’écriture et l'écho de sa voix qui lui répète qu'il est vivant. C’est pourquoi j’ai tant de satisfaction à le lire. C’est comme si je trouvais un écho à tous mes questionnements de souffleur de mots. 

 

CARON JEAN-FRANÇOISBeau Diable, Montréal, Leméac Éditeur, 2022.

 

jeudi 17 février 2022

ANDRÉ PRONOVOST NOUS OFFRE UN LIVRE RARE

ANDRÉ PRONOVOST est un écrivain qui échappe à toutes les tentatives de classification et d’enfermement. Romancier et musicien, il a étonné en publiant Kerouac et Presley sur le web avant que des éditeurs ne s’intéressent à son texte. Cette fois, avec Visions de Sharron, il revient avec un livre, qui tient du journal personnel, où il se rapproche de la famille de Sharron Prior, une jeune fille de 16 ans sauvagement battue, violée et retrouvée morte dans un rucher de Longueuil en 1975. Cette adolescente a souffert le martyre et les circonstances de son enlèvement et de son supplice restent inconnues. Une histoire sordide et particulièrement troublante.

 

Dans Visions de Sharron, (Le titre vient certainement de Visions de Gérard de Jack Kerouac.) André Pronovost nous livre sa pensée, ses croyances, ses élans mystiques qui le portent à faire des choses qui peuvent faire sourciller les gens qui se contentent de leur quotidien. Cet auteur possède la foi qui transporte les montagnes, sait vous toucher, peu importe de quel côté vous vous situez. Il effleure les dimensions de l’être que l’on a tendance à fuir de nos jours, cette quête spirituelle qui marque l’histoire de l’humanité. 

Cette fois, il se laisse happer par la tragédie de la jeune Sharron Prior, une sainte et martyre. L’assassin ou les tueurs n’ont jamais été inquiétés pour ce crime sordide qui donne des frissons.

 

Enlevée à Pointe-Saint-Charles, non loin de l’intersection de la rue Favard et de l’avenue Ash, estiment les policiers, le samedi soir 29 mars 1975. Retrouvée trois jours plus tard, gisant sur le dos, dans un rucher en bordure du boulevard Guimond, à Longueuil, dans ce qui était à ce moment-là des champs perdus et des boisés. (p.10)

 

Le destin de Sharron Prior fascine Pronovost qui tente d’en savoir plus sur ce meurtre qui le hante et attire constamment son attention. Il se lance dans des recherches et établit des liens, fait des recoupements et est convaincu que cette adolescente est une martyre, comme bien des jeunes femmes canonisées par l’Église, celles qui ont été tuées et violées. Maria Goretti, par exemple, immolée à douze ans par un voisin. Sauf qu’on ne fait plus des saintes avec les victimes des crimes crapuleux de nos jours. Il y en aurait beaucoup au Québec avec toutes ces femmes que les hommes, souvent des maris, assassinent.

 

MILIEU

 

Fortement ancré dans son milieu, Saint-Vincent-de-Paul, aujourd’hui Laval, il se fait l’ethnographe de ce coin de pays qu’il connaît de long en large. Cela ne l’empêche pas de faire des sauts aux États-Unis qu’il a parcourus du sud au nord lors d’une marche de plus de 2125 milles en 1978. Il a suivi le sentier des Appalaches, une randonnée qui l’a mené de la Géorgie au Maine. Il en a fait un récit palpitant et initiatique que j’ai découvert à l’occasion de sa réédition en 2011.

Encore une fois, nous voilà à Saint-Vincent-de-Paul, près de la mère de l’écrivain, une centenaire bien vivante. Pronovost, en bon fils, s’occupe de la maison familiale, offre ses publications plus originales les unes que les autres, décrit son coin de pays, ses mythes, ses légendes, ses personnages et ses obsessions. La musique, bien sûr, Elvis et Dolorès Hart, qui, après avoir joué au cinéma aux côtés de l’idole de toute une génération, a choisi le silence de la vie contemplative chez les bénédictines. Elle fascine André Pronovost parce qu’elle touche le mystique en lui, l’anachorète et moine marcheur qui parcourt son monde pour se réconcilier avec soi et faire la paix avec ses semblables. 

 

SILENCE

 

On parle peu d’André Pronovost dans les médias, et il doit se débattre comme peu d’écrivains le font pour faire connaître ses publications. Allant même jusqu’à organiser un lancement-concert où lui et son groupe ont attiré une foule pour marquer la parution de Kerouac et Presley

 

J’étais devenu un éditeur. L’éditeur de son propre livre. Offert gratuitement, par-dessus le marché! Un grand chelem. Des publicités paraîtraient dans Le Devoir et dans une couple de revues littéraires. Kerouac et Presley : à compter du 21 mars, on n’aurait qu’à le télécharger. Je m’étais arrêté sur cette date symbolique, chère à mon cœur, celle de l’équinoxe du printemps. (p.204)

 

Ce guitariste sait parler de la chanson populaire et possède un regard unique sur la musique. Il montre le côté spirituel des succès d’Elvis et de certaines vedettes du rock, trouve l’expression d’une foi et des convictions dans des textes que l’on entend souvent à la radio sans y prêter attention. 

 

Je suis quelqu’un qui prie beaucoup. Ça remonte à mon enfance. Je crois au dogme de la communion des saints, que voulez-vous que je vous dise? Une qui prie beaucoup, c’est Patti Hansen, l’épouse de Keith Richards, le guitariste des Rolling Stones. Keith, lui, dit remercier Dieu de l’avoir tenu éloigné des églises. (p.26)

 

Étant plutôt du côté des mécréants, je ne m’en vante pas, la démarche d’André Pronovost me fascine et surtout j’aime cette franchise et son audace. Ce musicien, grand marcheur, capable de visions, de fidélité mystique, étonne et subjugue. Il s’attarde à Elvis Presley dans son récit, Dostoïevsky, Kerouac, Henry Miller tout en fouillant l’histoire des villages avec une précision et un savoir unique. Il s’intéresse, autant à la présence des francophones aux États-Unis, qu’à ses amis, plusieurs originaux, qu’à la mère de la jeune Sharron qu’il finit par retrouver. Une femme qui a connu l’enfer et le souffle du diable avec la mort de sa fille. 

Ce récit m’a happé comme rarement un livre le fait. 

André Pronovost fait preuve d’une témérité étourdissante et dit tout sans se préoccuper des remous qu’il peut provoquer. Ça explique peut-être pourquoi on garde le silence sur ses publications, surtout autour de ce livre singulier qui occupe une place unique dans notre littérature.

Étrange chronique, il faut le répéter, curieuse et envoûtante. Ça nous plonge dans l’entourage d’un humain exceptionnel qui ébranle vos convictions. Ce récit, tout en digressions m’a hypnotisé et j’aurais pu le suivre au bout du continent, même dans les Appalaches. J’aime les écrivains qui secouent mes certitudes, m’étourdissent par leurs propos et leur univers. Ça me sort des publications formatées et répétitives, des succès qui vous découragent souvent par leur mièvrerie et les clichés qu’ils ressassent. 

Visions de Sharron, d’André Pronovost, s’avère une aventure littéraire, mystique et spirituelle. Vous en savez assez maintenant pour comprendre que c’est là un ouvrage rare, le livre d’une vie.

 

PRONOVOST ANDRÉVisions de Sharron, LEMÉAC ÉDITEUR, 288 pages, 29,95 $.

 

http://www.lemeac.com/catalogue/1914-visions-de-sharron.html

jeudi 20 janvier 2022

LA SITUATION DES HOMMES TOUJOURS INQUIÉTANTE

JULIEN GRAVELLE m’a un peu surpris 

en publiant un essai intitulé Nos renoncements, une réflexion sur la masculinité et la violence qui ne cesse de faire les manchettes et d’évoquer des drames qui se répètent avec une régularité effrayante. Les hommes ont du mal avec leur rôle et l’idéal que l’on voudrait qu’ils jouent dans la société. Surtout avec leur compagne et l’aventure de la vie en couple. Encore tout récemment, la télévision et la radio nous ont tenus en haleine pendant des jours avec un individu qui s’est fait exploser dans sa maison, entraînant ses deux jeunes enfants dans la mort. Un acte d’une terrible barbarie. Une épidémie de plus en plus visible maintenant parce qu’on parle de ces drames qui étaient souvent camouflés il n’y a pas si longtemps. Des gestes désespérés qui visent toujours les femmes. Une violence omniprésente au cinéma et dans les téléromans où il ne semble y en avoir que pour les policiers et les tueurs. Il faut croire que ces émissions ont la cote. Radio-Canada va jusqu’à annoncer dans son téléjournal qu’une série comme District 31 va prendre fin. On a même vu, à Tout le monde en parle, des invités et un comédien pleurer presque sur la mort d’un personnage de fiction.

 

Julien Gravelle est un romancier et un bon. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ses ouvrages. Installé au nord du Lac-Saint-Jean où il a été guide de plein air pendant une douzaine d’années, menant des hommes et des femmes dans des expéditions sur la rivière Mistassini et Mistassibi ou lors de périples en traîneaux à chiens. Il a publié Musher en 2014 et un remarquable Nitassinan en 2012. 

Depuis quelques années, il œuvre comme intervenant dans un centre où l’on accueille des individus qui ont cédé à la violence et éprouvent des problèmes au travail, avec leur conjointe et leurs enfants. Oui, j’ai été étonné et ravi, parce qu’ils sont rares les gars qui abordent cet univers encore un peu tabou. 

Surtout, Julien Gravelle m’a rappelé la publication de mon essai : Le réflexe d’Adam, une réflexion venue de la tuerie de Polytechnique en 1989. Le geste de Marc Lépine m’avait terrassé. Qu’est-ce qui incitait un homme à s’en prendre à des femmes et à vouloir les éliminer? Est-ce que comme mâle élevé dans un milieu traditionnel, je pouvais, dans un moment d’égarement, passer à l’acte? Y avait-il en moi une forme de violence latente qui pouvait surgir et devenir incontrôlable? Est-ce que j’étais formaté à cette démence? Voilà des sujets que Julien Gravelle pose dans ce livre riche d’enseignements.

 

Je suis aujourd’hui intervenant dans un centre de ressources pour hommes. C’est un travail passionnant qui me donne un point de vue privilégié sur les questions de genres et de relations égalitaires. Et c’est aussi la raison qui me fait dire que, peut-être, je peux contribuer à ma manière à la discussion sur les relations hommes-femmes et les identités de genre. (p.22)

 

Débattre, réfléchir, chercher à comprendre les agissements de cet individu que l’on voudrait sans peur et sans faiblesse. La grande question qui m’avait poussé vers l’essai en 1996 demeure d’actualité. Pourquoi les hommes, beaucoup plus que les femmes, tuent pour tenter de régler une rupture de couple ou encore la fin d’une aventure amoureuse? Pourquoi pulvériser sa maison et ses enfants avec des explosifs comme notre désespéré de Jonquière?

Je n’avais pas eu recours aux statistiques ni aux études sur la masculinité pour écrire Le réflexe d’Adam. Je m’étais contenté de réfléchir à mon éducation et surtout de scruter le rôle que l’on voulait que je joue dans mon milieu. Le héros insensible, capable d’affronter tous les dangers sans sourciller, m’inquiétait et me faisait peur. 

Ce monde traditionnel, celui des fermiers et des forestiers qui utilisaient leur force physique et leurs habiletés manuelles, était très typé. L’homme restait maître de l’espace et la femme régnait dans la maison. Mon père, mes frères et mes oncles étaient mes modèles. Des travailleurs capables de raser des montagnes sans se plaindre, mieux, qui savaient rire de leurs douleurs et de leurs misères.

 

LE PÈRE

 

Mon père était un doux. Jamais il n’a levé la voix ou utilisé sa force pour faire taire ma mère qui avait l’art de provoquer des conflits avec nos voisins. Rarement, je l’ai vu en colère ou encore s’en prendre à quelqu’un. 

J’ai été confronté à la violence familiale très tôt pourtant. Plusieurs de mes oncles étaient des brutes, frappant femmes et enfants. Certains sont allés jusqu’à violer leur fille sans répondre de leurs gestes. Tous dans la paroisse fermaient les yeux, même le curé. Plusieurs de mes cousins et cousines ont vécu une brutalité extrême. 

Je me suis toujours senti mal dans ce monde où il fallait serrer les poings et cogner sans réfléchir, encaisser les pires coups sans broncher.

Julien Gravelle décrit cette normalité fort discutable en puisant dans les statistiques, des essais pour montrer la détresse des hommes et les ravages que ces rôles sexués font dans la société. L’éducation des garçons est encore déficiente même si la situation a tendance à évoluer avec le partage des tâches à la maison et les soins à donner aux enfants. Il y a une nette amélioration, mais il y a toujours de la brutalité partout et les stéréotypes refont surface rapidement, surtout quand on se retrouve au bord de la rivière et qu’il faut veiller à nos besoins élémentaires.

 

Les relations inégalitaires sont avant tout des relations de violence : violence entre conjoints, violence des rapports sociaux ordinaires entre hommes et femmes, violence symbolique aussi de se voir rappeler sans cesse à l’ordre parce que les femmes doivent être comme ci et les hommes comme ça. (p.53)

 

Vingt-cinq ans après la parution de mon essai, Gravelle effleure des problématiques que je touchais alors instinctivement. Il va plus loin cependant avec des exemples et des statistiques qui donnent un portrait inquiétant. Il mentionne les bienfaits du féminisme pour les hommes. J’osais écrire, il y a un quart de siècle : «Je l’avoue : le féminisme a fait de moi un homme de paroles, celui que, peut-être, les femmes ont si souvent interpellé. Il a fait de moi un homme plus humain et plus conscient.» (Le réflexe d’Adam, page 55)

Peut-être que j’étais audacieux et un peu inconscient. Personne ne voulait aborder ce sujet en 1996. Il y a même une animatrice à la radio de Radio-Canada qui avait dit alors qu’elle en avait assez des hommes roses.

 

NÉCESSITÉ

 

La réflexion de Julien Gravelle reste nécessaire et obligatoire. Elle est même une entreprise de survie. Ces rôles tranchés au couteau nous ont poussés vers la catastrophe. C’est cette culture qui nous a fait saccager la nature, exploiter les ressources au point de tuer les océans et de mettre la Terre en danger. C’est cette violence qui provoque les guerres malgré leur inutilité et leur stupidité. Ce modèle, il faut l’enrayer à la source pour sauver la planète qui déraille et se réchauffe dangereusement.

En puisant dans ses expériences, ses rencontres et les événements qu’il a vécus au bord de la rivière ou derrière son bureau, Julien Gravelle nous pousse tout doucement vers les vraies questions, pose des faits, secoue des certitudes qui n’en sont plus. 

Et vingt-cinq ans plus tard, je me sens moins seul. J’ai peut-être trouvé un frère, quelqu’un avec qui bousculer ce rôle de matamore qui ne me convenait guère comme il brise encore de jeunes garçons qui cherchent autre chose. Oui, nous devons en parler, en discuter et Julien Gravelle fait un pas important dans cette démarche civilisatrice, je dirais. Il faut saluer son courage et sa pertinence. Un livre précieux, senti, franc, ouvert et troublant. 

 

GRAVELLE JULIENNos renoncementsRéflexion sur la masculinité et la violence, LEMÉAC ÉDITEUR, Montréal, 216 pages, 17,95 $.


http://www.lemeac.com/catalogue/1902-nos-renoncements.html


jeudi 13 janvier 2022

LE PARCOURS ADMIRABLE DE JACQUES POULIN

JE ME SUIS OFFERT UN grand plaisir au début du mois de décembre en achetant Œuvres complètes de Jacques Poulin. Un beau volume de 1586 pages qui regroupe ses quatorze romans parus entre 1967 et 2015. Soit, de Mon cheval pour un royaume à Un jukebox dans la tête. Il y a là le parcours d’une vie. Je pense surtout au travail patient et assidu de cet écrivain discret pendant cinquante ans. Poulin, il le répète souvent dans ses ouvrages, ne noircit jamais plus d’une page par jour, avec repos complet le samedi et le dimanche. Une matinée chargée, un arrêt vers midi, pour grignoter et encore un effort pour terminer la journée. Bien sûr, ses personnages transgressent ces règles et je soupçonne Poulin de l’avoir fait de temps en temps. Le bon vieux Jack Waterman va jusqu’à se lever la nuit parce qu’une phrase le tracasse et qu’il ne veut pas la voir disparaître comme une jeune femme au coin de la rue. Un labeur patient où l’énoncé s’impose et coule lentement pour constituer un paragraphe. Tout peut s’enrayer souvent. L’écrivain peut figer sur un mot pendant une semaine, incapable qu’il est de glisser vers un autre. Tout comme il nous décrit minutieusement la curieuse installation qui lui permet de se livrer à sa passion. Une planche à repasser sur laquelle il place une boîte à pain. Il travaille debout, à cause d’un mal de dos récurrent et pour bouger dans la pièce, consulter les dictionnaires qui l’entourent et qui restent là sur les tables comme des coffrets à bijoux.

 

J’ai découvert Poulin avec Le vieux chagrin en 1989. Il faisait à ce moment-là son entrée dans la prestigieuse maison d’édition Actes Sud qui a fait rêver bien des auteurs québécois par la qualité de ses publications et le soin apporté à la présentation de leurs livres. De véritables œuvres d’art. C’était son septième roman. Je l’ai donc croisé au milieu de son parcours. Je l’avais ignoré pour je ne sais quelle raison. Je l’ai souvent répété, les chemins de la lecture sont étranges et imprévisibles. 

Ce fut alors un coup de foudre. J’ai adopté Poulin comme l’un de mes écrivains favoris et je me suis précipité à chacune de ses publications qui venaient me surprendre tous les trois ans à peu près. Trop préoccupé par les nouveautés, j’ai toujours remis la découverte de ses premiers ouvrages. 

 

PARCOURS

 

Jacques Poulin a publié ses premiers livres aux Éditions du Jour, entre 1967 et 1970. J’y faisais mon entrée en 1971 avec L’octobre des indiens et il migrait alors chez Leméac, ratant peut-être des occasions de faire connaissance même s’il ne semble pas avoir fréquenté ses collègues. Et que dire du mal qu’il pense des auteurs qui campent on dirait dans les émissions littéraires à la radio et à la télévision? Je n’ose imaginer ce qu’il peut dire de Dany Laferrière, par exemple. 

Je ne l’ai rencontré qu’une fois à un Salon du livre. Je ne me souviens plus si c’était à Montréal ou à Québec. Il m’avait dédicacé Le vieux chagrin de sa petite écriture qui semble flotter sur le papier : «À Yvon, avec mes salutations, Jacques Poulin, nov 89». Il m'avait laissé pantois. Il se faisait rare tout comme Gabrielle Roy, une femme qu’il respecte. Son rêve aurait été de devenir une sorte d’écrivain fantôme comme Réjean Ducharme, j’imagine. 

Je l’ai déjà raconté. Au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean, au conseil d’administration, nous étions une bande de joyeux lecteurs et des admirateurs de Jacques Poulin, surtout notre président, Guy Ménard, qui en parlait souvent. Nous l’avons recommandé au prix Athanase-David à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’il obtienne cet honneur en 1995.

Quelle aventure que de plonger dans les histoires de Poulin, de s’y abandonner pendant des heures, ne m’arrêtant que pour lever la tête et prendre conscience du monde qui existe encore autour de moi. Comme si je m’étais retiré dans un chalet de l’île d’Orléans qu’il aime tant pour me gaver de ses ouvrages, voyageant de son premier roman au tour dernier, bondissant de phrase en phrase, me glissant dans des univers qui s’interpellent, se recoupent, se relancent, s’entraînent l’un vers l’autre comme les glaces qui se défont et se bousculent au printemps quand le fleuve Saint-Laurent se libère de l’hiver. 

 

UNITÉ 

 

Les ouvrages de Poulin font preuve d’une remarquable unité de lieu. À peu près tous ses récits nous entraînent dans la ville de Québec, un secteur délimité par la rue de la Fabrique et Saint-Jean, tout près de la Place d’Armes et du château Frontenac. Avec vue sur l’île d’Orléans de son appartement, le fleuve et en arrière-plan, les Laurentides qui nous mènent dans Charlevoix et plus loin encore. Cette description s’impose régulièrement dans ses livres. Il y a bien des échappées vers l’ailleurs, mais on revient toujours à ce lieu, à cet ancrage si l’on peut dire. 

Il s’installera dans l’île Madame pour Les grandes marées, l’île d’Orléans avec La traduction est une histoire d’amour, la Côte-Nord dans La tournée d’automne et l’Amérique, la traversée du continent avec Volkswagen Blues, un périple sur la piste de l’Oregon, celle qu’empruntaient les émigrants qui pensaient tout recommencer en Californie et le long du Pacifique. Il y a une exception : Faites de beaux rêves. L’auteur nous entraîne à Mont-Tremblant, à la périphérie d’un rond de course automobile de Formule 1. 

Québec reste le cœur de ses romans, le lieu où les personnages reviennent malgré des échappées aux États-Unis et en France. En ce sens, l’œuvre de Poulin fait preuve d’une unité de temps et d’espace propre aux tragédies anciennes.

 

JACK 

 

Toutes les intrigues ou histoires de ses livres tournent autour de Jack Waterman, l’alter ego de Poulin, baptisé par son frère Théo. Jack, le prénom anglicisé de Jacques, et Waterman, du même nom que la fameuse plume. Lewis Edson Waterman (1837-1901) a conçu ce stylo avec réservoir d’encre interne. Il a fait breveter son invention en 1884 et cette nouveauté a changé la façon d’écrire. C’est presque aussi important, sinon plus, que la dactylo et l’ordinateur qui a tout bouleversé à la fin du siècle dernier. 

Poulin ne mentionne jamais s’il utilise ces stylos dont certains spécimens peuvent être plutôt dispendieux. On peut même aller jusqu’à payer 325 $ pour certains modèles. Je ne sais ce que serait devenue la phrase de Poulin avec un Samurai Prestige de Dupont qui se vend 66000 $. Le bon vieux Jack n’aurait pu trouver un mot avec un tel bijou, j’en suis convaincu. Et qui peut se permettre un tel outil, certainement pas un écrivain avec ses droits d’auteur.

 

FAMILLE

 

Petit Frère n’est jamais loin. Il fait même la narration de quelques volumes. Je signale particulièrement L’homme de la Saskatchewan. L’autre, Théo, l’exubérant, celui qui prend toute la place dans Faites de beaux rêves disparaît et devient l’objet d’une quête mythique dans Volkswagen Blues. Petite Sœur rôde avec son sourire, s’impose dans Les yeux bleus de Mistassini ou encore travaille auprès des femmes en difficulté.

Des filles surprennent le vieux Jack qui se laisse toujours attirer. Limoilou s’installe dans plusieurs de ses fictions, tout comme la Grande Sauterelle qui croise l’écrivain dans Volkswagen Blues et qui effectue un retour en force dans l’avant-dernier roman. Il y a constamment une jeune femme dans les récits de Poulin qui vient tout bousculer et mobilise tout le monde. Limoilou, Petite Sœur, Marine, Mélodie, Pitsémine (la Grande Sauterelle). Cette métisse devient l’image fantasmée de la féminité chez Poulin. Grande, mince, libre, avec des jambes interminables, elle se laisse toujours tenter par la route. Ce type apparaît pour la première fois dans Faites de beaux rêves et il s’imposera dans les livres suivants. Elle se nomme Jane alors et vient de Chicoutimi, du Saguenay, une région qui surgira souvent dans les histoires de l’écrivain.

 

Elle s’excusa, passa par-dessus les jambes allongées de Théo et se dirigea vers la clôture. C’était une grande fille mince aux jambes fuselées et très longues; elle portait un short kaki et une chemise fermée seulement par un nœud à la hauteur de la ceinture. (Faites de beaux rêves, page 313)

 

La Grande Sauterelle portera presque uniquement des shorts comme vêtements et plusieurs personnages féminins auront un malin plaisir à exhiber leurs interminables jambes. Elle s’en amusera au billard où elle s’avère une redoutable joueuse qui utilise tous ses attraits pour remporter la mise.

 

— Moi, les gens m’appellent la Grande Sauterelle. Il paraît que c’est à cause de mes jambes qui sont trop longues.

Elle releva sa robe jusqu’aux cuisses pour lui montrer. Ses jambes étaient vraiment très longues et très maigres. (Volkswagen Blues, page 526)

 

ÉPREUVE

 

La trame des romans de Poulin est un peu récurrente. Une jeune femme vit des difficultés et voit sa vie aller tout de travers. Elles ont connu les foyers d’accueil et l’abandon, des périodes dépressives et pénibles, menacées souvent par des hommes troubles et inquiétants. Elles surgissent dans la routine de Jack qui comme un bon chevalier ne manque jamais de venir à leur rescousse et de les aider à refaire surface même si cela perturbe son travail et qu’il doit mettre ses phrases de côté. 

Le petit monde de l’écrivain est toujours fragile. Dans Les grandes marées, le narrateur se réfugie dans l’île Madame pour vivre dans la paix en traduisant des bandes dessinées. Peu à peu, son territoire est envahi et la vie devient impossible. Tout cela grâce à un mécène qui le visite en hélicoptère une fois par semaine. (Difficile de ne pas faire le lien avec Paul Desmarais) Il doit fuir. C’est toujours la trame de Poulin. Il fait un bout de chemin dans un lieu et à la fin, c’est un nouveau départ. Ne reste que cette séparation, la solitude avant qu’un événement ou une autre jeune femme ne vienne capter le regard de Jack et l’entraîne dans une aventure. 

 

SOLITAIRE

 

Les personnages de Poulin, particulièrement Jack, sont des cowboys qui, après une immersion dans la société, après avoir risqué leur peau presque, partent tout doucement vers une autre errance en abandonnant tout derrière eux. Ils se retrouvent un peu souffrants, esseulés et hésitants, mais capables de bondir dans une nouvelle expérience même si c’est de plus en plus difficile avec le temps.

Un monde rassurant et connu qui peut dérailler au moindre mot. Pour résister, Poulin s’accroche au quotidien à la lecture, aux amis fidèles, la famille toujours importante et prête à intervenir, les chats qui deviennent les témoins de ses réticences et de ses jongleries. Chanoine, dans Jimmy, engendre une sorte de dynastie qui passe d’un livre à l’autre. Matousalem, Petite Mine, Vieux chagrin, Charabia, Chop Suey qui vit dans le vieux Volks et suit Pitsémine, Misère, Famine, Chaloupe et Mine de rien. Sans compter les vagabonds qui vont et viennent comme certains personnages autour de Jack. Je pourrais les comparer aux familles de chats qui ont traversé ma vie. À commencer par Mao, l’ancêtre et sa compagne Chloé, Piquot et Sancho, Curieuse, Ranpanpan, Clin d’œil, Mon et Boule, Profil, Turlu, Théo, Boucar, Boulaine, Mara et Pashka.

 

ACTUALITÉ

 

Tout cela n’empêche pas les personnages de Poulin de subir les soubresauts de l’actualité québécoise. L’auteur observe tout sans pour autant devenir un militant ou s’engager à ce que je sache. La montée du courant extrémiste, l’action directe du Front de libération du Québec (FLQ) est sa seule incursion dans le monde politique. Il le fera dans Mon royaume pour un cheval. Le mouvement souverainiste est là avec le Parti québécois, mais en fond de terrain, telle une trame. 

Reste la conscience aiguë de l’histoire des francophones en cette terre d’Amérique qui a été le lieu du rêve et de l’utopie, une aventure niée et effacée par le conquérant, comme l’ont fait Lewis et Clark en cherchant le passage vers le Pacifique. 

Ils ont été guidés par des Québécois qui avaient fait ce voyage de nombreuses fois et des autochtones, dont la fameuse Sacagawea, la Shoshone, l’épouse de Toussaint Charbonneau. Poulin mentionne le nom de ces coureurs de continent, et ce bien avant que Serge Bouchard ne publie ses «remarquables oubliés». 

C’est ce qui explique peut-être son souci de la langue française, de l’expression juste, de la traduction qui colle à Jack tout au long de son travail. J’aime bien aussi la présence partout de la vieille chanson française. Jack chérit particulièrement Guy Béart, Léo Ferré, Barbara, Yves Montand, Germaine Montero et de nombreux autres. Il dresse même des listes de ses mélodies préférées.

Le sport reste important, surtout le tennis que Jack pratique régulièrement avec un robot qu’il ne peut déjouer dans Les grandes marées ou avec son frère cadet. Il est souvent question aussi de hockey et de baseball. 

Un vrai connaisseur. 

Que dire des problématiques qui constituent la trame de presque tous les romans de Poulin et qui ont fait les manchettes de l’actualité des années plus tard? Celui des filles en maison d’accueil, des résidences pour femmes violentées, des conjointes agressées par des hommes peu recommandables, du suicide chez les jeunes et les gens âgés qui voient leurs facultés s’amenuiser. Jack y songe dans Les yeux bleus de Mistassini et ira même jusqu’à se procurer une arme pour mettre fin à ses jours. Comme si Poulin effleurait la question de l’aide médicale à mourir avant l’heure, du droit de choisir en toute liberté le moment de partir. 

 

SOLIDARITÉ

 

La solidarité entre les humains est toujours à l’avant-plan dans l’univers poulinien. Jack n’hésite jamais devant quelqu’un qui perd ses références et ne sait plus où diriger ses pas. Il prendra des risques, aime jouer au détective en suivant un individu dans la ville comme l’auteur le fait avec ses personnages de fiction pour mieux comprendre leurs agissements et leur manière de penser et de voir la vie.

Quelques livres accompagnent Jack tout au long de son parcours. Il y a Ernest Hemingway surtout, le modèle et l’idole, Raymond Carver, Gabrielle Roy qui intrigue dans Les yeux bleus de Mistassini. Le tout saupoudré de multiples réflexions sur l’écriture, le style, la petite musique que doit porter le texte. Tout ça est au cœur des ouvrages de Poulin qui se fait bibliothécaire ambulant dans La tournée d’automne.  

 

La fille avait une longue expérience en tant que lectrice de romans et elle possédait une qualité rare : elle pouvait établir une multitude de rapports non seulement entre les livres d’un même auteur, mais aussi entre ceux d’auteurs différents et qui n’avaient rien en commun à première vue. Cette qualité, Jack l’appréciait d’autant plus qu’il échafaudait lui-même une théorie suivant laquelle les œuvres littéraires étaient, contrairement aux apparences, le fruit d’un travail collectif. (Les yeux bleus de Mistassini, page 1089)

 

La librairie est un lieu important dans l’univers de Poulin tout comme les cafés. Ses modèles sont Shakespeare and company à Paris et City Lights de Lawrence Ferlinghetti à San Francisco. Tout se passe dans une librairie ou presque dans Les yeux bleus de Mistassini qui tient du magasin général avec le poêle à bois pour se réchauffer, prendre un café et discuter de livres et d’aventures certainement.

 

EMPATHIE

 

Il faut reconnaître le caractère humain et empathique de l’œuvre de Poulin. Les liens forts et toujours présents qui soudent les membres de la famille de Jack et ceux qui viennent s’y greffer selon les rencontres de l’écrivain. Des femmes surtout se faufilent dans cet espace pendant un temps, obligeant le romancier à abandonner son travail pour secourir une jeune fille, un éclopé ou un caléchier qui inquiète dans Chat sauvage. Alors, se serrant les coudes, le petit groupe parvient à aider Limoilou qui a flirté avec le suicide. Tous contribuent à sortir le personnage de sa douleur et à faire croire en un monde meilleur. Une tâche qui se fait avec doigté, chacun trouvant son autonomie en pouvant compter sur quelqu’un toujours là, capable d’empathie, de partage comme dans Un jukebox dans la tête où le vieux Jack écoute et raconte des moments de sa vie à Mélodie. Le roman est un long dialogue où la jeune femme se confie tout comme l’écrivain qui s’attarde à son parcours. Quasi une histoire d’amour qui restera chaste et respectueuse. C’est souvent le cas chez Poulin. Ce qui importe avant tout, c’est la liberté de l’un et de l’autre, ses désirs, ses envies et ses choix. C’est pourquoi il y a toujours un noyau dur autour de Jack. Son frère et sa sœur qui interviennent discrètement et l’aident à réaliser ce qu’il chérit le plus au monde, écrire. On pourrait aussi s’attarder aux relations un peu troubles entre frère et sœur, c’est assez étrange et questionnant.

Certains s’échappent de ce noyau, mais ils en paient le prix. Théo, le pivot de Faites de beaux rêves part aux États-Unis, sur les traces de Jack Kerouac. Il se retrouve amnésique et grabataire à San Francisco, ayant perdu sa langue et son identité. Une aventure terrible et signifiante. Ceux qui «ont fait l’Amérique» ont fréquemment abandonné le français et leurs croyances en vivant avec les autochtones et en coupant avec leur lieu d’origine. Ils fonçaient vers l’avenir sans un regard derrière. 

Le jeune frère souffre souvent de la prestance de Jack, en particulier dans ses désirs, comme s’il devait emprunter ses traces pour trouver sa personnalité. Il est amoureux des femmes que Jack a adorées. La Grande Sauterelle et Marine entre autres. Peut-être qu’il y a un guide dans une famille et que les autres doivent suivre le chef. L’allusion à Henri et Maurice Richard est très émouvante en ce sens. Comment être soi quand son aîné a fait rêver tout un peuple et est devenu une idole?

 

NOMADISME

 

Les héros de Poulin doivent payer le prix de cette liberté difficile à protéger et faire souvent des choix déchirants. La Grande Sauterelle joue un rôle important dans Volkswagen Blues et reviendra dans Lhomme de la Saskatchewan pour faire une fois de plus un bout de chemin avec Jack et son entourage, surtout avec le jeune frère. Pourtant, elle décide de renouer avec la route à la toute fin, étant aspirée par le lointain. Tous se retrouvent inévitablement seuls à la fin de chacun des épisodes, je dirais, sans enfants et sans conjoint ou conjointe pour partager leur quotidien et leurs petites misères. Tout comme le travail de l’écrivain ne peut se faire que dans la solitude et l’isolement. Il n’y a pas de place pour une compagne dans la vie de Jack qui a vu son épouse partir avec Superman.

Cette liberté reste exigeante dans un décor qui change peu ou pas. Ce qu’il y a d’immuable, c’est la cité, ses parois, son regard sur le Saint-Laurent. J’aime le soin que prend Poulin à décrire la ville de Québec, son quartier, avec la vision du fleuve, de l’île d’Orléans et des Laurentides. Nous avons presque l’impression d’être toujours dans le même roman. La ville, les couleurs dans le couchant, les murs qui absorbent la lumière du matin, les pas des chevaux qui avancent sur les pavés, l’odeur du crottin aussi, le bruissement des feuilles. 

La ville de Québec, cette présence française en Amérique, permet de partir et de prendre la direction de l’Ouest dans Volkswagen Blues. Le pays de Charlevoix et de la Côte-Nord dans La tournée d’automne. Avec toujours le plaisir de la route que l’on ressent et vit dans le vieux Volks retapé qui affronte les dénivellations et se moule à l’espace comme s’il était une bête. C’est précis, vibrant et physique. 

Une quête de liberté qui s’ancre dans le paysage et l’histoire, une recherche exigeante, angoissante même quand Jack commence à se questionner sur les conséquences de l’âge. La mort le hante et il se sent usé à 60 ans. Il y a également la perte d’identité qui vient le frapper de plein fouet dans L’homme de la Saskatchewan. La dernière rencontre avec son frère Théo le marquera aussi de façon indélébile.

 

PORTRAIT

 

C’est tout un portrait du Québec contemporain que Poulin esquisse, un Québec qui a du mal à se définir et qui se laisse facilement séduire par certaines ombres, des fantasmes et des rêves qui peuvent l’avaler et le détruire comme l’a été Théo dans sa frénésie de se brancher sur l’Amérique. Une recherche d’identité qui marque les déplacements de la Grande Sauterelle qui ne sait pas qui elle est avec son origine innue et blanche. Tous les personnages doivent se situer les uns par rapport aux autres. Jack face à Théo et Petit Frère devant l’écrivain et sa sœur. Cette quête traverse tout l’univers de Poulin avec ses rêves, ses obsessions, ses passions pour l’Amérique, la littérature et la culture étasunienne, l’aventure toujours à vivre et à recommencer. 

Une recherche d’ancrage dans le passé pour mieux survivre dans le présent d’une société qui a la fâcheuse habitude de rejeter en bloc de grands pans de son cheminement. Un Québec qu’il décrit amoureusement dans une œuvre d’une remarquable homogénéité, dans ses peurs, ses angoisses, son combat pour préserver la langue française, l’expression juste sans être contaminé par l’anglais. Résister pour ne pas être des traducteurs de soi-même. Victor-Lévy Beaulieu parle de trahison dans certains cas. «Le sort des traducteurs c’est de finir par se traduire qui, selon son étymologie ancienne, signifie “se trahir”.» (La vieille dame de Saint-Pétersbourg, page 138.)

 J’ai eu souvent l’impression que Poulin vivait avec des voisins, des amis qui ne dérangent jamais. Et tous sont là, toujours prêts à donner un coup de main quand le besoin se fait sentir. C’est ce qui rend ses personnages si attachants et si familiers.

Que dire des dialogues qui prolifèrent chez cet écrivain? Ses romans sont truffés de longues discussions, de conversations, de confidences qui tiennent de l’oralité, de la langue que l’on utilise dans l’intimité, quand vient l’heure de parler bas pour dire le vrai et le juste. Des petites phrases pour aborder des sujets souvent très sérieux sans avoir l’air d’y toucher. Le plus naturellement possible, parfaitement accordé. Ça permet de faire progresser la trame narrative qui risquerait d’être un peu statique et contemplative sans ce recours. Parce que le dialogue, c’est le mouvement, le contact avec l’autre, la vie. 

Poulin est comme le chat qui hypnotise l’oiseau qu’il pourchasse. Il s’avère très difficile de se détacher de ses histoires et de ses personnages quand on a décidé de s’avancer dans l’un de ses livres.

 

PHRASES

 

En 1967, Jacques Poulin amorçait son parcours avec un incipit tout simple dans Mon cheval pour un royaume. «Je disais donc que tout cela m’a paru étrange.» Il termine en 2015, dans Un jukebox dans la tête, avec une affirmation qui laisse songeur : «Et peut-être même depuis toujours.» Ça pourrait devenir une seule et même assertion : «Je disais donc que tout cela m’a paru étrange et, peut-être même depuis toujours.» Comme s’il répondait à la question initiale quarante-huit ans plus tard, nous faisant rêver d’une nouvelle aventure, d’une petite phrase qui pousse vers une autre et ainsi de suite. Cela démontre bien la constance et l’unité de ce travail remarquable qui témoigne du Québec d’hier et de maintenant, secoue un héritage à partager et à protéger, une langue unique en Amérique qui permet de traduire avec justesse et simplicité les mythes contemporains.

Me voilà un peu ébranlé après ce tour du monde de Jacques Poulin, un périple d’une quarantaine de jours où j’ai eu l’impression de traverser l’Amérique avec lui. En lisant, Œuvres complètes, je me suis attaché à Jack, Marine et Limoilou, à La Grande Sauterelle, Mélodie, à Petit Frère et Petite Sœur. Tous m’ont emporté sur le chemin de l’être, de la vie, de l’espoir, de l’amour et du bonheur qui se construit en étant attentif à tout ce qui nous touche et nous cerne. 

Et je garde confiance. Il suffit de suivre les ronronnements de la dernière arrivée dans le monde de Jack, cette Mine de rien qui promet bien des exploits. Peut-être que la jeune chatte poussera l’écrivain devant sa planche à repasser et qu’il partira lentement sur le dos d’une phrase qui nage tout doucement comme une «baleine bleue» dans le lointain du fleuve Saint-Laurent.

 

POULIN JACQUESŒuvres complètes, LEMÉAC ÉDITEUR, Montréal, 1586 pages, 65,95 $.


http://www.lemeac.com/auteurs/98-jacques-poulin.html