mercredi 7 juin 2023

VOYAGE AU PAYS DU FROID ET DES OISEAUX

LE BLEU DES GLACIERS de Danielle Delorme m’a happé dès les premiers mots. Une sorte d’aspiration pendant ma lecture, comme un vent qui vous pousse dans le dos et rend la course facile. Un «haïbun», une forme littéraire, d’origine japonaise, qui allie prose brève et haïku. C’est l’écriture de Bashô dans ses journaux et ses carnets de voyage. Je ne plonge pas souvent dans ce genre d’ouvrage que les Éditions David publient avec régularité et grands soins. Danielle, ma compagne, m’a incité à ouvrir le livre. «Très beau», m’a-t-elle répété, «touchant». Et je me suis laissé entraîner dans le périple inusité de Danielle Delorme. Des pérégrinations originales que peu de gens osent faire, s’éloigner des parcours rassurants pour se faufiler en Antarctique, ce continent méconnu, avec quelques intrépides. Autant oublier son maillot de bain et les crèmes solaires. 

 

Le haïku reste une forme littéraire un peu mystérieuse pour moi. J’ai même participé à un camp à Baie-Comeau pour me familiariser avec ce petit poème, ses règles, ses possibilités et l’état d’esprit que cette écriture demande, mais je ne l’ai pas. Je n’ai pas le regard, le pas pour ça.

Je ne sais si je trouverais le courage de grimper dans un avion comme Danielle Delorme l’a fait pour filer vers le Sud, me poser à Santiago du Chili. Une courte escale pour reprendre son souffle et après, Buenos Aires en Argentine. Je pense à l’écrivain Borges, ce terrible lecteur qui après avoir ouvert tous les livres est devenu aveugle. Et encore une autre étape jusqu’à Ushuaïa, la ville la plus au sud de la planète. 

 

«La capitale de la Terre de Feu est belle, blottie au pied des montagnes. 

Les Andes plongent dans la mer. 

Ushuaïa, el fin del mondo.» (p.26)

 

Pour vous situer, la voyageuse est tout près du cap Horn qui permet de passer de l’Atlantique au Pacifique en contournant l’Amérique du Sud. Un lieu mythique et un endroit où bien des bâtiments ont sombré, avec tout leur équipage. Au bout de l’Amérique en quelque sorte, comme si la Terre avait atteint ses limites et toutes ses inventivités. Pour aller plus loin, se glisser dans l’au-delà de «el fin del mondo», il faut s’aventurer sur la mer. 

 

«De mon balcon, je regarde le spécialiste des eaux australes monter à bord du navire.

   Je me rends sur le pont et y reste jusqu’à ce que la noirceur s’installe.

   Ushuaïa, le bout du monde… pas vraiment.» (p.28)

 

Et je m’attarde devant la première photo du recueil pour en examiner tous les éléments. Je sens alors que je vais suivre Danielle Delorme, faire confiance à sa prose poétique, ses haïkus et ses clichés fascinants. Me voilà sur une plage peut-être. Du sable que l’on devine d’une blancheur formidable avec des graminées et des fleurs que je ne connais pas. L’auteure se retrouve dans un monde sauvage, étonnant, tout neuf ou très ancien. Je suis prêt à une incroyable immersion dans cette nature qui a su se protéger des convoitises humaines.

Le périple s’amorce alors, pas de retour en arrière. Je regarde dans la même direction que l’aventurière. Les Malouines, revenues dans l’actualité pour un conflit entre l’Argentine et les Britanniques en 1982. Victoire de Londres qui garde ses possessions dans cette partie du monde qui fait rarement les manchettes. 

 

«La mer ayant été particulièrement calme, le commandant devance à cet après-midi une première exploration des îles Malouines, territoire britannique d’outre-mer.» (p.37)

 

LE FROID

 

Le froid s’impose peu à peu. La voyageuse doit enfiler des vêtements d’hiver pour sortir à l’air libre avec son appareil photo pour ne rien rater. Avec elle, je deviens un regard, m’accroche à la rambarde du navire pour m’émerveiller des oiseaux qui arrivent comme des nuées, des manchots qui se prennent pour les maîtres de cet immense territoire parsemé d’îles et de glaciers. Un pays secoué par des vents violents, des vagues qui ne savent jamais s’épuiser ou se fatiguer.

 

«Sur la plage, des manchots papous se dandinent sur le sable blanc. L’orangé de leurs pattes et de leur bec contraste avec leur robe noire et blanche. Contrairement aux gorfous sauteurs, ils se déplacent parfois très rapidement. Parmi eux déambulent des rapaces et des charognards.» (p.47)

 

Pages 44 et 45, je m’attarde avec l’auteure sur une plage envahie par d’étranges touristes qui flânent on dirait. C’est peuplé, dense, habité par les manchots. Ils sont des centaines et des milliers à aller ici et là, à crier, à bouger, à discuter entre eux, peut-être de ces bizarres voyageurs qui les regardent si curieusement. Tous se côtoient sans trop de problèmes et de conflits, du moins je l’imagine. Chacun a ses préoccupations quotidiennes. Tous à échanger des nouvelles du monde peut-être. Tous ces manchots en habit de soirée pour une grande fête peut-être, pour accueillir les visiteurs et les impressionner.

 

REGARD

 

L’écrivaine garde ses distances cependant pour prendre des photos. Il ne faut pas perturber les bêtes. Elle a froid aux doigts et se méfie un peu des mouvements brusques des plus curieux qui s'approchent. Elle respire l’air pur et s’imprègne de l’univers des manchots qui semblent indifférents aux humains qui ne savent que regarder et sourire. Ce ne fut pas toujours le cas, parce que la chasse a fait des ravages ici aussi, il y a des décennies.

 

«La scène est époustouflante. Quelque trois cent mille adultes et poussins couvrent le pied et le flanc de la montagne. 

Il est strictement défendu de s’approcher et de toucher les oiseaux et les autres animaux.» (p.78)


La voyageuse se laisse happer par tout ce qui l’entoure, cette vie et ces appels. Il y a des mots qui tournent dans sa tête, des images qui surgissent et qui deviendront un haïku plus tard. L’impression d’être perdue dans ce monde d’éléphants de mer, de manchots qui vont partout et de ces oiseaux qui flottent sur le dos de la bourrasque. Et l’océan, les vagues qui gonflent et viennent se renverser sur les galets, le cri des cormorans qui s’abandonnent au vent. Les albatros, c’est si grands planeurs qu’on dirait qu’ils ne sont que des ailes. Et c’est le retour au navire, la plongée dans la houle grise et la brume, comme si la voyageuse s’enfonçait encore un peu plus dans le froid et l’inconnu pour y trouver des phénomènes étranges et inusités.

«Depuis son vêlage d’une plate-forme glaciaire de la péninsule antarctique, il y a plus de deux ans, cet iceberg tabulaire dérive dans l’océan Austral. Sa taille actuelle est de 160 kilomètres de long et sa superficie de plus de 5000 kilomètres carrés.» (p.119)

 

Ce n’est plus un glacier, mais une île qui dérive sur les flots, emportée par les vagues et les vents et la bousculade des jours. Un univers étrange, juste un peu plus petit que l’île d’Anticosti, qui semble vouloir faire le tour du monde.

 


SURPRISES

 

Et l’excursion devient plus exigeante avec les vents et le froid, les averses de neige et les grêlons, avec de belles découvertes bien sûr, des moments uniques, la certitude pour la voyageuse de prendre la photo inoubliable ou encore d’écrire quelques mots qui s’incrusteront dans sa mémoire. 

Danielle Delorme reste avide d’images, de couleurs, de curiosités comme ce manchot empereur tout droit sur sa plaque de glace, maître et capitaine de son îlot qui vogue sur la mer océane, tanguant dans le roulis et allant vers des surprises difficiles à prévoir, laissant entendre peut-être un chant ou des cris qui traduisent son excitation.

 

«Bien qu’il s’agisse de lignes imaginaires, je me sens vivante à ces carrefours.

 

dix éperons noirs

entre les glaces dérivantes

orques à bâbord

 

Nous entrons dans Le Goulet, l’étroit chenal qu’on emprunte pour atteindre la baie Marguerite.» (p.148)

 

Une immersion dans la beauté d’un continent qui se tient en marge des obsessions des prédateurs que sont les humains. Ils n’y ont laissé que très peu de traces lors de leurs passages. Un relais, des bâtiments, mais tout le reste appartient aux oiseaux et aux manchots.

 

«Je vais d’abord me recueillir quelques minutes devant la tombe d’Ernest Shackelton au cimetière des chasseurs de baleines.

Au sommet de la colline, toutes les pierres tombales sont orientées vers l’est, alors que celle de Shackelton, un peu à l’écart, pointe vers le pôle Sud. Sous la grisaille du ciel se détache la blancheur des croix, de la clôture et des pierres délimitant le terrain.» (p.97)

 

Véritable évasion dans le temps pour respirer, voir, humer une nature qui s’offre dans toute la pureté des origines, se berce selon les saisons, s’abandonne aux vents, aux poussées de la pluie et de la neige, les migrations des bêtes qui se côtoient et se reproduisent sans aucune entrave. 

Je m’attarde encore devant les photos pour flâner et m’imprégner de cette beauté fascinante qui nous laisse avec peu de mots. La sensation certainement d’être dans un milieu où l’on se sent un intrus et où vous n’êtes qu’un invité. 

Danielle Delorme m’a entraîné dans l’envers du connu, hors du temps pour me calmer, regarder et m’imbiber de la magnificence du ciel et de la mer, de toute cette vie qui s’y niche et s’y impose. Une immersion dans un univers où les animaux volants et rampants se partagent le territoire, où l’humain est tenu à distance par l’œil farouche des albatros ou des manchots empereurs qui montent la garde.

 

«mes yeux humides

   dernier regard sur l’Antarctique

   au soleil couchant» (p.150)

 

Le bleu des glaciers m’a fait vibrer, me sentir terriblement vivant, présent, là dans un milieu grouillant et étonnant, densément peuplé malgré le froid et la neige, mais tout aussi mystérieux et capable de se dissimuler dans une bourrasque ou le roulement des vagues. Un continent qui se livre et se dérobe à la fois, qu’il faut aborder avec beaucoup de lenteur et de patience, surtout de respect. 

Voilà un périple que peu de gens vont oser, mais qui a certainement changé l’aventurière, comme si son expédition lui avait permis de respirer la beauté du monde, de s’imbiber de sa grandeur et de sa fragilité. J’imagine qu’après un tel périple, la voyageuse doit être plus près de son âme et de la vie sous toutes ses formes.

 

DELORME DANIELLELe bleu des glaciers, Éditions David, Ottawa, 184 pages.

https://editionsdavid.com/livres/fiche-livre/?titre=le-bleu-des-glaciers&ISBN=9782895979265 

mercredi 31 mai 2023

LE GRAND OEUVRE DE GÉRARD BOUCHARD

GÉRARD BOUCHARD signe un livre impressionnant, peut-être le plus important de sa longue et prolifique carrière. Il l’a répété en entrevue et je ne peux le contredire après la lecture de cette réflexion portant sur l’enseignement de l’histoire au Québec. Plus de 390 pages serrées qui vous happent, vous font mieux voir ce Québec, «ce pays qui n’est toujours pas un pays» (la formule est de Victor-Lévy Beaulieu). Le titre indique bien la démarche de l’essayiste dans ce document qui devrait marquer un tournant, du moins je l’espère. Pour l’histoire nationale avec comme complément : Valeurs, nation, mythes fondateurs. Plusieurs de ces termes sont devenus suspects et nombre de figures publiques hésitent avant de les utiliser. Le mot «nation», par exemple, que l’on prononce du bout des lèvres ici et là dans les interventions officielles. La réflexion de Gérard Bouchard tente de montrer les turbulences qui secouent le pays, le vécu, les notions de population, la langue commune et la place des minorités dans notre communauté. «Le fil directeur de ce livre tient dans la crise qui menace actuellement les fondements symboliques de nos sociétés, où les principaux vecteurs traditionnels de transmission culturelle (Églises, école, littérature, médias, famille et autres) sont affaiblis ou en difficulté, sinon en retrait.» Voilà une lecture qui m’a entraîné dans les remous du passé et les soubresauts du présent. 

 

Le Québec, tout comme la plupart des pays occidentaux, vit un effondrement des valeurs. Des certitudes de naguère sont remises en question et le récit de l’histoire nationale est l’objet de débats et de controverses. Certains vocables sont devenus tabous pour des raisons plus ou moins obscures. « Nation », par exemple, est prononcé du bout des lèvres par certains qui hésitent à utiliser ce terme pour désigner les habitants du Québec. Un mot, un autre, voué aux hégémonies. 

Une liste plutôt inquiétante qui ne cesse de s’allonger. À croire que, désormais, il y a les bons mots et les mauvais. L’appellation «nègre», il faut la signaler. Une enseignante, Verushka Lieutenant-Duval a été suspendu à l’Université d’Ottawa pour avoir cité le titre de l’essai de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. Elle a été dénoncée par une étudiante et la direction a réagi de cette façon étonnante. 

Régulièrement, certains censeurs font des procès à des écrits que l’on corrige et adapte aux normes du jour. Les romans d’Agatha Christie sont l’objet de ce révisionnisme. Plusieurs livres sont carrément interdits. Nous sommes allés jusqu’à détruire des ouvrages dans les commissions scolaires de l’Ontario. Des publications aussi sulfureuses que Tintin et Astérix ont fini sous les dents de la déchiqueteuse. Ce n’est pas sans évoquer des périodes plutôt tristes de notre passé récent. La censure qui envoyait certains titres dans «l’enfer» du temps de mes études semble reprendre vie au Québec comme partout ailleurs dans le monde. Un phénomène qui rappelle de très mauvais souvenirs à ceux qui gardent en mémoire la montée du nazisme en Allemagne. Près de nous, le 31 mars 2019, des prêtres catholiques de la ville de Koszalin, en Pologne, brûlaient en public des livres de la saga Harry Potter qu’ils jugeaient sacrilèges. Et oui.

 

BANNISSEMENT

 

Dans la même veine, des personnages que l’on croyait des modèles sont déboulonnés. Claude Jutras, par exemple, a été banni du monde culturel et du cinéma québécois. Son nom que l’on avait accolé à des prix a disparu, comme certaines figures sous le régime de Mao qui s’effaçaient mystérieusement. 

Régulièrement, dans les médias, on fait un procès à des «héros» du passé et des monuments sont pris à partie par des manifestants. Signalons que la statue de John A, Macdonald a été décapitée à Montréal lors d’un rassemblement en 2020. 

Il y a aussi, depuis un certain temps, la «dictature» des minorités qui secoue nos sociétés. Il suffit de s’attarder à la publicité télévisuelle pour prendre conscience de cette mutation. Les Québécois blancs, hommes et femmes, y sont de moins en moins visibles. Comme s’ils avaient disparu de cette communauté ou qu’ils avaient migré sur une autre planète. Sans compter les orientations sexuelles qui s’imposent et s'affirment dans une langue étrange et singulière. Ce sont là les symptômes et des changement de valeurs qui secouent toutes les sociétés, de revendications et de comportements qui se font souvent sans réflexions et sous une impulsivité qui fait beaucoup plus de mal que le problème ou la situation que l’on veut corriger. 

 

«… notre siècle a perdu le sens de l’histoire qui triomphait depuis le XIXe siècle jusqu’au milieu du siècle suivant. Avec la “fin des grands récits”, le passé n’est plus un donné à transmettre à la façon d’un précieux héritage patrimonial. Il est devenu friable, objet de doutes, de critiques et de révisions, et parfois même de honte.» (p.9)

 

Ça me fait un pincement au cœur que de lire de tels propos. Surtout pour quelqu’un de ma génération qui a vécu la Révolution tranquille pendant son adolescence, vu la libération des femmes et la recherche d’égalité qui a bouleversé ma vie et des manières de faire. Une quête de liberté et d’affirmation personnelle avec une démarche collective qui s’est incarnée dans le Parti québécois qui a pris le pouvoir en 1976 et nous a menés à deux référendums sur la souveraineté.

 

DÉMARCHE

 

Pour étayer ses constats et ses dires, Gérard Bouchard se livre à une entreprise colossale que peu de gens ont osée. Pour saisir la pensée présente, il faut certainement visiter le passé de toutes les populations qui vivent dans les frontières connues du Québec. Une sorte de crochet de gauche ou d’uppercut à lord Durham qui proclamait, en 1839, que nous étions «un peuple sans littérature et sans histoire». Un regard dans le rétroviseur devient nécessaire pour comprendre ce qui agite notre société et le pourquoi de certaines revendications qui mobilisent des groupes bien différents. 

Monsieur Bouchard entreprend d’examiner un corpus de 103 livres d’histoire nationale qui ont été rédigés à des moments particuliers et qui ont servi à enseigner ou raconter le parcours des francophones au Québec entre 1804 et 2018. 

 

«En résumé, l’analyse sera restreinte aux mythes associés à l’époque française pionnière et à la façon dont ils ont été ultérieurement définis et redéfinis par les élites, et ce, jusque dans les manuels récents.» (p.134)

 

Tout s’amorce avec le début de la présence française en terre du Canada ou du Québec. L’arrivée de Jacques Cartier, les contacts avec les Autochtones, les agissements des conquérants qui s’emparent de tous les espaces au nom du roi de France. Bien sûr, les auteurs mettent en évidence les intentions mystiques et Dieu dans le vécu des nouveaux venus au Canada, même si dans le concret, l’Amérique dans l’esprit de la France était une colonie qui devait servir les intérêts de la métropole, apporter la richesse. La traite des fourrures représente peut-être le mieux cette vision avec les coureurs des bois qui étaient toujours en quête de nouveaux territoires de trappe et d’occasions d’affaires avec les Premières Nations. 

Les manuels de cette époque font beaucoup de place aux gens d’Église et aux idéalistes comme Maisonneuve et Jeanne-Mance. Pour les rédacteurs de ces manuels (surtout des religieux), l’empire français devait devenir un modèle de probité et d’intégrité. La population idéale s’incarnait dans les paysans qui louangeaient Dieu et obéissaient aux directives des prêtres. C’est du moins ce que j’ai appris dans mon Histoire du Canada de Paul-Émile Farley et Gustave Lamarche, deux clercs de Saint-Viateur. Une vision qui a perduré jusque dans les années 1960. Elle fut sérieusement questionnée alors par le fameux rapport Parent publié en 1966. Il s’agissait d’une véritable mutation de la pensée et on assistait à une laïcisation du passé. Pour la première fois, le mot «nation» passait dans l’ombre dans le document des réformistes. 

 

«Marquant une rupture radicale avec la tradition, il mit fin à la formule du récit lyrique, à la vocation patriotique et religieuse des manuels (tout en laissant la porte ouverte aux actes héroïques), et il introduisit des finalités comme l’objectivité, l’esprit critique, l’éducation à la citoyenneté (sans en faire une priorité), l’autonomie de l’élève (thème relancé par A. Lefebvre, 1973), l’intégration à la société, la promotion de la démocratie et du pluralisme (auquel tout un chapitre était consacré), l’ouverture au monde et la justice sociale, tout spécialement la dénonciation du racisme et de toute forme de discrimination.» (p.54)

 

Une description nouvelle des Autochtones s’impose et ils passeront de barbares (ce qui était le cas dans mon manuel) à des êtres de haute civilisation. 

 

CONTRADICTION

 

Étrange de constater comment, à partir du rapport Parent, les manuels d’histoire s’éloignent du présent et de la société en ébullition. Presque tous ignorent les luttes des femmes pour l’égalité, la reconnaissance de leurs droits et surtout le libre-choix de la maternité. Tout comme on parlera très peu des revendications syndicales qui ont changé le Québec contemporain.

L’idée de faire du Québec un pays tient pourtant le haut du pavé avec l’élection du gouvernement de René Lévesque et les deux référendums qui marqueront l’apogée de sa démarche. Étrangement, les différentes réformes tiennent peu compte de cette réalité dans les nouveaux modèles qu’ils proposent aux étudiants. 

Le maître devient plus discret et l’élève doit découvrir des faits et des éléments qui font en sorte qu’il puisse constituer sa propre histoire. Il me semble que cette approche est un peu singulière et qu’elle a donné des résultats plutôt désastreux dans l’enseignement du français où l’on a favorisé, à partir des années 70, l’expression, la parole au lieu de l’écrit et l'étude des textes. 

Gérard Bouchard signale des curiosités pour ne pas dire des aberrations dans ces projets de réforme et dans les manuels qu’il passe sous la loupe. La notion de nation disparaît, je l’ai déjà mentionné. Peut-être en réaction avec ce que ce mot signifiait pendant la Grande noirceur et le règne de Duplessis, surtout avec les excès vécus en Allemagne et en Italie. Des rédacteurs vont jusqu’à ignorer la déportation des Acadiens, la révolte des Patriotes de 1837. Même qu’ils gardent sous silence la tenue des deux référendums sur l’indépendance du Québec. 

 

CONSTATS

 

Après cette étude fouillée, Gérard Bouchard propose une approche pédagogique et concrète qui s’appuie sur les faits et les événements vécus par tous ceux et celles qui constituent la nation québécoise passée et présente. Ce récit doit signaler les décisions qui ont marqué le parcours de cette société qui s’est formée sur les rives du Saint-Laurent, doit aussi tenir compte des premiers occupants, des différentes nations autochtones qui peuplaient le territoire, des liens, des contacts, des échanges et des conséquences de cette invasion et de l’installation des Européens qui imposent leurs façons de faire et de voir. 

Il y a également les migrants venus d’Europe, la plupart du temps, et que l’on a occultés dans le récit historique. Chacun doit y trouver sa place dans une narration inclusive où le cheminement de chaque minorité enrichit le grand collectif et montre les caractéristiques des habitants du Québec. On s’est toujours peu attardé à décrire l’apport des Italiens, des Irlandais, des Polonais, des Africains, des Portugais, des Haïtiens et autres arrivants. Tous ont eu une importance considérable dans la culture et le vécu des Québécois. Gérard Bouchard tient compte de tous ces éléments et caractéristiques de ce peuplement qui constitue la «population» du Québec de maintenant. 

Monsieur Bouchard démontre très bien dans son survol que l’histoire reste fragile à certaines idéologies. L’omniprésence de l’église à partir de 1800 jusqu’en 1960 a profondément marqué le récit. Les clercs ignoraient les combats des femmes et leurs luttes, louangeaient leurs fonctions biologiques nationalisées d’une certaine façon dans ce que l’on a nommé «La revanche des berceaux»

 

«On en vient à la conclusion que les programmes officiels reproduisent mal les grands enjeux de la société. On en vient même à soupçonner qu’ils tentent parfois de les éviter autant que possible, en particulier les sujets susceptibles de heurter les sensibilités et de diviser — ceux-là justement qui demanderaient à être traités en priorité.» (p.208)

 

La chronique du passé qui tend vers une certaine objectivité ne peut être la somme de faits, sans explications ou commentaires, sous prétexte de neutralité. Le terme le dit. Nous parlons du parcours, de l’évolution et de la vie de femmes et d’hommes sur un territoire donné, des idées et des aventures de certains individus qui se sont démarqués et ont eu une influence considérable dans leur milieu. Le texte doit englober tous ces éléments, raconter ces aventures avec le plus de distance possible, sans devenir un manifeste qui promeut une idéologie comme l’a fait Léandre Bergeron dans son Petit manuel d’histoire du Québec où il militait pour l’indépendance. 

Alors, comment la présenter cette fameuse histoire?

Bien sûr, elle doit faire place au récit, à une trame qui permet de comprendre le vécu, les gestes et les décisions de ceux et celles qui nous ont précédés pour arriver à mieux éclairer le présent. Tenir compte des grandes valeurs que la société défend dans ses chartes des droits et libertés. Les principes d’égalité des hommes et des femmes, la liberté de pensée et de croyance. Relater simplement la vie des ancêtres avec leurs dérives, leurs défauts, leurs qualités, leur entêtement et leurs exploits. Peut-on ignorer le rôle du clergé dans l’aventure du Québec sous prétexte de devenir laïque? Le mot le dit, un traité d’histoire doit épouser le parcours d’une société avec ses composantes et ses caractéristiques, s’appuyer sur les récits des différents peuplements du territoire et raconter leurs liens, leurs oppositions, leurs ententes et la couleur qu’ils donnent au présent.

Après tout, ce manuel est souvent le premier livre que les étudiants vont lire, méditer pour comprendre qui ils sont dans leur milieu immédiat. L’ouvrage doit être attrayant, captivant, capable de susciter l’adhésion de tous et signaler des figures qui peuvent inspirer et servir de modèle. La narration historique, peu importe l’approche, relate toujours les gestes et la vie d’hommes et de femmes qui se partagent un espace, forment une société et utilisent une langue commune pour communiquer et vivre en harmonie le plus possible.

 

BOUCHARD GÉRARD, Pour l’histoire nationale, Valeurs, nation, mythes fondateurs, Éditions du Boréal, Montréal, 395 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/pour-histoire-nationale-3987.html

mardi 23 mai 2023

UN HÉRITAGE QUI N’EST PAS DE TOUT REPOS

IL N’Y A PAS si longtemps, lors du décès d’un proche, tout était réglé au quart de tour. Le cercueil, quelques jours au salon funéraire, l’exposition comme on disait, les obsèques et la rencontre des amis et de toute la parenté. La dépouille se retrouvait au cimetière, dans le lot familial. L’héritage allait au conjoint ou à la conjointe ou encore aux enfants. Ce n’est plus le cas. Les rituels entourant un décès à l’église sont devenus un peu désuets et prennent souvent des tournures étonnantes. Tout varie selon l’officiant ou les demandes des proches. Et il y a l’incinération qui vient compliquer les choses. Que faire des cendres? Où les déposer? Il y a le columbarium, cette forme de HLM qui fait penser aux cases postales. Rien de bien invitant. Que faire maintenant pour vivre pleinement ce moment et surtout quel cérémonial inventer? L’église tente de s’adapter à cette réalité, mais c’est souvent un peu curieux et vétuste. Sans rapport, comme on dit familièrement. La mort étonne, dérange. Que dire de l’aide médicale à mourir qui se faufile de plus en plus dans notre quotidien? Ça me fait étrange d’écrire ça parce que l’un de mes neveux, Dominique, atteint d’un cancer a eu recours à cette aide et a tout planifié avant le grand saut. Exactement comme Jacques Leroy, le père d’Ève.

 

Françoise Cliche dans Cimetière avec vue, quel beau titre, a eu la bonne idée de nous plonger dans le monde de l’héritière de Jacques Leroy! Sa fille doit exécuter certaines choses pour respecter les volontés de son paternel. Un homme directif, qui a tout planifié et tout prévu. Le père, un farceur incorrigible, un humoriste qui a souvent exaspéré sa légataire ne pouvait mourir comme la plupart des gens. Il la surprend comme s’il souhaitait lui faire une dernière blague. 

 

«Bonjour. Mme Ève Leroy, s’il vous plaît.»

Ça ne me plaît pas, mais je réponds tout de même, un peu par ennui, un peu par pitié pour le pauvre gars qui gagne sa vie de si triste façon.

«Oui, c’est moi.

— Mme Leroy, je veux d’abord vous offrir mes plus sincères condoléances, à vous et à toute votre famille. Je vous appelle afin de vous informer que l’urne de votre père est maintenant disponible. La crémation a été effectuée ce matin.» (p.13)

 

Il a bien gardé son secret. Atteint d’un cancer incurable, il a dit à tous ses amis et sa fille qu’il allait passer l’hiver en Floride, sous les rayons chauds et les palmiers, comme nombre de Québécois. Tout le monde le croyait là-bas, les pieds dans le sable, et la tête dans les nuages en train de surveiller le roulis des vagues ou encore le vol un peu lourd des pélicans. Sauf que tout cela était de la fiction. Il avait décidé de recevoir l’aide médicale à mourir dans le plus grand secret, sans prévenir Ève. L’appel maladroit d’un employé de la maison funéraire qui souhaitait se débarrasser des cendres, enfin presque, fait éclater la vérité. Une bien drôle de manière d’apprendre que son père est décédé. 

 

LA SUITE

 

Tout s’enchaîne alors. Le notaire, les conditions à respecter et dicter par Jacques. Ève hérite surtout, c’est une manière étrange de le dire, de son oncle Émile qui vit dans une résidence pour personnes âgées. Il est atteint d’Alzheimer et semble assez bien s’accommoder avec ses pertes de mémoire et ses absences. 

 

«Il m’invite à entrer. C’est l’Émile numéro 2, celui dont m’a parlé mon père, celui qui a remplacé l’Émile qui parlait peu et ne souriait pas. Me reviennent aussitôt en tête les mots que mon paternel a surlignés en jaune dans Les occasions manquées de Lucy Fricke : “Devenir gentil juste avant de mourir, c’est d’une méchanceté!” Mon oncle a sans aucun doute inspiré le choix de papa.» (p.71)

 

Ève, plutôt solitaire et irascible, déteste les surprises, mais le testament de Jacques la pousse dans une suite d’événements et de rencontres qu’elle ne pouvait prévoir. La comptable aime les chiffres et tout ce qui s’équilibre et est clair dans son esprit. Son géniteur a voulu que son départ n’ait rien de simple, de convenu ou encore d’ordinaire. Le notaire lui fait part de ses volontés et il a même des messages enregistrés pour elle. Le mort a décidé de ne pas laisser son héritière en paix et il s’impose, peut-être pour qu’elle lui fasse une petite place dans sa mémoire. 

Il y a des livres aussi avec des phrases soulignées en jaune qui sont de véritables énigmes. En plus des musiques que Jacques Leroy aimait et que sa fille découvre avec plaisir ou avec étonnement. 

 

BOUSCULADES

 

Le quotidien d’Ève change à partir de cet appel et de sa rencontre avec le notaire. Elle doit s’occuper de cet oncle, composer avec la direction de la maison pour personnes âgées, apprivoiser un homme tranquille, lui parler, le visiter régulièrement, combler sa solitude et peu à peu, participer aux grands et petits événements qui marquent la vie des résidents. Il y a aussi les voisins qui intriguent Ève et elle est bien capable de s’inventer des scénarios avec certains. 

 

«Les chaises sont disposées d’étrange façon, certaines en rangées bien ordonnées, certaines disséminées çà et là. Une vision insupportable, je meurs d’envie de tout replacer. L’arrivée des éclopés me fait comprendre les raisons de cet arrangement. Mon aversion pour les marchettes s’explique : je les déteste parce qu’elles engendrent le désordre. Aussi pour le grincement de leurs articulations et le bruit de leurs pattes lorsqu’elles avancent le long d’un interminable corridor. Le son des chaussures qui raclent le plancher ajoute à l’ambiance. Fermez les yeux et écoutez, frissons de peur garantis.» (p.164)

 

Ève sans le savoir reçoit le plus bel héritage qui soit. Elle est forcée de sortir de son petit monde où elle a l’habitude de s’enfermer pour s’ouvrir aux autres, à cet oncle affable et toujours discret d’abord. Et elle croise un préposé aux bénéficiaires comme on dit dans le jargon qui ne la laisse pas indifférente. Je n’irai pas à dire que le fameux père a prévu qu'Ève aurait un pincement au

cœur pour cet homme serviable, particulièrement généreux de son temps et de ses efforts avec les gens âgés. La fille doit devenir altruiste, ressentir de l’empathie pour ses semblables, oublier ses colonnes de chiffres et s’attarder devant ceux qui vivent, souffrent, aiment autour d’elle. Surtout, elle doit maîtriser sa mauvaise humeur et sa tendance à grogner contre tout ce qui vient bousculer ses habitudes, sa vie qu’elle voudrait contrôler comme un bilan d’entreprise. 

Voilà un roman que j’ai parcouru le sourire aux lèvres. On plonge dans un monde plutôt tranquille en apparence, celui des gens âgés, mais il y a une foule de rebondissements, d’événements inattendus et de surprises dans cette histoire ordinaire. Que faire des cendres d’abord? Ève cherche un cimetière agréable, parfait. Est-ce que cela existe? Moi qui aime fréquenter ces lieux, je n’ai pas encore trouvé un endroit où j’aurais envie de m’installer pour l’éternité. 

Voilà surtout un récit humain, tendre qui permet de réfléchir et de combattre des préjugés, de faire face aux contraintes que nous réserve la vie. C’est pour le mieux dans le cas d’Ève. 

 

«De retour à la maison, presque euphorique, je me sens d’humeur pour un bon Johnny Cash, celui classé dans les J; l’autre est un C. Mon père adorait Johnny Cash. Naïvement, je risque une nouvelle phrase jaune, la dernière m’avait beaucoup plu. Pour son adorable titre, je choisis le livre Les cowboys sont fatigués : “Quand le vent froid vous souffle sur la face et déchire vos paupières, qui peut dire d’où viennent les larmes sur votre visage?” Et voici que mon père et Julien Gravelle finissent de bousiller la journée que Francis avait gentiment réparée.» (p.235)

 

Il suffit de se laisser prendre par les aventures d’Ève, ses grognements et ses protestations. On découvre vite, malgré les apparences, que la fille a bon cœur. C’est le plus bel héritage que Jacques pouvait lui faire, la forcer à sortir de ses obsessions et de ses lubies pour se tourner vers les autres, s’oublier en donnant de son temps sans arrière-pensées. 

Et le sens de l’humour assuré de Françoise Cliche, qu’elle manie avec finesse tout au long de son récit, nous porte et nous retient. Curieux, parce que la lecture de ce roman m’a fait vivre un mélange de fiction et de réalité avec la mort de mon neveu. La vie et les livres permettent d’étranges coïncidences parfois. Assez étonnant, troublant.

 

CLICHE FRANÇOISECimetière avec vue, Éditions La Pleine Lune, Montréal, 280 pages.  

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/656/cimetiere-avec-vue 

jeudi 18 mai 2023

DANIEL GAGNON-BARBEAU A VÉCU L’ENFER

JE N’AI PAS été un fidèle de Daniel Gagnon-Barbeau et de ses publications. Je l’ai lu ici et là, me laissant entraîner par les chemins de lecture qui ne vont jamais en ligne droite. Et me voilà avec un petit livre dans les mains, un titre qui étonne : Dans les ténèbres de l’omerta. Un ouvrage où il s’attarde… Quel terme utiliser? L’écrivain nous pousse plutôt dans l’univers des enfants agressés, violentés de toutes les façons imaginables, de jeunes garçons qui sont livrés à des adultes sans âme, des proches, des parents malveillants en plus. Là encore, je ne trouve pas les mots pour qualifier ces démons. On a beaucoup parlé des sévices que les autochtones ont vécus, des petits kidnappés dans leur milieu, enfermés dans des pensionnats où ils ont enduré tous les outrages en plus de devoir enterrer leur origine et leur langue. C’est certainement la pire chose qui peut arriver à un garçon et une jeune fille qui commencent à peine à s’émerveiller des beautés du monde. Pourtant, on oublie souvent que des Québécois francophones ont subi un sort similaire, surtout dans des institutions d’enseignement où ils ont été violés, violentés et battus. Que dire des orphelins de Duplessis? Mon ami Bruno Roy m’en a tellement parlé.

 

Le mot qui m’a tiraillé tout au long de la lecture de Daniel Gagnon-Barbeau? Pourquoi? Pourquoi l’écrivain plonge dans ce récit insoutenable? Il faut parcourir tout le livre, cette «complainte» pour comprendre. D’abord, ce curieux mot pour qualifier le texte. On dit, selon Le Larousse, qu’il s’agit d’une chanson populaire racontant les malheurs d’un personnage. Un genre traditionnel important que j’aime beaucoup. Je pense surtout à La mort en camion interprétée par Michel Faubert. Un chant troublant parce que le défunt relate son histoire, son décès lors d’un accident. Il fait ses adieux à sa famille et sa mère.

Daniel Gagnon-Barbeau répond à la toute fin à cette question qui m’a fait hésiter souvent à tourner une page. 

 

«Dans la cinquantaine, j’ai retrouvé des souvenirs effroyables d’abus et de prostitution aux mains de mon père, ce qui explique peut-être l’intensité de ma révolte. Je me sens très proche du mouvement et des combats des “moi aussi”. J’admire leur courage de parler. Je me suis rendu compte alors que certaines scènes de mes romans étaient très proches des agressions dont j’avais été victime. Quelques scènes sont encore vives, celles par exemple dans des hôtels où nous étions vendus à des hommes, mais parfois, comme dans Loulou, j’étais jeté nu sur le corps d’une femme, d’une prostituée, simplement pour faire rire perversement mon père et mes oncles avec mon petit sexe d’enfant effaré et humilié devant eux par sa réaction involontaire.» (p.109)

 

Tous les mots de la langue française pour décrire l’agression, les abus pourraient être utilisés ici. Difficile d’imaginer un gamin souillé par son géniteur et forcé à se prostituer avec des adultes?

 

DÉFLAGRATION

 

Voilà un texte dense, rugueux pour ne pas dire étouffant. J’ai eu du mal à le suivre et à entendre tout ce que l’écrivain avait à raconter. Cette complainte est une véritable déflagration. Pourtant, je n’ai pu l’abandonner dans l’horreur, le dégoût et le découragement, dans ces eaux glauques et répugnantes. J’ai eu la sensation de m’enfoncer dans la vase avant de refaire surface une centaine de pages plus loin, à bout de souffle, d’espérance et de colère. Nommer les choses, dire les sévices devient une entreprise de survie pour l’écrivain qui doit y consacrer toute son énergie et son désarroi, s’accrocher aux mots pour repousser ce passé impossible, des scènes qui le hantent.

 

«En racontant l’abus, mais sans obscénité, peut-on faire comprendre le mal de l’intérieur, faire naître une émotion, peut-on vraiment donner forme à l’inexplicable et à l’abjecte violence?» (p.10)

 

La souffrance, l’avilissement, le pire que peut vivre un enfant qui ne demande qu’à faire confiance aux adultes et à profiter de tout ce que la vie peut offrir de merveilles. Un garçon livré aux instincts d’hommes dépravés qui les utilisent comme des objets, des choses malléables que l’on martyrise. 

 

«Il n’était pas rare que nous ayons le corps couvert d’ecchymoses et de morsures, particulièrement sur les cuisses et le bas ventre.» (p.9)

 

À noter que Daniel Gagnon-Barbeau n’emploie jamais le «je» dans sa narration et échappe ainsi à la tentation du drame personnel. Le «nous» permet d’englober le sort et les agressions subies par tous les jeunes qui ont été brutalisés par des adultes qui ont satisfait leurs fantasmes en tuant l’enfance et saccageant l’innocence.

 

DÉTRESSE

 

Un récit qui vous glace le sang et réussit à vous faire vivre la désespérance et la détresse de ces jeunes garçons que l’on traite comme des esclaves. Tous réduits au silence, sans jamais avoir le droit d’ouvrir la bouche ou de se plaindre. La loi de l’omerta pour que tout continue, que tout recommence jour après jour. Chaque phrase vous tourne à l’envers, vous donne envie de brailler. Comment des humains peuvent-ils descendre si bas?

 

«Certains d’entre nous ont connu une vie toute brève et sont morts avant de pouvoir parler. D’autres ont survécu, terrorisés et réduits au silence à jamais par leurs cauchemars et leurs maladies chroniques.» (p.11)

 

Comment garder confiance dans un monde qui se referme comme une huître, où le mutisme étouffe, où le cri, la parole et le hurlement sont interdits? Comment espérer un avenir où il est possible de rire, de s’amuser, de jouer, de s’inventer des rêves et des amitiés? Comment imaginer que la vie peut être différente, belle, heureuse avec des mains qui savent ce que sont les caresses et la tendresse?

 

«Aujourd’hui nous avons l’impression de revenir d’entre les morts, et nous nous demandons comment cela a pu arriver, comment nous avons pu réussir à survivre à ce monde tyrannique de bouches et de sexes voraces.» (p.13)

 


ÉCRITURE

 

Daniel Gagnon-Barbeau s’accroche aux mots avec un désir qui tient du désespoir. Il faut tout dire, tout dénoncer, tout décrire pour se débarrasser de l’abjecte et de la douleur, pour refaire surface dans et par les phrases. Mais comment exprimer ce qui ne se dit pas, comment peindre l’inavouable et l’impossible? Écrire pour respirer, pour se faire un petit espace dans sa tête et faire éclater la vérité au grand jour comme une grenade qu’on lance dans la foule. 

 

«En 2003, j’ai obtenu de la Cour supérieure du Québec une citation à comparaître contre mon père pour abus sexuels sur moi enfant. J’ai dû faire ce qu’on appelle “une plainte privée”, car la police et le procureur avaient refusé de m’entendre, protégeant toujours exagérément la réputation des abuseurs. Ma famille m’a ostracisé. C’est dire les difficultés que les victimes d’abus sexuels doivent affronter. Il n’y a pas eu de procès.» (p.110)

 

Révolté, les poings serrés, j’ai refermé ce témoignage désarmant. Comment cela est-il possible? Comment cela peut-il arriver dans une société que l’on déclare civilisée?

Cette complainte est le chant le plus terrible que j’ai pu parcourir au cours des dernières années. 

Je crois que vous ne serez pas nombreux à réagir ou à vous risquer Dans les ténèbres de l’omerta. Je vous connais mes lecteurs. Vous n’aimez pas ce genre de témoignage. Je vous comprends, mais nous devons savoir, entendre ceux et celles qui osent prendre la parole, dénoncer, accuser et décrire une enfance où tout leur a été enlevé. 

Il a fallu une immense détermination à Daniel Gagnon-Barbeau pour plonger dans cette entreprise qu’il a illustrée avec des éclaboussures à l’encre noire, des taches, des visages grugés, rongés, mordus et défaits, inquiétants et farouches, flottants entre la vie et la mort. 

Quel courage a cet écrivain et peintre touché à l’âme et dans son intelligence! Nous avons le devoir de l’entendre et surtout d’écouter sa détresse d’adulte qui reste fragile, si émouvant et vrai. Daniel Gagnon-Barbeau doit se débattre toutes les nuits dans des cauchemars qui le hantent. Il faut lui souhaiter des moments d’apaisement après cette confession qui a dû le laisser la tête vide et le corps épuisé. Voilà un écrivain de courage et de paroles. Un rescapé, un humain digne et admirable qui a vécu l’enfer.

 

GAGNON-BARBEAU DANIELDans les ténèbres de l’omerta, Éditions du Sémaphore, Montréal, 112 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/dans-les-tenebres-de-lomerta/