mercredi 22 décembre 2021

LES ESSAIS LITTÉRAIRES ME DÉPRIMENT SOUVENT

JE DÉPRIME après avoir lu un essai portant sur la littérature du Québec. Ça m’est arrivé récemment en refermant Sortir du bocal, un échange épistolaire entre Michel Biron et David Bélanger. Les deux universitaires tentent de sortir des sentiers battus et de se donner un regard différent sur les écrivains que l’on dit modernes, celles et ceux qui sont à peu près tous passés par des cours de création dans les institutions d’enseignement, ayant une approche assez formatée si l’on veut de la fiction et de notre réalité. Les marginaux qui échappent à ce moule sont de plus en plus rarissimes de nos jours. La pensée originale, la démarche autonome et singulière des auteurs qui se sont formés eux-mêmes comme Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Gabrielle Roy et même Marie-Claire Blais, n’existent plus. J’avoue que cela m’inquiète un peu et les excentriques sont de moins en moins étonnants dans notre littérature actuelle. Il y aurait certainement une étude à faire sur le sujet, mais cela risque de me déprimer une fois de plus.


Oui, les livres qui se hasardent dans les œuvres québécoises, plus anciens ou contemporains, me font souvent maugréer. J’ai toujours l’impression, avec ces auteurs, que je perds mon temps à lire des romans «sans aventure», qui mettent en scène des éclopés. J’ai rugi en entendant Gilles Marcotte, naguère, affirmer que nous n’avions pas de littérature. Rien qui nous soit propre, qui nous caractérise dans cette Amérique qui fait jour de partout et qui a inventé la plus grande fiction qui pouvait exister, soit un président du nom de Donald Trump. Nous ne serions toujours qu’une colonie, une excroissance asthmatique de la France. 

Ça me démoralise. Tellement que j’ai boudé ces «professeurs de désespoir» pendant des années avant d’y revenir. Celui qui avait fait déborder la coupe (pas la Stanley), en 1998, est Jean Larose avec L’amour du pauvre, un livre écrianché qui m’a estomaqué par sa mauvaise foi. Vingt ans plus tard, il semble que les essayistes n’arrivent pas à briser le moule et répètent à peu près toujours une même idée. Notre littérature souffre d’emphysème, tourne en rond et ne trouve jamais sa place dans le monde.

 

LECTURE

 

Je lis les écrivains québécois depuis plus de cinquante ans. Mon premier vrai livre, Une de perdue et deux de retrouvées de Georges Boucher de Boucherville, je l’ai parcouru lentement, retenant mon souffle, près d’un poêle à bois. J’étais à la petite école de rang, le malcommode qui, fasciné par les mots, se demandait si lui aussi pouvait inventer des histoires. 

Longtemps après, il y a eu Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Claire de Lamirande, Jacques Ferron, Gabriel Roy et Yves Thériault. Même que cela m’a poussé vers les livres de Rodolphe Girard, Albert Laberge, Napoléon Aubin, Pierre Gélinas, Jean-Charles Harvey et Ringuet. Toujours pour la joie de tourner une page de notre aventure québécoise, de surprendre le regard de ceux qui «traduisent le Québec» et le disent à leur manière. 

J’ai vibré en lisant Les PlouffeLe SurvenantMarie DidaceBonheur d’occasionLes engagés du Grand-Portageet Agaguk. Beaucoup moins quand je suis allé vers le roman de Claude-Henri Grignon qui a squatté la télévision trop longtemps avec ses «belles histoires». 

Je sais. Certains écrivains aiment les orages et les bourrasques. Leurs héros sont rongés par un mal atavique qui se retourne contre eux. Ce sont des marginaux et des décrocheurs, des rêveurs impénitents qui n’arrivent jamais à avoir d’emprise sur leur environnement.

J’admets que Victor-Lévy Beaulieu, dans ses commencements, est déroutant avec ses personnages éjarrés qui ne se hissent jamais à la hauteur de leur ambition. Le quotidien les avale et ce n’est que rarement qu’ils parviennent à garder la tête hors de l’eau. Abel, Jos, Steven et bien d’autres se tiennent plus dans les taudis et les sous-sols que les salons aux fauteuils capitonnés. 

Comment sortir du bocal?

Mais encore faut-il oser. Michel Biron et David Bélanger veulent prendre la clef des champs. Mais comme ils fréquentent le milieu de l’enseignement, les œuvres reconnues par l’institution universitaire, ils n’arrivent pas facilement à emprunter les chemins de traverse. «Notre littérature a mal au dos», lance David Bélanger. Le couperet tombe et pas d’appel. Nos écrivains ont le nerf sciatique en charpie et ils vont tout croche sur les trottoirs en contemplant leurs doigts de pied.

 

VOYAGE

 

Souvent, j’ai voyagé aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Europe, au Japon et même dans le Grand Nord avec les écrivains. Les héros de John Steinberg ne sont jamais des gagnants, ceux d’Erskine Caldwell non plus, dans leur pays du Sud des États-Unis en ruines. Ces alcooliques obsédés courent vers la mort sur des routes de campagne. Ils sont aussi mal en point que nos Abel et Steven, et bien d’autres qui deviennent des surhommes à la taverne. Que dire de Jack Kerouac, le colosse de ma génération qui a fasciné toute une jeunesse. Cet instable et irresponsable fonce vers l’Ouest américain, la terre de tous les mirages, s’étourdit dans des soûleries sans fin avant de revenir se faire dorloter par Mémère. Pourtant, jamais un critique américain n’a osé écrire que la littérature des États-Unis était une excroissance de celle de l’Angleterre, qu’elle manquait de coffre, qu’elle claudiquait et souffrait de strabisme.

Je lis beaucoup de contemporains depuis leur premier livre. Robert Lalonde et ses belles enjambées dans le réel et les fardoches, Francine Noël et ses histoires lumineuses. La conjuration des bâtards est un roman que l’on n’a pas su reconnaître. Un véritable bijou qui garde toute sa pertinence et qui est passé sous la table. Tout comme Ligne de faille, ce grand récit américain de Bertrand Gervais. Que dire de la petite musique de Gilles Archambault, des gobeurs d’horizon de Noël Audet, de la discrétion exemplaire du Jack Waterman de Jacques Poulin dont je m’ennuie tant. Et de Louise Desjardins qui sillonne son Abitibi. Je pourrais demander l’aide de Suzanne Jacob, d’Alain Gagnon, me pencher sur la mutation qu’il fait subir à son pays de Saint-Félicien au Lac-Saint-Jean, d’André Girard qui guette l’arrivée du monde sur le quai de Bagotville, de Christian Guay-Poliquin qui repart à la conquête de l’Amérique, de ses espaces et de ses saisons dans sa trilogie. Et encore à Larry Tremblay qui décortique notre réalité.

 

PERDANTS

 

David Bélanger s’attarde beaucoup à François Blais, à Tess et Jude, les protagonistes de Document I. Un couple allergique à toutes responsabilités, qui nie son indigence et son autonomie personnelle, politique et intellectuelle. Tout le mal vient de cette impossibilité à être un individu qui s’accepte dans ce «Québec incertain». Cette incapacité à foncer vers «ce pays qui n’est toujours pas un pays». Comment posséder l’imaginaire sans s’ancrer dans le réel? Comme vivre si on est Canadien sans le vouloir, Québécois sans le pouvoir? Pourquoi les écrivains cyniques, les désabusés tiennent le haut du pavé, quand ceux et celles qui échafaudent des œuvres plus fascinantes les unes que les autres sont ignorés et un peu méprisés

Ironie, avancent Biron et Bélanger. Et ils touchent là un élément essentiel. Nous sommes «un peuple rieur», peut-être les héritiers des Innus de Serge Bouchard. 

Notre littérature est secouée par des vagues de fou rire depuis Gratien Gélinas. Le devoir de s’amuser, de tout ridiculiser, de se moquer de tout et de tous. Nous raillons notre langue, notre culture, les philosophes, les sacrifiés de la politique, les enseignants et les médecins, les morts aussi, ces «loseurs». Pas de rire, pas d’avenir. C’est peut-être ça la plus incroyable des calamités. L’incapacité de s’ancrer dans un vrai pays sans faire des grimaces.

Les écrivains n’ont pas à être des explorateurs ou à s’apitoyer sur la couleur de leurs sous-vêtements. Ils doivent seulement avancer dans leurs peurs et leurs rêves. Nicole Houde a décrit un monde terrible d’angoisse, déstabilisant dans la première partie de son aventure éblouissante, pour retrouver son souffle dans «le plein midi soleil», vers la fin de sa vie. Ce ne fut pas pauvre ou sans mal à l’âme, mais elle a fait une incroyable démarche en faisant confiance à la magie des mots qui transforment tout ce qu’ils touchent. 

Peut-être que je vais encore déprimer en lisant sur la littérature québécoise, mais chose certaine, je vais m’accrocher aux œuvres des écrivains et écrivaines d’ici et les suivre dans leurs bonheurs et leurs spleens. Ceux et celles qui me parlent à l’oreille et me font vibrer depuis plus d’un demi-siècle. Mes sœurs et mes frères, qui m’accompagnent dans le dur désir de se dire et d’être dans la joie, les jours de canicule ou de poudrerie qui rend aveugle et sourd. Ceux et celles qui tentent d’arpenter un pays qui se défile et qui refusent de s’abandonner au cynisme et de cultiver le désespoir.

 

UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE EST PARUE DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, NUMÉRO 183.

 

Bélanger David et Michel Biron, Sortir du bocal, Boréal, Montréal, 2021.

Larose Jean, L’amour du pauvre, Boréal, Montréal, 1998.

Daunais Isabel, Le roman sans aventure, Boréal, Montréal, 2015.

jeudi 9 décembre 2021

MARIE-CLAIRE BLAIS A CHANGÉ MON UNIVERS

MARIE-CLAIRE BLAIS est décédée la semaine dernière dans son lointain pays de Kew West à 82 ans. Elle venait de publier un nouveau roman, Un cœur habité de mille voix. Voilà un départ inattendu parce qu’elle avait tout plein de projets comme il se doit. Une commotion pour tous ses lecteurs, même ses proches. Elle était si secrète que ce ne devait pas être facile de savoir si elle avait des problèmes de santé ou des signes inquiétants, toute dévouée qu’elle était à l’écriture et à son œuvre. Et à ses personnages tellement nombreux qui devaient se faufiler dans ses rêves, ces «mille voix» qui la suivaient le jour et la nuit. Beaucoup d’auteurs ont réagi en apprenant ce décès. Tout à fait normal, parce que c’est la plus grande, la plus percutante de notre monde littéraire contemporain. J’ai préféré prendre un peu de temps pour me faire à l’idée qu’elle ne sera plus là, qu’un nouvel ouvrage ne viendra plus, avec des pages qui m’ont toujours emporté dans un tourbillon. Il me reste à la relire pour bien saisir encore une fois toutes les dimensions et la quintessence de cette œuvre unique, de cette écrivaine à nulle autre pareille.  

 


J’ai croisé Marie-Claire Blais à quelques occasions. Au Saguenay d’abord, invitée du Salon du livre où j’ai eu l’honneur de l’accompagner dans différents cégeps, spécialement à Chicoutimi et à Saint-Félicien. Je l’ai déjà raconté, je m’étais préparé tout l’été en relisant ses publications d’alors en commençant par La belle bête. Environ 1200 pages parcourues et méditées pour être à la hauteur de cette écrivaine que je considérais au plus haut point et que je vénère d’une certaine façon. Nous avions eu le bonheur, Danielle et moi, de la recevoir dans notre verrière de Jonquière pour discuter dans l’intimité où elle s’avérait particulièrement chaleureuse et volubile. Après ce fut Paris et Montréal. Toujours un moment de grâce, un contact humain exceptionnel.

Je me répète, bien sûr, en rappelant qu’Une saison dans la vie d’Emmanuel a été mon chemin Damas. Oui, elle a fait tomber les écailles qui recouvraient mes paupières. Elle a été Ananie qui redonne la vue à un futur écrivain qui ne savait pas regarder autour de lui. 

C’était en 1968, trois ans après la parution de son roman. Je lisais ailleurs, Ernest Hemingway, John Steinbeck, Erskine Caldwell, Victor Hugo, Émile Zola, Fiodor Dostoïevsky, Léon Tolstoï, Curzio Malaparte, Knut Hamsun, Louis-Ferdinand Céline, Jean Giono et Henri Bosco. La liste pourrait s’allonger bien sûr. J’étais curieux de tout sauf de ce qui s’écrivait autour de moi. Je courais partout comme un chien fou qui veut s’offrir toutes les odeurs de l’automne.

 

ILLUMINATION

 

La lecture d’Une saison dans la vie d’Emmanuel a été une illumination. J’ai plongé avec crainte d’abord dans l’univers de Jean le Maigre, Pomme, le Septième et de la mystique Éloïse qui finit en odeur de sainteté au bordel. Et avec comme figure centrale cette Grand-mère Antoinette farouche, menaçante, solide, porteuse d’avenir et du passé qui s’impose dans le présent. J’y retrouvais mes grands-mères, Almina et Malvina qui m’inquiétaient tant.

Marie-Claire Blais m’a fait comprendre que c’était possible de raconter des secrets de famille, les drames que l’on osait parfois évoquer quand les esprits s’échauffaient après plusieurs verres. Sans cette lecture, je n’aurais jamais rédigé La mort d’Alexandre et encore moins Les oiseaux de glace où je m’inspire de la vie de deux de mes tantes qui ont vécu un enfer à peine imaginable après avoir accepté la soumission du mariage.

Un univers où Jean Le Maigre se livrait à l’écriture de poèmes sulfureux et différentes expériences avec ses frères qu’il pouvait perdre dans la neige. Il y avait surtout la mère, une bête qui travaille aux champs tout le jour et qui subit les assauts de son mâle de mari la nuit. Toujours enceinte, elle accouche entre deux soupirs, avant de retourner à ses tâches sans jamais ouvrir la bouche. La parole appartient à grand-mère Antoinette, l’oracle par qui la sagesse arrive. C’était comme si le diable s’invitait dans une soirée et qu’on lui permettait de danser avec la plus belle fille du rang. C’était blasphémer plus ou moins, dire ce qui était étouffé et murmuré seulement dans les confessionnaux, pardonné peut-être par des hommes qui possédaient la vérité. Pourtant, j’hésite à croire que les femmes allaient avouer au curé qu’elles étaient violées par leurs maris, un frère ou un cousin, battues et traitées comme du bétail.

Le roman de Marie-Claire Blais a reçu des réactions mitigées au départ. On n’avait encore jamais vu des personnages semblables au Québec. Heureusement, il y a eu l’étranger pour la protéger. Un critique américain a parlé de génie et le prix Médicis en France a fait taire les grognons. Tout comme ceux qui avaient cassé du sucre jadis sur le dos de Louis Hémon après la parution de Maria Chapdelaine. Tous ont dû ravaler après les applaudissements de la France. Même Damase Potvin a dû se ranger et admettre que c’était un grand livre. 

 

SUBVERSIF

 

J’ai lu et relu ce roman, à différentes époques, tout récemment même. Il faut bien voir les tabous que cette histoire secoue. Violence, femmes battues, inceste, viol et abus de toutes sortes par les religieux. Surtout qu’elle évoque l’homosexualité et la prostitution. Jamais les fictions de Germaine Guévremont, Roger Lemelin, Claude-Henri Grignon, Ringuet ou encore Gabrielle Roy n’étaient allées dans cette direction. Elle osait dire tout haut ce que l’on taisait depuis toujours, donnait une voix à ces éclopés largués par une société où les hommes avaient droit de vie et de mort. Grand-mère Antoinette devient la figure de proue de cette volonté de durer et de changer les choses, de faire une place aux femmes dans une époque qui doit muter et qu’elle lègue au dernier-né de la famille de seize enfants. 

C’est sulfureux et subversif à souhait. 

Après cet électrochoc, j’ai commencé à m’intéresser aux écrivains du Québec. Les poètes d’abord avec Paul Chamberland, Gaston Miron, Gilbert Langevin, Yves Préfontaine, Michèle Lalonde et Claude Gauvreau. 

Et Roch Carrier et les nouveaux venus qu’étaient Victor-Lévy Beaulieu et les discrets prédécesseurs comme André Langevin, Gérard Bessette et même Claude Jasmin. Les romans de Marie-Claire Blais venaient drus avec son théâtre. J’ai vu L’exécution à Montréal en 1968 au Rideau vert et ce fut une expérience dérangeante. Une plongée dans le monde familier et dangereux des collèges où l’on trame le pire sans se soucier de Dieu qui savait tout alors.

À chacune de ses publications, j’étais souvent dérouté, mais continuais à la suivre parce qu’elle ouvrait des portes que je n’osais pas encore approcher. Elle était au large, à courir dans la forêt quand je tournais autour des maisons et des granges.

Quel bonheur de me pencher sur Les manuscrits de Pauline Archange et quel étonnement de me buter à ce gros roman qui a troublé le jeune indépendantiste prêt à fonder le pays. Un Joualonais sa Joualonie ébranlait encore une fois mes certitudes et mes croyances. Il y avait de la place pour le doute, le questionnement dans ce pays qui cherchait à secouer ses servitudes et à se libérer de façon souvent bien maladroite.  

 

ÉCRITURE

 

Bien sûr, Marie-Claire Blais a toujours eu une langue particulière qui épousait les méandres et les nombreux détours de la rivière lente qui traverse la plaine en drainant le pays. Une écriture qui progresse en longues reptations et qui perd le lecteur pressé ou distrait. Un travail ciselé comme une pièce d’ébénisterie qui fascine et envoûte. Un souffle je dirais qui vous laisse souvent en apnée. 

Et est arrivé Le sourd dans la ville où Marie-Claire s’éclate, fait voler les rivets et les liens qui maintiennent les carcans. La ponctuation disparaît et la phrase de Marie-Claire Blais mute en paragraphe, plus, en chapitre. Elle s’échappe en traçant de longs cercles pour se moquer des époques et de l’espace, suit une longue spirale qui pivote en entraînant des lieux, mélange les temps et les tragédies humaines qui ne cessent de se répéter. La langue de cette écrivaine se libère de tous les étouffements, de tout ce qui retient et assujetti. 

Les romans de Marie-Claire Blais deviennent alors des territoires qui étourdissent le lecteur avec la multiplication des personnages, la description de leurs drames, de leurs espoirs et de leurs fantasmes. 

Marie-Claire Blais abandonne donc l’ensemble à cordes à son quatorzième livre pour s’approprier la baguette du chef et diriger de grands orchestres avec chœurs. C’est magique, éblouissant et époustouflant. La série Soifs est exceptionnelle dans la francophonie et au Québec par ses dimensions, sa pertinence et cet univers qui est le microcosme d’une humanité qui se débat entre ses rêves et ses préjugés, ses souffrances et l’amour. 

J’ai déjà parlé des fresques de Jérôme Bosch pour qualifier ces romans inclassables. C’est peut-être aussi les immenses tableaux de Jean-Paul Riopelle qui empoigne le cosmos et le traverse avec de vastes traits rayonnants qui vont et viennent comme des météorites. 

Un monde unique, une écriture lumineuse et rebelle, insaisissable et riche de sédiments et de limon. Marie-Claire Blais m’a constamment emporté dans les grandes et terribles tragédies qui frappent partout où les éclopés et les marginaux se regroupent. C’est la détresse qui s’impose dans les pages de Soifs. Toujours ces exclus, ces originaux qui souffrent et sont sacrifiés sur des croix que les bien-pensants de la morale assemblent en souriant. 

Les symphonies de Marie-Claire Blais retentissent dans le vent et l’espace, nous touchent dans ce qu’il y a de plus vrai, de plus juste et d’incroyable, dans ce désir d’être des humains qui se préoccupent de leur environnement et des plus démunis, des déviants qui ne correspondent pas à la norme, mais qui ont droit à l’attention et à l’amour. 

Une œuvre colossale, des romans qui ont transformé la littérature d’ici et certainement celle du monde avec ses nombreuses traductions. Merci Marie-Claire Blais, d’avoir changé ma vie.

 

BLAIS MARIE-CLAIREUn cœur habité de mille voix, Éditions du Boréal, MONTRÉAL, 2021, 29,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/marie-claire-blais-11597.html

vendredi 3 décembre 2021

PIERRE MORENCY ET LES DEUX PIEDS SANS PLUMES

C’EST UN GRAND plaisir que de mettre la main sur un nouveau livre de Pierre Morency. Dans mon cas, ce sont des retrouvailles, étant un fidèle de ce poète depuis je ne sais quand. À vrai dire, il n’y a que son théâtre que je connais mal. Un bonheur, parce que c’est une musique qui me berce et m’enchante, me pousse au milieu du jour. Avec lui, je sais que je peux prendre mon temps, examiner le livre, le retourner, me pencher sur ce dessin de la page couverture où deux courbes suggèrent un humain en marche. Je m’attarde encore, pressentant que chacun des mots va me hanter pendant des semaines peut-être. J’ai toujours l’impression alors d’entendre la musique envoûtante d’Arvo Pärt ou de Dominico Einaudi. Oui, ces notes de piano qui tombent telle une pluie chaude dans le plus rond de l’été, quand le monde n’est plus qu’une bouche assoiffée et des bouffées de parfum dans les lilas et les sous-bois. 

 

Pierre Morency a beaucoup observé les oiseaux, ces «deux pattes à plumes», surtout dans L’œil américain et Lumière des oiseaux. Il lui restait peut-être à se dissimuler dans une haie de cèdres pour guetter ses semblables, ses frères et sœurs que l’on connaît toujours plus ou moins. Ils ont des habitudes, ces «deux pieds sans plumes», des manies, des habitats et aussi peut-être des chants et des propos qui traduisent leurs curieuses occupations. Chez les deux pieds sans plumes nous plonge dans un monde familier et pourtant étrange, celui que nous fréquentons tous les jours sans prendre la peine de nous attarder.

Il faut d’abord se faire oublier de ses semblables et devenir invisible d’une certaine façon. La tâche consiste à écouter sans bouger, à surveiller ses frères et ses sœurs, les bipèdes qui hantent la planète, étourdissent et souvent exaspèrent avec le bruit de leurs moteurs. Que de pétarades montent de la ville où ils se réfugient pour nier la fuite du temps, combler peut-être une immense solitude qui les inquiète plus que tout!

Faire comme si, après bien des hésitations, vous partiez à la recherche de la paruline flamboyante ou du bruant à gorge blanche qui vous réveille le matin tout en restant invisible dans les feuilles du voisinage. Retenir sa respiration, s’approcher à pas de chat, dans la plus belle des discrétions pour déceler des gestes et des propos, des courses et souvent des tâches mystérieuses. Un travail qui demande de l’abnégation, de la patience et surtout d’avoir l’œil et l’oreille. L’espèce est imprévisible malgré les apparences et leurs nids découpent d’étranges rues dans des villes qui ne cessent de déborder sur les champs et la forêt.

 

Et c’est ainsi que je mis en chantier un projet que je nommerais mon «carnet de gens», carnet où vivraient des gens croisés au fil des jours et de mes longues promenades dans le monde d’alentour. Et pourquoi, dans mon livre, ne passeraient-ils pas, tous ces êtres vus, entendus, imaginés au cours de ma vie récente? Oui, ils existent, ces gens que ma solitude me permet de voir. (p.16)

 

Travail de patience, comme celle du chasseur qui, pendant des heures, attend que la «bête lumineuse» sorte d’un massif d’épinettes et avance dans la plus belle des innocences. Il faut peut-être toute une vie pour arriver à cerner ses semblables. Surtout que Pierre Morency n’est pas du genre à se contenter de banalités ou de simples clichés. Et me voici avec lui à l’affût de bipèdes que l’on dit pensants et intelligents.

 

QUÊTE

 

Comment cerner l’espèce des «pieds sans plumes»? Faut-il tenir compte de la couleur de la peau ou des yeux, des idiomes parlés, des croyances et des habitudes? Tous, peu importe le lieu de naissance ou la langue maternelle, ont une manière de voir, de dire et d’être. L’entreprise de Pierre Morency risque-t-elle de nous perdre ou de nous entraîner dans la confusion?

Le poète prend soin de nous avertir cependant. Il va s’en tenir aux spécimens de son entourage. Alors pas question d’aller au bout de la planète pour dénicher la peuplade qui ne connaît rien de Facebook et de Google. 

L’étranger, l’étonnant, vit toujours dans notre environnement immédiat, de l’autre côté de la haie de cèdres qui délimite le terrain ou au bout de la rue. Il suffit de reconnaître des pratiques, des propos, des comportements, des rituels aussi et des gestes souvent difficiles à comprendre. Rapidement, Pierre Morency distingue des particularités, des façons de parler, d’écouter et de bondir dans de bonnes et mauvaises habitudes. 

 

Les gens. Est-ce qu’on en voit encore, parfois, en arrêt devant une plate-bande ou flamboie un massif d’impatientes? Est-ce qu’on peut les imaginer en train de dire aux fleurs : ne chantez-vous pas à votre manière notre désir de voir naître un monde moins lourd? (p.20)

 

Ce classement débute toujours par «les gens», une sorte de mantra qui nous rappelle à l’ordre. Et nous voilà partis, discrets comme une ombre, silencieux avec le renard, à la recherche de moments uniques qui nous comblent de joie ou encore nous laissent pantois. Souvent, c’est une révélation et une autre fois, c’est une vérité qui vous happe par sa simplicité.

 

Les gens réduits à se confier aux arbres. (p.50)

 

Ça me trouble une phrase du genre, me secoue et montre peut-être la détresse de ceux et celles qui n’arrivent plus à communiquer avec leurs semblables. Ceux qui doivent s’épancher devant les arbres et les oiseaux. Et tout le temps, c’est le doute qui s’impose, comme une vie qui se recroqueville dans quelques paroles et vous laissent là, tout seul en plein midi soleil. 

 

Les gens qui n’aiment pas tellement leur aujourd’hui parce qu’ils sont toujours dans leur demain. (p.42)

 

Je reprends les mots, un à un, même si je connais ces agités qui m’étourdissent, courent en parlant sans arrêt. Ces gens qui ne semblent jamais dormir et avoir constamment l’envie d’être ailleurs. Comme s’ils refusaient la nature tout autour, les appels du geai bleu dans le matin ou encore les jacasseries des corneilles.

 

MÉDITATION

 

Un livre précieux que je garde sous la main pour l’ouvrir une fois ou deux par jour, dans un moment de répit pour y pêcher une phrase, une image qui implose en moi. Après, je prends une longue inspiration pour relire la description, la soupeser, en voir toutes les facettes. Parce que c’est toujours comme ça avec Morency, les mots disent beaucoup, mais portent aussi des énigmes. Alors je rêvasse sur quelques lignes qui m’en apprennent sur l’espèce à laquelle j’appartiens et qui m’étourdit souvent. 

 

Les gens qu’on a réussi à convaincre de cette aberration, à savoir que, dans ce monde, un arbre, avec ses racines et toutes ses feuilles dans le vent, avec l’air et la terre qui le nourrissent, peut devenir la propriété d’une personne. (p.85)

 

On ne peut lire ce livre comme on traverse une rivière en bondissant d’une pierre à l’autre. Il faut scruter chaque mot, le déguster tel un chocolat favori, en fermant les yeux pour en saisir toutes les subtilités et les saveurs, le garder en bouche longtemps pour que le plaisir dure, pour toucher le fond de son âme peut-être. 

 

Les gens. Qu’est-ce qu’ils font, les gens? Et bien, ma foi, ils passent. Ils passent du lit à la table, de la fenêtre à la porte. Ils passent de maison en auto, du moteur au garage, du garage au bateau, du bateau à la buvette et de la pharmacie à la maison. Passent du trottoir en allée, d’allée en commerces, de parc en parking. De parking ils passent de rue en route, de route en tunnel, et les voici arrivés au cœur noir du grand tunnel. Ils ont passé. (p.92)

 

Une vie en quelques phrases qui montrent le dérisoire de nos agitations et de nos obsessions. C’est ce qui se produit lorsqu’on prend le temps de regarder pour vrai, quand on se demande pourquoi tant de courses et de bruits avant la fin du jour qui ne calme jamais personne. Pourquoi tant de cris pendant que la neige tombe si doucement en ce premier jour de décembre?

 

DESSINS

 

Les dessins à l’encre de Chine de Pierre Morency, ses esquisses, tiennent de l’estampe japonaise qui donne un monde en deux coups de pinceau ou deux lignes. Le livre est parsemé de ces dessins intrigants, rassurants aussi. Chaque planche est une découverte, un geste qui vient après une longue hésitation, du moins, j’imagine.

Bien sûr, les oiseaux sont là, les outardes fantomatiques qui vont, happées par une direction, la fin de la saison ou un commencement. Elles ont l’espace, des chants et des aventures, des destinations et des destins. Je les entends, celles qui m’arrêtent au milieu du jour quand elles traversent le ciel avec plein de cris et d’encouragements. Ça me touche toujours en pleine poitrine. Et, un sourire vient éclairer mon visage. Elles me disent que la vie passe, que l’avenir revient, qu’un jour il n’y aura plus que le silence. 

Et aussi ce couple en page 37 qui marche vers un ailleurs, une coulée de lumière peut-être, leur sort ou l’espoir de tout recommencer. Des visages inquiétants, si humains et comme arrachés au végétal, terriblement effrayants et farouches comme des diables. Des êtres en état de mue qui attendent peut-être ou qui refusent de devenir des individus. Comme s’ils mutaient sans comprendre trop ce qui leur arrive.

Des dessins qui enferment et libèrent, illustrent les craintes et les terreurs de ces sujets qui respirent et peuvent inventer la vie tout autant que leur mort.

Quels beaux moments vécus en examinant ces dessins, ces personnages qui se confient, parlent de peur et d’angoisse, de plaisir aussi, certainement! Et j’y ai surpris la paix qui va avec les oiseaux de passage, ceux qui filent vers l’ailleurs que nous sommes toujours en train d’imaginer. Les humains sont ainsi. Ils courent devant ou derrière le bonheur en se perdant souvent dans des discussions qui font oublier leur être et leur âme. 

Un genre de psautier pour ceux qui cherchent et ne se contentent jamais des réponses que l’on offre dans les magasins à grande surface. Un ouvrage rare que j’ouvre comme un recueil de prières pour me rapprocher de l’essentiel, des mots qui vibrent et d’images qui secouent l’être.

 

MORENCY PIERREChez les deux pieds sans plumes, Éditions du Boréal, MONTRÉAL, 2021, 20,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/chez-les-deux-pieds-sans-plumes-2811.html

jeudi 25 novembre 2021

LA VIE COMME UNE TRAVERSÉE DE L’UNIVERS


UN ROMAN OU UNE histoire nous pousse d’un point de départ à celui de l’arrivée. C’est le cas de la plupart des ouvrages que j’ai lus en passant par toute la gamme des émotions. Chaque œuvre repose sur une forme géométrique si on veut. Anne Élaine Cliche, dans Le danseur de La Macaza, utilise l’ellipse pour faire progresser son récit. Julie Bouchard, dans Férocement humaine, s’appuie sur le cercle. Les grands espaces d’Annie Perreault épouse la ligne droite qui traverse les continents, un trait brisé par des arrêts et des départs. Les voyages dans le Transsibérien par exemple, avec ses escales pour saisir les personnages et s’approprier des moments de leur passé. Surtout pour découvrir leurs obsessions, la passion qui les fait courir au bout du monde. Peut-être que tous espèrent échapper à soi ainsi pour plonger dans une autre dimension et se donner une nouvelle identité. Chose certaine, on ne sort pas indemne de ce roman. Et pourquoi pas la traversée du lac Baïkal en Sibérie, une véritable mer imprévisible, dangereuse comme toute œuvre littéraire doit l’être.

 


Le titre du livre d’Annie Perreault me fait penser à Jacques Poulin, Les grandes marées où l’auteur explore la solitude, celle d’un homme qui souhaite vivre en marge des agitations du monde, sans se soucier des agissements de ses contemporains. Il y a cette volonté dans la fiction de madame Perreault, une sorte de fuite pour échapper à la banalité qui étouffe. Tous doivent demeurer en mouvement pour sortir de soi, se cacher dans un train ou dans une cabane au milieu de l’hiver pour respirer un peu. L’arrivée d’un homme ou d’une femme dans ce refuge fait tout chavirer. La vie ne peut plus être ce qu’elle était après une rencontre qui secoue l’être, permet d'effleurer l’amour peut-être. 

Le lac Baïkal devient le personnage central avec ses humeurs, ses marées, ses tempêtes et sa beauté obsédante. Comme un aimant qui attire les matières ferreuses, il happe les gens qui approchent. Plongées dans l’espace pour abolir le temps, poussées vers le nord et le sud, vers l’est et l’ouest, des échappées pour s’arracher à soi, basculer dans une autre dimension. Celle de Youri Gagarine qui a été le premier humain à s’évader dans sa capsule et à tourner autour de la Terre en 1961. Et ce lac, véritable planète d’eau, de vents, de neige et de glace, mouvant et vivant qui peut enchanter, caresser comme détruire.

 

Peu importe que je sois masculin, féminin, un peu des deux, ni l’un ni l’autre. Elle pense «le lac» comme une entité qui la dépasse. J’englobe tout. Je suis les algues et les poissons, je suis les douces ridules sous le vent d’été, la violence de la débâcle au printemps. Plus de contenance que tous les Grands Lacs réunis, vaste comme une mer, le plus vieux parmi les anciens avec mes vingt-cinq millions d’années, une des eaux les plus pures. (p.16)

 

Un lieu qui permet de sortir de ses habitudes, surtout quand on se lance dans un marathon sur ses glaces, une épreuve où les participants risquent de ne jamais franchir la ligne d’arrivée. S’il y a des voyages moins périlleux comme ceux dans un train, il y a des défis où l’on ose tout.

 

OBSESSION

 

Et me voilà aspiré par une vague obsédante du lac qui prend la parole avec les personnages qui se succèdent dans de courts chapitres, un espace qu’ils partagent un certain temps, mais qu’ils doivent fuir. Comme si le contact avec l’autre était une collision qui blesse les protagonistes. L’ours, Anna, Celle que l’on ne voit pas, Gaby se suivent, avec le bruit des roues du train sur les rails qui donnent cette musique hallucinante. Jocelyne Saucier parle du «touk — à-touk» dans son roman À train perdu qui nous emporte sur les voies ferrées, dans le nord de l’Ontario et l’Ouest du Québec.

Des hommes et des femmes se croisent, vivent un moment intense avant de repartir sans un regard, chacun filant comme une météorite qui illumine le ciel quelques instants et qui disparaît. Tous obéissent à une force qui les pousse hors de soi. 

Et ce marathon sur les glaces et dans la neige, la poudrerie et les vents qui bouchent les yeux et les narines. L’ultime épreuve, le plongeon vers la mort ou le contraire, je ne sais comment dire, une forme de résurrection peut-être. Ces espaces cernés par les points cardinaux, des parcours qui s’effacent quand le ciel colle à la neige et aux glaces. Une poussée dans un univers qui avale tout, avec des bouées comme balises si la bourrasque ne décide pas de les emporter. 

 

PRÉSENCE

 

La course à pied était importante dans La femme de Valence. Laura participait à un marathon dans cette ville d’Espagne, pour retrouver sa mère qui se passionnait pour cette activité, cette femme qui a voulu échapper à son quotidien et devenir une autre. Les gens disparaissent dans les romans de madame Perreault et la course à pied peut, d’une certaine façon, rejoindre celui ou celle que l’on cerne par cet effort où l’on s'arrache à soi.

Cette épreuve sur le lac Baïkal, dans un univers de glace et de neige, me rappelle une compétition, sans doute la plus difficile que j’ai vécue comme sportif. Le tour des monts Valin, au Saguenay, une randonnée en ski de fond de plus de quarante kilomètres en montagne. Une plongée dans un pays de montées et de pentes, de neige, de lacs et de forêts. Il faisait moins quatre degrés Celsius au départ, avec une bordée tombée la veille. Tout était parfait pendant les premiers kilomètres, malgré les descentes, ma hantise. Et enfin la montagne, l’ascension sur des dizaines de kilomètres, la belle poudreuse, la glisse formidable, les épinettes emmitouflées qui deviennent des personnages.

L’euphorie. 

Et au milieu de la course, au sommet, la chute brusque de la température jusqu’à moins vingt-cinq Celsius, un froid cinglant, un vent qui transperce. J’ai dû me réfugier dans un chalet, profiter de l’accueil d’un couple parce que j’y laissais des doigts. La seule fois, dans ma vie de sportif, où j’ai eu peur. Oui, la crainte de ne pas m’en sortir, que tout pouvait s’arrêter au creux d’un vallon malgré mes efforts et ma volonté. 

 

DÉFI

 

J’ai retrouvé ce monde dans Les grands espaces d’Annie Perreault, ce désir de défier le temps et la nature, de plonger peut-être dans une autre dimension, celle que l’on trouve quand on va au bout de soi pour oublier ses obsessions quotidiennes et rassurantes. 

 

L’épreuve sera totale, déraisonnable, elle obéira à ce qui monte du ventre, qui gronde et me jette par devant parce qu’il n’est pas question de me retourner, de soupeser, de me demander d’où je viens et ce que fais là. Non. Il y a du blanc et ciel devant, je ne ralentirai pas et, maintenant, que j’y pense, je ne devrais pas rester dans cette cabane, accepter du thé et une chaleur dont je n’ai pas besoin. (p.53)

 

Il y a des rencontres, des collisions entre les personnages, comme des boules de billard qui s’entrechoquent. Des contacts marquants. Celle de Gaby. L’évocation d’Éléonore qui devient amoureuse de Youri Gagarine, ce héros qui a vu ce que personne n’avait regardé avant lui. L’adolescente rêve avec lui de s’arracher à son monde sclérosé où les jeunes filles ne choisissent jamais leur avenir. Elle veut sa liberté, l’espace et rester vivante, se moquer de toutes les contraintes. Ce que sa famille refuse. Des moments terribles où l’on sacrifie la belle audacieuse. 

Roman saisissant, pages magnifiques comme d’immenses tableaux de Jean-Paul Lemieux ou le blanc vibre, vous emporte dans une sorte de danse sauvage où le personnage n’est plus qu’une tâche un peu plus sombre, avalé par un repli de la neige et de la poudrerie. 

Époustouflant. 

Un univers où toutes les références perdent leur signification. Il ne reste que le mouvement, qu’une direction à suivre si on en a le courage. Une aventure de sensations où l’on a l’impression d’échapper à son corps pour s’abandonner aux forces telluriques de la planète. 

Impossible d’en sortir indemne. 

Un texte puissant et dérangeant où toutes les énergies humaines et de la nature se confrontent. L’un des plus beaux romans que j’ai lus au cours des dernières années, peut-être avec Blanc résine d’Audrée Wilhelmy.

 

PERREAULT ANNIELes grands espaces, Éditions ALTO, Québec, 2021, 24,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/les-grands-espaces/?v=3e8d115eb4b3

jeudi 18 novembre 2021

L’HOMME QUI FAISAIT NAÎTRE LES LÉGENDES

J’AI APPRIS BIEN DES choses en lisant Le danseur de La Macaza d’Anne Élaine Cliche. D’abord qu’il y a eu une colonie juive en Abitibi, aux alentours de Val-d’Or et des ogives nucléaires à l’aéroport militaire de l’endroit pendant la guerre froide des années cinquante. Assez pour imaginer que Bagotville, au Saguenay, aurait pu en recevoir à cause de la station radar du Mont Apica. Une installation qui avait comme mission de surveiller le Nord. On craignait une attaque des Russes et elle ne pouvait survenir que de la baie James et de plus loin encore. Madame Cliche nous plonge dans les légendes, les mythes, les peurs et la réalité de ce coin de pays qu’est l’Abitibi qui a accueilli nombre de migrants venant de l’Europe de l’Est, des gens qui avaient dans leurs bagages des idées socialisantes et communistes. Jocelyne Saucier, dans Jeanne sur les routes, présente ces figures fascinantes, des militants qui tentent de changer la société et d’établir une justice pour tous. La terre de l’or et des mines attirait des femmes et des hommes qui parlaient toutes les langues et cela ne semblait causer aucun problème. Tous étaient là pour refaire leur vie et tordre le cou à la misère.

 

 

Anne Élaine Cliche nous décrit un personnage qui porte toutes les légendes et les fantasmes qui hantent notre littérature. Le mythe du Juif errant, du survenant, du coureur des bois, du prophète et du sauveur, du héros sans peur et sans reproche qui disparaît et ressurgit des années plus tard sous un autre nom, méconnaissable et devenu peut-être un étranger. On le surnomme Barabbas, comme le mécréant qui, selon l’histoire, aurait été libéré à la place du Christ par Ponce Pilate. Le peuple désigne le malfrat au lieu de Jésus pendant la fête de Pâques. Un personnage difficile à cerner. Il aurait été un militant qui luttait pour l’indépendance, cherchant à bouter l’envahisseur romain hors de sa patrie. Cela explique peut-être le choix de la population. Comme si les Juifs avaient eu à décider alors entre une libération politique et une révolution spirituelle. 

Le Barabbas d’Anne Élaine Cliche est un nomade insaisissable comme il y a dû en avoir des dizaines à l’époque où l’on abandonnait villes et villages pour aller faire fortune. L’Abitibi a été l’un de ces lieux d’accueil, tout comme le Klondike et la Californie. Comment ne pas penser aux coureurs des bois qui se perdaient dans les Pays d’en Haut et ne rentraient que des années plus tard quand ils choisissaient de le faire pour le meilleur et le pire

Barabbas disparaît et revient, ajoutant continuellement à son mythe et ses prouesses. Un homme qui tient d’étranges propos, possède une immense capacité d’écoute, une sorte de héros qui catalyse les fantasmes de tous ceux qui l’approchent.

Surtout depuis que la ville a installé un banc tout près du trottoir où il peut se réfugier pendant les mois d’été. Un endroit où les curieux le rencontrent et parlent de leurs grands et petits problèmes. On dit qu’il peut lire dans l’esprit et l’âme des gens. 

 

FANTASME

 

Une force de la nature aussi qui fait fantasmer certaines femmes, on le devine. Tout prophète qu’il était, il ne semble pas avoir renoncé aux joies physiques de l’amour et a permis à Yvette Champagne de découvrir «la jouissance» et sa vocation de comédienne. Il serait responsable du fait qu’elle a abandonné enfants et mari pour aller vivre de son art à Montréal. Tout comme il laissera une jeune femme enceinte, Claire Bloom, qui ne parviendra jamais à l’oublier. Le fils, Léopold, est un clin d’œil au personnage de James Joyce, dans Ulysse.

Le réel comme l’inventé cohabitent tout au long du récit de madame Cliche. 

 

À Val-d’Or des langues il s’en parlait plusieurs et lui les parlait toutes; il a fini par mourir, a dit ma mère au beau milieu de la voie. L’immortel est donc mort. C’est ce qu’elle a murmuré au milieu de l’allée avant qu’on nous tire de cette rêverie qui aurait certainement duré encore. (p.19)

 

L’homme décède, personne ne peut y échapper, mais qui était ce vagabond, ce prophète, ce héros capable de danser pendant toute une nuit sur la rivière au temps de la drave, celui qui devinait des choses que nul n’osait avouer, qui lisait dans les pensées et pouvait prendre toutes les identités.

 

ÉCRITURE

 

Il faut d’abord s’attarder à l’écriture de ce roman singulier. Anne Élaine Cliche s’appuie sur une oralité où plusieurs personnes tiennent des propos qui semblent décousus, crée une rumeur souvent difficile à comprendre. Les affirmations fusent et la parole est portée par des hommes et des femmes qui se croisent et ne s’écoutent jamais. Cela donne une épaisseur et une densité au récit que j’ai apprivoisé lentement en me collant aux mots, pour en saisir toute la quintessence. Ça pivote et revient comme une danse, une sorte de mantra qui peut nous perdre et nous étourdir. Il suffit de quelques pages cependant pour s’habituer à ce processus, aux dialogues qui tournent en monologues, à ce flux verbal qui vient telle une crue des eaux au printemps. La phrase se retourne, se prolonge, se cabre et se défait, va dans toutes les directions jusqu’à épuisement. 

Plus, les différents témoignages colligés par l’écrivaine qui a connu le personnage, vécue à Val-d’Or avant de partir en Europe pour saisir qui elle était et ce qu’elle souhaitait faire. La jeune femme devait quitter sa famille et son milieu pour trouver son nom et son identité. Il faut toujours s’éloigner de son lieu de naissance pour avoir une vision juste de ceux et celles qui nous ont précédés dans la vie. 

J’ai songé à ma mère qui ressassait des histoires du matin au soir, transformait tout en posant les questions et fournissant les réponses. Nous étions condamnés à l’écoute et il était à peu près impossible de se glisser dans ces récits où tout le village se retrouvait comme dans un malaxeur.

 

Entendre et voir sa propre pensée n’est pas donné à tout le monde, c’est un don qui vous déleste de vous-même vous donne du courage. 

Tout le monde l’appelait Barabbas quand moi je l’ai connu quelques années plus tard; je n’étais pas bien vieille disons cinq ou six ans avec mon père nous sommes passés par là tout le monde passait par la 3e qui est la rue commerçante et même la rue principale, mon père lui a serré la main et lui a présenté sa petite deuxième comme il a dit, et l’autre pas bonjour ni enchanté seulement ceci si je n’ai pas rêvé, La meilleure place la deuxième! je m’en souviens très bien. (p.43)

 

Tous connaissaient ce Barabbas, celui qui libère et se défait peut-être de toutes les attaches. Comme ces quêteux qui allaient de maison en maison dans mon enfance, que tous accueillaient avec un nom fictif ou un sobriquet, sans savoir qui ils étaient vraiment. Chacun avait son petit bout du récit qui finissait par basculer dans la légende.

Barabbas devient rapidement l’auteur d’exploits et de paroles qu’il a dites ou pas, de missions qu’il a pu accomplir pour Alban alors ministre dans le gouvernement du Québec. On le croyait Algonquin ou il se faisait passer comme tel. 

 

QUÊTE

 

Peu à peu, les témoignages s’accumulent, autant les mythes que les vérités et l’écrivaine réussit à cerner le personnage, à découvrir ses origines, à démêler l’ivraie du bon grain comme on dit dans la Bible. Pas que le mystère se dissipe, loin de là. L’homme qui est enterré au cimetière du Mont-Royal a su semer l’enchantement autour de lui, surprendre et étonner. C’est ce qui reste dans l’esprit des gens de Val-d’Or comme dans celui du lecteur.

 

Moi qui ai entendu toute mon enfance parler de lui par ma mère j’en suis presque arrivé à me croire engendré par un être surnaturel évanescent méconnaissable; ma mère est tombée amoureuse d’un mystique danseur parti à la fin de l’été quarante-quatre, peut-être revenu et reparti en quarante-huit, vous avez devant vous la seule trace tangible de son passage ici-bas, ma grand-mère et ma mère m’ont raconté, qui tenaient l’hôtel après la mort de Yudl, puis l’hôtel a fermé un peu après le retour en quarante-huit du mystique qui ne l’était plus et qu’on avait du mal à reconnaître sauf ma mère, ce revenant serait réapparu seulement pour me bénir; il a laissé une valise qui ne contenait que ses téphillin sans un mot rien, ma mère a décidé que c’était pour moi, dans quel but ce legs ce souvenir? (p.179)

 

Barabbas a abandonné une femme enceinte, un fils qui a croisé ce père sans trop le savoir dans la forêt abitibienne. Il parlait en terme biblique et se prenait peut-être pour Élie, le prophète, l’homme qui n’est jamais mort, celui qui ressurgit à différentes époques et qu’il est difficile de reconnaître. 

Anne Élaine Cliche secoue certains faits et des vérités, mais la magie reste entière et c’est ce qui fait la beauté de ce roman. Il ne fallait pas défaire l’aura du mystère qui entoure le personnage, surtout ne pas l’accabler par des éléments biographiques ou des documents de la société civile. Elle s’en tient à cette phrase qui tourne comme un derviche, enchante, étourdit en allant d’un moment à un autre, d’une apparition à une fuite.

 

ÉPOPÉE

 

Un moment du passé de l’Abitibi où tout était imaginable, même la venue d’un prophète et d’un sauveur qui a peut-être oublié sa mission en canotant sur les incroyables rivières et les lacs poissonneux, toujours à la recherche de soi et du bonheur, de la liberté certainement. 

Un roman fascinant, un feu d’artifice, une immersion dans la rumeur, l’épopée et le fantasmagorique, les témoignages et les racontars qui suivent les personnages hors normes, les héros qui savent se trouver une place dans l’histoire. Barabbas devient l’équivalent d’Alexis le Trotteur ou de Louis l’Aveugle, ce conteur magnifique qui parcourait le Saguenay et le Lac-Saint-Jean au temps de la colonie en récitant des légendes versifiées qui remontaient à l’époque de Babylone, dit-on. Un homme quasi aveugle qui devinait les chemins, surtout ceux de l’imaginaire pour impressionner ses contemporains.

Le danseur de La Macaza permet d’empoigner la réalité et le fantasme, de secouer le plaisir et la dure naissance d’un pays qui se fait avec l’afflux de migrants qui s’intègrent à une société ouverte, multiculturelle et parfaite pour faire germer toutes les fables. Une quête surtout du bonheur et de la vie pour la narratrice. Un monde magique qui m’a complètement subjugué. Un roman puissant, un souffle qui emporte comme une bourrasque qui ne vous laisse jamais de répit.

 

CLICHE ANNE ÉLAINELe danseur de La Macaza, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 2021, 26,95 $.

https://lequartanier.com/parution/591/Anne_Élaine_Cliche_Le_danseur_de_La_Macaza