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vendredi 3 juin 2022

LA GUERRE DES FEMMES CONTINUE


CATHERINE MORENCY 
vient de publier un quatrième livre de poésie, Le jour survit à sa chute, un recueil fascinant par son propos et sa présentationL’ouvrage comprend sept parties ou moments qui permettent à la narratrice de passer de la servilité à la liberté, tout comme le matin triomphe de la nuit s’imposant à l’aube. Chacun de ces moments offre des similitudes dans la texture même du poème. Les textes reposent sur quatre mouvements de deux segments la plupart du temps. Et à la troisième poussée, la poète se restreint à quatre vers. Et après, dans la montée vers la lumière, la parole s’appuie sur trois strophes, le triangle qui indique la stabilité et l’équilibre. Un travail d’orfèvre remarquable. 


Les interprétations symboliques me fascinent, surtout avec les nombres et les signes qui dévoilent les archétypes. En ce qui concerne le chiffre quatre, plusieurs constats étonnent. «Dans la plupart des philosophies et religions, le nombre quatre suggère le carré, la Terre, la totalité de l’univers manifesté, créé et révélé. C’est le domaine du concret, du limité». Ça se moule très bien au poème qui présente une formidable unité qui témoigne de la réalité des femmes. «Le chiffre quatre évoque aussi l’organisation, l’équilibre et la perfection. Il invite l’individu à mieux se connaître et à prendre sa place dans le monde. Il illustre quelques-unes des règles universelles fondamentales : les lois de correspondance, des cycles, celle d’équilibre et d’harmonie…» 

Voilà qui coïncide bien avec la démarche de Catherine Morency. Comme si la poète travaillait ses textes avec une équerre, cherchant une forme géométrique qui épouse parfaitement son propos.

 

«Il est temps de t’habiller de clarté

   ranger la couverture qui te servait d’effroi.» (p.9)

 

«S’habiller de clarté», de lumière pour se libérer des forces obscures et devenir visible en plein milieu du jour, se défaire de toutes les contraintes qui étouffent les femmes depuis la nuit des temps. 

 

DÉPART

 

Nous sommes fixés dès le premier mouvement. L’ordre retentit, le hurlement. «Tu vas la fermer!» La voix de l’oracle s’élève et répète les diktats des dieux. La femme doit obéir, se tenir dans le monde des objets et des choses.

 

«Les coups tombent

 

   exangue un corps

   niche dans ses abîmes

 

   tu vas la fermer

   je te jure

 

   expire la décence

   la blancheur devient cri.» (p.13)

 

La femme n’est plus qu’un corps blême qui a perdu beaucoup de sang. Des voix lui intiment de se taire, celles de ces dieux qui régissent l’ordre de l’univers. Toute recroquevillée, réduite à un gémissement et un hurlement, elle entreprend de se rapailler pour se donner une existence.

 

«tes membres se disloquent

   errent entre les tranchées» (p.15)

 

Cette violence tutélaire met le corps en charpie. Ses membres bougent entre les tranchées d’un champ de bataille où les armées se font face. Leur cible : la femme. Les opposants mènent une même guerre contre elles et se partagent les dépouilles. 

C’est troublant. 

La femme se traîne au cœur de ces combats et de cette barbarie absurdeElle doit confronter le meurtre, le viol, les mutilations et les pires atrocités. Nous le vivons en Ukraine depuis cent jours. Les militaires agressent les femmes et les adolescentes avant de les exécuter ou de les laisser pour mortes. Toutes devenues butin de guerre que l’on rejette comme de vieux sacs après usage. 

 

«Une claque puis une autre

 

   des astres pleuvent derrière les tempes

   t’ament pour des luttes souveraines

 

   le vrai combat commence

   quand tu cesses de croire

 

   sur le seuil

   un masque de renard roux,» (p.20)

 

PARE-BALLES 

 

«Deux lignes bleues apparaissent». Voilà la femme enceinte, envahie par l’embryon. Son corps va-t-il perpétuer la violence, la soumission, cette guerre qui ne prend jamais fin? Doit-elle fermer les yeux et rêver à l’amour et à une tendresse impossible? Son refus claque comme une porte. L’avortement devient geste de libération, d'appropriation. Pas question de s’abandonner à la maternité dans ces conditions.

 

«Un bruit

   une succion

 

   confirment 

   le tarissement

 

   ne croîtra plus

   en toi

 

   que l’engramme

   du germe.» (p.36)

 

Premier pas dans la reconquête de son corps, de soi, la libération, le combat toujours à refaire. Nous le voyons aux États-Unis où l’on bannit ce recours dans plusieurs états. Il ne restera que cette trace dans la mémoire d’une vie qui aurait pu advenir, différente et aimante.

 

«Des lumières nous brisent

   d’autres nous effacent

   entre ton sang et le nôtre

   germe un escalier.» (p.43)

 

CHEMINS

 

L’affirmation peut prendre bien des formes et des directions. Tout commence par la parole, la conscience de soi. Ça suffit les coups, les cris étouffés et l’obéissance à l’oracle qui impose sa loi depuis toujours. Tout change quand elles se redressent et prennent possession de leur espace, «en plein midi soleil» comme l’écrivait mon amie Nicole Houde.

 

«Fini le temps des filles

   couche-toi là

 

   prends ma main

   frotte mon sexe

 

   nous ne sommes plus vos chiennes

   rompues au domestique

 

   nous prenons poing

   sur un sentier plus juste.» (p.65)

 

Enfin la libération, la conquête de la planète du corps et l’affirmation dans tous les aspects du jour. La vie réclame toutes ses dimensions et ses désirs. 

 

«J’enfourche une monture

   rejoins la plaine dans ton front

 

   tu délies la langue

   voles le feu aux hommes

 

   les grands faunes ressurgissent

   sous un autre pelage.» (p.76)

 

Un cri fait tomber les carcans et les frontières établies par la société des mâles. C’est « le vol du feu », la survie et l’être qui peut faire face à toutes les situations. L’élan abat les murs et repousse les ordres qui ont toujours réduit les femmes au silence et à l’obéissance.

 

«Il n’existe pas de pays

   pas de terre qui ne te soient natals

 

   dans le silence une eau étroite

   reprend ses droits

 

   ouvre des veines sous ton torse.» (p.91)

 

Voilà une poésie qui s’ancre dans le réel et propose une démarche exigeante d’affirmation et d’espoir pour échapper à une dictature que nous avons encore bien du mal à contrer. Les femmes restent la cible de cette violence aveugle, de meurtres sordides qui frappent aussi les enfants. Les médias nous gavent de cette démence quotidienne. Partout, elles se débattent entre les tranchées, arrivent tant bien que mal à se faire justice quand elles se révoltent et attaquent les murailles derrière lesquelles se réfugient les combattants mâles. Une poésie sentie, poignante et exigeante, sans artifices s’impose après bien des arrêts et des pleurs. 

Je me suis longuement attardé sur les textes de Catherine Morency pour en voir toutes les facettes. Les répétant à voix haute pour en saisir la cadence et la pulsion. J’ai eu l’impression de polir un diamant qui montre toute sa beauté et sa valeur après bien des efforts. Le lecteur doit s'attarder sur chacun des mots pour s’imbiber de l’univers de cette poète qui parle juste, reprend un grand cri de libération qui s’avère encore et toujours nécessaire. 

Voilà une tentative remarquable de concision et de retenue; un élan du cœur et de l’âme qui transforme le monde, le lave de ses obsessions et de ses violences.

 

MORENCY CATHERINELe jour survit à sa chute, Éditions LE LÉZARD AMOUREUX, 100 pages, 22,95 $.

 

https://www.groupenotabene.com/publication/le-jour-survit-à-sa-chute

lundi 30 mai 2022

SIMON ROY TENTE D’APPRIVOISER LA MORT

SIMON ROY a fait les manchettes récemment avec Ma fin du monde, un ouvrage qu’il présente comme sa dernière publication. L’écrivain souffre d’un cancer incurable au cerveau. La tumeur perturbe le langage, l’outil privilégié de cet enseignant et auteur. Il a rédigé son essai rapidement sous l’effet d’un médicament qui provoque des insomnies. Son passage à Tout le monde en parle a touché bien des gens et son bouquin a trouvé ainsi nombre de lecteurs. Voilà un homme qui signe son ultime livre, il le répète. Mais quelle surprise lui réserve la vie? Avec lui, on croise les doigts, l’accompagnant vers un rendez-vous que tous souhaiteraient éviter. Brûler ses dernières cartouches et décider de tout arrêter si la douleur devient intolérable. Roy a fait appel à l’aide médicale à mourir même s’il ne sait pas s’il va en arriver là. Un témoignage bouleversant.

 

Simon Roy me semble un homme courageux, lucide qui tente de vivre les jours qui lui restent avec le sourire. J’étais curieux de lire le fruit de ces nuits d’insomnies, sachant que le temps lui était compté, qu’il s’enfonçait dans un sentier de plus en plus étroit. «… car, comme l’écrit Yvon Rivard dans Le Dernier Chalet, “on ne peut écrire en se disant que le livre qu’on écrit est le dernier […] car on ne peut écrire qu’en faisant inconsciemment le pari qu’écrire retardera et même repoussera indéfiniment la mort, que l’écriture, comme la prière, est une sorte de rétrécissement, semblable à la mort, qui conduit non pas à une autre vie, mais à l’élargissement de celle-ci.” (p.10)

Que peut-on dire quand nous voilà debout et tremblants dans un ultime virage, à un âge où tout peut encore arriver? Simon Roy nous offre une forme de testament littéraire. 

 

PARCOURS

 

Je me suis arrêté après quelques pages. Déboussolé. Que me proposait l’écrivain? Pourquoi parler de la fameuse émission réalisée par Orson Welles, La guerre des mondes, une adaptation radiophonique du roman de H. G. Wells, diffusée le 30 octobre 1938? Et pourquoi s’attarder à Stephen King? Évoquer Les ailes du désir de Wim Wenders, un très beau film que j’ai visionné à quelques reprises, me rassurait un peu. Je m’avançais en terrain connu avec ces anges qui accompagnent des errants dans leurs désespoirs et leurs découragements. 

J’ai tout recommencé en pensant que Simon Roy faisait peut-être un détour pour cerner son angoisse, apprivoiser la vie et surtout la mort. « L’œuvre d’épouvante s’attache à cultiver des émotions qui comptent parmi les plus primitives de l’être humain. La peur est multiple. Tout le monde a peur. Pas besoin de monstres ou d’entités surnaturelles pour la provoquer. » (p.19)

Et j’ai compris, page 20, quand il énumère les formes que prend la frayeur. Comment ça marche la peur et pourquoi nous tremblons devant des monstres, des événements inéluctables, sa fin qui approche à grands pas? Qui n’éprouverait pas d’angoisse en luttant avec un cancer du cerveau? La tumeur le prive de mots et l’éloigne de l’écriture. 

La terreur a donné naissance aux mythes, aux légendes, aux contes pour se rassurer un peu. Les religions aussi. Les dieux se moquent de cette fin inexplicable. Roy s’attarde à Welles et King pour tenter de saisir les mécanismes de la crainte, de la panique qui fait perdre ses moyens. En comprenant peut-être comment ça marche, Simon Roy pourra apprivoiser ses hantises si l’on peut dire. 

 

COMPRENDRE

 

Chasser la peur devant l’inconnu quand on sent son corps s’échapper. Comment s’empêcher de basculer dans l’irrationnel lorsque tout s’enraye? Peut-on apprivoiser la mort, la fin de son monde et de sa conscience? Pourquoi craignons-nous les extraterrestres, comme si tout ce qui peut vivre en dehors de notre petite planète n’attendait que le moment de nous envahir et de nous dominer

La bombe atomique, dans les années 50, a fait angoisser des populations. Et, certains souffrent maintenant d’anxiété devant les changements climatiques, surtout des jeunes. Qu’est-ce qui déclenche ces réactions déraisonnables? « La peur s’accroche, tenace. Une fois qu’elle s’est pointée, impossible de faire comme si elle n’avait pas traversé notre esprit tant elle est vicieuse. La peur contamine tout. Comme une spirale, elle part en vrille en s’éloignant du noyau de la sérénité. La peur dissout dans sa chute les structures sous-jacentes tout comme la confiance la mieux ancrée. » (p.70)

 

TÉMOINS

 

Simon Roy tâche d’étourdir ses terreurs et de calmer ses angoisses en s’attardant à certains témoignages. Des femmes et des hommes ont vécu des expériences particulières en échappant à leur réalité pendant de longues minutes. Ils ont flotté hors de soi, voyageant si l’on veut en orbite autour de leurs corps. Ils ont ressenti une forme de sérénité difficile à atteindre lorsqu’on se débat dans le quotidien. 

Cette attirance pour la vie après la mort fascine depuis la nuit des temps. L’oncle de Simon détient des pouvoirs, semble-t-il. Il peut arrêter la douleur tout comme l’écoulement du sang quand on se blesse. Un don. Simon Roy aimerait percer son secret. D’où ça vient? Qui transmet ce pouvoir de guérison? Y a-t-il une présence, un esprit hors de la dimension des humains auquel certains auraient accès? Comment cerner son soi, le prendre dans le creux de ses mains pour l’examiner sous toutes ses coutures ? Des preuves pour éloigner la peur et nous raccrocher à une forme de continuité ou de certitude. « Lorsque je parle de mon rapport à la mort avec des amis, chacun écoute attentivement avant d’y aller de son témoignage lié à des phénomènes particuliers. Notre esprit nous a tous, un jour ou l’autre, fait dévier vers des croyances saugrenues, ne serait-ce que pour les rejeter au final après réflexion où le rationnel l’emporte. » (p.76)

La raison refuse de basculer dans le néant, de s’enfoncer dans un trou noir où tout se replie sur soi. « Penser à sa fin prochaine, se demander de loin en loin s’il y a un autre monde après. Pour dire la vérité, j’y songe chaque jour, plusieurs fois.» (p.76) Personne ne souhaite devenir un nom dans un registre ou un tiret entre la date de sa naissance et celle de sa mort sur une pierre tombale.

Comment faire face? Vivre intensément, oublier le passé et le futur pour se blottir dans le présent, cet instant qui s’écoule. Comment s’ancrer dans une bulle qui libère de tout?

 

RENCONTRE

 

À la toute fin de son ouvrage, Simon Roy se retrouve avec un proche. Ils discutent dans un endroit paisible où la vie prend ses aises. Les deux se livrent. Pas de cachotteries. Ils tentent de cerner l’être, cette étincelle qui allume le corps et permet de respirer, d’être une conscience dans un certain espace. Échanger avec son ami qui reste attentif, présent comme jamais. « J’aimerais juste être fixé sur comment ça va se passer. Est-ce que je vais choker juste avant la piqûre finale? Je suis assez en paix avec la mort. Avec la mort elle-même. J’suis même curieux de savoir si y a quelque chose de l’autre côté. Sauf la peur de faire une autre crise d’épilepsie, de pus en revenir autrement que comme un fou qui attend de rendre l’âme, de pus savoir parler, communiquer, perdre la raison, quoi? » (p.115)

Le temps se recroqueville quand ils se regardent dans les yeux et c’est tout ce qui importe. « Dernière balade avec mon ami » touche par sa simplicité et sa profondeur. Je l’ai relu trois fois pour ne rien manquer, pour que tout demeure bien vivant. Et peut-être que la vie doit se mouler à la mort pour recommencer. Mais cela ne rassure pas, bien sûr. Il reste toujours des questions qui dépassent et qui se terminent avec de terribles points d’interrogation. 

Bonne route, Simon Roy, respire le plus longtemps possible et continue à écrire pour éloigner tes peurs.

 

ROY SIMONMa fin du monde, Éditions du BORÉAL, 136 pages, 22,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/fin-monde-2837.html

mardi 24 mai 2022

L’APPEL DE LA ROUTE RESTE TOUJOURS TRÈS FORT


PHILIPPE PLANIFIE un voyage en Europe avec Paul. Les deux amis vivront quelques mois en Europe, un an peut-être, avant de rentrer et d’amorcer leur vraie vie dans le travail et en fondant une famille. Une tâche exigeante chez un vignoble d’abord et après Paris, des séminaires à la Sorbonne avec Roland Barthes et surtout le hasard qui risque de bousculer les voyageurs. Difficile de prévoir son itinéraire quand on décide de quitter sa ville et son pays pour foncer dans l’inconnu et que l’on s’abandonne au hasard et aux facéties du destin.

 

Paul ne sera pas de l’aventure. Son père se meurt. Un cancer incurable. Philippe part seul en Suisse et s’installe dans un établissement viticole. Un travail pénible, difficile pour le jeune homme, mais un peu d’argent s’accepte bien quand on débarque à l’étranger. Il y a aussi les nouveaux amis, des rencontres surprenantes et surtout Paris qui l’attend. 

Après, un émerveillement en entrant en gare de Lyon. Une belle Italienne aborde Philippe. Chiara. C’est le coup de foudre, l’aventure amoureuse comme il s’en vit dans les romans et les films. «À la fois étonnés et saisis d’une irrésistible attirance, les corps se découvrent dans l’intimité, tantôt lentement, tantôt frénétiquement : les caresses parlent un langage débridé de plaisirs à donner et à recevoir…» (p.24) 

Les mains, les lèvres, les yeux se cherchent, se subjuguent, s’apprivoisent, se trouvent dans une danse qui fortifie le cœur et l’âme. Tout cela même si Philippe ne veut pas s’attacher et qu’il entend bien profiter de sa liberté. «Pas question de se laisser piéger par l’amour exclusif.» (p.14)

Et la belle disparaît comme elle a surgi sur le quai de la gare après des jours et des nuits intenses, abandonnant un mot et un livre. «Graziella d’Alphonse de Lamartine, édition de 1927.» (p.26), la promesse de se revoir. Y a-t-il un message à déchiffrer dans cette fiction? Philippe va tenter de comprendre en feuilletant l’ouvrage. 

Le jeune homme est ébranlé, perdu, mais il reste l’espoir de retrouver celle qui est entrée dans sa vie comme un tsunami et s’est envolée aussi rapidement qu’un rêve qui laisse pantois au réveil. Il vient de vivre des moments magiques où les corps, dans la gestuelle amoureuse, permettent de croire à l’éternité. 

 

ATTENTE

 

Commence alors la véritable errance, les jours qui poussent Philippe dans Paris et le font aller comme une bille de billard qui roule sur le tapis vert. Impossible d’oublier Chiara même si le hasard lui réserve des surprises. Il se fie à son instinct et ne dit jamais non à une aventure. 

Une femme étrange l’aborde. Une complicité improbable naît. Dominique s’avère être un homme qui l’invite dans sa famille en Normandie, à Fécamp, la ville de mon ami Philippe Porée-Kurrer, un excellent écrivain. Et une excursion en Espagne suit avec une Allemande, Ingrid, une fonceuse dotée d’un grand sens de l’humour. Le voyage dans toute sa quintessence et sa splendeur nous emporte alors. Retour en France. Et pourquoi ne pas bousculer les choses, se rendre en Italie, débarquer dans l’île de Procida où Chiara réside?

Voilà Philippe dans un vrai drame cornélien. La belle Chiara est mariée avec un homme plutôt inquiétant qui contrôle tout sur l’île. Le Québécois doit sauver sa peau. Rien de moins. La rencontre, les retrouvailles, les éblouissements du corps n’auront pas lieu. Philippe nage en plein drame, blessé au cœur et à l’âme. Plus, il a l’impression qu’un personnage louche le suit partout et il craint pour sa vie.

John, un Américain qui a fui les États-Unis comme nombre de ses concitoyens, pour ne pas faire la guerre au Vietnam, le secoue. Plusieurs de ces pacifistes se sont installés à Montréal alors. Pourquoi ne pas accompagner ce grand bonhomme sympathique aux Indes où il rêve d’harmoniser son être et son esprit, le cœur et la raison avec le yoga et la méditation? Même les Beatles, à l’époque, n’ont su résister à cette mode qui promettait de donner un nouvel ancrage à sa vie en allant vivre dans un ashram sous la tutelle d’un gourou. Et c’est la destination que tous les routards semblent emprunter. 

Tout se terminera rapidement. 

Le mari de Chiara meurt et elle donne naissance à un bébé. Ce poupon est peut-être l’enfant du Québécois. Philippe décide d’éclaircir les choses. «Je veux en avoir le cœur net. Bien que je n’aie jamais sérieusement envisagé la paternité, je ressens une vive émotion à l’idée que cet enfant puisse être de moi. Comment le savoir? Je dois absolument revoir Chiara.» (p.180) Rien ne se passera comme prévu. 

Philippe rentre au Québec l’esprit en miette et en peine d’amour. Meurtri, il doit retrouver des repères et gagner sa vie.

 

INTÉRÊT

 

J’ai aimé les réflexions sur certains romans et les toiles de Jérôme Bosch en particulier. Le jardin des délices hante Dominique qui souhaite s’en inspirer pour un spectacle. Ce sont les moments forts de ce récit et la véritable aventure, peut-être, le contact avec l’ailleurs. Une œuvre peut ébranler et bouleverser. Dans mon cas, ce fut la découverte de L’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse qui a changé ma façon de voir. Les livres ont toujours eu ce rôle dans ma vie et m’ont permis d’effectuer bien des virages.

Parce que voyager, c’est apprendre à lire des lieux et trouver un autre sens à ce que l’on vit. C’est se donner des yeux et un regard sur le monde. «Plusieurs tableaux de Bosch contiennent des mandragores, une plante psychotrope, le LSD de l’époque médiévale. Ça peut expliquer les hallucinations. À moins que ce soit l’effet du datura stramoine que le peintre consommait selon l’avis de certains experts.» (p.78) 

J’en suis sorti étourdi et un peu déçu, il faut le dire. L’impression que la route venait de s’effondrer devant Philippe et mettait fin abruptement au rêve. 

Le quotidien de notre héros deviendra terne à son retour au pays. Le hasard encore une fois le plongera dans le monde du cinéma. Il y fera sa place, même si on a l’impression qu’il marche «à côté de lui». Et l’amour sans les soupirs et les élans qu’il a connus avec la belle Italienne, celle qui savait si bien mettre le feu à son corps et à son âme, viendra le happer. 

Très intéressant, cette plongée dans l’esprit des années 1970 avec la musique et certains livres populaires alors, les groupes et ces rencontres toujours étonnantes et marquantes. Ce milieu d’idéalistes qui m’attirait tant. Tous refusaient la société de consommation et cherchaient une autre réalité. Des proches ont pris la route comme Philippe en se fiant au hasard et plusieurs sont revenus très rapidement. L’un en particulier s’est installé en Europe, tentant de devenir écrivain, chanteur et interprète.

Au lieu de suivre les pistes du Maroc avec mon ami, j’ai préféré rentrer dans mes terres pour m’inventer une existence différente. Le hasard m’a ouvert les portes du journalisme où j’ai connu des moments fabuleux.

J’ai adoré les évocations, les lectures, les réflexions sur l’art, la sexualité, l’amour et le désir. Ces personnages m’ont replongé dans des périodes exaltantes de ma vie, des fantasmes et les longues soirées où la société n’avait qu’à bien se tenir. Bachand fait le point entre son passé et le présent, avec ses épiphanies et des années plus paisibles. C’est toujours comme ça. Arrive le jour où nous devons choisir entre le rêve et la réalité. Et c’est souvent le banal qui l’emporte, même si on souhaite l’aventure qui va nous étourdir et faire de nous un héros. 

 

BACHAND DENISL’appel de la route, Éditions L’INTERLIGNE, 216 pages, 26,95 $.

 

https://interligne.ca/auteurs-auteures/denis-bachand/lappel-de-la-route/ 

mercredi 18 mai 2022

LA TERRIBLE DÉCISION DE PARTIR VIVRE AILLEURS

ANAÏS GACHET vient de publier un court essai autobiographique fort intéressant avec Du coup, j’ai fui la France. Avec un titre semblable, on sait à quoi s’attendre. Le «du coup» chez les Français est aussi fréquent que les «là, là» de Jean Tremblay, maire de Saguenay, à la belle époque. L’auteure est née en France, dans le sud-ouest, un petit village nommé Callas. Après ses études, elle a l’espoir légitime de prendre sa place dans son milieu, mais rien ne s’est passé comme elle le souhaitait. La société française me semble assez sclérosée et y vivre ses rêves s’avère difficile. Une France déchirée, avec toutes les nations du monde, nous l’avons constaté lors des récentes élections présidentielles. C’est loin d’être l’harmonie non plus aux États-Unis depuis Donald Trump et c’est terriblement inquiétant qu’un Pierre Marcel Poilièvre tente de se faire élire à la direction du Parti conservateur du Canada. Que dire de la présence d’Éric Duhaime comme chef d’une formation politique au Québec? Alors, pourquoi partir, aller dans un autre pays pour voir si l’herbe y est plus verte? Il y aurait 2,5 millions de Français qui ont quitté la France avec madame Gachet pour tenter leur chance à l’étranger.  

 

Non, le Québec n’est pas le premier choix de ces migrants. La Suisse, les États-Unis, le Royaume-Uni, la Belgique et l’Allemagne arrivent avant nous. J’ai des amis de longue date qui sont nés en France, surtout en Bretagne. Ils se sont très bien adaptés, œuvrant dans le secteur culturel et à l’usine. Ils ont vécu en région et à Montréal et ce fut toujours un plaisir que de se croiser et de pouvoir partager des moments. J’ai même eu la chance de travailler avec l’un d’eux et de tout faire pour que le livre et la littérature restent des éléments contagieux. 

Ce qui rend le court récit d’Anaïs Gachet intéressant, c’est la question qu’elle se pose. Pourquoi part-on? Pourquoi quitte-t-on son pays? «Le Français qui quitte la France — mais ça, on ne le dira jamais au journal de TF1 — lui aussi fuit une certaine misère intellectuelle : fermeture d’esprit, misogynie, racisme, statu quo politique, gérontocratie.» (p.27) 

Madame Gachet se montre sévère, mais pour migrer, il doit y avoir une «façon d’être» qui heurte et empêche de réaliser ses rêves. 

Si certains doivent abandonner leur pays pour sauver leur peau (je pense aux Ukrainiens qui fuient la guerre et l’horreur), ce n’est pas toujours le cas. Les Français partent parce qu’ils ressentent un malaise, je dirais «certaines entraves» à vivre leurs rêves dans leur société. Ce qui est terrible, on le comprendra. Rien n’est pire pour un jeune, homme ou femme, que de constater qu’il ne pourra s’épanouir dans son travail et se heurtera à une foule d’empêchements qui le confinera dans des tâches subalternes!

Nous avons presque tous dû migrer de la campagne vers la ville au Québec dans les années 70. Nous avions compris que nous ne pouvions demeurer dans nos villages et vivre nos rêves. Notre avenir était ailleurs. Ce n’est pas quitter son pays, mais nous perdions tous nos repères en nous installant en plein cœur de Montréal. La migration intérieure est exigeante et je connais des amis qui, après un an, n’en pouvaient plus. 

 

PARTIR

 

Le lieu où l’on est né et où l’on se sent chez soi, même si beaucoup de choses peuvent vous heurter, nous a pour ainsi dire ouvert les yeux sur le monde. Ça demande du courage de partir et une fois rendu à destination, l’adaptation ne se fait pas en claquant des doigts. Transplantez un arbre et il prendra des années à refaire son réseau de racines et à grandir. Bien plus, il restera un spécimen un peu différent. Il vit moins longtemps aussi et n’atteindra jamais les dimensions de son pareil né en forêt. C’est dire. 

Les humains sont-ils si différents?

Anaïs Gachet s’est retrouvée avec des migrants au Québec. Un réflexe normal. Toujours plus facile de vivre avec des gens qui partagent les mêmes difficultés, certainement. Comment s’acclimater alors, découvrir un nouveau milieu, s’adapter aux pulsions et aux habitudes de la majorité des Québécois? J’use le mot avec beaucoup de prudence, mais les «ghettos» ne sont jamais les lieux idéaux pour connaître un autre pays. Mes amis bretons sont venus en région et ils se sont glissés dans nos vies avec humour, enthousiasme et plaisir. Ce ne fut pas toujours facile, mais cela est allé de soi avec un travail où ils ont pu réaliser certains de leurs rêves, fonder une famille et avoir des enfants. 

 

AVENIR

 

Qu’allons-nous devenir en abandonnant pays et famille, son milieu, son village et une certaine tradition? «Alors que sur mon cellulaire, MétéoMédia annonce la fin des chaleurs extrêmes au Québec, je prends conscience que ce que mon père m’a dit au sujet de mes ancêtres (le fait que je ne pouvais pas tourner le dos à ce qu’ils s’étaient battus pour nous offrir) était moins une volonté de me faire culpabiliser de quitter ce qu’ils s’étaient battus pour avoir, qu’une peur. La peur que ma fuite me déconnecte de ma famille, de mon pays, de tout ce qui constitue ce qu’il connaît de mon identité et donc que sa fille ne soit plus vraiment sa fille, que la distance quotidienne, émotionnelle que creusera forcément notre séparation physique me fera devenir une autre personne; une étrangère à ses yeux.» (p.30) 

C’est ce qui arrive forcément. J’ai vécu dix ans à Montréal et quand je suis revenu au village, j’étais un survenant. J’avais coupé un fil. 

 

TRAVAIL

 

Madame Gachet fonde sa compagnie de danse où elle œuvre avec les autochtones. La question identitaire est au cœur de leur travail et de leurs réflexions. On le comprend. Les Premières Nations, pour s’affirmer et se faire respecter, doivent affronter des difficultés inouïes, même si le vent tourne actuellement. Elle multiplie les expériences et va jusqu’à suivre des cours de création littéraire. Ça m’a un peu étonné. Ce genre de cour où l’on s’attarde prétendument aux complexes des Québécois face à la France me semble dépassé. Bien sûr que ce sentiment a existé, mais nous ne devons surtout pas réduire notre littérature à ce seul point de vue. Les écrivains du Québec, à partir des années 1900 et même avant, ont tenté de dire un univers personnel et américain. Que ce soit avec Marie Calumet, de Rodolphe Girard, ou encore La scouine d’Albert Laberge, nous sommes loin des timides qui lisent les auteurs de la France en soupirant. Que dire de Ringuet, Roger Lemelin, Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Jacques Poulin, Victor-Lévy Beaulieu et Francine Noël? Madame Gachet n’a pas eu de chance. Dommage. 

Et quand on veut étudier les textes des femmes, normal que les autochtones et les migrantes soient peu présentes si on se situe dans un contexte historique. Si on va vers une littérature contemporaine, obligatoirement nous devons tenir compte des arrivantes et des minorités.

 

UN CHOIX

 

Madame Gachet réfléchit à l’exil, rencontre des compatriotes, discute de ses origines et à de ses choix. Une démarche fort intéressante sur le phénomène des immigrants, de ceux et celles qui partent et rentrent après quelques années. Abla Farhoud a écrit des livres formidables sur le sujet. Je signale son admirable Au grand soleil cachez vos filles qui traite du retour au pays d’origine qui se fait plutôt mal. 

Partir, c’est mourir un peu, dit-on. Migrer pour toutes les bonnes ou mauvaises raisons, c’est abandonner un lieu, un village, des amis, une famille, une pensée pour se retrouver dans un milieu à apprivoiser. C’est se donner un regard différent et d’autres manières de faire. Certains y arrivent plus facilement que d’autres, certainement. 

Du coup, j’ai fui la France propose une réflexion importante dans un monde où les gens bougent de plus en plus pour réaliser leurs rêves. Difficile de changer ses référents pour s’intégrer à sa société d’accueil. Madame Gachet en témoigne parfaitement avec ses hésitations et ses réflexions. Elle m’a secoué et, certainement, nous n’avons pas fini de parler de ce sujet avec les migrations de plus en plus importantes. Un livre qui vient à point.

 

GACHET ANAÏSDu coup, j’ai fui la France, Éditions HASHTAG, 104 pages, 20,95 $.

https://editionshashtag.com/auteurs/anais-gachet/

mercredi 11 mai 2022

DANIELLE MARCOTTE ET LE CHEMIN DES QUESTIONS

JE L’AI RÉPÉTÉ SOUVENT, j’aime les carnets littéraires qui nous plongent dans les questionnements des écrivains et des écrivaines. Ces inventeurs de monde qui tentent d’expliquer leur parcours et ce qu’ils veulent cerner dans leurs écrits. À vingt ans, je lisais le journal d’André Gide, celui de Julien Green et Anaïs Nin, bien sûr. J’adorais. Pas étonnant alors que je me sois faufilé dans ce genre si peu prisé par le public et les éditeurs. Cela allait de soi que je m’attarde aux publications de la collection «carnet littéraire» de Lévesque Éditeur. Je viens de déguster : Mission : les possibles de Danielle Marcotte. 

 

Madame Marcotte se demande pourquoi elle a toujours eu ce désir de s’égarer dans une histoire. La grande interrogation. Que cherche-t-elle en jonglant avec les mots jour après jour? Pourquoi ce besoin si singulier? Les réponses ne tombent pas facilement. Je ne sais jamais quoi dire quand quelqu’un m’aborde avec cette énigme. Tout comme la question que l’on vous pose à chaque entrevue : ça raconte quoi votre livre? Et là, je bafouille et patine comme un politicien qui évite le sujet.

Danielle Marcotte dans Mission : les possibles, ajoute sa voix à cette liste de titres souvent un peu étrange de la collection «carnet littéraire» de Lévesque Éditeur. 

Je me suis risqué dans cette aventure avec L’enfant qui ne voulait plus dormir et aussi dans Souffleur de mots. Avec également L’orpheline de visage, jusqu’à un certain point. Une tentative d’expliquer peut-être pourquoi j’aligne des phrases tous les jours. Une véritable hantise. 

«Ma vie tient à ce verbe. Écrire. Rien à voir avec le talent, l’ambition, ni l’urgent besoin de m’exprimer. Écrire est mon essence. Je n’ai jamais envisagé une autre manière d’exister — hormis la maternité peut-être, mais à un moindre degré, c’est dire.» (p.10)

Avec Danielle Marcotte, j’ai toujours eu ce besoin en moi. Raconter, plonger dans une histoire, s’aventurer dans une forêt sans savoir où j’aboutirais. Je rêvais de cela à dix ans. Sans en parler. Un écrivain, ça ne s’était jamais vu dans ma famille et mon village. Oui, Gilbert Langevin était poète (nous sommes tous les deux originaires de La Doré), mais il était parti à Montréal depuis si longtemps. Je ne devais confesser à personne ce fantasme, pas même au vicaire lors du premier vendredi du mois. J’imagine la tête du curé Gaudiose si j’avais osé lui dire : «mon père, je m’accuse de vouloir écrire.» Il m’aurait peut-être excommunié.

 

DÉSIR

 

Danielle Marcotte n’a jamais envisagé de faire autre chose. «Malgré la conviction qu’écrire répond bien à ma nature profonde, je reste embourbée dans un sentiment d’imposture.» (p.11) Tellement vrai. Il m’a fallu plusieurs publications avant d’oser affirmer en public que j’étais écrivain. C’était comme d’avouer une tare ou un vice terrible.

Quelle piste emprunter en semant des cailloux ici et là pour retrouver son chemin après s’être écarté dans la forêt des mots ? «J’ai envie d’écrire des histoires qui contribuent à alléger le quotidien. Le sentiment de n’avoir rien de neuf à dire me paralyse parfois.» (p.20)

Et tout ce que cette aventure exige. 

Mais d’abord, il y a l’éditeur et après le lecteur que l’on veut apprivoiser d’une certaine façon. C’est déjà extraordinaire de penser qu’un homme ou une femme ouvre votre livre et s’attarde sur chacune de vos phrases. 

«Comment, professant cela, peut-on écrire sans sentir peser sur soi le poids de ses proches, la crainte de les blesser? On n’écrit pas pour eux, bien entendu, non plus que sur eux, mais toujours sur soi, à partir de soi. Cela dit, je, c’est aussi : mes parents, mes enfants, ma fratrie, mes amis.» (p.45)

Danielle Marcotte a bien raison, l’écrivain tourne autour de soi. La rumeur dit que tout le monde peut le faire maintenant avec le web et l’autoédition. Pourtant, si tous sont appelés, peu sont élus. Nous pouvons tous courir, mais qui va remporter le marathon de Boston? Même chose avec les mots. Un écrivain est un être rare. Danielle Marcotte en est une, à n’en pas douter. 

 

QUESTIONS

 

L’écrivaine cherche et écoute les réactions de ses premiers lecteurs. Chacun a son regard sur un texte. C’est toujours un peu éprouvant cette étape. Ça touche son intérieur et peut devenir un jeu cruel. J’ai eu souvent l’impression d’être nul devant certaines affirmations. Sans parler des critiques qui vous débusquent ou qui croient le faire.

Voici des personnages, des lieux, un décor. Et les dialogues en plus. Comment se sent-on quand un lecteur vous dit que ça ne marche pas, que votre héros est faux? Je l’ai vécu. 

Que d’efforts pour arriver à peu près où l’on veut aller! Nous n’avons pas de GPS pour nous guider et habituellement, nous ne savons même pas la direction à prendre. Et il y a ces obstacles qui vous entraînent dans d’innombrables détours. «Mes livres sont comme de vieilles connaissances des bancs d’école, perdues de vue depuis des années. Il ne me reste bien souvent d’eux que des souvenirs approximatifs, qui ont plus à voir avec les émotions liées à une épiphanie ou à une difficulté d’écriture qu’avec le produit final que le lecteur découvre.» (p.117)

Ce travail demeure un peu étrange et garde bien des zones obscures. Il n’y a pas de méthode ou de manière de faire. Un roman est une cathédrale construite mot par mot, soupir après rire, dans l’effort et l’hésitation. Les pérégrinations nous poussent sur les mêmes pistes des dizaines de fois avant que tout devienne clair et limpide. 

Du moins dans mon cas. 

C’est comme s’aventurer dans une grande maison dont on ne trouve plus les portes et les fenêtres. C’est peut-être pourquoi je fais tant de rêves, quand j’écris, où je suis égaré dans des villes inconnues. J’erre sans pouvoir retrouver mon hôtel ou la direction à prendre. J’ai perdu les adresses et souvent mon portefeuille. Je suis alors une sorte d’itinérant qui ne sait plus que marcher en regardant devant soi.

 

INTÉRÊT

 

Danielle Marcotte reste formidablement intéressante et surtout honnête en tentant de s’approcher de soi et de cette soif immense d’écrire et de vivre en fréquentant les mots. Elle revient sur ses lectures, s’attarde aux réflexions de ceux et celles qui se posent les mêmes questions et qui indiquent des directions. Parce que s’aventurer dans un roman, c’est souvent s’avancer sur la route avec un bandeau sur les yeux en pensant que l’on voit tout. C’est cultiver le doute et les hésitations, se condamner aux recommencements. C’est aussi échouer. Si l’auteur parvenait à rédiger l’ouvrage qui coïncide avec celui qu’il a dans la tête ou qu’il imagine, il cesserait d’écrire. Il aurait atteint le but, le livre tant convoité. 

Le texte impeccable nous échappe tout le temps. 

C’est pourquoi nous devons reprendre pour nous avancer vers ce roman idéal, ce livre parfait, celui que l’on voit dans un flash et qui disparaît rapidement. Il nous reste à le pister pendant des années sans jamais réussir à l’approcher, bien sûr. C’est fou comme ça vivre avec les mots. Une quête qu’il faut sans cesse refaire et qui nous laisse toujours avec un tremblement intérieur. 

Un très beau carnet que celui de Danielle Marcotte. Une réflexion, une démarche qui exige toute une vie, une forme d’ascèse qui se fait souvent dans la joie et le bonheur, malgré les questions et les hésitations.

 

MARCOTTE DANIELLEMission : les possibles, Éditions LÉVESQUE Éditeur, 145 pages, 19,95 $.