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mercredi 10 janvier 2024

LA TERRIBLE AVENTURE DE LA VIEILLESSE

BONNE NUIT, LUCETTEun recueil de nouvelles de Monique Le Maner, aborde un sujet qui fait rarement les manchettes dans les médias. L’écrivaine s’aventure dans le territoire de la vieillesse et du grand âge où, qu’on le veuille ou non, tous voient leurs facultés diminuer et la vie se recroqueviller. Tous, avec le temps, finissent par n’occuper que l’espace d’une chambre et, à la toute fin, l’univers d’un lit. Vingt-cinq nouvelles où l’on se faufile dans l’intimité de Gaston et Lucette qui deviennent les figures de proue de ces personnes qui doivent composer avec un corps de moins en moins fiable.

 

Les gens âgés ont été un sujet médiatique pour de bien mauvaises raisons pendant la pandémie de COVID. Un mal qui n’a épargné aucun pays, encore moins le Québec qui a été affecté de façon assez particulière. Nous avons connu des tragédies dans certains CHSLD où des résidents ont été abandonnés et coupés de leurs proches aidants dans le plus terrible des confinements. Un drame qui a laissé les intimes de ces parents, souvent un fils ou une fille, impuissants et la rage au cœur. Qui aurait pu imaginer que le Québec allait vivre une calamité du genre avant ce virus qui a effectué une virée planétaire. Et je ne crois pas que la situation s’est bien améliorée dans ces établissements depuis. Notre gouvernement a l’art de ne rien changer, quand ce n’est pas d’empirer les choses par certaines réformes qu’il est bien difficile de comprendre. 

Ces personnes âgées ont fait la société avec ses grandeurs et ses faiblesses et nous avons souvent l’impression qu’ils sont devenus embarrassants. Pourtant, le présent n’a de sens que s’il s’appuie sur le passé. Sans le passé, il n’y a pas de présent et encore moins de futur. Mais où ces gens quasi centenaires trouvent leur place dans un entourage virtuel et la cacophonie des réseaux sociaux qui ne servent qu’à étaler son «je» à toutes les occasions imaginables.

 

«Elle était le village, elle peuplait la rue, elle était plus qu’une région, qu’un pays, elle était le monde.» (p.16)

 

Juste une phrase comme celle-là de madame Le Maner est à méditer et à répéter tous les matins avant de faire un pas dans le jour.

 

PRIVILÈGE

 

Je répète souvent que vieillir est un privilège. Plusieurs n’ont pas cette chance, étant frappés très tôt par un cancer ou encore des cafouillis cardiaques. Une prérogative parce que nombre de compagnons, de connaissances, de collègues de travail, des amis n’ont pas eu la possibilité d’enjamber une certaine frontière et de s’aventurer dans l’âge que j’ai. À commencer par mes frères et ma sœur, tous disparus prématurément. Nous ne sommes pas tous des Jeannette Bertrand qui foncent vers son siècle d’existence en secouant de multiples projets. 

Pourtant, ma mère a failli être centenaire. Il ne lui manquait que quelques années à son décès. Il a fallu que ce soit ma tante Lucie qui décide de franchir cette ligne qui devient comme la limite ultime de la vie humaine. 

Et je me retrouve les deux pieds sur le seuil de ce vieillissement. Il fait partie de tous les instants de ma réalité. Bien sûr, nous sommes tous en contact avec des gens âgés à un moment ou à un autre. À commencer par nos parents que nous accompagnons plus ou moins fidèlement dans cette période particulière. Comment oublier mes visites à ma mère qui a vécu tant d’années dans le foyer de La Doré, passant ses jours à regarder par la fenêtre, racontant les soubresauts de ses heures qui n’étaient que répétitions et recommencements quand je prenais le temps de l’écouter. 

J’ai eu la chance dernièrement, avec des collègues, Danielle Dubé et Marjolaine Bouchard, de me rendre dans des résidences pour personnes âgées et de lire un conte de Noël spécialement rédigé pour eux. Un moment formidable de tendresse et d’empathie. Des gens attentifs qui ont une terrible envie de contacts humains et de se confier, d’aller vers l’autre pour dire qui ils sont et ce qu’ils ont réalisé dans leur parcours. J’ai de plus croisé une centenaire qui aime encore les livres et se déplace d’un pas certain même si elle doit piloter une marchette. 

Une femme admirable de pétulance et de vie.

 

TOUT DROIT

 

Monique Le Maner n’y va pas par quatre chemins. Son Gaston et sa Lucette sont aux prises avec tous les problèmes qui accablent les gens âgés. Perte de mémoire, quand ce n’est pas la terrible maladie d’Alzheimer qui frappe un peu partout autour de nous, cancer, disparition d’un compagnon ou d’une compagne après une pneumonie, aide médicale à mourir qui est là maintenant comme ressource ultime, séjour prolongé à l’hôpital et vie qui se recroqueville entre les murs d’une chambre. Tout y est bousculé et dit. L’abandon des enfants qui ne viennent plus ou presque, les journées qui se mélangent au milieu d’une foule d’objets que les héritiers jetteront à la poubelle, comme s’il fallait s’en débarrasser le plus rapidement possible pour passer à autre chose. 

 

«Certains qui nous ont connus tous les deux, y compris l’aîné quand il revient me voir (un peu plus souvent maintenant), me disent que Lucette est partie pour toujours avec sa mauvaise grippe il y a deux semaines. Que j’ai même pleuré. Je ne me souviens plus. Je pense bien qu’ils se trompent, je vais y retourner avec elle, chez Provigo, dimanche prochain.» (p.31)

 

Confusion, peur, angoisse devant la vie qui connaît des hoquets et les facultés cognitives qui s’amenuisent. Surtout des gestes et des activités qui deviennent inaccessibles peu à peu. Tout ce qui se faisait naturellement, il n’y a pas si longtemps, est de plus en plus difficile à réaliser. La déambulation est dangereuse parce qu’il faut faire attention à la fameuse culbute et pas question de sortir quand la glace s’est installée un peu partout. Les os sont fragiles et peuvent se briser à la moindre secousse. 

La position verticale devient périlleuse. 

Comme si on revivait les heures de l’enfance à l’envers, les hésitations et les chutes qui nous ont permis de nous tenir debout, de marcher et de courir. Si alors, c’était l’apprentissage de l’autonomie, une fois dans le grand âge, c’est la découverte de la résignation et l’acceptation d’être coupé du monde extérieur de plus en plus.

 


VIRUS

 

Et la maladie, les virus, les variants, celui né à Dolbeau, un produit du bleuet peut-être dans sa nouvelle intitulée Une petite fin de l’humanité s’avère le plus foudroyant et impitoyable. Dolbeau était déjà devenue contagieuse avec des chanteuses comme Marie-Nicole Lemieux et Julie Boulianne. Pourquoi pas un germe du COVID particulièrement féroce?

 

«… c’est que je suis dans les dernières pages, les pages de la vie, je veux dire, vous m’aurez compris, et que, comme chacun sait, les pages se tournent de plus en plus vite à mesure qu’on vieillit. Tout s’accélère en même temps que tout se contracte et se ressemble, on ne remarque plus les numéros de pages du roman parce qu’on n’en a plus que faire ou qu’ils vous épouvantent, tant ils se confondent. Et voilà, on aimerait faire un bilan, un vrai, un bien serré, qui tiennent debout : pas possible.» (p.123)

 

Je ne sais l’âge de Monique Le Maner, mais c’est formidablement précis et évocateur ces nouvelles. C’est touchant de justesse et d’empathie, d’humour aussi pour Lucette et Gaston qui se débattent avec les derniers pièges de la vie. Nous les suivons dans leurs égarements, leur solitude et leur retrait de la réalité, leur révolte bien inutile. Les deux s’accrochent, survivent, perdent contact avec les leurs et leur environnement devient une résidence où ils sont gardés à vue en quelque sorte.

Des textes émouvants qui résonnent comme la marche implacable du temps, des nouvelles qui nous permettent d’entrer en contact avec une phase de la vie qui nous attend tous, comme si on surprenait son avenir dans un miroir. 

Monique Le Maner est de cette race qui parle haut et fort d’une réalité que l’on occulte. Un recueil de courts textes, mais aussi un terrible effort de lucidité qui nous plonge dans une période que l’on a tendance à édulcorer ou enjoliver. 

Je pense à cette dame rencontrée lors de ma tournée des résidences pour personnes âgées qui m’a dit : «Ici, il ne nous reste qu’à passer le temps et à rire le plus souvent possibles.» C’est beaucoup plus que de la littérature que Bonne nuit, Lucette, mais un témoignage important, une confidence et certainement une prise de conscience pour plusieurs.

Je sais que mes lecteurs n’aiment guère ces sujets. Quand j’aborde la mort ou le vieillissement, vous ne réagissez guère. Pas du tout même! Alors, je persiste parce que cela fait partie de la réalité et que nous avons la chance maintenant d’avoir des auteurs de talent qui peuvent raconter cette période de l’existence et nous la faire sentir de l’intérieur. Oui, cette perte de vitalité et de conscience qui frappe tous les hommes et les femmes qui résistent au temps. Dire que monsieur Archambault publiera bientôt un nouveau recueil de nouvelles à 90 ans. Je viens de recevoir son livre et je suis tout ému. Voilà un cadeau précieux qui m’est offert par un écrivain qui devient un témoin et un éclaireur. 

 

LE MANER MONIQUE : Bonne nuit, Lucette, Éditions de la Pleine Lune, Montréal, 168 pages. https://www.pleinelune.qc.ca/titre/672/bonne-nuit-lucette

vendredi 5 janvier 2024

QUE FAIRE LIRE À DES ÉTUDIANTS DE CÉGEP

QUELLE BONNE IDÉE que celle de Virginie Blanchette-Doucet, une écrivaine que j’ai découverte il n’y a pas si longtemps! Elle est également enseignante au cégep de Saint-Hyacinthe, de littérature bien sûr. Comme tous ceux qui pratiquent ce métier, elle doit sélectionner des ouvrages québécois et les présenter à ses étudiants. Quel auteur favoriser? Des valeurs sûres, des classiques qui permettent de remonter dans le temps ou encore se rapprocher des jeunes et de leur réalité en leur proposant des romans plus récents. «Il me semble que c’est un grand pouvoir. Choisir un livre, c’est en délaisser tant d’autres» dit-elle dans sa préface. Oui, les professeurs sélectionnent les auteurs qu’ils souhaitent enseigner en établissant leur programme de session. Un privilège certainement qui peut amener certains à choisir des titres fort discutables. Canons permettra aux éducateurs d’élargir leur horizon, je l’espère.

 

Je ne sais trop comment cela se passe dans les cégeps. J’y suis allé une fois en tant qu’écrivain pour l’un de mes romans. Un enseignant avait eu la bonne idée de choisir Le violoneux et de le faire lire à ses étudiants. J’ignore ce que ce groupe d’une vingtaine de garçons a retenu de ma fable poético-politique. Personne n’avait saisi la trame que j’ai soigneusement dissimulée dans ce roman qui tient du conte. Pour tout dire, je suis sorti de cette rencontre assez traumatisé. 

Deux gaillards avaient fait un travail en équipe. J’étais resté sans mots devant mon livre éventré, déchiré en deux parts à peu près égales. L’un d’eux m’avait expliqué avec un grand sourire qu’il avait lu la première partie et que son comparse s’était occupé de la suite. Je n’avais qu’un terme en tête alors : sacrilège. Pour un amoureux des volumes comme moi, charcuter un roman ainsi était impensable. Je n’ai jamais osé demander au professeur comment il avait noté ce travail. J’avais trop peur de la réponse. 

Et que dire des professeurs-écrivains qui n’hésitent pas à mettre leur propre ouvrage au programme? Il me semble qu’ils devraient se garder une petite gêne et refuser de s’aventurer dans ce genre d’exercice. Comment demeurer neutre alors, faire lire cet ouvrage et partager son enthousiasme… pour soi? Ça ne devrait pas être toléré dans un cégep. 

 

QUESTION

 

Onze écrivains ont accepté de répondre à la question de Virginie Blanchette-Doucet. Ils ont bien voulu se compromettre et choisir une œuvre québécoise pour expliquer pourquoi cet ouvrage a été si important dans leur parcours et comment il a changé leur vie. Les auteurs, parmi les élus, sont Michel Tremblay, Anne-Marie Alonzo et Denise Desautels, Gilles Vigneault, Pierre Vadeboncoeur, Gérald Godin, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy, Marie-Célie Agnant, Nelly Arcan, Mavis Gallant et Genevière Desrosiers. 

Celles et ceux qui ont accepté de se confier sont Marie-Célie Agnant et Virginie Blanchette-Doucet, Étienne Beaulieu, Julie Boulanger et Amélie Paquet, Nicholas Dawson, Ayavi Lake, Catherine Lavarenne, Pattie O’Green, Heather O’Neill, Francis Ouellette, Akos Verboczy et Adis Simidzija. Des noms que j’ai fréquentés pour la plupart. Un choix fort pertinent qui témoigne de la réalité québécoise de maintenant. Plusieurs sont des émigrants qui ont croisé un écrivain ou une écrivaine du Québec à un moment important de leur vie. Une rencontre qui a transformé leur regard et leur quotidien dans leur société d’adoption. Ce fut un déclic et cela leur a permis de se sentir vraiment à la maison. 

Tous et toutes devaient sélectionner une œuvre d’un écrivain ou écrivaine du Québec. Fort heureusement. Je suis persuadé que si on leur avait laissé pleine liberté, le choix aurait été autre. Cela dit sans arrière-pensées.

 

RÉUSSITE

 

Voilà une aventure réussie. Que de belles choses y sont dites dans ces textes qui expliquent le pourquoi et le comment de leur choix! Surtout, comment cette rencontre a bouleversé leur existence et leur a pour ainsi dire ouvert un chemin vers l’écriture. 

Dans mon cas, si j’avais eu à faire cet exercice, j’aurais opté pour Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Cet ouvrage a changé ma vie de lecteur et aussi de futur écrivain. 

Des moments uniques, des circonstances qui permettent de croire, du moins pour ceux et celles qui rêvent de manier les mots, qu’ils peuvent se lancer dans la folle entreprise de dire le monde. L’une de ces rencontres improbables est certainement celle de Gilles Vigneault et d’Akos Verboczy. 

 

«Comme vous, le recueil était déjà vieux. On avait massicoté ses pages grises des décennies plus tôt, ses coins cornés trahissaient un lecteur avide. Mais les poèmes qu’il enfermait restaient tout jeunes. Je l’ai encore. Il est placé bien en vue dans ma bibliothèque. Pour me rappeler cette rencontre avec ma première blonde et cette autre rencontre avec vos mots qui, toutes deux, disent cette chose bizarre : il y a ici un pays, qui n’est pas tout à fait un pays, mais qui est le mien.» (p.65)

 

Je pourrais m’attarder à chacun de ces textes forts intéressants et signifiants. Tous témoignent d’une sorte de coup de foudre, d’un dialogue qui ne peut survenir que par la lecture qui touche le corps et l’âme. Je signale Étienne Beaulieu et tout ce qu’il dit de si percutant sur Pierre Vadeboncoeur que j’ai côtoyé un certain temps à la CSN et à l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec. 

 

«Avec le recul, je pense que ce recueil d’essais constitue un moment crucial, non seulement dans son parcours d’écrivain ou dans celui de l’histoire de l’essai québécois, mais aussi dans l’évolution du Québec moderne et peut-être de la pensée elle-même.» (p.134)

 

Ou encore ce qui a séduit Heather O’Neill dans les écrits de Mavis Gallant. Elle y a trouvé une sœur et une confidente.

 

«Je connais parfaitement ce sentiment. Quand j’étais petite, les membres de ma famille me traitaient comme si j’étais en quelque sorte un sous-homme. Si j’essayais de dire que j’étais malheureuse, ils se moquaient de moi. Comme si c’était stupide de ma part de supposer que quelqu’un se souciait de mes sentiments. J’étais trop pathétique pour ressentir de la joie ou de la tristesse. Mon but dans la vie était de me soucier de leurs sentiments à eux. Ils me traitaient comme si j’étais l’esclave de la famille. 

Ils insultaient mes amis et s’en moquaient régulièrement. Mon père appelait leurs parents et leur disait que je n’avais pas le droit de jouer avec eux. On ne me laissait jamais parler de mes projets d’avenir. On m’a dit que je ne serais jamais autorisée à déménager. Je n’avais pas le droit de me marier ni d’aller à l’université. Je devais rester dans ce petit appartement avec mon père pour le restant de mes jours. Ma vie ne m’appartenait pas. Elle lui appartenait.» (p.34)

 

Ces textes devraient être placés dans les mains des étudiants pour leur faire comprendre qu’un livre est beaucoup plus qu’une histoire ou un travail que l’on oublie rapidement. C’est surtout une rencontre entre deux esprits, deux souffles, deux âmes qui se parlent et fusionnent en quelque sorte. Surtout pour prendre conscience que ce contact va les suivre tout au long de leur vie et qu’elle peut orienter leur regard sur leurs proches, la société et les affaires des humains. S’aventurer dans un livre et le savourer pour ce qu’il est, pas juste un travail scolaire. La lecture d’un ouvrage de fiction permet à un lecteur et un écrivain de s’accompagner dans la belle entreprise de découvrir leur milieu. 

 

«Je pense qu’une œuvre devient majeure à partir du moment où elle crée des ponts qui n’existaient pas encore : des ponts entre des phénomènes en apparence irréconciliables, entre les émotions contradictoires, mais aussi entre nous et les autres, entre nous et le monde.» (p.117)

 

Et aucun des participants n’a eu la tentation de déchirer un roman et de le partager avec un autre, fort heureusement. 

Canons permet de plonger dans l’univers d’écrivains, de découvrir ce qui crée des liens entre eux et aussi tout le pouvoir que certains volumes peuvent avoir chez un lecteur. 

Une lettre d’amour, une rencontre unique, importante, une idée formidable qui peut devenir une initiation à la lecture d’ouvrages de fiction et qui devrait circuler dans les classes des cégeps. Je l’espère. Un livre peut transformer une vie, je le sais. Et, je vous le jure, ça peut se produire plusieurs fois dans les tribulations de celui ou de celle qui s’abandonne totalement à l’aventure de la lecture. 

 

BLANCHETTE-DOUCET VIRGINIE : Canons, Éditions VLB Éditeur, Montréal, 156 pages.

https://editionsvlb.groupelivre.com/products/canons?variant=43981690667265

vendredi 29 décembre 2023

TOUS CONDAMNÉS À CHERCHER LE MATIN

QUAND J’AI REÇU Matin, où es-tu? de Pierre Morency, c’était quelque part en automne, au moment où les couleurs suintent dans la forêt qui longe le grand lac. Aussitôt, j’ai su que j’avais là mon cadeau de fin d’année, que je lirais ce recueil lorsque je pourrais traîner sur chaque mot, pour les scruter et les ausculter de toutes les façons possibles et imaginables. 

Et j’oublie quand la tentation est venue d’ouvrir le livre, de le toucher, de m’attarder sur une phrase pour voir comment elle débordait dans l'espace. Une manière d’apprivoiser l’univers de Morency, de me risquer dans l’éternité d’un poème avant de refermer ce beau recueil pour faire durer la découverte. D’autant plus que Pierre Morency, au début, se niche plutôt du côté de la prose. La strophe éclate en se renversant. Une fleur de pivoine, que je me disais, qui ne cesse de multiplier ses pétales pour donner corps à la beauté. En fait, je ne lisais pas vraiment. Je butinais plutôt, flânais, permettais au texte de monter en moi. Et là, juste après Noël, après les libations, j’ai osé le long vol plané sur ces pages impressionnantes, me laissant porter comme le hibou qui traverse tout le ciel sans battre des ailes.

 

Pierre Morency n’en est plus à l’âge des découvertes, mais plutôt à un moment où l’on médite sur le temps qui glisse entre les doigts. Le poète sent que son parcours n’est plus le même et que ses pas se font plus lents, pour ne pas dire plus prudents. 

 

«J’écris dans mon enfance et mon après-jeunesse.

   Dans ce traîneau filant vers un destin.

   Dans ma vieille douleur et dans ma joie d’être en vie.

   Sur une grève de crans et de tufs à Lauzon.» (p.12)

 

Arrive un moment où la lecture n’est plus seulement une excursion dans le monde d’un auteur pour moi. Tout ralentit, tout m’interpelle et me voilà sur un texte de Morency à tourner comme les enfants qui découvrent la joie du patin sur le lac gelé depuis peu. Parce que moi aussi je suis dans ce «traîneau qui file vers le destin» et un avenir de plus en plus court et inquiétant.

Pierre Morency en est dans «son après-jeunesse», heureux d’être du côté des vivants. Parce que, moment terrible de cette rencontre, l’écrivain révèle qu'il a subi un AVC et s’est retrouvé sans paroles, le pire pour celui qui va toujours avec quelques mots dans ses poches et des bouts de phrases qu’il caresse entre le pouce et l’index.

 

«Dans un accident de tête

   Et cet orage en mes cellules

   À l’aube j’avais perdu ma parole.

   Les heures se traînaient.

   Je cherchais et cherchais.

   Ne trouvait que cela à l’hôpital :

   Écrire bafouiller sur bouts de feuilles

   J’amo j’ame j’amions

   Pour dire que beaucoup je goûte

   Avec toi qui es là

   La vie.» (p.77)

 

Je me suis imaginé sur un lit d’hôpital, tentant d’écrire quelques phrases dans mon carnet, n’arrivant plus à trouver les mots. J’avais du mal à penser Pierre Morency égaré dans le pays où les paroles s'effilochent. Balbutiant comme un jeune humain qui commence par imiter des sons avant d’entreprendre de déchiffrer l’encyclopédie du monde.

 

«Tu le sais bien

   J’avions tant aimé ces jours bleus

   Où l’aile des oiseaux me soulevait

   

   Oh que j’aimerions

   Que me reprenne l’envol

   Où toute la vie tremblait vers le haut.» (p.82)

 

L’auteur de Matin, où es-tu? se retrouve hors de son monde et de ses repères. Il claudique, glisse vers il ne sait quoi, une langue très ancienne ou autre, un temps où les verbes sonnaient différemment. Tout est épars, comme des éclats de glace emportés par la poussée d’une rivière. 


«Il n’y a pas de repos salutaires dans la vacance de l’esprit. Les mots nous aident à former notre assise, à creuser notre mémoire, à travailler notre amour. Dans les grands cahiers luit le caractère durable des feuillages, et les vivants deviennent des présences chargées de vérité. C’est là que tu t’appliques à inventer, chaque jour, un chemin vers la rondeur de ta vie.» (p.102)

 

Que c’est émouvant «ce retour au langage» de Pierre Morency, ces moments où les vocables tant courtisés n’arrivent plus à adhérer au monde qui était le sien. Tout s’est éparpillé dans une étrange farandole. Et comment se reconnaître dans les égarements de son esprit

Et il y a cette compagne qu’il avait ignorée ou fait semblant de ne pas voir. La voilà présente, toute proche, celle qui l’accompagnait et le suivait comme son ombre. 

La mort. 

Faut-il l’appeler par son nom? Elle est là, confiante, comme jamais auparavant.

 

«Le maître du calme dit : il y a blessure dans ton esprit. Il veut qu’on le délivre car il sait ce qui doit être délivré. Ton esprit souffre de n’être pas très à l’aise dans ton corps, ton corps souffre de ce que tu n’oses pas dire. Si tu es un écrivain qui a des lecteurs, tu dois dire ce que tu portes car tu as charmé des esprits qui souffrent dans des corps. Seras-tu honnête ou seulement poète?»

 (p.139)

 

Matin, où es-tu? devient particulièrement touchant et important. Chacun des mots ou des segments de phrases se transforment en bouées auxquelles le poète s’accroche. Il a tâté l’ombre, le pire, fréquenté le flou. Toutes les promesses se sont envolées comme le plus beau et le plus étrange mariage d’oiseaux. 

J’ai ressenti la fragilité de l’homme, de celui qui s’égare un peu et hésite dans sa parole et sa pensée, se retrouvant en vieil enfant qui doit réapprendre à tout dire et à se situer dans la vie. 

Je me suis attardé sur chaque phrase comme une hirondelle qui s’accroche à un fil pour surveiller le monde qui l’entoure, pour arriver à tisser ce présent avec lui, ce lieu où il fait bon respirer et écrire.

 

«Notre pauvre petit espace de temps pour dire

   l’infini.

 

   Infini est un mot qui appelle. Soif est notre

   condition de passage.

 

   Ton amour flambe comme un soleil dans le

   ruisseau. L’envol d’un feu qui chante.

 

   Un pays de mépris, terre de méprise, avenir d’un

   massacre. 

 

   Tu auras vécu entre deux guerres et c’est la source

   de ton angoisse.

 

   Ce ne sont pas les oiseaux qui nous tueront, mais

   bien notre désir d’enfermer les volants pour mieux

   leur tordre le cou.» (p.155)

 

Témoignage, réflexion, méditation sur le voyage de vivre, la perte et la parole. Pierre Morency nous emporte dans la magnifique aventure d’être vivant malgré tout et où vieillir devient un privilège. Ça m’a terriblement remué comme si monsieur Morency effleurait du doigt des questions que je néglige de secouer même si je sais qu’elles sont là. 

Je n’ai pas lu Matin, où es-tu? Non. Je l’ai ressenti dans toutes les fibres de mon être et de mon corps. Dans tous les recoins de mon âme peut-être. Et à la toute fin, je me suis redressé dans l’aube qui remet toutes les choses en place. Toujours devant une fenêtre en éternel poseur de questions et chercheur de beauté. Du moins, je le veux. Sans oublier la désespérance de ceux qui se nourrissent de bombes et de morts en terre de Gaza et d’Ukraine. Heureusement, il y a des jardins, des lieux de paix, tout près d’un lac gelé, quelqu’un dans les plis du jour qui ouvre la porte d'une maison et trouve le matin au bout de la galerie, avant de déjeuner sur la grande table de l’univers. 

 

MORENCY PIERRE : Matin, où es-tu? Éditions du Boréal, Montréal. 184 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/matin-3999.html

jeudi 21 décembre 2023

UNE FORMIDABLE QUÊTE D’IDENTITÉ

CERTAINS LIVRES viennent vous séduire, tellement que l’on souhaiterait rencontrer les personnages pour discuter, prendre un café, faire un bout de chemin avec eux et parvenir, peut-être, à se faire une petite place dans leur univers. C’est ce qui s’est produit avec Chapitre 15 de Sylvie Nicolas. Comment ne pas aimer John Pelham, cet anglophone généreux, originaire des maritimes, qui vit à Québec, dans le quartier Saint-Sauveur. Avec Élène qui débarque comme ça, arrivant de Toronto, après une longue absence. Jérôme aussi, l’homme à tout faire, un grand cœur toujours prêt à aider et à s’occuper des autres. En plus, je me suis retrouvé dans une librairie de livres anciens et d’occasion, le Déjà-lus. Je me suis mis à rêver que je repêchais mes premières publications qui ne sont plus sur les tablettes des librairies depuis je ne sais plus quand. Surtout que les clients ne se bousculent pas dans ce lieu paisible, et que John peut se permettre de prendre son temps, de vivre sa passion pour les ouvrages rares et précieux. Il participe même à des rencontres internationales pour croiser des collègues et s’informer sur certains documents.

 

Élène revient à Québec après la mort tragique de son amoureux, s’installe chez John qui l’accueille sans poser de questions comme un véritable ami le fait. Elle a sa place dans la librairie de la rue Saint-Vallier, dans le petit studio, tout en haut, au premier, pour guérir et surtout, peut-être, oublier ou du moins accepter les épreuves qu’elle vient de vivre. 

Elle donne un coup de main à John qui lui laisse le temps de se retrouver même si la vie bouscule toujours un peu tout le monde et ne cesse de surprendre.

La mort d’Adeline par exemple, une cliente, une dame fort attachante qui avait adopté Élène. Cette dernière allait chez elle, pour lui faire la lecture, au moins une fois par mois. Tout change avec l’étrange héritage d’Adeline, des textes plus ou moins longs qu’elle lègue à sa lectrice. 

 

COMA

 

Adeline y raconte des comas qui ont marqué son existence. Une sortie hors de sa vie consciente pour se retrouver dans un milieu idéal peut-être, avec des amis fort sympathiques, un amour sans doute. Cette léthargie reste un état bien mal connu. Le cerveau cesse-t-il toute activité lucide alors ? Bien des questions demeurent sans réponses.

Une rencontre avec Guylaine Fortin, la notaire chargée d’exécuter les volontés d’Adeline, lui permet de recevoir cet héritage et tout un monde s’impose. La vieille dame parle de son autre existence, de ses liens dans ce monde incertain, peut-être pas si inaccessible que l’on pourrait le croire.

 

« Je suis resté un long moment les yeux rivés au feuillet, la tête à la fois pleine et vide. Je me sentais incapable de décacheter une autre enveloppe. Je n’aurais su dire ce qui venait de me traverser, mais à cet instant précis, j’aurais voulu glisser dans un univers de sommeil semblable à celui d’Adeline. » (p.77)

 

Élène et John s’aventurent dans une quête, disons-le, qui permet de se retrouver, de respirer après des remous qui secouent et font perdre pied souvent. La vie est comme ça et même dans le rêve, rien ne semble de tout repos.

 

AMIS

 

Les personnages de Sylvie Nicolas sont des gens ordinaires que l’on pourrait rencontrer en sortant de chez soi, saluer ou encore inviter à prendre un verre pour un bout de conversation, un moment de bonheur qui rend la journée intéressante, pour ne pas dire précieuse. Des individus qui vous permettent de mieux vous sentir dans votre espace, un peu comme les hommes et les femmes de Jacques Poulin. Comme si on tombait en amour avec ces personnages.

Élène cherche à oublier Carl, un photographe de talent. Sa mort l’a dévastée. Elle est fragile, a tout abandonné derrière elle pour tenter de faire le ménage dans sa tête. John comprend très bien son amie et demeure particulièrement discret. Lui aussi n’a pas été épargné. May, son amoureuse, l’a quitté pour une secte religieuse qui rend un culte un peu étrange à la Vierge Marie. Un groupe qui n’a rien de rassurant. Les hommes qui viennent demander de l’argent à John ont plus à voir avec la mafia que des anges convertis.

Jérôme, la bonne âme, le généreux de son temps et de son savoir, celui qui règle tous les problèmes quotidiens, se remet mal de la mort d’Adeline qui était plus qu’une amie, du moins dans son cœur et sa tête. 

Et tout s’ébranle, secoue ces gens avec les petits événements qui leur font oublier leurs soucis.

 

« Guylaine vous aura mentionné que vous devez vous sentir libre d’accepter les enveloppes ou de les lui laisser. Si vous en prenez possession, vous resterez libre de les ouvrir ou pas. Libre de lire le contenu de la première de jeter les autres. Libre de lire le contenu de la première et de jeter les autres. Libre, quoi. Il n’y a aucune obligation de votre part. Et de ma part, aucune intention de vous encombrer. » (p.31)

 

Il n’y a pas de meilleure façon de vous lier. Et voilà Élène avec bien des questions. Tous tentent de l’aider, de comprendre que le réel n’est peut-être pas ce que l’on pense. Adeline a vécu des événements particuliers dans un autre monde.

 

LECTURE

 

À deux reprises, Adeline a sombré dans un coma profond pour rejoindre, pour ainsi dire des amis, des gens dans cet autre univers. Des enfants, des amoureux. Il y est question de son pays d’origine, de Forillon qui a été rasée pour faire place au parc national que nous connaissons. Une allégorie, certainement, de Sylvie Nicolas pour nous parler de ces gens qui ont été dépouillés de leur récit et coupés de leurs racines. Ils se retrouvent dépourvus, comme s’ils n’avaient jamais existé, n’avaient jamais eu de passé. Et pour apprivoiser cette vie perdue, ils doivent basculer dans une sorte de sommeil onirique pour ranimer leur histoire. Tout se complique un peu quand on apprend que le père de la notaire Fortin, lui aussi originaire de ce coin de pays, a vécu des comas qui coïncident avec ceux d’Adeline. 

 


MISSIVES

 

Les fameux écrits rappellent des gens, des événements qu’il est difficile de percevoir et de comprendre, surtout pour John et Élène. Guylaine, la notaire, par la même occasion, tente de trouver les morceaux manquants de sa vie avec un carnet rédigé par son père.

Tous tâchent de reconstituer le puzzle de cette histoire pour retrouver leur équilibre. Élène, qui a tant de mal à évoquer le suicide de Carl. John qui a quitté son pays des maritimes et qui a vu May s’évader dans un autre monde. Jérôme qui s’occupe de sa sœur et d’une amie qu’il qualifie de « femme de sa vie ». Tous, pour envisager l’avenir, doivent apprivoiser leur passé et l’accepter avec sérénité.

 

« Le document s’achevait sur l’amour immense, impossible à formuler, qu’elle portait à ces petits. Non pas comme une femme de son âge, écrivait-elle, mais comme l’enfant qu’elle avait été dans ce monde où les pères et les mères avaient disparu. Elle et les marmots partageaient le même chagrin : celui de leur mémoire effacée. » (p.165)

 

Un formidable roman, une quête d’ancrage qui nous emporte. Des personnages vibrants et fragiles qui se tendent la main, toujours prêts à aider leurs proches. Ils refont surface dans une belle solidarité malgré les embûches et des blessures que l’on pense souvent impossibles à guérir. Et il y a des épreuves, la covid, les guerres qui permettent de se serrer les coudes devant l’horreur. 

L’impression de perdre des amis en refermant ce roman lumineux. Oui, j’ai ressenti une peine d’amour en abandonnant Élène et John, Jérôme qui se retrouve seul à la mort de sa sœur. 

Mais, il y a la vie, le présent et des hommes et des femmes qui s’aident, font tout pour devenir plus généreux et attentif aux autres. Et quelle magnifique maîtrise de l’écriture par Sylvie Nicolas. Une retenue que je lui envie, un monde qui vit, palpite et fait de la vie la plus belle et la plus folle des aventures. Et pour le titre, vous devrez faire l’effort de lire ce roman, de suivre ces personnages impossibles à oublier. Vous m’en reparlerez.

 

SYLVIE NICOLAS : Chapitre 15, Éditions Druide, Montréal, 240 pages.

https://www.editionsdruide.com/livres/chapitre-15