mercredi 6 avril 2022

LA VIE MALGRÉ TOUTES LES FOLIES DES HUMAINS



MONIQUE PROULX PRÉSENTE un nouveau roman, son huitième ouvrage. C’est un événement et toujours un grand bonheur de lecture pour moi. Enlève la nuit vient comme une suite à Ce qu’il reste de moi paru en 2015. Voici ce que j’écrivais alors : «Ce qu’il reste de moi, c’est l’esprit de Jeanne Mance, l’amour des autres, le dévouement, le désir de connaître l’éclopé, le démuni pour l’aider à être mieux dans sa vie.» La pensée des fondateurs de Montréal, le rêve mystique et une compassion pour ses semblables, l’accueil de l’étranger, de la différence et une générosité de tous les instants pour soigner les corps et l’âme certainement. Nous croisons Gabrielle qui enseigne le français aux arrivants et Markus Cohen qui a fui sa communauté pour plonger dans le « Frais Monde» comme il dit. Le voilà dans Montréal, combattant le découragement et le désespoir. Un homme le sauvera et ce sera le début d’une longue route où il trouvera sa place en s’engageant dans le soutien des démunis, retrouvant ainsi l’esprit des pionniers et de ces croyants venus de France en 1642 pour créer une cité nouvelle, une société reposant sur l’entraide et le partage.  


 

Monique Proulx a eu le génie de montrer les villes qui existent dans Montréal, ces «pays» qui cohabitent dans la métropole, des groupes qui nichent les uns à côté des autres sans se connaître et sans se parler. Markus, après avoir quitté sa mère qui vit recluse dans son quartier, ne s’éloignant jamais de sa maison, découvre un milieu différent. Il doit apprendre le français que les Juifs boudent même s’ils sont nés à Montréal, se trouve parmi ceux et celles venus d’ailleurs qui cherchent un moyen de comprendre leur lieu d’atterrissage. 

Avec un peu d’argent «emprunté» à sa mère, le voilà errant dans cette ville dont il ignore les usages et les coutumes. Perdu, désorienté, ne pouvant plus se fier à ses références, il se retrouve à la soupe populaire. Ce sera sa planche de salut, le point de départ dans ce Nouveau Monde. Il devra se retrousser les manches, ne jamais rechigner devant l’effort et tout faire pour se débrouiller dans cette société dont il a du mal à comprendre les codes et les façons d’agir. Et il y a cet écrivain, l’homme au foulard jaune, un personnage mystérieux qui l’inspire et le pousse à se battre pour se faire une vie, approcher peut-être l’une de ces «Mignonnes» si belles et si attirantes pour satisfaire son besoin d’amour et de tendresse. 

 

Je ne peux même pas vous dire quoi. Mais quand j’ai relevé la tête pour remercier celle qui venait de faire tomber une purée grise dans mon assiette, toute la tablée dépareillée m’est entrée dans l’œil. Et n’a plus voulu en ressortir. J’ai vu la communauté d’étrangers forcés de se coller ensemble, meurtris, tatoués, délabrés grisonnants, mais aussi jeunes aux cheveux hirsutes exprès et aux anneaux dans le nez. J’ai vu la communauté d’êtres complètement seuls. Et j’en étais. (p.21)

 

Vous savez maintenant pourquoi il m’a fallu quelques pages pour me familiariser avec l’écriture de Monique Proulx qui a choisi de suivre Markus qui apprend le français et, possède sa manière particulière de s’exprimer et de dire ce qu’il ressent. Une langue métissée, différente, fascinante et belle comme un vent chargé des fragrances du lilas qui vous coupe le souffle et vous donne des poussées du bonheur quand vient le temps du mois de mai.

 

SUITE

 

Nous sommes dans un univers dur et sans pitié, une ville où les quartiers deviennent des refuges qu’on ne déserte presque jamais. Qui s’approche des éclopés qui mendient sur les trottoirs, qui montent le guet à la porte d’un café ou près d’une station de métro? Ces gens d’ici, du Grand Nord par exemple, ces déracinés échappés d’un autre monde comme Charlie Putulik, un Inuit qui campe sur les flancs du Mont-Royal pour retrouver un peu l’espace et le ciel de son pays qu’il a dû fuir pour toutes les mauvaises raisons imaginables. 

Le travail que Jeanne-Mance faisait auprès des démunis continue 400 ans plus tard pour constituer une société normale qui s’occupe de ses citoyens et prend soin de ses éclopés qui errent et demandent juste un peu d’attention et de nourriture.

 

LE FOND DU BARIL

 

Markus ne peut descendre plus bas. La tentation d’en finir est forte parce que le défi est tellement important, si souffrant. Pourtant il suffit d’un geste, d’un regard pour que tout change et devienne possible. Le rêve l’attend, là, sur un coin de rue.

 

Ce soir-là d’il y a maintenant plus de deux ans, je m’en allais mourir. Est-ce qu’il neigeait?... Quelque chose de mouillé et d’éternel me traversait de part en part, sans mot assez fort pour le nommer. Faim et Froid, les deux frères jumeaux, me tenaient par le bras depuis des semaines et avaient éteint toute ma flamme. J’avais la journée, et celle d’avant, et celle d’avant-avant, à reluquer avec envie les piments rouges pourtant dégoûtants des vitrines, flottant dans des liquides épais, à arracher en pensée les sandwichs que des garçons de mon âge grignotaient dans la rue, à dénicher comme un chien des os entourés de viande dans les poubelles près du comptoir de poulet grillé, et à entrevoir la nuit suivante, et toutes les autres d’ensuite, dans la tente puante de celui qui m’hébergeait après m’avoir volé tout ce que j’avais. (p.8)

 

Markus trouvera sa voie, grâce au geste de cet écrivain qui le hante et reste une sorte d’ange qui vient et va pour lui indiquer la direction et lui permettre de se faire une place dans un monde tout nouveau et tellement ancien. Certains y arrivent difficilement, doivent se prostituer pour survivre, faire de son corps et de son âme l’objet que l’on monnaye dans la plus terrible et féroce dépossession. Bien sûr, on peut se procurer pas mal d’argent en agissant ainsi, mais c’est le commencement et la fin de son moi, de cet être qui se réfugie tout au fond de soi et qu’il faut protéger. Abbie ne pourra s’en sortir.

Un roman magnifique qui m’a littéralement envoûté par la musique de la langue qui souffle comme une brise printanière sur la ville, ce regard qui remet tout en question sans avoir l’air d’y toucher. Markus découvre Montréal, ses richesses, ses beautés et ses laideurs, garde la foi des migrants qui croient qu’il est possible de refaire sa vie dans la communauté en s’intégrant. Il aime ce monde, plus que tout, malgré le matérialisme et la soif de l’argent, cette quête absurde qui fait oublier l’amitié et la compréhension de l’autre. 

 

QUESTION DE SOCIÉTÉ

 

Sans avoir l’air d’y toucher, Monique Proulx effleure les grandes secousses telluriques qui ébranlent la société du Québec. La place des émigrants, l’espace qui leur est fait, le travail qui n’est pas évident quand on ne réussit pas à se débrouiller dans le langage du nouveau pays, des efforts terribles à faire pour se trouver un lieu où vivre normalement. 

Et ces biens nantis qui, sans trop le vouloir, profite des arrivants qui se débattent de toutes les manières possibles pour se faire un milieu de vie. 

Quel souffle, quelle langue et quelle compassion comme c’est toujours le cas dans les romans de Monique ProulxEnlève la nuit m'a bouleversé. Et le jeune Markus, un prophète des temps modernes, découvre sa mission en donnant, en tentant d’aider tous ceux qui circulent dans les rues en quête d’une ombre ou d’une présence, d’un appartement où ils peuvent devenir des êtres humains qui ont leur place et un petit coin pour le rêve. 

 

Ce matin, j’ai trouvé si vaillant le Frais Monde, tous debout sous le soleil même quand il y a des nuages, encaissant les coups durs en rouspétant et en sacrant, mais en se relevant tous de même, effrontés et fragiles comme des petits oiseaux qui se prendraient pour des avions. Partout en me rendant au travail, vélos véloces et autos impatientes, et à pied des jambes pressées surmontées de têtes déjà emboulotées qui s’étourdissent un moment sur leur petit phone, désastres ambulants partout aurait dit Abbie, mais moi je voyais : petits seigneurs de guerre s’en allant tous au combat, leur courage au poing. (p.342)

 

Un regard qui nous approche de la beauté du monde et de tout ce qui respire malgré toutes les atrocités. Il suffit d’avoir des yeux pour découvrir autre chose que l’horreur, les délires des armes et les massacres qui dépassent l’entendement en Ukraine où des hommes et des femmes ne demandent qu’à être et à profiter du printemps peut-être qui ne saurait nous bouder indéfiniment. Ces frères et ces sœurs qui vont venir dans nos villes pour trouver un lit, manger, rêver et redevenir tout simplement des vivants.

Un souffle, un élan d’espérance que ce roman et un pari sur l’espèce humaine, en sa capacité de résilience, malgré toutes les dérives et les folies qui ne cessent de nous bousculer. Monique Proulx continue son travail exigeant et nécessaire avec une aisance et une élégance remarquables.

 

PROULX MONIQUEEnlève la nuit, Éditions du Boréal, 252 pages, 29,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/monique-proulx-11253.html

mercredi 30 mars 2022

PARTIR COURIR AVEC MON BON AMI GUY MÉNARD

JE CONNAIS GUY MÉNARD depuis fort longtemps et je ne pensais jamais voir son nom sur la page couverture d’un volume. La vie nous réserve des surprises et des belles. Il vient de publier Parti courir, un ensemble de chroniques qu’il a d’abord diffusées sur Facebook. J’en avais lu quelques-unes ici et là, mais les découvrir dans un vrai livre, c’est vivre des moments de bonheur. Je suis devenu accroc à ces textes qui racontent ce qui se passe dans la tête de Guy Ménard lorsqu’il flotte sur l’asphalte en bondissant sur ses espadrilles, longeant la rivière Richelieu. Les coureurs ont des habitudes dont ils ne dérogent guère. Je le sais. Je pratique ce sport depuis plus de quarante ans et j’ai pas mal de kilomètres dans le jarret. La folle du logis, quand on a trouvé sa cadence, son confort respiratoire, peut faire des sprints. Il y a aussi des rencontres, des surprises et surtout de longs moments de méditation où l’on peut régler tous les problèmes du monde. Oui, certainement. Si Poutine allait courir un dix kilomètres, dans les rues de Marioupol, avec le résistant Zelensky, il comprendrait certaines choses. 



Je connais Guy Ménard depuis l’époque où un petit groupe s’était mobilisé pour sauver le Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean qui était terriblement enrhumé, aux prises avec des virus. Je pense bien que c’est Gérard Pourcel qui avait réuni tout ce monde. Guy est devenu notre président. Un grand lecteur, un amoureux des livres et un ami de «la chose littéraire». Que nous avons eu du plaisir à remettre cet événement sur ses rails pour en faire un succès.  Il a fallu quelques années pour requinquer le rendez-vous des curieux et en faire un modèle avec ses prix et ses concours pour les jeunes lecteurs. 

Guy a migré en ville et je le rencontrais ici et là, dans les salons du livre, bien sûr. C’est l’un de mes fidèles lecteurs et il pourrait être le président de mon fan-club. Nous sommes même allés ensemble à Saint-Étienne en France (une délégation officielle) pour participer à une fête du livre qui nous a laissés ébaubis. Nous y avons aussi croisé une certaine Denise Bombardier qui refusait de s’acoquiner aux Québécois que nous étions et qui était repartie vers Paris plutôt que de partager un stand avec nous, les inconnus de la périphérie. 

 

CHRONIQUES

 

Il faudrait bien que je m’attarde aux chroniques de Guy, à ce livre où on le voit en extase sur la photo de la page couverture, sous la pluie. Oui, nous pouvons vivre une forme d’illumination sous la pluie chaude de juillet. C’est sous une bruine caressante que j’ai couru mon meilleur marathon, à Ottawa, bien avant que les camions n’envahissent la ville. À défaut du diésel alors, ça sentait la sueur et le shoe-claque. Mon record absolu sur cette distance de 42,2 kilomètres : 2 h 33 minutes et 13 secondes. Les treize dernières secondes ont été un enfer.

Parti courir regroupe 77 chroniques qui débutent toute par une même phrase pour se donner une poussée qui provoque la foulée et le mouvement perpétuel, le «petit pas de l’humanité». Des textes qui s’échelonnent entre le 18 mars 2020 et le 25 octobre 2021. Oui, pendant ces mois où nous avons expérimenté une allure d’hibernation et des activités de solitaire. Je «est devenu loin de l’autre» alors, pour parodier Rimbaud, un grand joggeur devant l’éternel. Le confinement, disait-on, l’aventure masquée et les mains savonneuses. 

Une période où Guy a décidé de se remettre en forme après avoir souffert d’un cancer que je ne connaissais pas. Le myélome multiple. Une bibitte fatigante où il a dû subir une opération qui laisse des traces. Je savais Guy sportif. Un excellent joueur de hockey et un cycliste (il a fait le défi Pierre Lajoie). Et le voilà en maillot sans trop prévoir où ses espadrilles pouvaient le mener.

 

Je m’amuse à dire que mes chroniques, qui commencent toujours par «Je suis parti courir», parlent de tout… sauf de course. La course sert de prétexte pour raconter des histoires. Celles des autres, celles que j’invente et aussi, parfois, la mienne, celle de quelqu’un qui a décidé que le myélome multiple ne serait pas la seule définition de ce qu’il est. (p.16)

 

Guy est un coureur citadin. Je suis un coureur des bois et nos rencontres ne sont pas du même type. Je suis du genre à saluer le porc-épic, la moufette, le renard, des lièvres qui m’accompagnent dans mes sprints, les familles de perdrix, le tétras des savanes toujours un peu belliqueux, un orignal, mais pas souvent. 

Si Guy a dû affronter Jean-Paul le chat irascible, j’ai dû confronter deux pitbulls dans le rang Saint-Benoît à Jonquière. Je ne sais qui était le plus dangereux cependant. Ces chiens ou ce monsieur Brassard qui sortait sur sa galerie pour m’invectiver quand il me voyait approcher. Après tout, les pitbulls étaient plutôt sympathiques à côté de cet homme. Sans compter le frappe à bord de la longue lignée des frappes à bord qui m’escortait tout au long d’un dix kilomètres en forêt. 

 

RENCONTRES

 

Guy croise des gens, des coureurs, une petite fille qui file comme une gazelle, un pêcheur, s’attarde à des choses particulières. Ce panneau près de la rivière Richelieu qui intrigue le curieux. COVID, vous vous rappelez. Un geste humain, touchant et terriblement émouvant. Tout est possible quand on sillonne le monde. 

 

Peint avec soin sur le panneau, sur fond blanc, un grand cœur rouge et un message : «Papa, Maman, XXX». Pourquoi là? Parce qu’en face, de l’autre côté de la rivière, il y a la Villa Belle-Rivière de Richelieu, une résidence pour personnes âgées. (p.23)


Voilà, je suis parti courir avec Guy plus de 70 fois. J’ai ri, j’ai été ému, j’ai découvert celui que je connaissais, son humour, son regard perspicace, le bon vivant, l’amoureux des gens et des bêtes. En fait, j’aurais pu lire une chronique et reprendre mon souffle, faire durer le plaisir, mais non. Je ne pouvais plus m’arrêter et c’est un ultramarathon que j’ai fait avec mon ami, bondissant d’un texte à l’autre, traversant la planète pandémie. 

Une plongée dans la vie de ce lecteur, de cet amoureux des vieilles voitures anglaises (une surprise), des matins chauds et des jours plus tendre en automne. On le suit, on fraternise pendant un temps, apprenant juste ce qu’il faut de sa vie, de ses souvenirs à Chambord où il est né, de certaines rencontres mémorables, de la vie dans tout ce qu’elle a de beau et d’exaltant. C’est une bouffée d’air frais que ces chroniques et j’en aurais voulu encore. J’espère qu’il y aura un Parti courir tome 2. Il devra organiser alors une belle petite course le long du Richelieu avec des centaines de lecteurs pour lancer l’ouvrage. 

Un bel humain que mon ami Guy, sensible aux autres et à ces petites choses qui font la vie. À noter que tous les profits de la vente de son volume vont à la Chaire Myélome Canada de l’Hôpital Maisonneuve Rosemont. Ça dit tout. Un livre qui fait du bien et qui guérit de la pandémie, juré.

 

MÉNARD GUYParti courir, Éditions VICTOR ET ANAÏS, 282 pages, 27,95 $.


https://victoretanais.com/collections/nos-livres-jeunesses-et-adultes/products/parti-courir-chroniques-pandemiques?fbclid=IwAR3qbR-oQd5pXbr5JDPwmQuklORgIBTGyl5RbGIdlUWYAyeF6QPEG1EUyFo

mercredi 23 mars 2022

LA MISSION ET LES LUTTES D’ISABELLE RIMBAUD

ARTHUR RIMBAUD EST une figure connue du monde littéraire. L’auteur d’Une saison en enfer a marqué les imaginaires et sa vie aura fasciné bien des lecteurs et des spécialistes. Même que j’ai dans la tête la superbe version des Poètes de sept ans qu’a faite Léo Ferré. Un texte terrible et une musique poignante qui donnent la chair de poule. Si nous sommes familiers avec Arthur, ses poèmes inoubliables, nous en savons beaucoup moins sur sa famille, du moins c’était mon cas. Je connaissais l'existence de Mon frère Arthur, l’œuvre de sa sœur cadette. J’ignorais qu’il avait eu un frère aîné, Frédéric et deux sœurs. Tous ont entendu parler de sa relation tumultueuse avec Paul Verlaine alors qu’il était à peine sorti de l’adolescence et qu’il écrivait une poésie remarquable en très peu de temps. Des textes qui échappaient aux normes, marqués par des images fulgurantes et une liberté viscérale qui rompait avec les critères de l'époque. Pourtant, très vite, il a tourné le dos au monde littéraire pour devenir «un autre», vivre la plus grande partie de sa vie à l’extérieur de la France, se faisant aventurier et trafiquant, surtout en Éthiopie. Ces séjours ont fait naître bien des légendes sur ses voyages.  

 

 

Josée Marcotte dans La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, nous entraîne dans Charleville, une petite ville située dans les Ardennes. Le père, un capitaine d’infanterie, a abandonné tôt la famille et la mère a dirigé ses affaires de façon inflexible. Une femme dure, peu aimée de son entourage, catholique et bigote, particulièrement ferme et intransigeante envers Frédéric, l’aîné, qu’elle bannira pour une mésalliance. Elle refusera jusqu’à sa mort de reconnaître ses deux petites-filles.

Le roman de Josée Marcotte débute avec la naissance d’Isabelle, la dernière du clan Rimbaud. Nous sommes en 1860. Quelques mois plus tard, le capitaine quitte définitivement son épouse et ses enfants. Isabelle est encore un bébé lors de ce départ. Elle ne rencontrera jamais son paternel et ne cherchera pas à le faire non plus.

Ce sera la Mère, une femme inflexible qui dirigera désormais la destinée de tous. Dure en affaires comme dans ses croyances, elle montrera un certain goût du changement, étrangement, déménageant souvent dans Charleville et en exploitant la ferme de Roche, un héritage qu’elle habitera une grande partie de sa vie pendant la belle saison. 

 

Cette scène… Ce n’est pas tant l’abandon du père que celui de la Mère qui, tirant une croix sur son homme, renonçant à ses forces pour le retenir, offre alors volontiers à sa fille une icône. Posture d’idole féminine. L’image même du corps maternel, unique et esseulé, paré d’une lumière résolue, sorte de beauté avilie et rigide, capable d’une vigueur insoupçonnée, prête à se déchaîner sur le monde. Une petite apocalypse. Dès l’origine. La Mère Terrible est née. (p.17)

 

 

Une figure tutélaire, celle de Vitalie autour de laquelle tout gravite comme un soleil qui attire les planètes tout en les maintenant à distance.  

Arthur est là, en arrière-plan, fugitif, fuguant à Paris ou à l’étranger, revenant dans la famille, toujours accueilli par la Mère malgré ses frasques, ce qui ne sera jamais le cas de Frédéric, le grand frère mal-aimé. 

 

L’ENFANCE

 

Josée Marcotte se concentre sur Isabelle, la petite dernière, la discrète, l’obéissante, celle qui restera aux côtés de la mère et travaillera comme une servante. Sa sœur Vitalie, la parfaite, décédera à dix-sept ans, d’une maladie qui semble héréditaire chez les Rimbaud. (À noter que la fille aînée porte le prénom de la mère et le grand frère celui du père.)

Des études chez les religieuses où l’on apprend à être de bonnes croyantes et tout ce que l’on enseignait alors aux futures conjointes et mères de famille. Elle épousera contre toute attente Pierre Dufour (Paterne Berrichon) à l’âge de 37 ans, un homme qui voue un culte à Arthur tout comme elle. Il fera sa demande en mariage par lettre sans l’avoir rencontrée.

Nous suivons la jeune femme dans un monde austère où chaque chose a sa place, où chaque geste doit se conformer aux exigences de la Mère. Isabelle est docile et vaillante, ne rechigne jamais devant les tâches quotidiennes et s’y applique avec toute son énergie. 

Surtout, instants importants et inoubliables, elle assiste Arthur dans ses derniers moments et sera là à sa mort à l’hôpital de Marseille. Cet événement changera sa vie et la transformera.

 

Dans la détresse d’Arthur, elle a enfin trouvé un écho à son mal-être. Une filiation primordiale et liminaire dans cette vie. Elle le perçoit tel l’unique miroir lui renvoyant la plaie, sans voilure. Dans toute sa nudité la plus crasse. Elle éprouve en cet instant un amour farouche et désespéré pour son frère. L’amour est à réinventer. (p.127)

 

Isabelle trouve sa mission. Elle se consacrera à la mémoire d’Arthur, travaillera inlassablement à rétablir sa réputation, faisant naître des légendes et des mythes, celui de son ultime conversion et son retour dans le giron de la foi chrétienne. Elle en fait une sorte de saint qui s’est repenti au dernier moment. 

La petite sœur revendiquera des droits et entreprendra d’expurger l’œuvre d’Arthur, n’hésitera pas à dissimuler des lettres, à couper certains passages, à caviarder si l’on peut dire des poèmes. Arthur doit être vu comme un croyant et un mystique. Ses manœuvres seront démasquées par les spécialistes, bien sûr.

 

Les biographes affirment sans scrupules que la version officielle et le rapport des actions des dix dernières années de la vie d’Arthur Rimbaud sont faussés par sa famille — par Isabelle, plus précisément : «C’est elle qui a publié des documents relatifs aux séjours en Afrique et qui en a donné une interprétation conforme à ses désirs.» Ces infâmes messieurs récusent la théorie selon laquelle Arthur serait «un être au-dessus de l’humanité». Ignares! Écrivailleurs de grand chemin. Prêts à tout pour attirer l’attention, pour vendre, par goût médiocre de la calomnie… (p.191)

 

Elle multiplie les démarches, rencontre Stéphane Mallarmé et Paul Claudel, rédige des articles avec son époux malgré la maladie qui la ronge. Un dévouement admirable et têtu, il faut le dire. 

La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, est un ouvrage fascinant qui nous entraîne dans un milieu âpre, dur de corvées, de gains faits au jour le jour, sans générosité et replié sur soi. Un petit monde obtus où l’on arrive à ses fins par la volonté et le travail. Nous sommes dans les terres du père Goriot de Balzac.

Un peu sec, peut-être, comme roman, comme si Josée Marcotte avait suivi un plan rigide sans trop lever la tête, conforme à l’obsession d’Isabelle. Un peu frustrant aussi parce que j’aurais aimé en savoir plus sur Arthur, ses séjours à l’étranger où il se montre, dans sa correspondance, un égocentrique qui demande continuellement à sa Mère et Isabelle des objets et des livres, se plaignant de leur lenteur à répondre à ses voeux.

Nous voilà dans l’univers qui explique et justifie la révolte du jeune homme, sa volonté de rompre avec un milieu étouffant en écrivant des poèmes qui marqueront son époque et la poésie française. Isabelle souhaitait en faire un mythe. Il le sera, mais par ses œuvres, pas par le maquillage et les entourloupettes. 

Un roman étonnant, une plongée dans un monde terrible de dureté et de croyances qui brise les êtres et les rend souvent hargneux et irascibles. Ça donne des frissons, l’intransigeance de la Mère envers Frédéric, l’entêtement d’Isabelle et de son mari à vouloir faire entrer Arthur dans des normes qu’il a répudiées en sortant de l’enfance, niées par ses activités à l’étranger où il semble avoir été le représentant parfait du colonialisme envahissant, l’aventurier qui ne reculera devant rien pour faire fortune.

 

MARCOTTE JOSÉELa sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, Éditions Hamac, 320 pages, 29,95 $. 

https://www.joseemarcotte.com/livres/isabelle-rimbaud/

mercredi 16 mars 2022

QUE RESTE-T-IL DE NOUS APRÈS UNE VIE


DES TEXTES s’accrochent aux auteurs et ne les lâchent plus. Ils ont beau confier un manuscrit à un éditeur pour en faire un livre, les personnages et l’histoire continuent de les hanter et de les bousculer. Comme si des fantômes les suivaient jour et nuit et venaient souffler dans leur cou et murmurer à leurs oreilles. C’est ce qui est arrivé à Dominique Fortier après avoir publié Les villes de papier où elle s’attardait à la vie de la poète américaine Emily Dickinson. Une écrivaine qui a refusé de publier de son vivant malgré un travail impressionnant où elle a colligé des milliers de lettres et autant de poèmes. À sa mort, elle laisse sa chambre pleine d’objets, de lettres, de textes rédigés sur tout ce qui était à portée de mains, des herbiers, ses robes blanches, une brosse à cheveux, des plumes, tout ce qu’elle utilisait dans l’aventure des jours. Ces choses qui témoignent d’une existence et perdent un peu de leur sens et de leur lustre en étant abandonnées au bon vouloir des survivants. Que nous disent ses meubles, la pièce où Emily dormait et écrivait? Que voyait-elle par la fenêtre au soleil levant? Que reste-t-il d’une vie, que faire des objets que nous ne cessons d’accumuler

 

 

Cette fois encore, après Les villes de papier, Dominique Fortier rôde dans l’univers d’Emily Dickinson. La poète vient de mourir et sa sœur Lavinia découvre des liasses de lettres et un tiroir rempli de courts textes. Des bouts de papier qui ont gardé des odeurs d’épices, de sucre ou d’un fumet qui s’échappait de la cuisine. Des mots parfumés, pourrait-on dire. Elle utilisait des enveloppes, du papier d’emballage, des cartes et des cartons. Un travail impressionnant, l’aventure d’une vie qui se retrouve dans les mains de sa sœur cadette qui ne sait quoi faire de cet héritage. Une Lavinia qui entretient la grande maison ancestrale qui devient une sorte de musée, comme si toute la famille y vivait encore et y prenait ses repas. Cette célibataire un peu rigide fréquente plus les disparus que ses contemporains.

Elle hésite devant ces écrits après avoir respecté en partie les directives d’Emily. Lavinia a brûlé son abondante correspondance comme sa sœur lui avait demandé. Elle n’ose livrer aux flammes ces courts textes, cette poésie étrange qu’elle ne comprend guère. Elle va désobéir et travailler à en faire un vrai livre, pourtant. 

 

Lavinia Dickinson est de la famille de Max Brod, qui choisit d’ignorer les dernières volontés expresses de son ami Kafka, lequel lui avait fait promettre de jeter tous ses papiers au feu sans les lire, d’Otto Frank, qui résolut de rendre public le journal de sa fille morte à Bergen-Belsen. Elle fait partie de ces rares ouvriers du hasard à qui l’on doit des œuvres monumentales qu’ils n’ont pas écrites. 

Combien de personnes faut-il pour faire un livre? Combien d’êtres chacune de ces personnes contient-elle à son tour, combien de fantômes? Et si c’étaient les fantômes qui écrivaient? Quand aujourd’hui je dis «je», qu’est-ce qui parle? (p.38)

 

La cadette n’a rien d’une intellectuelle. C’est une terre à terre qui besogne sans relâche avec des gestes précis qui font des semaines et les saisons. Toute sa vie trouve un sens dans les tâches domestiques où elle astique, recycle et s’occupe des plantes et des objets qui l’entourent.

La décision est vite prise. 

Il faut transcrire les textes d’Emily, les classer, les lire et les corriger si nécessaire pour en faire un livre. Emily utilisait beaucoup de tirets et de lettres majuscules dans ses poèmes. Quelqu’un doit déchiffrer cette calligraphie aussi délicate que les pétales d’une fleur conservée dans un herbier. 

Possiblement qu’elle devait écrire tout le temps en accomplissant certaines tâches domestiques. Les parfums qui s’accrochent aux petits papiers témoignent des activités quotidiennes de la recluse. 

Pourquoi je pense aux feuilles des arbres qui tombent en automne et virevoltent avant de se déposer si doucement sur le sol? Il me semble que les poèmes de mademoiselle Emily sont de cet ordre, quelque chose de beau, d’envoûtant et de fugace, d’éphémère et d’éternel.

 

AVENTURE

 

Nous voici dans l’aventure du livre d’Emily, le travail de sa belle-sœur Suzan qui tente de mettre en ordre les écrits de son amie et celui de la maîtresse de son frère Austin, Mabel, qui vient en relève et mènera la tâche à bien sous les directives de Thomas Higginson. Avec l’aide de la jeune Millicent aussi, la fille de Mabel, qui sait voir comme Emily le faisait si bien. 

C’est peut-être une forme de trahison que de modifier des poèmes qui échappent aux balises habituelles et aux conventions grammaticales. Higginson, tout intellectuel et érudit qu’il soit, ne comprend rien à la manière Dickinson et s’en tient à des règles figées qui défigureront les textes. Qui aurait osé éliminer les tirets dans la prose de Jack Kerouac? Mabel sent bien qu’elle charcute les œuvres d’Emily en les réécrivant selon les normes de l’éditeur obtus et bien trop sûr de lui.

 

Ce que Mabel pressent et que Higginson se refusera toujours à voir, c’est qu’Emily n’a jamais écrit autre chose que des moitiés de poèmes : l’autre demi appartient à qui la lit, c’est la voix qui se lève en chacun pour lui répondre. Et il faut ces deux voix, la vivante et la morte, pour faire le poème entier. (p.221)

 

Un roman plein de fantasmes et de spectres, de vivants et de morts, de mots et de silences. Surtout, c’est un merveilleux arrêt devant ce qui constituait l’environnement et la vie d’Emily Dickinson dans la glissade des saisons, l’accomplissement des fleurs et des senteurs, des saveurs aussi. C’est une fête de l’œil, de l’odorat tout en se mettant à l’écoute du monde qui vibre en soi et autour de soi. 

Un livre formidable de sensibilité, d’attention et de délicatesse où l’on entend respirer les proches d’Emily, le chant des oiseaux autour de la maison, le vent dans les arbres, les parfums qui se répandent dans le jardin. 

 

J’ai bu une Gorgée de Vie —
Savez-vous ce que j’ai payé —
Exactement une existence —
Le prix, ont-ils dit, du marché.

Ils m’ont pesée, grain par grain de Poussière —
Ont mis en balance Pellicule contre Pellicule,
Puis m’ont donné la valeur de mon Être —
Une unique Goutte de Ciel
!

 

                 (Poème Vie, Emily Dickinson)

 

Dominique Fortier circule dans l’univers d’Emily Dickinson avec toute sa sensibilité et son attention. C’est éblouissant. Nous voilà dans la vie, dans ce qu’elle a de plus simple et de plus utile, dans la beauté et la grandeur des jours qui se transforment dans un soupir. 

Et pourquoi confier à ceux qui survivent la difficile tâche de faire un ménage que nous avons négligé de faire, leur demander de détruire des objets et des écrits quand nous n’en avions pas le courage? Cette corvée terrible de vider une maison après la mort d’un père, d’une mère ou d’une sœur. Que faire de ses vêtements, de ses meubles, de ses chaussures, de ses plumes et de ses livres? Tout laisser en place ou tout donner comme nous le faisons trop souvent. 

C’est certainement ce manque de courage qui a fait que Kafka a demandé à Max Brod de tout brûler sans rien lire et qu’Emily exige la même chose de Lavinia. Heureusement, les survivants osent la désobéissance et protègent ces textes qui appartiennent à l’humanité. 

Ce qu’a si bien fait Marité Villeneuve dans Mon frère Paul où elle suit les traces de ce grand frère si doué pour les mots et les phrases et qui a choisi de vivre en reclus, dans une cabane au fond des bois, une partie de sa vie. Ce qu’a fait Emily d’une certaine façon en ne sortant plus de sa chambre pendant les dernières années de son existence à Amherst, dans la maison familiale, où elle aura toujours résidé. Heureusement, je le répète, il y a des désobéissants qui nous permettent de découvrir des chefs-d’œuvre. 

 

FORTIER DOMINIQUELes ombres blanches, Éditions Alto, 248 pages, 25,95 $.

https://editionsalto.com/livres/les-ombres-blanches/

jeudi 10 mars 2022

EDEM AWUMEY VIENT ENCORE NOUS BOUSCULER

RETROUVER EDEM AWUMEY est un bonheur. Je suis devenu l’un de ses lecteurs en 2009, avec Les pieds sales où l’écrivain s’attardait au sort des migrants qui cherchent un lieu et un espace pour respirer et s’installer. Depuis, ses ouvrages bousculent subtilement. Awumey ne se défile jamais devant les grands déchirements qui bouleversent les populations, les manigances des exploiteurs et des profiteurs, les turbulences qui secouent la planète et menacent la civilisation. Nous en sommes là. Tout ce que nous faisons ou ne faisons pas nous pousse vers le précipice. Plus que jamais, nous avons à décider de l’avenir de l’humanité. Cet écrivain né au Togo, un immigrant comme tant d’autres, a séjourné à Paris avant de s’installer au Québec. Depuis, il ne cesse de nous secouer, de nous sensibiliser à ce qu’il faut faire pour avoir un futur. 

 

 

Encore une fois, Edem Awumey nous emporte quelque part dans un pays qui, sans être nommé, se situe sur le continent africain. Une ville chaude, grouillante, propre à la lenteur. Tout pour chercher l’ombre, la fraîcheur d’un ventilateur et le bonheur de prendre un verre en se sentant vivant, humain, là, à la bonne place et parfaitement à l’aise dans toutes les dimensions de son corps. 

Dans quelques heures, ce sera la fête et les discours vont marquer l’ouverture du Musée de la révolution verte. Le gardien de cette toute nouvelle institution, Toby Kunta, entend participer à l’événement, mais d’une manière que la direction et le pouvoir politique ne peuvent accepter. Il prend un journaliste en otage et demande une rançon à la multinationale qui a fourni des engrais et des pesticides aux fermiers, leur faisant miroiter des revenus mirobolants avec le coton transgénique. Résultats : les producteurs sont ruinés et la terre est devenue stérile. Il menace d’immoler son prisonnier et pour prouver son sérieux, le geôlier brûle des œuvres qui montrent la vie paysanne magnifiée, maquillée dans une sorte de parodie idyllique. 

 

En les découvrant un peu plus d’une heure plus tôt, j’avais pu, comme me l’avait révélé Ed quelques jours auparavant — ce qui d’ailleurs avait piqué mon intérêt, autrement je ne serais pas venu me jeter dans ce bourbier —, constater qu’en effet la série de photos de travailleurs de nos campagnes était titrée La Danse des paysans, un intitulé, précisait le texte de présentation de l’expo, emprunté à Pieter Bruegel, dit l’Ancien, peintre des plates campagnes flamandes. Bruegel ressuscité dans l’Ouest africain, il faut dire que la thématique centrale de ces photos était le bonheur paysan, épiphanie naïve et grotesque de la terre verte, de ses hommes et fruits. (p.15)

 

Les femmes et les hommes ont besoin de fictions pour oublier leurs problèmes et la réalité. Tous courent après la richesse et la multinationale a promis la fortune avec la culture du coton transgénique. Toby s’est laissé prendre par les bonnes paroles et a utilisé des pesticides et des engrais qui ont tué la terre héritée de son père. C’est arrivé un peu partout où les vendeurs de mirages ont embrigadé les fermiers. Des sols fertiles sont devenus des déserts où plus rien ne pousse. C’est peut-être la plus grande tragédie de notre époque. On voit ce phénomène dans l’Ouest canadien et américain. L’utilisation des engrais chimiques et des pesticides, la monoculture a tué de magnifiques espaces et de véritables paradis.

 

ATTENTE

 

Le gardien et l’otage attendent une réponse de la firme qui ne viendra jamais. Une multinationale et un pays plus ou moins autoritaire ne se laissent surtout pas ébranler par un kamikaze qui perturbe l’ordre des choses. 

Le dialogue s’engage entre le geôlier et le prisonnier, dans un huis clos de plus en plus étouffant. Les deux découvrent qu’ils ont beaucoup en commun. Toby est volubile et ne demande qu’à raconter les péripéties de son existence, surtout son grand amour pour Ruth, une militante écologique, qu’il a rencontré lors d’un séjour aux États-Unis où la compagnie voulait l’endoctriner et en faire un apôtre de la culture transgénique. 

Peu à peu, les deux deviennent des complices en quelque sorte. Fils d’immigrants allemands tous les deux, ils ont vécu de terribles déceptions et cherchent une direction à leur vie qui se délite.

La tension monte, la pression des autorités augmente, mais il y a surtout cette réflexion sur l’art, la représentation, l’œuvre artistique qui révèle ou maquille. 

 

Les paysans visiteurs du musée éphémère s’étaient donc figés devant ces regards peints qui leur renvoyaient — fabuleux miroir qu’est l’art! — l’image de leurs propres regards à eux, et ils avaient l’air de se dire, Quelle différence entre ces personnes enfermées dans une image et nous? Qui est libre? Eux ou nous? (p.123)

 

L’air devient irrespirable, le dénouement ne peut qu’être dramatique, mais la discussion des deux comparses reste pertinente et nécessaire. Qui veut voir la misère dans des portraits et les tableaux, l’exploitation, la folie et la démence de certains dirigeants? Qui s’attarde devant les photos des villes détruites en Ukraine, les bombardements et la mort de femmes et d’enfants? C’est pourtant ça notre réalité.

 

L’ART

 

 La propagande et le savoir du maquillage ne sont pas une invention contemporaine. On travestit fréquemment, en art, dans la fiction et les discours, l’exploitation de l’homme par ses semblables et les utopies qui nous font courir après les profits et les gains. Le pire étant certainement l’esclavage que l’on a pratiqué à grande échelle dans les États-Unis du Sud, ces Noirs qui ont été traités comme des bêtes, faisant la fortune des propriétaires terriens. Il y a souvent une intention ou une manipulation dans la représentation, un masque que l’on colle à la réalité pour la magnifier. 

Noce de coton propose un regard lucide sur notre monde, nos folles utopies et les marchands de bonheur qui ne cherchent que les profits. Ces grandes entreprises tiennent les gouvernements à la gorge, tuent, pillent, massacrent en laissant des peuples dans la pire des indigences. La situation en Ukraine où l’armée russe tire sur les foules nous dépeint toute cette barbarie. Que sera ce pays après les bombardements, la pollution terrible qui gruge tout, les désastres écologiques?

Encore une fois, Edem Awumey nous offre un roman grinçant, juste qui montre que l’art n’échappe pas à la manipulation et à la folie, que les populations, malgré des révoltes et des protestations, ne servent souvent qu’à accroître l’emprise des dirigeants et des spéculateurs. Un peu déprimant peut-être, mais sincère, senti et efficace. Je verrais très bien ce texte à la scène. Il y a vraiment un côté théâtral dans ce roman et l’adaptation pourrait se faire rapidement pour donner un spectacle fort et percutant.

 

AWEMEY EDEMNoces de coton, Éditions du Boréal, 256 pages, 27,95 $.

 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/edem-awumey-11982.html