jeudi 21 septembre 2023

WILHELMY LIBÈRE LES CORPS ET L’ÂME

AUDRÉE WILHELMY nous propose une fois de plus un monde familier qui prend les dimensions d’un conte ou d’une légende. Cette écrivaine a le don de nous intriguer avec des titres qui sonnent un peu étrangement. Je pense à Blanc Résine, son ouvrage précédent, qui nous poussait dans un milieu où la vie instinctive et sauvage confrontait l’existence plus policée des villes et villages. Sur la page couverture de Peau-de-Sang, une robe. Bretelles, bustier, corsage étroit, jupe qui s’évase sur plusieurs épaisseurs, créant un cocon ou une sorte de refuge. Le vêtement flotte dans l’espace, rayonne, brille tel un ostensoir. Ce dessin de l’auteure vient certainement de son expérience tout à fait particulière avec les tissus et la confection de toilettes qui lui a permis de s’inventer des personnages et des aventures, j’imagine. La plumeuse s’occupe des oies, des jars et des canards qu’elle dénude, prélevant aussi les fourrures des animaux sauvages pour tanner la peau et en faire autant avec toutes les défenses des humains. Avec Peau-de-Sang, tous peuvent se montrer dans toutes les dimensions de leur être et de leur âme. 

 

Peau-de-Sang tourne au milieu des plumes qu’elle arrache après avoir ébouillanté les volatiles, de viandes, d’odeurs âcres et faisandées. Un monde de fragrances, de potions et de concoctions qui étourdissent dans ce lieu où la vie et la mort se retrouvent face à face. 

Ce n’est pas sans me rappeler des scènes de mon enfance. Quand arrivaient le printemps et les jours plus doux, il fallait s’occuper de la viande que nous conservions dans le hangar pendant la saison froide. Les quartiers étaient débités. Deux longues tables dans la cuisine chargées de cubes de porc et de bœuf. L’odeur et les bocaux que ma mère remplissait et faisait bouillir dans une grande bassine. Le temps du cannage. C’était comme si tous les repas à venir étaient là, en attente d’une fête ou tous les oncles, tantes, cousins et cousines seraient convoqués. 

La plumeuse apprête les fourrures des bêtes qu’apporte Sulfureur, le chasseur et trappeur tout en gardant l’œil sur un orphelin qui découvre son corps sans trop savoir qu'en faire. Des hommes de la petite ville, des notables se dirigent vers cette maison qui s’ouvre sur la rue comme une scène de théâtre où l’intime et le privé se montrent sans pudeur. Tous viennent se masser devant la grande fenêtre pour secouer des désirs qu’ils refoulent dans les murs de leur foyer et n’osent vivre dans le refuge de leurs chambres. 

Il faut le répéter : un établissement chargé de graisses fondues, de chair, de viandes marinées, d’oies suspendues qui déclenchent des pulsions chez ceux qui se faufilent dans cet antre où les vêtements collent à la peau, où l’on transpire et sue. Un monde où les mâles s’abandonnent à leur instinct en faisant fi des interdits. La plumeuse virevolte, danse, généreuse de son temps et de son corps, provocatrice et libératrice, aimante, experte du plaisir qu’elle attise en toute conscience. 

 

LIBERTÉ

 

Un monde de ripailles où l’on peut satisfaire toutes ses faims, ses instincts et ses pulsions comme Audrée Wilhelmy le propose souvent dans ses ouvrages. Un lieu où certains libèrent leur âme, triomphent des traumatismes de l’enfance, expriment les fantasmes qu’ils gardent secrets, surtout quand ils occupent un poste bien en vue dans la communauté. 

Tout passe par le corps qui souffre des interdits qui empêchent de se dire dans la plus totale des allégresses et des abandons. Peau-de-Sang plume les oies et prélève la peau des renards, les écorche et cherche la source de la vie. Elle fait de même avec les hommes qui convoitent les tendresses qui couvent sous les épaisseurs de ses jupes, de ses robes qui lui permettent de jouer tous les rôles. Parce que les vêtements prennent l’humeur du bonheur et de la joie, comme celles de la tristesse et du deuil.

 

«la buée gonfle dans la plumerie à mesure que j’amplis la bassine d’eau chaude, un rideau mat se forme sur les vitres; les hommes assemblés de l’autre côté de la fenêtre imaginent mes derniers vêtements tomber au sol, ils jouissent, se poissent les mains; je bouge comme une flamme à travers la vapeur tandis que le notaire remonte de la basse-vile à la haute, le feu aux joues

— le feu au corps

      aussi

— Pierre, petit Pierre

— saisi par sa concupiscence

— il se retourne souvent

— trois, cinq fois» (p.24)

 

Voilà une maison où le passant surprend l’intime, le privé, la plumeuse qui se sait vue et désirée, jouant de son corps comme une musicienne virtuose. Elle tourbillonne devant les hommes qui ne demandent qu’à la toucher dans sa beauté et sa sensualité. Ils regardent, soupirent et se découvrent dans leurs hésitations, leurs faiblesses et des pulsions qu’ils n’osent jamais laisser aller. De témoins, ils peuvent devenir agissants en entrant dans cette maison où tous les fantasmes et les amours peuvent exulter. Le maire, le médecin, le notaire, le chasseur qui abandonne ses espaces sauvages et a besoin de repos et de plaisirs après des jours dans la forêt à traquer sa solitude. S’y réfugient aussi de jeunes filles qui veulent plus que tout habiter les territoires de leur corps dans la plus belle des libertés. 

Une scène où tous peuvent se projeter dans les rituels de la plumeuse, se perdre dans les épaisseurs de ses robes qu’elle enlève comme les pelures d’un fruit défendu. Peau-de-Sang rameute les hommes, écoute, excite, prend, mord, provoque, évente les secrets. Elle franchit les interdits de l’enfance et peut-être tous les refus que l’on étouffe sous des vêtements que l’on porte, non pour se protéger, mais pour empêcher ses appétits de s’exprimer librement. 

 

«c’est une affaire de corps, pas de tendresse, rien de l’affection quotidienne n’est en jeu; c’est l’idée d’une femme libre, le danger, le défi, les hommes aiment se heurter à plus ensauvagés qu’eux; ils ignorent mon nom et le pays d’où je viens, parfois ils pensent que j’ai toujours été ici, d’autres fois ils se demandent si j’apparais et disparais à ma guise, toute la plumerie surgie les jours de désir puis avalée ronde par le sol, jusqu’à leur prochaine visite» (p.106)

 


INTERDITS

 

Une société repose sur une foule de tabous, de désirs étouffés et de rencontres ratées. Peau-de-Sang s’offre à tous sans exception et réussit ainsi à percer tous les secrets de la cité et de ses habitants. Elle connaît les manies, les amours refoulés, les satisfactions que certains se donnent dans le silence des maisons closes. 

Je me suis amusé à croire que la fonction de certains individus dans la ville vient des couches d’interdits qu’ils exhibent dans leurs vêtements trop lourds. Le médecin et ses blocages tout comme le notaire ou le maire. Pas de religieux dans le roman de madame Wilhelmy, de geôliers de la morale, du désir et du plaisir. La plumeuse et un curé n’auraient pu que difficilement se côtoyer.

 

«son rire épais emporte les carcasses des oies, les flammes, mon propre rire, mon ventre, ma joie; la plumerie déborde, il fait chaud, j’ai devant moi deux choses sauvages, exaltées; je monte sur une chaise et décroche la bête

— quelques gouttes de sang ont souillé les planchers

— et les murs et les meubles

— n’est-ce pas le notaire, de l’autre côté de la vitrine, qui étouffe et s’effondre

    je soupire : cette journée est longue d’hommes agités entre leur désir et leur peur» (p.60)

 

Tous finissent dans l’antre de Peau-de-Sang avec, aux creux du ventre, une douleur qui vient de loin, des peurs et des interdits qui garrottent l’âme. Là, enfin, ils peuvent s’abandonner aux gestes de l’amour avec cette femme qui incarne tous les fantasmes et les désirs dans des odeurs de sang, de sueurs et de chair faisandée. 

 

VIVRE

 

Elle finira par pousser le notaire et le médecin à accepter leurs fantasmes, aidera un jeune à trouver son chemin tout en faisant des erreurs. Tout en n’oubliant jamais, elle qui possède le droit de vie et de mort sur les bêtes, qu’elle devra payer son dû un jour, un peu plus tard, dans un avenir rapproché. Le moment venu, elle accueillera le tout en toute sérénité, alors que son corps ploiera sous les fatigues de tant de plaisir et de jouissance et que Philomène pourra prendre la relève. 

 

«tout est mort dans la plumerie, les oies, les vers à soie, le rat dans son piège; je pends entre mes bêtes, cheveux et corps et mains, mon visage basculé vers le plafond, mes yeux avalés par la pénombre

— la Yaga allume les becs de gaz

   tout ce qu’elle distingue dans la lueur du quinquet, ce sont mes côtes, mes seins élongés, ce qu’il reste d’une jupe blanche; du sang tombe en gouttes noires sur les viscères empilés, sur les carcasses des oies, sur le cou mince des jars qui s’amoncellent près de l’étal» (p.187)

 

UNIVERS

 

Un roman fascinant. Audrée Wilhelmy fouille dans les recoins cachés de l’âme des hommes et des femmes pour en exhumer les fantasmes, les pulsions et les désirs. Elle nous entraîne encore une fois dans un milieu sauvage, nous saoulant d’odeurs de chair, de sang, de viande morte et de plumes qui volettent un peu partout. Un monde où les corps exultent et repoussent tous les héritages pour s’affirmer dans la beauté du présent. 

 

«il tend la robe sur mon tronc et ses mains se remplissent de plumes, il cherche son air, les murs de la chambre se referment sur lui et les tissus l’avalent; l’opium, d’un coup, bascule du côté de la terreur : c’est une longue noyade dans des marées de satin, d’organza et de popeline; il voudrait crier, mais il a depuis longtemps perdu sa voix sous les plaintes de Victoire et les joies tambourinantes de ses filles

— il va se rendormir

— est-ce qu’il peut trouver le chemin pour franchir le pays confus de l’opium?

    Il sait que je suis la seule voie de sortie» (p.147)

 

Tous marqués par l’enfance et des événements qui font claudiquer dans une vie d’adulte. 

À noter la forme de ce roman qui tient du conte et de la légende, où les personnages se croisent, lancent une phrase tour à tour sans prévenir. L’écrivaine fait éclater les corsets de la langue pour exprimer la belle liberté de la plumeuse qui use de son corps et de la parole. L’histoire se fragmente et un chœur intervient, des voix venues de nulle part comme si toute la population de Kangog racontait cette épopée et en précisait les éléments. Le récit se brise pour se reconstituer dans une prose qui sollicite l’odorat, le toucher, le regard et l’ouïe, cerne l’être dans toutes ses dimensions. Un roman puissant qui fait fi de la morale et qui joue de la chair, du désir et de la sensualité dans ce qu’elle a de plus beau et de plus fascinant. 

La vie pour être pleine et satisfaisante fréquente la mort qui finit par tous nous emporter. Parce que nous sommes un corps qui doit s’abandonner à toutes les faims comme à la fin qui n’épargne personne. Peau-de-Sang est la première à le savoir.

 

WILHELMY AUDRÉEPeau-de-Sang, Leméac Éditeur, Montréal, 204 pages.

http://www.lemeac.com/auteurs/485-audree-wilhelmy.html

mercredi 13 septembre 2023

LA RECHERCHE MÉDICALE ET SES DANGERS

QUEL ÉCRIVAIN ose s’aventurer dans le monde de la science et de la recherche ? C’est le pari que fait Anne Cathrine Bomann dans En dehors de la game, le second roman traduit du danois et publié à La Peuplade. Impossible de ne pas penser au fameux vaccin contre la COVID. La Danish Pharma travaille sur un remède qui devrait contrer les effets du deuil, la peine et la douleur qui touchent les gens qui perdent des proches. Certains basculent dans une profonde dépression après la mort d’un enfant ou d’un parent. Toute une équipe de psychologues participe aux analyses pour valider les expériences et s’assurer que le nouveau médicament est sans incidences fâcheuses chez les patients. Deux démarches se confrontent dans cette histoire passionnante. L’entreprise privée qui veut faire des sous avec sa découverte et renflouer ses coffres après avoir investi d’énormes sommes dans le projet et des universitaires qui vérifient tout afin de protéger la santé du public. 

 

Je vous épargne les questionnements du professeur Thorsten, mais il comprend rapidement que des personnes qui prennent le produit proposé par la Danish Pharma affichent une apathie inquiétante. Surtout, une indifférence de plus en plus marquée à tout ce qui se passe autour d’eux. Élisabeth, la responsable et l’âme de cette découverte, une scientifique réputée, constate aussi des comportements étranges chez les souris qui servent de cobayes dans son laboratoire. 

 

«Elle avait fait se reproduire un groupe de souris femelles pour chercher si le nouveau composé chimique pouvait éventuellement faire baisser la fertilité ou nuire aux petits, mais dans un premier temps tout avait semblé normal. En moyenne, les souris donnaient naissance au même nombre de petits que dans le groupe témoin qui ne prenait pas le médicament. Pourtant, après les naissances, elle soupçonna que tout ne se passait pas tout à fait comme d’habitude. Les petits ne prenaient pas de poids selon le rythme normal, et plus elle les observait, plus l’explication était évidente. Certaines mères étaient tout simplement indifférentes à l’égard de leur progéniture.» (p.195)

 

Le professeur Thorsten a vu des comportements similaires chez un patient. Que faire? Tout arrêter ou continuer en masquant les effets plutôt inquiétants que la Callocaïne provoque.

L’entreprise pharmaceutique veut ce médicament le plus rapidement possible parce que d’énormes sommes d’argent sont en jeu.

 

ÉLISABETH

 

Élisabeth vient de perdre son fils, et ce drame l’a laissée dans un état lamentable. Un jeune garçon plein d’avenir qui a été emporté par la maladie. Elle décide de prendre le fameux médicament pour passer à travers et continuer à travailler. Ce projet, cette découverte, c’est toute sa vie de chercheuse et de responsable d’équipe. Le projet doit aller de l’avant coûte que coûte. Elle ne peut reculer, malgré des résultats qui montrent les dangers de la Callocaïne, les effets qu’elle a constatés chez ses souris. Le professeur Thorsten a relevé les mêmes réactions chez Mikkel, l’un de ses patients. 

Un chassé-croisé de décisions et d’aveuglements volontaires s’enchaîne. Quand des sommes d’argent considérables sont en jeu, il est plutôt tentant de fermer les yeux et de foncer sans se soucier des conséquences. Ce peut être très dangereux dans le cas d’un nouveau médicament.

 

«— Pour autant que je sache, cela signifie l’une des deux choses suivantes, dit-il enfin. Soit il y a eu une erreur quelque part, probablement de la part d’Anton. L’Université d’Aarhus est une université sérieuse avec beaucoup de chercheurs compétents, et si vous n’aviez demandé avant cette affaire si l’un d’entre nous aurait pu tricher, j’aurais pensé qu’il se serait agi d’une plaisanterie de votre part.

— Et la deuxième possibilité?

— Oui, soupire-t-il. La deuxième possibilité, à laquelle j’adhère de plus en plus, c’est que quelqu’un a constaté les mêmes changements que nous. Et que pour une raison ou une autre, il a fait des manipulations sur le traitement des données pour les dissimuler.» (p.285)

 

Le roman d’Anne Cathrine Bomann se transforme en thriller où deux étudiantes du professeur Thorsten sont mobilisées pour tenter de faire éclater la vérité et stopper la mise en marché du nouveau médicament. De son côté, Élisabeth manigance tout avec un aplomb remarquable, une froideur qui illustre pleinement les dangers que représente la Callocaïne. Elle pousse des gens à des gestes irréparables sans ressentir la moindre émotion. Mikkel, dans une confrontation avec un proche, a constaté qu’il aurait pu tuer son interlocuteur dans la plus parfaite indifférence.

 

«— C’est un peu comme avoir regardé un film, non? On peut se rappeler l’intrigue, et si un de vos amis vous interroge, on peut parfaitement en parler ou dire si on l’a trouvé bon ou mauvais. C’est exactement comme ça pour moi.

Il indique de la main le landau.

— Je sais très bien ce qui est arrivé, et je n’ai aucun problème à vous dire à quel point tout a été horrible après l’accident. Mais je n’ai plus l’impression que ce soit à moi que cette histoire est arrivée.» (p.172)

 

Les employés de la Danish Pharma font tout pour que le produit soit en vente le plus rapidement possible sur les tablettes tandis que Thorsten cherche à mettre la population au courant des risques pour les consommateurs. La course contre la montre est enclenchée. Une multinationale, avec des ressources incroyables et un professeur et ses deux étudiantes qui se débrouillent avec les moyens du bord pour démontrer, preuves à l’appui, que le nouveau médicament est un danger pour ceux et celles qui pensent se guérir de la souffrance et du deuil en l’absorbant. Deux jeunes femmes bien différentes deviennent des éléments clefs de cette course à obstacles. 

 


FASCINATION

 

J’ai lu ce gros roman de près de quatre cents pages en deux jours, n’arrivant plus à m’en détacher. Complètement aspiré par les intrigues de ce polar médical et des personnages attachants, me répétant qu’il y avait des drames et des affrontements semblables dans le monde de la recherche. Nous sommes dans un milieu où l’ambition et le succès individuels prennent souvent le pas sur la rigueur scientifique et les protocoles qui doivent se faire selon des normes et des procédures strictes et ne jamais mettre la santé des gens en danger. On apprend régulièrement que certains ont manipulé des chiffres ou des éléments pour publier et faire les manchettes. 

Un livre d’une formidable intelligence. Anne Cathrine Bomann est une magicienne qui tire les ficelles et vous attire comme une araignée dans sa toile. Ça ne peut laisser indifférent et surtout c’est d’une prodigieuse actualité avec la course aux médicaments pour contrer les virus et les nombreuses maladies qui affligent les populations. Imaginez le succès commercial d’une entreprise qui inventerait un produit qui pourrait guérir des cancers incurables. 

Un monde fermé, secret et jaloux de ses prérogatives que cette écrivaine danoise nous permet de voir de l’intérieur. Un livre passionnant, juste, magnifiquement traduit. Un véritable plaisir.

 

BOMANN ANNE CATHRINEEn dehors de la game, La Peuplade, Chicoutimi, 408 pages.


https://lapeuplade.com/archives/livres/en-dehors-de-la-gamme

 

jeudi 7 septembre 2023

UNE BELLE FAÇON DE RIRE DE NOS TRAVERS

LA RENAISSANCE DE L’INTERLOPE de François Bellemare m’a fait sortir de mes habitudes. Dans son roman, l’écrivain manie l’humour comme certains agitaient le fleuret, il n’y a pas si longtemps pour pourfendre leurs adversaires. Une relecture des cent dernières années de l’histoire du Québec à travers les aventures de la famille Foulanault qui profite de toutes les occasions pour empocher des sous et s’enrichir. Ils s’accommodent avec la pensée dominante et tendent la main à ceux et celles qui cherchent à vivre des moments que les pouvoirs politique et religieux dénoncent vivement. L’Interlope, un édifice majestueux construit par l’ancêtre Octave, dans un lieu stratégique de la ville de Montréal, coin Saint-Laurent et Sainte-Catherine, en plein cœur de ce que l’on a nommé le Red Light où les marginaux de toutes les époques ont trouvé refuge et certaines consolations. Une occasion pour cet écrivain de se moquer de nos discours, de nos campagnes de moralité, de raconter l’évolution des mœurs au Québec qui passe par la stricte rigidité de l’Église vers une plus grande tolérance des différences. Un regard percutant, un humour décapant et aussi un courage certain pour ridiculiser les tenants de la rectitude de maintenant qui cherchent à refaire l’histoire occidentale et la plier à leurs obsessions individuelles.  

 

Une famille d’entrepreneurs, très respectable, les Foulanault, de père en fils et en fille, dirige cette entreprise plutôt originale. L’Interlope, un édifice grandiose que l’on pourrait qualifier de «multifonctionnel» se métamorphose selon le temps et les mœurs, attire une faune de marginaux qui entendent vivre des expériences qui sont souvent condamnées dans la société. L’écrivain, avec un humour corrosif, s’attarde à nos travers et à nos manières de voir, de réagir aux diktats qui ont régné au Québec au cours des années. Tout y passe! Les directives strictes de l’Église sont incontournables en remontant dans le siècle, les politiques et les combats de Duplessis. Plus près de nous, il y a eu la fameuse Révolution tranquille et l’évolution des mœurs, le féminisme en particulier et l’affirmation de sa différence dans la vie publique. Le défilé de la fierté gaie aurait fait scandale il y a quelques décennies, on s’en doute.

Bien sûr, il ne faut pas oublier le club de hockey du Canadien de Montréal qui ne savait plus perdre à une certaine époque et qui remportait la coupe Stanley une fois tous les trois ans. Les temps ont bien changé en ce qui concerne les péripéties de la Sainte-Flanelle. La présence des Québécois dans cette formation adorée est de plus en plus effacée et témoigne de la mondialisation de ce sport.

Les Foulanault ont rapproché les anglophones des francophones alors que c’était très mal vu, organisant des rencontres où l’on «mélangeait les langues». Les homosexuels et les lesbiennes qui vivaient leur sexualité dans la clandestinité y ont trouvé refuge. À l’Interlope, tous pouvaient sortir du placard et s’imposer sans risquer les foudres des biens pensants. Tout comme des réunions entre gens de races et d’origines diverses. Jusqu’à nos jours où l’identité physique est aussi flottante et instable que les banquises qui fondent à vue d’œil avec les changements climatiques. Tout cela sur fond de poésie et de chants qui marquent les différentes époques.

 

«Un soir de janvier où le calendrier affichait ainsi Charlevoix et Outaouais, l’Agora des huit couleurs entendit les raffinées tournures des Secrets de l’Origami et son autrice Gabrielle Boulianne-Tremblay entrecoupées des extraits plutôt rentre-dedans de José Claer, qu’il puisait dans son Mordre jusqu’au sang dans le rouge à lèvres. Pour la diversitude affalée devant eux sur de moelleux coussins recouvrant le plancher de marbre, ce fut une rare occasion de pouvoir comparer la dentelle avec le dental.» (p.125)

 

AUDACE

 

S’il est relativement facile de se moquer des travers de nos compatriotes des années 20 ou 50, il est plus difficile de caricaturer ses contemporains qui ont la couenne sensible et se montrent souvent belliqueux dans l’affirmation de leur identité ou leurs droits. Je signale le genre masculin et féminin qui en a pris pour son rhume depuis les dernières années où le sexe hérité à la naissance n’a plus l’hégémonie absolue. Ce qui importe, maintenant, c’est l’appartenance que l’on se donne par toutes sortes de mutations et de transformations hormonales et chirurgicales. 

Les Foulanault sont de véritables caméléons et savent encourager la rectitude politique pour gonfler leurs avoirs à la caisse Desjardins en ouvrant leurs portes aux ostracisés. Plus la société devient libertaire et permissive, plus leurs affaires en souffrent. De génération en génération, il faut trouver le filon, la veine pour attirer les laissés pour compte. Il y a constamment des individus qui se voient comme des oubliés et des persécutés, peu importe les époques, il suffit de les repérer.

François Bellemare adopte le point de vue le plus strict et le plus rigide pour ancrer son récit. J’ai aimé particulièrement ses notes de bas de page, de petits bijoux d’humour et de cynisme où il louange les manœuvres de Duplessis contre les grévistes de l’amiante, prenant toujours le contre-pied des contestataires pour mieux faire ressortir nos contradictions et nos travers. Un délice où il est difficile de ne pas étouffer ses rires. 

 


COURAGE

 

Il faut du courage maintenant pour se moquer de l’écriture inclusive et non genrée qui fait des siennes dans certaines revues et même des journaux. Une approche qui nous pousse vers des aberrations linguistiques qui n’a plus rien à voir avec le français ou la langue que j’ai apprise sur les bancs de la petite école? On sait que les tenants de cette récente «religion» ont la mèche courte et François Bellemare n’y va pas de main morte. De quoi rendre fou le correcteur Antidote!

 

«— Merci à toustes les commentateurixes, et touxes celleuxes des nouvelleux contributeurixes aliaes, ainsi qu’à Misix les polticiems participanxes a lo débat des chefxes, cèx eleganx orateutrices, toustes et chacun si déterminaes. Nous sommes restaes douxes entre nouxes, et Monestre lia animateutrice, aël est restae si patient! (Faisant une pause) Damoixes téléspectateurices, toustes vos proches — foeurs, tancles, nvèces — sont toustes contens des nombreuxes nouvols travailleurices — musicaens, ou mecanicienxes, patroms ou employaes, maitrems établixes ou nouvelleaux diplomaes — chacun etant invitae par ims. Ex toustes ceuzes qu restent indécixes, inerepllaes? Yels sont aussi désireuxes d’être heureuxes. Comme le dit maon ban voisaine — un granx poex, olle qui est restae éternyel bonx amy do citoyen moyenx, envers loquyel ul reste dévouae : restons touxes mobilisaes!» (p.180)

 

Ce discours de la première ministre du Québec est un bijou. Rien que pour ce passage, La relance de l’Interlope vaut la peine d’être lue. Une ironie saine, maîtrisée avec parfois quelques exagérations comme il se doit. J’ai pris un plaisir particulier à cette prose qui se moque de tous nos travers, de nos manies et de nos grands et petits débats qui perdent bien de la saveur avec le temps. François Bellemare renoue ainsi avec Marie Calumet, de Rodolphe Girard et La scouine, d’Albert Laberge, qui ont appris durement à leur époque que le clergé et les évêques n’avaient pas l’humour des gens ordinaires qui s’amusaient avec des chansons grivoises quand ils avaient vidé un verre ou plus. En espérant que François Bellemare ne reçoive pas le traitement que la société réservait à ces écrivains, les ostracisant et les condamnant à la misère.

Un regard, une perception, une manière de dépeindre des travers qui ne manquent jamais de s’imposer même dans ce que nous nommons avec le plus grand sérieux, la modernité où l’on prône la tolérance, l’égalité et l’individualité tous azimuts. Tout cela pour montrer que nous avons échappé au collectif le plus étouffant au cours des décennies pour se plier à un «je» despote qui permet toutes les dérives. 

De beaux moments avec François Bellemare, un écrivain audacieux et original qui nous sort du ronron quotidien et de nos habitudes de lecture.

 

BELLEMARE FRANÇOISLa renaissance de l’Interlope, Éditions du Sémaphore, Montréal, 208 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/la-renaissance-de-linterlope/ 

mercredi 30 août 2023

ÉLISE TURCOTTE SE SURPASSE ENCORE

IL Y A TOUJOURS quelqu’un dans votre enfance qui attire votre attention et devient un modèle. Comme si cet individu avait tracé un chemin par ses études ou simplement sa manière de foncer dans la vie. Pour Élise Turcotte, ce fut une tante, Denise Brosseau, une jeune femme partie tôt à Paris pour être comédienne. Elle travaille avec le mime Marcel Marceau, rencontre Alejandro Jodorowsky, le cinéaste que nous connaissons et le suit au Mexique en l’épousant. Elle apparaîtra dans quelques films, restera un personnage mythique, lointain qui fascine la poète qu’est Élise Turcotte alors. Pour moi, ce fut un professeur qui avait étudié en littérature et qui semblait avoir lu tous les livres. Il incarnait ce que je voulais devenir. Il était possible d’échapper à la forêt qui avait happé mes frères et toute l’énergie de mon père. Élise Turcotte a peu vu cette tante pourtant qui est revenue à Montréal vers la fin de sa vie et repoussera longtemps l’idée d’écrire ce livre. 

 

Françoise Gaudet-Smet, personnage connu, a entraîné la jeune Denise Brosseau à Paris pour l’éloigner de son fils, un étudiant en médecine. Une histoire d’amour qui n’a jamais eu de suite. Elle croise Marcel Marceau, le mime célèbre. Alejandro Jodorowsky est à Paris à ce moment-là et ils fraternisent. Elle fréquente Pauline Julien, Marcel Sabourin et bien d’autres Québécois qui se sentent obligés de passer par Paris, surtout à cette époque, pour chanter ou jouer au théâtre. L’étudiante fait des rencontres marquantes avec des femmes et des hommes qui vont devenir des figures dominantes des années plus tard. 

Comment rédiger un livre avec cette étoile filante qui alimente les rumeurs et fascine l’écrivaine? Surtout, comment cerner quelqu’un dont on sait si peu de choses?

 

«Je lui parle de cette tante que je n’ai pas beaucoup connue, mais à laquelle je suis liée par des fils invisibles. Une sorte de légende dans la famille qui, comme toutes les légendes, s’est développée dans l’absence. À moins que je ne sois la seule à l’entretenir, à y déceler ma propre envie de fuir, d’être ailleurs.» (p.24) 

 

Comment cerner cette femme marquée par la dépression et des problèmes de santé mentale? Élise Turcotte possède ses lettres à Gaston Miron. Juste ses missives à elle et pas celles du poète. Une correspondance qui a duré des années. Il lui envoyait des livres et des revues, la tenait au courant de l’actualité montréalaise et québécoise. Une histoire d’amour, certainement, que l’écrivaine ne peut qu’imaginer. 

 

«Jusque-là j’avais seulement deviné que sa vie avait croisé celle d’artistes que j’aimais : Réjean Ducharme, Pauline Julien, Gérald Godin et beaucoup d’autres. Elle avait été mariée avec Alejandro Jodorowsky pendant dix ans. Je me souvenais très bien de lui, il avait fait pour nous quelques figures de mime dans la rue Saint-Louis, à Saint-Laurent, alors que j’étais petite. Je me souviens m’être demandé s’il était mon oncle, cet homme tout en noir, si impressionnant.» (p.25)

 

Guère de documents tangibles pour suivre le parcours de cette femme qui étudie à l’Université de Mexico en 1968 et s’inscrira à l’Université de Montréal à son retour au Québec. Madame Turcotte rencontre son cousin au Mexique, le fils de Denise issu de son deuxième mariage avec le peintre Fernando Garcia Ponce qu’elle a beaucoup influencé. 

 

QUÊTE

 

Autoportrait d’une autre est une quête qui permet à Élise Turcotte de mieux cerner sa vie et ses pulsions, ses obsessions et son chemin d’écriture. Comme si elle se regardait dans un miroir où elle ne surprend que des reflets et des ombres. Comment attraper une nébuleuse sans être déçue?

 

«Il n’est pas question ici de revoir le passé sous une loupe accusatrice. Il n’est même pas question de revoir le passé. Je suis les traces d’une vie, parmi d’autres, je cherche un visage, avec ce qui m’a été offert. L’absence des lettres de Miron conduit peut-être à une piste, ou une simple fenêtre dans l’histoire. Aucun écrit venant d’elle n’a été retrouvé, à ma connaissance, sauf les lettres à Miron, et quelques lettres à mes grands-parents. C’est surprenant pour quelqu’un qui faisait des études de philosophie, qui aimait la littérature. La qualité de ces lettres me laisse croire cependant qu’elle écrivait.» (p.31)

 


DOCUMENTS

 

Les fameuses lettres à Miron, quelques photographies et à peine une mention dans les mémoires et les écrits des célébrités qu’elle a fréquentés et aimés. C’est tout de même étonnant parce que Denise Brosseau a expérimenté ce que peu de Québécoises peuvent revendiquer à cette époque. Impossible de la suivre à la trace comme Pierre Nepveu l’a fait dans Miron, la vie d’un homme ou encore s’inspirer de la démarche de François Ricard avec Gabrielle Roy, une vie.

Élise Turcotte ne peut qu’évoquer ce courant d’air, ce mythe qui échappe à toutes les questions. Elle se retrouve dans la position de l’archéologue qui, à partir de quelques éléments, tente de reconstituer la vie de cette femme énigmatique qui a connu des problèmes difficiles pour ne pas dire déroutants. Elle permet surtout à l’auteure du Parfum de la tubéreuse de secouer ses pulsions, ses goûts pour la littérature, la poésie, la musique et ses propres angoisses. Surtout, elle peut faire face à la mort qui hante son œuvre et semble l’attendre au coin de la rue. Je signale Pourquoi faire une maison avec ses morts que madame Turcotte publiait en 2007 et qui m’a tellement troublé. Tout le processus de l’écriture est là, captivant et fascinant. Je pense à Avec ou sans Kiki de Denise Brassard. L’essayiste a emprunté une piste similaire et une même manière de faire. Une légende et un mythe que madame Brassard tente de cerner tout en sachant très bien que l’essentiel glisse entre ses doigts. 

 

«Et je m’identifiais à elle, à ses doubles, à ses propres indentifications, à sa “folie” que je percevais et perçois toujours comme une résistance, une rébellion. Mais la folie est aussi demande d’aide, ce que je retrouve sans doute dans toutes les lettres de Denise à Miron.» (p.124)

 

Une œuvre captivante avec ses jeux de miroir. Une femme mythique, une légende, une écrivaine certainement qui a tenté de trouver un ancrage dans l’exil, des études de philosophie, de se voir peut-être, dans le travail des artistes qu’elle fréquentait et qui lui renvoyait sa passion, ses obsessions et ses peurs. Un terrible drame marquera la fin de cette femme douée, magnifique, capable de grandes choses et qui est disparue sans laisser de traces. Peut-être à cause de ce vent qui soufflait en elle, ce mal être qui la poussait loin de sa réalité et qui le jetait bouche bée devant l’étrangère qu’elle surprenait dans le miroir en se retournant. 

Un récit prenant et émouvant. Comme si les appels de Denise Brosseau avaient enfin un écho dans Autoportrait d’une autre, comme si sa détresse trouvait une oreille attentive. 

Denise Brosseau, femme libre, aura vécu, certainement, à côté d’elle à cause des tempêtes qui ravageaient son esprit. Ces bourrasques qui l’ont empêchée de faire sa marque dans l’aventure de la vie qu’elle voulait différente et pleine de surprises. Une femme passionnée par la littérature et la philosophie dans un monde d’hommes, il faut le mentionner, qui ne donnaient pas beaucoup d’espace à celles qu’ils se plaisaient à nommer leur muse dans leurs mémoires ou leurs tableaux. Une tragédie qu’Élise Turcotte évoque tout en en progressant avec une justesse et une pudeur remarquable. Les dernières pages de ce récit sont magnifiques, troublantes. L’écrivaine suit sa tante pas à pas, jusqu’au geste fatal. Ça m’a laissé tout croche, ému, la larme à l’œil, regardant la photo de madame Brosseau à la toute fin. Pendant de longues minutes, je me suis demandé ce qui pousse quelqu’un à vouloir s’échapper de soi pour en finir avec un mal qui empêche de respirer.

 

TURCOTTE ÉLISEAutoportrait d’une autre, Éditions Alto, Québec, 280 pages.

https://editionsalto.com/livres/autoportrait-dune-autre/

 

jeudi 24 août 2023

VERBOCZY VISITE LE PAYS DE SON ENFANCE

LA MAISON DE MON PÈRE n’est pas un roman de Marcel Pagnol, mais bien celui d’Akos Verboczy, un écrivain né en Hongrie qui a migré au Québec à l’âge de onze ans. L’un de ceux qui se sont bien intégrés à leur nouveau pays, allant jusqu’à voter oui au référendum portant sur l’indépendance du Québec. (Il l’avoue dans son récit.) Contrairement à sa mère qui n’a jamais voulu apprendre le français et qui a fini par s’installer à Toronto. Il s’agit du plébiscite de 1995 puisque l’auteur est né en 1975. L’écrivain a publié un titre évocateur en 2017 : Rhapsodie québécoise. Itinéraire d’un enfant de la loi 101. S’il s’est bien acclimaté à la vie québécoise, cela ne l’empêche pas de retourner dans sa ville d’origine pour rencontrer des membres de sa famille et des camarades, même parfois d’anciennes flammes qui lui ont remué le cœur pendant son adolescence. Juste un peu de nostalgie pour mettre ses pas dans les chemins de ses premières années et rêver à une existence qui aurait pu être autre, certainement.

 

Un migrant a beau s’adapter à sa situation, se faire des amis et une place dans sa nouvelle société, il reste que le lieu des premiers mots, des découvertes et des grandes complicités est incrusté en lui. Akos Verboczy aime garder des contacts avec sa famille de Hongrie. Chacun de ses retours dans son pays d’origine se transforme en pèlerinage où il se rappelle des anecdotes, des jours heureux en visitant des endroits qui ont marqué son enfance. Bien sûr, la vie s’écoule doucement, les gens vieillissent, quand ils n’ont pas la mauvaise idée de mourir. Il flâne pendant ses séjours dans les lieux qu’il fréquentait petit garçon, lorsqu’il découvrait le monde avec ses amis. Il retrouve des camarades de classe pendant une soirée où tous évoquent des moments inoubliables, des souvenirs qu’ils embellissent pour en faire des événements mythiques. 

La coutume veut cela. 

 

PÈLERINAGE

 

Sa maison familiale n’est plus tout à fait la même et l’école a été détruite. C’est ainsi que l’immigré, en s’installant ailleurs, entretient souvent l’illusion de retrouver un pays recroquevillé dans le temps. Ça m’arrive quand je reviens dans mon village de La Doré. Je suis un peu hanté par les années qui ont précédé mon départ à Montréal pour des études. À mon retour dans la région, les hasards de la vie ont fait que je migre au Saguenay. La paroisse que j’évoque, dans quasi tous mes ouvrages, est celle de mon enfance, de la période du début des années 1970 et avant. Pendant mes courts séjours, je me retrouve dans un village un peu étranger. Les demeures où habitaient mes amis ne sont plus ou ont été transformées par les nouveaux propriétaires. Les gigantesques saules qui bordaient la rue principale alors et les peupliers odorants qui cernaient l’église ont tous été abattus. 

Un véritable carnage. 

Je me souviens des arbres énormes de monsieur Duchesne tout près de l’école où j’ai amorcé ma sixième année. La vieille bâtisse à deux étages où j’ai continué mes études a été démolie avec le magasin de monsieur Matte tout près. Que dire de la cordonnerie de monsieur Théberge où je suis allé si souvent pour faire réparer mes bottes et mes mitaines? Je ferme les yeux et je sens encore l’odeur du cuir.

Akos Verboczy a été marqué par son père, un photographe qui aimait les femmes et beaucoup trop l’alcool. Il garde un bon souvenir de cet homme, d’un séjour dans un refuge situé dans la montagne où il pouvait surprendre les reflets du lac Balaton au loin. 

 

«Je ne suis peut-être pas chez moi proprement dit, mais très certainement en terrain connu. Un peu plus bas, vers le pont Marguerite, je vois l’immeuble où j’ai grandi et, plus loin, le parc Jaszai, le terrain de jeu de mon enfance. Je reconnais notre épicerie, l’échoppe du fleuriste sur le trottoir, aujourd’hui spécialisé en bonsaïs, alors que les boulangeries, cafés, coiffeurs et autres boutiques et restaurants ont eu le temps de changer maintes fois de vocation.» (p.24)

 

Il a été fasciné par son père, un homme instable, peu responsable malgré son côté généreux. Il n’a jamais payé de pension alimentaire à sa femme et les deux se sont affrontés dans des procédures judiciaires sans fin. Cela ne l’empêchait pas de surgir dans la vie de son garçon, de s’en occuper pendant quelques jours, de lui faire des surprises avec des cadeaux extravagants qui avaient l’art de faire sortir sa mère de ses gongs. Un charmeur, un rêveur, un amateur de poésie qui récitait des textes pendant des heures les soirs autour d’un feu. 

 

TRACES

 

Il y a des heures, des lieux qui ont laissé une marque indélébile chez le jeune garçon et l’adulte qu’il est devenu. Cette habitation de campagne située dans l’arrière-pays en et un, même s'il n'y a séjourné que pendant quelques jours. Avec un ami de toujours, il entreprend une excursion pour retrouver l’endroit et des souvenirs peut-être, des moments de bonheur où il a vu son paternel sous son meilleur angle. 

 

«Sur papier, la maison appartenait à Klara, la troisième femme de mon père. Un héritage dont elle ne savait que faire avant qu’il entre dans sa vie. Lui, le sut tout de suite.» (p.67)

 

Pas d’électricité, d’eau courante et de services d’égouts. Un monde rustique où la nature s’impose dans toute sa force et ses beautés. Tout comme ce camp que nous envahissions l’été pendant le temps des bleuets. Une installation en bois rond, sans commodités, un puits très profond et un peu mystérieux creusé par mon père. L’eau y était si froide, qu’elle gelait les dents. Il fallait aller dans la forêt pour nos besoins. J’en garde des souvenirs impérissables et ce sont là les moments les plus heureux de mon enfance. Nous vivions alors une liberté totale, pouvant nous baigner dans le grand lac Pemonka. Des semaines où nous pouvions oublier les interdictions de ma mère qui avait peur de tout. L’eau était l’une de ses phobies. Mon père et une tante nous surveillaient si peu. Que de rires, d’histoires, de plaisanteries avec le cousin et les cousines!

 

RETROUVAILLES

 

La visite dans un pays qui s’est transformé avec le temps, sous une pluie diluvienne, sera le point marquant de son voyage. Il confronte ainsi la réalité avec ses meilleurs souvenirs. 

 

«Le soleil jette sa lumière placide sur la maison de mon père au moment où je m’immobilise devant elle. Je reconnais le bâtiment, sa forme, ses proportions, son flanc gauche enfoncé dans la colline. Je reconnais aussi des détails oubliés. La texture raboteuse du mur de pierres, l’ondulation cadencée des bardeaux en céramique, l’arche de la porte principale en bois massif, cernée de fenêtres garnies de grilles. Et je reconnais cette atmosphère de bout du monde qui enveloppe les lieux.» (p.316)

 

Elle est là, semblable et différente. Tout change pour le meilleur et le pire. Le paradis de mon enfance est maintenant une bleuetière. Ce pays coincé entre le lac Pemonka et la rivière Ashuapmushuan avait des secrets, ses endroits mystérieux, ses personnages, un passé et tant de bêtes sauvages. Le tout est devenu un vaste champ anonyme. 

Un roman comme un album de photos que l’on regarde sans trop nous rappeler les visages, parce que l’on a négligé de les identifier et que nous avons l’impression de découvrir des étrangers. Un texte qui permet de nous faufiler avec l’écrivain dans sa Hongrie des origines, d’y surprendre des figures attachantes, des gens généreux et originaux.

Un récit humain et sensible. 

J’ai beaucoup aimé parce que Verboczy m’a donné le plaisir d’évoquer des moments qui flottent dans ma mémoire, dans mon histoire personnelle et qui vont probablement s’effacer avec le temps. Un voyage au pays de l’enfance, le plus marquant, celui qui a façonné l’adulte que vous êtes devenu. Quelle joie que de lire un tel roman, moi qui entretiens une certaine nostalgie du passé, un bonheur qui me pousse dans une époque lointaine que je ne cesse d’embellir dans mes ouvrages, dans un monde qui restera dans ma tête jusqu’à mon dernier souffle!

 

VERBOCZY AKOSLa maison de mon père, Éditions du Boréal, Montréal, 332 pages.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/maison-mon-pere-3973.html